LES TENTATIONS DU CHRIST 

 

  « JÉSUS FUT EMMENÉ PAR L'ESPRIT DANS LE DÉSERT 
     POUR Y ETRE TENTÉ PAR LE DIABLE ». (MATTHIEU IV, I.) 
     

 Puisque nous avons accordé l'épithète de mystique au seul disciple de l'Évangile, le Christ doit être l'unique sujet de notre étude.  Ses guérisons forment, vous vous en souvenez, l'oeuvre capitale de Sa vie extérieure; je veux aujourd'hui découvrir dans Ses tentations le travail essentiel de Sa vie intérieure.  

 Il se peut - permettez-moi de vous en prévenir à l'avance - que les choses dont je vais vous parler paraissent aux catholiques, aux protestants, aux ésotéristes, aux israélites ou aux orthodoxes, soit des hérésies, soit des panégyriques.  Telle n'est pas mon intention.  Je ne veux rien attaquer; je ne veux entraîner personne dans aucune voie particulière.  Devant vous j'oublie tout ce que j'ai pu apprendre; je ne dis que ce que j'aperçois à l'instant par la mince lueur du Verbe qu'il m'a été donné de saisir.  Et ce que je désire de vous, c'est que, vous étant placés dans les conditions morales convenables, vous n'acceptiez mes affirmations qu'après les avoir contrôlées.  

 * * * 

 Pourquoi les tentations du Christ sont-elles la clef de Sa vie intérieure ?  Voici : Le Verbe revêtit la nature humaine pour donner un exemple universel et parfait.  Sa mission essentielle n'était pas de souffrir; la souffrance est seulement le corollaire de Ses travaux.  A regarder Jésus, tout homme, en tous temps, en toutes situations matérielles et morales, trouve son modèle; Jésus est l'Homme primitif dans la fraîcheur de l'innocence, l'Homme final dans la splendeur de la connaissance, l'Homme éternel dans l'immutabilité de l'union au Père.  Toutes les difficultés, toutes les angoisses du coeur, toutes les inquiétudes matérielles, Il les a subies, ou plutôt Il les a délibérément appelées en Lui.  Au centre de toutes ces choses Il a déposé une semence de Lumière; en les hébergeant, Il a modifié tous ces êtres.  De sorte que nous autres, ensuite, bénéficions de ces innombrables bienfaits.  

 Soit que cette goutte de pureté céleste et de douceur propitiatoire déposée voici vingt siècles dans l'âme des ministres du Destin en amollisse l'implacable probité; soit que, si nous cédons aux invites du Très-Bas, ces mêmes ministres nous excusent parce qu'autre-fois le Seigneur des créatures consentit à paraître écouter ces propositions insidieuses; tous, dans les déses-poirs dévastateurs et dans les péchés anodins, nous pouvons par la foi nous raccrocher à la lueur que la souffrance de l'Agneau fit briller lorsque ces mêmes tentations et ces mêmes ravages entrèrent dans l'enceinte immense de Sa personne humaine.  

 Les douleurs du Christ commencèrent avec la première parole tombée de la bouche du Créateur; elles dureront jusqu'à ce que la dernière onde de la dernière parole créatrice s'éteigne aux plages imprécises du Néant.  Chacune de nos désobéissances, Il en ressent la blessure; chaque supplice que les Ténèbres infligent à Ses amis L'atteint; chaque haine, chaque blasphème, chaque oubli du Ciel frappe Son corps cosmique.  Le Calvaire ne fut que la cristallisation terrestre et locale du martyre permanent auquel S'offre le Fils de l'Homme dans le lieu spirituel où aboutissent tous les actes des créatures.  Mais chaque coup mortel Le ressuscite pour une autre agonie; chaque martyre exalte le triomphe de Son Amour; chaque goutte de Sa vie très précieuse est le salut d'un être; et une étoile nouvelle s'allume au firmament des esprits avec chaque larme que l'angoisse de notre bonheur final arrache à Ses yeux divins.  Telle est la splendeur de l'immense, de l'incompréhensible Amour dont Il nous poursuit.  

