Bethleem:


 En ce temps-là, on publia un édit de César Auguste pour faire un dénombrement de toute la terre.  Ce dénombrement se fit avant que Quirinius fût gouverneur de Syrie.  Ainsi tous allaient pour être enregistrés, chacun dans sa ville.  Joseph ainsi monta de Galilée en Judée, de la ville de Nazareth à la ville de David nommée Bethléem, parce qu'il était de la maison et de la famille de David, pour être enregistré avec Marie, son épouse, qui était enceinte.  Et, pendant qu'ils étaient là, le temps où elle devait accoucher arriva.  Et elle mit au monde son fils premier-né, et elle l'emmaillota, et le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait point de place pour eux dans l'hôtellerie.
(Luc, ch.  2, v.  1 à 7; Cf.  MATTHIEU, ch.  1, v.  18 à 25).
 

 Voici l'Événement unique dans les annales de la terre; l'Evénement par excellence; le Fait inouï sur lequel nous devrions tenir constamment fixés les regards de notre intelligence et de notre amour.  C'est la naissance de Jésus, c'est la naissance de Dieu.
 Il faut ici rassembler toutes les forces de l'attention, ordonner de se taire à toutes les voix des puissances intérieures, mettre à genoux enfin le Seigneur Moi dans ses vêtements de parade.  Sans quoi toute compréhension se fausse et tout bénéfice spirituel s'annule.  Commençons par un coup d'oeil récapitulatif sur les événements que nous avons étudiés jusqu'ici.

 Ils eurent lieu pour que la promesse prophétique de la venue d'un Sauveur s'accomplisse », dit Matthieu.
 Le Père S'engage, en effet, par Ses prophètes.  Il tient Sa parole coûte que coûte, par conscience envers ce qui, au fond de nous-mêmes, garde le souvenir de Sa parole et en attend la réalisation.  Il ne modifie pas Ses projets; Il en change simplement les moyens, selon qu'Il le juge utile, tout en ayant prévu ces changements.

 Il ne force personne.  Joseph et Marie, Ses collaborateurs éventuels, devaient rester libres d'accepter Ses propositions et de repousser les tentatives de l'Adversaire.  Ainsi, quoique le Père soit totalement bon, ne tombez pas dans le quiétisme.  Ce n'est que lorsqu'on s'est donné de la peine, toute la peine possible, que le Ciel nous aide.   Nous pouvons maintenant contempler la Nativité avec un sentiment nouveau.

 Le mode de maternité de la Vierge est inacceptable pour la science.  Rigoureusement parlant, la parthénogénèse n'existe pas dans la Nature.  Quand elle semble se produire, c'est que l'agent paternel vient d'un autre plan que celui où se trouve l'agent maternel.  L'histoire de la démonologie fourmille de faits de ce genre. Toutefois, il n'y a pas que des êtres infra-humains qui puissent parvenir de la sorte à l'existence physique; des êtres plus hauts que nous emploient exceptionnellement ce procédé pour descendre sur terre, dans certains buts.  Et ceci est possible même à des créatures d'autres races que celle d'Adam.

 C'est pourquoi, entre parenthèses, il ne faudrait juger directement ni le criminel, parce que c'est peut-être un démon qui se sanctifie; ni le héros, car le sillage de gloire qu'il laisse sur la postérité ne vient peut-être pas du monde de la pure Lumière.  Il faut regarder toutes créatures comme des ouvrières de Dieu.

 Mais loin de moi la pensée de comparer ces phénomènes « naturels » de parthénogénèse au miracle « surnaturel » de l'enfantement du Christ.

 Notre plan ne comporte pas les notions d'embryologie ésotérique qui trouveraient ici leur place; dans ces causeries, très ouvertes, certains développements seraient peu utiles et irrespectueux.  Qu'il nous suffise de savoir que, pour contenir l'activité extrême de Son esprit, Jésus avait besoin d'une vitalité corporelle parfaitement pure et, pour obtenir celle?ci, la virginité de Sa Mère était indispensable.

