PREFACE
Quelques lecteurs, amis des belles disciplines intellectuelles, de la claire et forte logique, de l'ordre qu'on admire dans les productions du génie français, se sont étonnés que je n'aie pas soumis à ses lois mes commentaires de l'Évangile. Je l'aurais fait volontiers; mais j'ai cru bon de ne pas suivre mes goûts.
J'ose dire qu'il m'aurait été facile d'adopter cette méthode. Des hasards heureux m'avaient mis dans ma jeunesse en possession de synthèses du Savoir à côté desquelles les grandes tentatives d'Ampère, de Wronski, d'Auguste Comte, de F. Ch. Barlet apparaissent comme fragmentaires. Et n'importe qui, ayant reçu ces clés de la Connaissance patriarcale préhistorique, pourrait, je le crois, sortir, des anecdotes, des paroles et des actes de Jésus, toutes les sciences, tous les arts, toutes les règles. Mais un autre hasard, plus qu'heureux : inestimable, et duquel je me sens à jamais indigne, m'a fait voir que la Connaissance n'est qu'une image, le mental un miroir, et tout système une limitation.
La pensée est un édifice. Elle a son plan, ses fondations, ses distributions symétriques, ses oppositions concordantes, ses passages secrets, ses salles d'apparat et de décor. Elle est solide, fixe, limitée. Elle peut émouvoir ou conquérir l'admiration, sans doute; mais sa nature même lui impose des bornes, et, dans son suprême effort, elle n'arrive jamais plus loin que la cime vierge et glacée de la conscience en soi.
Le sentiment dépasse cette cime et s'en élance vers les cieux de la vie éternelle. Dans ce monde indescriptible, aucune loi raisonnable ne peut plus vivre; l'être y reçoit les ailes de l'Esprit pur et le don de la liberté sans limites. La fleurissent à l'infini l'inconcevable et l'impossible; là tout jouit d'une jeunesse innombrablement nouvelle; là règnent l'amour et le mouvement absolu; là Dieu est tout, et tout respire Dieu sans intermédiaire. C'est le domaine de Jésus; l'Évangile est sa description et tous les cadres de l'intelligence éclatent.
Voilà pourquoi je n'ai pas employé dans mes commentaires la méthode didactique. J'ai voulu conduire le lecteur sincère et simple aux richesses inépuisables de la pauvreté spirituelle. Dans le désordre de mes descriptions chacun trouvera plus librement la nourriture bonne à son âme, qu'elle choisira elle-même par ses désirs intuitifs et directs. Et l'intelligence, débarrassée des habitudes apprises, saisira entre les objets les plus lointains des analogies révélatrices. C'est donc sur soi-même, sur l'ardeur de sa recherche, sur la rigueur de sa discipline morale que le lecteur doit compter pour approfondir et pour agrandir sa compréhension de l'Évangile. Son maître sera le pieux amour, car le royaume de la pensée se limite à l'univers; mais Jésus-Christ nous entraîne au delà. L'unique soin que nous ayons à prendre en courant à Sa suite, c'est d'employer toute la pénétration de notre intelligence à nous connaître nous-mêmes, et toute l'énergie de notre volonté à nous rendre maîtres de notre égoïsme.