 Tentation veut dire épreuve.  Un fardeau est l'épreuve des muscles qui le soulèvent.  On ne peut être certain de posséder aucune vertu que si on a lutté contre le vice qui s'y oppose.  Le Rédempteur, en tant que Dieu, est au-dessus des tentations, puisque c'est de Lui qu'elles tiennent l'existence.  En tant qu'homme, Il leur donne accès en Lui pour les améliorer, modifier leur marche ultérieure et laisser à Ses frères cadets qui, ensuite, se réclameront de Lui, une chance plus grande de victoire, à cause de Sa victoire.  La tentation n'est pas seulement un phénomène psychologique; c'est aussi un processus biologique.  Soit que le tentateur vienne m'attaquer, soit que moi-même je l'aie cherché, en corps ou en esprit, le contact, le colloque, ou l'entrevue ont employé des cellules; car toute sensation est un contact.  Les mauvais désirs peuvent se dresser en moi, de mon propre fonds, par le jeu de mes organismes mentaux, comme mon estomac fabrique des ferments et mes muscles des toxines.  Mais la tentation est le mauvais désir jeté en moi par une main étrangère.  On appelle diable ce tentateur, on l'injurie, on le maudit; mais le soldat du Ciel ne redoute pas sa visite et ne le maltraite pas; il sait bien que ce n'est qu'un ouvrier qui fait son travail, tout simplement.  

 Nous verrons tout à l'heure quelle est la conduite à tenir en l'occurrence; mais étudions d'abord notre modèle.  

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 Le Christ fut tenté au début de Sa vie publique par Satan; pendant Sa mission, par Ses adversaires; à Sa mort enfin, par l'excès de Son propre épuisement.  C'est la première de ces trois épreuves qui nous est la plus compréhensible et qui offre le plus de leçons immédiates.  

  Tous les mots portent dans le récit évangélique; et chaque détail est un enseignement.  Ainsi, c'est l'Esprit qui emmène Jésus au désert; et, en effet, le serviteur du Ciel ne fait plus rien de sa propre volonté; il n'a plus de volonté; il s'est rendu esclave une fois pour toutes, et son effort se borne à réaliser, jour par jour, les ordres qu'il reçoit de son Maître.  A maintes reprises Jésus affirme cette dépendance complète vis-à-vis de Son Père, duquel Il certifie tenir directement connaissances et pouvoirs.  Son guide, dans l'événement qui nous occupe, c'est le principe de vérité, d'énergie, de sagesse qui se tient à l'opposite de la matière, comme l'être en face du néant, comme la force en face de l'inertie.  C'est surtout - et je n'insiste pas, quoiqu'à regret, pour rester dans mon sujet - c'est surtout la liberté, cet apanage essentiel du plan divin, cette splendeur des êtres qui se meuvent dans l'Absolu.  L'Esprit donc, c'est-à-dire le Dieu en Jésus, avait décrété la tentation, avait donné à Satan l'ordre de venir, avait conduit « l'Homme » au désert.  Pourquoi ?  Nous le saurons lorsque le monde créaturel sera derrière nous; aujourd'hui nous pouvons seulement tirer des actes de l'Esprit quelques-unes des vérités qu'ils renferment.  

 Avant de commencer Sa propagande, le Christ voulut, si j'ose dire, essayer Ses forces; ou, plutôt, il fallait qu'avant de combattre les représentants visibles du Mal, ses chefs invisibles aient été affrontés et vaincus. Pourquoi le désert ?  A cause de la solitude.  La solitude est quelque chose de mystérieux; soeur du silence, elle affaiblit les faibles, elle exalte les forts.  Elle déterge les plaies de l'âme, que le feu rouge du repentir cautérise; elle nous met de force en face de nous-mêmes; et quelles leçons terribles ces regards prolongés ne nous apprennent-ils pas !  On en sort, ou en lambeaux, ou trempé contre tous les chocs.  Mais tournez vos yeux vers la solitude de Jésus; fixez-la, si l'éclat immobile et blanc de ce désert surchauffé ne vous aveugle pas.  La solitude de Jésus : des roches, des sables, un soleil torride, un azur implacable; par intervalles, la silhouette furtive de quelque fauve, une caravane aux confins de l'horizon, un rapace dans le ciel éblouissant.  Pas même la sensation d'un voisinage possible.  Dormir seul, se promener seul, penser seul, prier seul, oublier le son de sa propre voix, prévoir seul les tortures prochaines, les voir, appréhender les morsures des chiens funèbres de l'Enfer.  Seul au dehors, seul au dedans, ainsi fut notre Jésus.  Seul Il était depuis le commencement sur les grandes routes qui relient les planètes aux soleils et les tribus errantes des étoiles aux cités des constellations sédentaires; seul Il était sur les sentiers perdus où, à peine chaque mille ans, passe un voyageur mystérieux.  Nous, qui prétendons aimer notre Ami, Le laisserons-nous encore jusqu'à la fin achever seul Ses infatigables pérégrinations ?  