 Il faudrait ici l'ardeur ingénue d'un François d'Assise, la palette céleste d'un Fra Angelico, la candeur profondément émouvante d'un Verlaine pour décrire les scènes de la Nativité.  Tout y est frais, innocent, plein de grâce, comme une fresque primitive sur un vieux mur d'Étrurie.  Point de place ici pour les métaphysiques et les hiérologismes.  Le divin et l'humain, se jetant aux bras l'un de l'autre, remplissent entièrement les cadres de notre sensibilité, immobilisent notre intelligence, et lancent dans le centre même de notre volonté les flèches des émotions salvatrices par quoi se propagent les incendies régénérateurs de l'Amour.

 Le Roi des dieux vient en ce monde, sur la route, et Son berceau est une crèche parce qu'il n'y a point de place à l'auberge.  Simplicité terrible du récit de saint Luc; quelles rougeurs de honte cette phrase ne devrait-elle pas nous faire monter au visage ! Car ceci se voit encore chaque jour.  Chaque jour, au moins une fois, l'esprit de Jésus Se pose à la porte de l'hôtellerie de notre esprit, et demande que nous Lui donnions un peu de nous-mêmes, pour S'en revêtir, pour S'y incarner; or, à peine une fois sur mille, nous, poussières et fanges, Lui accordons-nous une pensée, une parole, un geste.  Et ensuite on s'étonne quand la Nature, indignée de notre ingratitude, frappe sur notre coeur, verse des acides sur nos égoïsmes, et active les feux sous ses creusets

 Contemplez encore l'harmonie des circonstances de la Nativité où se résolvent les mille méandres des desseins providentiels.  Il est nécessaire que le Messie naisse à Bethléem.  A cette bourgade aboutissent les routes invisibles et confluent les phalanges pressées des génies auxiliaires.  Mammon décide tout à coup de dénombrer ses forces; la machine administrative du colosse romain se met en marche; et les deux époux de Nazareth sont obligés de partir à Jérusalem.  Ainsi, le César omnipotent s'admire et s'enorgueillit à la minute où s'insinue dans son corps monstrueux l'atome d'énergie surnaturelle qui, un jour, le détruira.  On peut imaginer ici comment un décret lancé par le Père mobilise, dans chacun des mondes qu'il traverse, les ouvriers du Destin et les metteurs en scène invisibles, grâce auxquels les créatures accomplissent les actes qui réalisent la volonté divine.  Les volontés individuelles des êtres ne pouvant que retarder ou avancer d'un peu l'époque prévue par le Verbe.

 Le Christ, le pain vivant, va donc naître à Bethléem : « la maison du pain » (1).  On Le voit ici inaugurer la méthode qui sera de règle tout le long de Son existence; Il fait tout en choisissant les conditions les plus difficiles.

 Ceci nous donne le modèle le plus parfait pour chaque circonstance typique, et nous encourage, ou plutôt devrait nous encourager chaleureusement si nous étions attentifs.

 Ensuite, la difficulté Lui permet de déployer une force plus grande.
 Enfin, Sa fatigue nous allège, par avance, quand, à notre tour, un effort semblable se présente pour nous.
 La mission que Jésus S'est donnée, c'est de déposer dans chacune des innombrables rencontres de sentiments, de réflexions, de circonstances matérielles et morales, une étincelle de Sa vertu divine; de S'incarner dans tous les états d'âme, dans tous les gestes physiques, dans toutes les énigmes intellectuelles, afin que, par notre collaboration enfin consentie, le Ciel Se réalise et S'accomplisse sur toutes les terres.

 Les cavernes de ténèbres, les fondrières, les solitudes ont perdu, depuis que le Christ les traversa, une partie de leur prestige d'effroi, et nous pouvons y passer avec moins de douleur, en sachant comment il nous faut nous comporter pour que l'effluve lumineux que le Christ y a laissé puisse grandir.