 Car seul Il fut quant au corps, seul dans les espaces de Sa pensée, seul dans les élans et les accablements de Son amour, seul dans l'exaltation progressive de Sa volonté, seul enfin dans Ses correspondances invisibles.  Pendant ces quarante jours, tout fut retiré au Christ, même les cohortes angéliques qui auparavant assuraient Ses constantes communications avec Son Père et avec le monde.  Pendant ce jeûne, Il fut comme s'Il n'existait pas; quittant peu à peu les régions habitées de l'Au-Delà, Il parvint en esprit jusqu'au bord de l'Abîme originel.  Sans cette rigueur d'isolement, le but de cette retraite n'aurait pas été atteint.  

 Concevrons-nous cette solitude, nous qui avons peur d'être seuls; nous qui, lorsque nos affaires nous laissent un répit, nous précipitons là où se trouve la foule; nous qui cherchons les passe-temps les plus fades plutôt que de rester en face de notre conscience; nous qui, dès la jeunesse, gâchons parfois toute notre existence par peur de rentrer, le soir, dans une chambre vide ?  Imaginerons-nous le silence immense du désert, les symphonies magnifiques du soleil sur les grands horizons; les porphyres, les marbres et les montagnes lointaines transformées matin et soir en architectures de rêve; les nuits profondes, les étoiles par myriades, et la lune inquiétante; toujours le silence, toujours la solitude; et les tempêtes intérieures plus effrayantes que le simoun; pas un livre, pas un visage, pas une lueur; cela, quarante jours et quarante nuits ?...  

 Parmi les hiéroglyphes de la très mystérieuse science des Nombres, le quarante est un des plus célèbres.  Il signifie expiation et pénitence; il a gouverné le déluge, le sommeil d'Adam, l'exil des Hébreux; il est le chiffre de la matière, de la mère, de la mort, de tout ce qui transforme; il a un rapport avec la Vierge et avec le Christ, puisqu'il procède d'un autre nombre non moins célèbre, le treize.  Mais retenons seulement cette thèse connue que le Messie, venu pour réparer la faute d'Adam, doit subir les mêmes situations et refaire les mêmes actes, mais en sens inverse.  Ceci donne la clef de bien des énigmes évangéliques.  

 Je ne vous expliquerai pas cet enfer que rencontre Jésus.  Vous savez qu'il est l'ombre nécessaire à la splendeur, le sol nécessaire à l'éther, l'individualisme favorable à l'altruisme, l'obstacle indispensable à l'élan, le passé sans lequel l'avenir n'existerait pas, l'immobilité point d'appui du mouvement.  Il remplit donc une fonction utile, et nous ne devons ni le haïr, ni le craindre.  Il y a partout des esprits mauvais; les uns sont attachés aux choses, les autres vivent dans l'atmosphère, d'autres enfin, et ce sont les assaillants directs de l'homme, vivent dans le mental.  Ils ont un chef universel : Lucifer, roi de l'orgueil, image renversée du Verbe; il est, dans l'état immobile, glacé, impénétrable de la cristal- lisation, ce qu'est Jésus dans le jaillissement innombrable de la vie éternelle.  Il tente tous les hommes, mais par son influence naturelle, de sorte que nous ne nous en apercevons même pas.  Sous ses ordres se tiennent, dit la tradition, Asmodée, prince des convoitises matérielles, Mammon, prince de ce monde, dieu de l'argent, Belzébuth, prince de l'idolâtrie et des oeuvres sinistres.  Lucifer, lui influe, par son immobilité; il est le zéro métaphysique, le point fixe du monde.  