 Pour opérer Sa mission, Il aurait pu lancer des courants de forces médicatrices ou changer quelque chose à la machine du monde; Il a pris le moyen où il Lui fallait le plus payer de Sa personne, si je puis dire; l'incarnation.

 En S'incarnant, Il aurait pu choisir une famille riche, puissante, une patrie dominatrice; Il est allé chez un peuple esclave, dans la tribu la plus inculte de ce peuple (car lesGaliléens étaient un peu méprisés du reste des Juifs), dans une famille pauvre, sans un abri convenable.  Il fit de même en toutes circonstances et, si quelqu'un veut être Son ami, il lui faut L'imiter.
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 (1) Que l'on me permette d'exhumer, pour la curiosité de la chose.  une théorie peu connue, que les Templiers surent extraire de l'initiation celtique, et que les Rose-Croix du XVIIe siècle leur reprirent :
 Le Verbe est la pierre brute qui tombe de la hauteur du Temps vers la profondeur de l'Espace, à travers l'écliptique, en séparant le Potentiel cosmique du Non-advenu.  C'est le premier jour, le Fiat Lux, Beth-El.
 Elle s'arrête de descendre, s'immobilise avant de remonter; c'est Beth-Il.
 Elle remonte, par et à travers les efforts de l'homme, si souvent erronés; c'est la pierre plate, la maison du mensonge, Beth-Aven.
 Enfin elle réintègre son point de départ, et devient le cube ouvert et taillé, la pierre qui s'ouvre, la pierre aux cent quarante-quatre faces, la pierre cubique, la pierre de Vie : Beth-Lehem.

 Au point de vue cosmogonique, ces sept premiers versets du second chapitre de saint Luc peuvent être le canevas de très vastes développements.  Si, par exemple, nous prenons le récit de l'Ancien Testament, les livres de Moïse, des Juges et des Rois, les Psaumes, l'Ecclésiaste et le Cantique racontent la période préparatoire de la création, l'effort collectif des êtres sélectionnant une élite symbolisée par Israël et qui, par sa vigueur, organise les fluides, appelle les êtres, prépare les chemins selon l'unité, de sorte que, au point de vue relatif, la descente du Messie devienne possible.  Au sein de cette élite, une branche, celle de David, a mission d'engendrer la fleur unique et immaculée qui sera la mère du Messie.

 Alors commence la véritable vie du monde, dont l'épopée se déroule dans les quatre Évangiles jusqu'au couronnement apocalyptique.  Le Verbe éclôt dans le corps terrestre de la Vierge céleste, c'est?à?dire qu'Il naît dans une planète d'abord, sans éclat, sans gloire; ce n'est qu'ensuite qu'Il Se propage dans la totalité des plans créaturels.  Il naît en hiver au milieu de la nuit, quand l'Univers épuisé est en léthargie, dans le temps que le Prince de ce monde (César) croit avoir remporté la victoire et classe ses forces.  Les seuls témoins de l'accomplissement du mystère sont la mère, la nature naturante, qui reste vierge après cette naissance (1); le père apparent, l'énergie d'évolution; le boeuf, symbole des forces fructifiantes; l'âne, symbole de l'effort; ces trois derniers étant les trois énergies radicales de tout plan d'existence.

 Rappellerai-je ici les interprétations symboliques inventées par les hommes ? Saint Grégoire de Nysse et saint Augustin ont parlé du mythe solaire bien avant Volney et Dupuis.  Bien avant les astrologues et les alchimistes, Prudence nous dit que cette nativité procure le renouveau de toutes choses.  Et puisque, comme le chante noblement un vieil hymne, « l'incarnation a eu lieu afin que, connaissant Dieu sous une forme visible, nous soyons par Lui ravis dans l'amour des choses invisibles », je ne m'attarderai pas à énumérer toutesles supputations des savants (2).  J'indiquerai simplement quelques avenues qu'ouvrent à l'esprit du chercheur les formes de la liturgie.  Dans les premiers siècles, les chrétiens passaient en oraison la nuit de Noël tout entière.  Assez tôt, on se mit à la célébrer par trois messes; celle de minuit, en l'honneur de la naissance terrestre du Verbe; celle de l'aurore, en l'honneur de Sa naissance intérieure, dans notre esprit; celle du jour, en l'honneur de Sa génération éternelle, en Dieu.  Et cette marche indique la progression même de notre connaissance expérimentale du Christ.  Les trois nocturnes des matines de Noël rappellent les trois âges de la création du monde jusqu'à Moïse, de Moïse au Christ, et du Christ jusqu'à la fin des temps.  Autrefois, dans le moment du second nocturne, le Pape bénissait un casque et une épée, qu'il envoyait ensuite à un grand capitaine catholique, parce que la cinquième leçon de ce nocturne parle de la bataille que le Christ dut livrer au mal pour S'incarner.
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 (1) Comme l'enseignent la théologie et la liturgie.
 (2) Selon Képler, la Nativité eut lieu entre 747 et 750 de Rome, en tout cas pas après avril 750  L'Église d'Orient a successivement célébré Noël le 6 janvier et le 15 mai; L'Église d'Antioche n'a choisi le 25 décembre qu'en 376 (Clément d'Alexandrie, Jean Chrysostome).  D'après la visionnaire Marie d'Aqreda.  il faudrait dire le dimanche 25 décembre 5199, à minuit, soit le 25 décembre 749.  Enfin la tradition commune fixe le vendredi 25 décembre 747 (Baronius).

 *

 ...  Or, il y avait dans la même contrée des bergers qui couchaient aux champs, et qui y gardaient leurs troupeaux pendant les veilles de la nuit.  Et, tout à coup, un ange du Seigneur se présenta à eux et la gloire du Seigneur resplendit autour d'eux, et ils furent saisis d'une grande peur.  Alors l'ange leur dit : « N'ayez point de peur, car je vous annonce une grande joie qui sera pour tout le peuple; c'est qu'aujourd'hui, dans la ville de David, le Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur vous est né.  Et vous le reconnaîtrez à ceci : vous trouverez le petit enfant emmailloté couché dans une crèche ».  Et, au même instant, il y eut, avec l'ange, une multitude de l'armée céleste, louant Dieu, et disant; « Gloire à Dieu au plus haut des cieux.  Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ».  Et, après que les anges se furent retirés d'avec eux dans le ciel, les bergers se dirent les uns aux autres : Allons jusqu'à Bethléem et voyons ce qui est arrivé, ce que le Seigneur nous a fait connaître »  Ils allèrent donc en hâte et trouvèrent Marie et Joseph et le petit enfant qui était couche dans la crèche; quand ils l'eurent vu, ils publièrent ce qui leur avait été dit de ce petit enfant.  Et tous ceux qui les entendirent étaient dans l'admiration de ce que les bergers leur disaient.  Et Marie conservait toutes ces choses et les repassait dans son coeur.  Et les bergers s'en retournèrent glorifiant et louant Dieu de ce qu'ils avaient entendu et vu conformément à ce qui leur avait été annoncé.
 (Luc ch.  2, v.  8 à 20)

 L'apparition de l'ange aux bergers n'offre rien que de très naturel.  Les différents modes de la vie universelle sont intimement liés; aucun mouvement ne se produit même dans l'invisible le plus lointain, sans que notre plan physique n'en soit affecté, et vice versa.  Il s'ensuit donc qu'un événement aussi grave que la naissance du Christ devait avoir des répercussions remarquables.  Les phénomènes de cet ordre ne sont ni des auto-suggestions, ni des hallucinations, ni le résultat de dépressions physiologiques.  L'hallucination n'existe pas d'ailleurs, dans le sens où les médecins prennent ce mot; la perception n'a jamais lieu sans objectivité.  Dans le cas qui nous occupe, ce n'est pas l'esprit du spectateur qui se déplace, c'est le spectacle qui vient à lui, soit qu'une scène, un cliché de l'Invisible descende sur sa tête, soit qu'un voile s'écarte.  Nous vivons, en effet, comme dans des chambres, et les rideaux qui séparent ces appartements ne se lèvent que lorsque nous avons donné la preuve de pouvoir utiliser la leçon qui va être montrée, ou lorsqu'il y a urgence.