 Autour de lui, de tous les côtés à la fois, s'agite l'adversaire, le diable, Satan, le tueur, celui qui se met en travers et, tout à fait à l'extérieur, tout près du plan des corps, grouillent les démons, qui amollissent, corrompent, putréfient et dissolvent les composés vitaux; c'est eux que l'on nomme Légion.  

 Mais quelle fut l'utilité d'un jeûne aussi rigoureux et aussi prolongé ?  N'était-ce pas provoquer l'épuisement, l'hyperesthésie, le délire ?  A quoi cela répondait-il ?  

 Le Christ fut un être exceptionnel.  Ce qui aurait affaibli un homme ordinaire ne faisait qu'exciter Ses énergies vitales.  L'affaiblissement du jeûne se restaure par un appel aux réserves nerveuses; mais le corps de Jésus n'avait pas été construit par la terre; les matériaux en avaient été apportés directement d'un monde bien plus beau et bien plus pur que le nôtre.  Il était plus fort et plus vigoureux qu'un enfant de la terre; Ses os étaient durs comme l'acier; Ses sens, exquis; Sa résistance à la fatigue, invraisemblable; Sa rapidité à réparer l'usure, extraordinaire.  La dixième partie de Ses veilles et de Ses souffrances aurait tué l'homme le plus vigoureux.  La nourriture matérielle ne Lui était pas nécessaire; Sa vitalité physique tirait un aliment du monde d'où elle provenait.  Des forces arrivaient sans cesse sur Lui; et la conscience de Sa filiation divine maintenait toute Sa personne dans une tension surnaturelle.  

 L'histoire des contemplatifs nous montre d'ailleurs mille exemples d'abstinences extraordinaires.  Le curé d'Ars, pour prendre un cas bien proche encore, travailla toute sa vie vingt-deux heures sur vingt-quatre, sans autre soutien que la moitié d'une pomme de terre.  Et Jésus n'a-t-II pas dit : « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de Celui qui m'a envoyé » ?  Quiconque se dévoue corps et âme au service du Ciel, le Ciel lui conserve la vie et lui délivre des forces surnaturelles; à moins que l'heure n'ait sonné pour ce soldat de partir en mission sur une autre planète.  

 On reçoit dans la mesure où on se donne.  Et Jésus S'était donné tout entier.  Vous-mêmes, Messieurs, l'exaltation d'un simple sentiment humain, d'un amour, d'une oeuvre, d'une ambition, ne vous a-t-elle pas rendus capables d'efforts extraordinaires ?  Il ne s'agit pas ici de déséquilibre nerveux; mais, actuellement, notre vie est entée sur la matière; si l'on parvient à la déraciner et à la transplanter dans le royaume du plus pur Idéal, combien ne recevra-t-elle pas d'aliments mira-culeux ?  

 Ainsi, le jeûne du Christ n'est pas incroyable.  Des saints en ont fait presque autant, qui ont conservé, en dépit de cet effort, le calme et le bon sens pratique nécessaires à des fondations, la lucidité qu'exigeaient les conseils qu'on venait en foule leur demander.  L'abstinence facilite une concentration plus fixe, une union plus profonde, si, entendez-le bien, l'ascète prépare et vivifie les privations corporelles par les privations du moi.  

 * * *

 La première des trois tentations s'applique au corps; la seconde, au goût de posséder; la dernière, à l'orgueil spirituel.  Les trois centres psychiques sont ainsi éprouvés. « Fais que ces pierres deviennent du pain », dit l'Insidieux; et, si on l'écoute, on commence à douter du Père et tout l'échafaudage de la maison intérieure s'écroule.  Le Christ répond : « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».  Remarquez la tournure singulière de la phrase.  Elle signifie à première vue que l'observance de la Loi assure notre subsistance matérielle.  Parce que quiconque obéit à Dieu est enfant de Dieu, et Dieu S'occupe spécialement de lui; parce que quiconque obéit à Dieu recouvre sa splendeur d'homme, et qu'alors les invisibles le reconnaissent et le servent.  Mais, de plus, cette parole laisse entendre que le pain lui-même est une parole, et qu'il ne possède sa qualité nutritive que parce qu'il est une parole de Dieu, vivante et active au sein d'un agrégat physico-chimique.  