 Ces appartements communiquent ensemble; une nation, une famille, un idiome, une époque, tous ces groupements constituent des chambres; la perception du cliché, sa compréhension, tant visuelle qu'auditive, résultant d'une adaptation spontanée des êtres qui l'animent, c'est, en mieux, l'analogue des moyens que nous employons pour nous faire comprendre d'un étranger.  D'ailleurs, les messagers que le Ciel peut avoir à nous envoyer ont toujours assez de science et de pouvoir pour que leurs paroles soient claires.

 La paix que l'armée des anges qui venait se mettre au service du Nouveau-né souhaitait aux hommes de bonne volonté, c'est l'effluve, le sillage, l'atmosphère du Christ, c'est une des formes du Saint-Esprit.  La Trinité est un aspect de Dieu révélé à l'homme pour aider son intelligence; mais aucune de Ses personnes n'est jamais seule; le Père est toujours là où agit le Fils, et l'Esprit est toujours le résultat, le lien, si je puis dire, de leur présence simultanée.  C'est pour quoi la paix est le signe de l'action de l'Esprit; elle est l'absence de combat, elle est l'harmonie, l'équilibre et ne peut exister sans la collaboration parfaite de toutes les parties d'un tout.  C'est donc le sacrifice de l'individu au collectif qui l'engendre; et c'est l'amour qui confère le pouvoir d'accomplir ce sacrifice.

 Au sens cosmogonique, les kabbalistes chrétiens disent que les bergers représentent les fragments morcelés de la troisième forme de l'humanité universelle, de l'Adam Bélial; la multitude confuse de ces fragments, errant ça et là, au hasard de leurs ténèbres, aurait été ranimée, rassemblée et réorganisée par la venue du Messie.  (R.  Isaac Loriah)

 Qu'il est consolant le souhait des anges : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! » Un voeu proféré par des bouches très pures reçoit la force de se réaliser.  Depuis Jésus, en effet, les hommes de bonne volonté jouissent de la paix de Dieu.  Ils peuvent souffrir, comme les autres, des tempêtes et des ennemis; leur paix subsiste quand même.  Toutefois la bonne volonté qui les anime est tout autre chose que les bonnes intentions dont on dit que l'enfer est pavé.  Dans la terminologie évangélique, tout est pris dans un sens total.  Et la bonne volonté qu'entendent les anges, ce n'est pas un élan fugitif, ça et là, au cours de l'existence; c'est une tension constante, permanente, inflexible; en outre, elle n'est pas bonne que par accès, ou jusqu'à une certaine hauteur; elle est bonne, tout simplement, tout uniment, dans tous les sens.  La vraie bonne volonté, en effet, se présente comme simple et comme une; les deux qualités se confondent; ce qui est simple est un; ce qui est un est total.  L'homme de bonne volonté veut le bien et par son coeur et par son intelligence et par son corps.  Il réalise l'Unité qu'il adore, dans l'infiniment petit de ses capacités, c'est vrai, mais enfin il la réalise.

 Voilà pourquoi les bergers, hommes simples, sont instruits par des anges; tandis que les mages, hommes compliqués, ne sont avertis que par un signe.  Et ceci se renouvelle encore tous les jours.

 *

 Les bergers racontent la merveilleuse apparition  Quand faut-il publier les miracles ? Quand faut-il les taire ? Car toute vérité n'est pas bonne à dire; et la charité demande de la prudence.  Si vous transportez des pâtres misérables du fond de leurs landes au sein du luxe, dans l'intention de leur donner tout le bonheur possible, ne courrez-vous pas le risque d'en faire des ivrognes et des débauchés ? Si vous transportez un cerveau inculte dans un de ces cercles de haut intellectualisme, où l'on joue avec les idées, comme jonglent les acrobates, ce pauvre homme perdra certainement son énergie d'agir, et vous en aurez fait une épave.  « Soyez prudents comme les serpents », dit le Maître.  Nous ne connaissons pas nos interlocuteurs; une notion acceptable pour l'un, bénéfique pour le second, peut être toxique au troisième.  Et le mal fait à l'esprit est toujours plus grave que celui fait au corps.

 Si donc l'Invisible se révèle à vous, et s'il ne vous ordonne pas de le publier, gardez vos expériences pour vous et les vôtres.  Si vous devez en faire part, il saura bien vous le dire clairement.  Nous autres, le commun des mortels, notre mission est d'agir par l'exemple.  C'est déjà un travail fort difficile; mais c'est le seul mode de propagande fructueuse dont nous soyons capables.  La parole d'un apôtre, pour être vivante, demande comme préparation que cet apôtre ait incarné son idéal par toutes sortes d'oeuvres; et nous sommes loin d'avoir accompli cette tâche.

 Voilà pourquoi la Vierge se contenta « de conserver dans son coeur » le souvenir des merveilles qu'elle avait vues; elle n'en parlera que bien plus tard, à l'élite choisie des disciples.  Aujourd'hui, après vingt siècles de culture, voyez combien peu d'hommes acceptent les miracles et les comprennent; les contemporains du Christ sont excusables de ne pas les avoir acceptés.
 


 *

  Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, des Mages d'Orient arrivèrent à Jérusalem, et dirent; « Où est le roi des Juifs qui est né ? Car nous avons vu son étoile en Orient et nous sommes venus l'adorer ».  Le roi Hérode l'ayant appris, fut troublé et tout Jérusalem avec lui.  Et, ayant assemblé tous les principaux sacrificateurs et les scribes du peuple, il s'informa d'eux où le Christ devait naître.  Et ils lui dirent : « C'est à Bethléem de Judée; car c'est ainsi que l'a écrit le prophète : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es pas la moindre entre les principales villes de Juda, car c'est de toi que sortira le conducteur qui paîtra Israël mon peuple ».  Alors Hérode, ayant appelé en secret les Mages, s'informa d'eux exactement du temps ou ils avaient vu l'étoile.  Et, les envoyant à Bethléem, il dit; « Allez, et informez-vous exactement de ce petit enfant et, quand vous l'aurez trouvé, faites-le moi savoir, afin que j'y aille aussi et que je l'adore ».  Eux donc, ayant ouï le roi, s'en allèrent.  Et voici, l'étoile qu'ils avaient vue en Orient allait devant eux, jusqu ce que, parvenue au-dessus du lieu où était le petit enfant, elle s'arrêta.  Et, quand ils virent l'étoile, ils eurent une fort grande joie.  Et, étant entrés dans la maison, ils trouvèrent le petit enfant avec Marie sa mère; et, se prosternant, ils l'adorèrent; et, après avoir ouvert leurs trésors, ils lui présentèrent des dons; de l'or, de l'encens et de la myrrhe.  Et, ayant été divinement avertis par un songe de ne pas retourner vers Hérode, ils se retirèrent en leur pays par un autre chemin.
 (MATTHIEU, ch.  2, v.  1 à 12 )

 L'Église célèbre l'Adoration des Mages, sous le nom d'Épiphanie, le 6 janvier; elle commémore en même temps les noces de Cana; elle rassemble ainsi la filiation traditionnelle du Christ selon la sagesse humaine, Sa filiation divine, et Son premier miracle, type explicatif de tous les autres; transmutation selon l'Esprit de ce monde, régénération selon l'Esprit divin.

 Dans le rite grec, on nomme cette fête Théophanie ou Fête des lumières.  C'est ce jour-là que dans les premiers siècles on administrait le baptême.