 Reconnaissons ici la valeur des formes matérielles de la Vie.  Elles sont là pour entretenir notre existence, oui d'abord; mais également pour que nous respections la Vie, pour que nous la dévelop- pions, pour que nous lui infusions la Lumière éternelle qui brille en nous.  Ceci est une des grandes formes de la charité, cette charité dont on parle tant et que l'on connaît si peu.  Si les hommes savaient, s'ils cherchaient le réel visage ardent de la charité, s'ils ouvraient leurs yeux à son fort regard, comme ils l'aimeraient, comme ils se précipiteraient sur ses pas, comme ils se feraient partout ses auxiliaires infatigables !  

 En refusant de transmuer les pierres en pain, chose facile à Lui, Seigneur de la Terre, Jésus nous donne la leçon la plus précieuse : ne pas abuser de notre force, laisser à toute chose son cours normal, ne pas compter sur nous-mêmes, mais sur la seule bonté du Père.  Quand le curé d'Ars tire d'une petite soupière une soixantaine d'écuellées pour ses orphelines, c'est une multiplication fort semblable aux multiplications des pains que relatent les Évangiles.  Moi-même, j'ai vu, de mes yeux vu, une carafe d'eau limpide se matérialiser soudain sur la table, parce qu'un soldat du Ciel avait soif.  J'ai vu des pièces de monnaie remplir une bourse que son possesseur venait de vider entre les mains de quelques malheureux.  Le disciple vit dans une atmosphère de miracle; n'ayez donc jamais peur du dénûment matériel; c'est la moins pénible de toutes les sortes de pauvretés.  

 Ensuite Satan transporte Jésus sur une montagne, Lui montre tous les royaumes, et les Lui offre, s'Il consent à l'adorer.  Tout ce qui s'est accompli de surhumain s'est accompli sur une montagne; le Mérou, le Potala, le Sinaï, le Nebo, le Thabor, le Calvaire sont les phares de l'humanité.  Le symbole s'en dévoile visiblement; c'est la loi même du progrès; les créatures s'élèvent à leur zénith, alors le Ciel descend à leur rencontre.  D'ailleurs certaines oeuvres ne peuvent s'accomplir que dans l'isolement des cimes, sur les os nus de notre mère commune, là où les fluides circulent selon d'autres axes, où le corps de l'extatique est libéré de certaines pressions.  La grande voix du silence ne parle que dans la solitude.  Et c'est par les cimes, paratonnerres naturels, que certains courants ignés descendent et pénètrent le sol sans le bouleverser.  

  Prosternés sur le roc accueillant, ou réfugiés sur la montagne mystique de notre esprit, n'oublions jamais qu'alors c'est à Dieu seul que doivent aller nos adora-tions et nos supplications.  Voyez comme les idoles habitent les bas lieux : l'argent, la gloire, la passion, le meurtre, la science externe, où, tout cela, sinon dans la ville, dans la plaine ?  Il y a des correspondances révélatrices entre les deux faces de l'univers; et le grand livre de la Nature se laisse déchiffrer facilement aux regards des simples.  Souvenez-vous : tout désir est une adoration qui commence.  Gardez ces forces précieuses, les désirs, pour Celui-là seul qui les a mis en nous et qui, seul, peut les combler, d'une mesure trop pleine et débordante.  

 Satan reporte Jésus sur le sommet du Temple : « Si tu es le Fils de Dieu, dit-il, jette-toi en bas, car il est écrit : Les anges te porteront ».  En effet, voilà cet inconnu, sur l'identité duquel l'Adversaire hésite et qui vient de refuser les satisfactions du corps et celles du moi; Il peut se croire légitimement le favori de Dieu.  Regardons-nous.  A qui n'est-il pas arrivé, après un sacrifice pénible et courageux, de se dire : « Eh bien !  maintenant, j'ai été sage; le bon Dieu me doit bien quelque chose ».  On oublie qu'on n'est qu'un serviteur inutile; cela, c'est l'infiltration de l'orgueil spirituel : cela, c'est tenter Dieu.  