 Les liturgies syrienne et arménienne prétendent qu'il y eut douze mages; la liturgie catholique n'en nomme que trois :

 Melchior, de la race de Sem, roi d'Arabie ou d'Iran;
 Gaspar, de la race de Cham, roi de Saba ou d'Ethiopie;
 Balthazar, de la race de Japhet, roi de Tharsis (Ceylan).
 Si l'on remarque que le mot Arabe vient d'une racine qui signifie l'Occident, que Saba signifie conversion ou captivité, et Tharsis, contemplation de la joie, on découvre trois antinomies entre ces significations et celles des présents offerts à l'Enfant-Dieu.
 En effet, Melchior offre de l'or, symbole de la royauté;
 Gaspar, de l'encens, symbole de la prière et de la divinité;
 Balthazar, de la myrrhe, symbole de la souffrance (1).

 Ajoutons à ces notes que, dans l'Ancien Testament, les Mages sont préfigurés par Abel, Seth, et Enos, puis par Sem, Cham et Japhet, enfin par Abraham, Isaac et Jacob.  Saint Jean Chrysostome rapporte que, plus tard, ils furent baptisés par saint Thomas.  Cet apôtre, dont le nom peut signifier le Jumeau, le Double, le Janus, l'Abîme, le Douteur, représente, dans l'interprétation hermétique dont l'Évangile est susceptible, la sagesse humaine qui est double deux fois : exotérique ou ésotérique, expérimentale ou spéculative.  Il alla prêcher aux Indes, patrie des sciences secrètes; la résurrection lui parut impossible parce qu'il possédait certaines connaissances de physiologie occulte; et il dut, pour se convaincre, toucher du doigt la plaie du coté, la cinquième porte du Verbe.

 On s'est donné beaucoup de peine pour identifier l'étoile des Mages.  Les uns prétendent que c'est la comète observée par les Chinois en 748 durant soixante-dix jours.  Képler, Ideler, Schubert et Pfaffe prétendent qu'elle fut formée par la conjonction extraordinaire de Saturne, de Jupiter, de Mars, de Vénus et de Mercure, en l'an de Rome 747 ou 748.  D'autres l'assimilent à l'étoile des Rose+Croix parue dans le Serpentaire, en 1604, en même temps qu'une conjonction de Saturne et de Mars.  D'autres enfin y voient la comète de Halley.  Ce qu'il y a de certain, c'est que tout l'Orient, averti par ses oracles, attendait quelque chose (cf. Tacite et Suétone).   Le Koran (III, 34) considère cette étoile comme le signe matériel de la venue d'Aïssa, Jean le Baptiste en étant le signe spirituel.  Et Beha-Ullah, le deuxième pontife du babysme, affirme qu'un tel astre apparaît lors de toute manifestation divine, et qu'il est à la fois matériel et spirituel (Ktab-el-Ikam ).
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(1) Missel de Paris, XVIe siècle.
 

 Notons, pour clore cette série de renseignements, qu'au point de vue géogonique, si Hérode représente le prince de ce monde, les bergers sont les serviteurs du Ciel, inconnus et sans gloire, et les Mages, les dieux bons.

 En somme, on ne sait rien de précis sur ces rois mystérieux ni sur leur guide stellaire.  Leur incognito les auréole.  Mais la vraie leçon qu'ils nous donnent, c'est, comme nous le disions tout à l'heure, que ces savants, appelés par une étoile, parce qu'astrologues, ont eu le double mérite de venir de loin, et de ne s'être pas laissé aveugler par leur savoir, alors que les Juifs, tout proches, n'ont pas pris la peine de se déranger, et que les docteurs de la synagogue n'ont pas voulu se rendre à l'évidence des textes messianiques.

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 Les scribes indiquent à Hérode, d'après les prophéties, que Bethléem est la ville natale du Messie.  Tout ce qui doit se produire sur terre existe déjà, dans l'invisible, en effet, depuis le commencement du monde.  Certains hommes peuvent exceptionnellement jeter un coup d'oeil sur le champ clos où sont rassemblées les formes essentielles des événements terrestres.  En certains cas, leur cerveau, dynamisé dans ce but par certains génies, enregistre un processus mental pour traduire en langage terrestre le spectacle mystérieux où leur esprit fut amené.  Dans les prophéties, les lieux sont presque toujours précisés, mais non les dates.  Il y a plusieurs motifs à cette apparente anomalie.  La prophétie d'abord ne doit être qu'un signe de reconnaissance aux témoins de l'événement qu'elle vise; signe lisible pour ceux déjà capables de faire leur devoir en face de cet événement; signe illisible pour les autres.

 Les types invisibles des événements, les clichés, suivent des chemins, dans l'Au-Delà, Or, les chemins sont immuables, mais les voyageurs marchent plus ou moins vite.  La route invisible correspond avec les lieux terrestres; l'état du cliché détermine le moment de sa réalisation; or, les clichés sont modifiables dans toutes leurs propriétés, Il faut nous contenter de cette analogie simpliste.  Pour une explication plus complète, il serait nécessaire de connaître l'essence du Temps et de l'Espace; mais nous ne sommes pas encore assez sages pour endosser les responsabilités dont nous chargeraient de telles notions. Rien n'est fatal; une minute avant qu'une chose soit, le Ciel peut la changer, Et, cependant, il est tels desseins providentiels que le Père n'a pas modifiés depuis le commencement du monde.

 Ainsi la divination est vaine, parce qu'elle est humaine, impatiente, bornée dans ses vues, intime dans ses moyens.  Mais Dieu, quand Il le juge bon, fait parler les prophètes, pour nous verser de l'espoir, pour jeter le germe d'une création nouvelle, pour donner le branle à certaines créatures, Demeurons donc dans la patience, la confiance et la présence d'esprit.

 *

 A propos des présents que les Mages déposent aux pieds de l'Enfant, cherchons l'origine invisible de l'idée de présent.  Dans la création, l'inférieur reçoit toujours du supérieur, automatiquement.  Dans l'incréé tous se donnent perpétuellement à tous.  Le disciple du Christ doit donc retourner à son Maître le fruit de ses travaux; mais, comme les créatures en ont aussi besoin, l'offrande au Seigneur réside toute dans l'intention.

 Ce que les Mages apportent n'est donc que le signe de leurs offrandes réelles et de leurs sentiments.  Ils présentent des choses précieuses.  Les Bergers n'apportent rien, que leurs coeurs.  Il y a, en effet, au point de vue des relations entre nous et Dieu, deux classes d'hommes; ceux qui se disent des centres et qui ont conscience de leur valeur; ceux qui ne se croient rien par eux-mêmes,
 Les premiers n'offrent tout au plus qu'une partie du produit de leur travail; ils se gardent en tout cas eux-mêmes.  Les seconds ne pensent point à retenir un bénéfice de leurs fatigues; ils ne s'appartiennent plus; ils ont accompli l'acte suprême de la liberté humaine : se rendre esclaves de Dieu; et, parce que Dieu est le Libre parfait, dans cet esclavage ces serviteurs retrouvent une liberté infinie.

 *

 Je vous invite à vous remettre devant les yeux de temps à autre ce tableau de la Nativité; vous goûterez mieux les leçons vigoureuses qu'il contient.  Tous les extrêmes semblent s'y être donné rendez-vous; la toute-puissance avec le plus grand dénuement; l'incognito actuel avec la gloire universelle future; les anges avec les étoiles; les rois avec les bergers; le mystère le plus incompréhensible avec l'incident le plus banal.

 Noël est la fête entre toutes la plus mal célébrée.  Qu'est-elle, pour les meilleurs, autre chose qu'une joie d'égoïsme ? Égoïsme spirituel, certainement, mais égoïsme quand même.  Que quelques chrétiens au moins se souviennent combien ce jour fut triste pour le petit Enfant aux graves regards; Il revoyait tout ce qu'Il avait subi et Il prévoyait tout ce qui Lui restait à subir.  Que cette idée nous incite, pendant les Noëls que Dieu nous réserve encore, au lieu de nous réjouir, à alléger le fardeau qui, dès Sa première heure, écrasa les épaules délicates du Nouveau-Né de Bethléem.