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 Jésus triomphe du doute, de la cupidité, de l'orgueil; du doute le plus fort : l'inquiétude matérielle; de la cupidité la plus belle et la plus enivrante : la gloire; de l'orgueil le plus subtil : se croire saint.  Quelle fresque !  En quelques traits, tous les rouages de la psychologie, toutes les luttes morales, toutes les grandeurs, toutes les humilités.  Chaque phrase de l'Évangile est un monde.  Et encore me suis-je confiné dans le seul point de vue moral.  En quelques veilles, vos méditations vous montreront dans cet épisode toute une sociologie, toute une physiologie, toute une cosmologie, et tant d'autres mystères si vous en êtes curieux.  

  Dans la version de Marc, ce récit tient en trois phrases : « Il fut quarante jours dans le désert, tenté par Satan; Il était parmi les bêtes sauvages; et les anges Le servaient ».  Arrêtons nos regards sur ce spectacle.  Un pathétique sublime s'en élève.  L'enfer, le Ciel, des animaux; au centre, un homme, l'Homme, le Verbe.  Le scribe au lion n'a mis que l'indispensable; mais la scène apparaît en pleine clarté.  Elle déborde son cadre; sa simplicité délie les ailes de l'enthousiasme et amplifie jusqu'au firmament l'envergure de nos méditations.  Voyez ce paysage de pierres blanches et jaunes, que bornent les nobles lignes violettes des montagnes arabiques; la tache sombre de la mer Morte souligne l'ondulation d'une colline; çà et là des buissons secs, des cactus.  Sur un roc, un homme; ses larges vêtements sont de la couleur des sables.  On distingue un visage hâlé, un visage aux traits immobiles et qui bouge cependant, comme si des lueurs changeantes l'éclairaient par dedans.  Visage de mystère où éclate l'énergie la plus magnifique; visage taciturne où chaque ligne est éloquente, où chaque trait rayonne une émotion profonde; visage de tendresse, aux lèvres plissées, dont l'Amour colore le teint et incline le regard.  Cet homme marche comme on imagine que les séraphins volent; il se tient haussé vers le soleil, comme si son corps athlétique ne tenait pas à la terre.  Pourtant, quelques années plus tard, il s'effondrera sous le fardeau devenu physique des péchés du monde.  

 Tout le jour, Il est seul, sauf le dernier soir où, dans les rayons déclinants qui diaprent les vapeurs lointaines, des formes translucides descendent, qui déposent à Ses pieds de l'eau - une certaine eau - , du pain - une certaine manne.  Le soleil disparaît; les fauves sortent; ils s'approchent à pas précaution- neux et les farouches prunelles, les cauteleuses comme les fières, celles des chacals et celles des lions, se lèvent vers le calme regard insondable qui leur parle sans paroles.  Puis l'atmosphère s'alourdit; les ténèbres devenues palpables roulent des formes imprécises; les animaux se cachent; et un être apparaît soudain, un homme plus beau que le rêve.  Il est nu, parce que toute créature se présente devant le Verbe dans sa nudité essentielle; ses membres souples, son visage ambigu, le feu de ses yeux secs, secouent tout alentour comme un manteau d'effroi, et ils se tiennent face à face, l'Esclave volontaire et le Révolté, la victime et le futur bourreau.  

 Quelques voyants ont aperçu des démons; mais on ne peut saisir que le degré de bien ou de mal qui se trouve à notre niveau.  La plupart des visionnaires disent que les diables sont laids; pas toujours.  Leur prince est beau; tellement beau que personne ne saurait résister à l'enivrement de son charme, si l'on n'était d'abord incapable de subir sans une terreur mortelle l'émanation délétère de sa présence.  

 J'ai connu un homme qui avait dit à un soldat du Ciel : « Moi, je ne crois pas au diable; il n'existe pas, c'est un symbole ».  « Eh bien !  répondit le soldat, regarde donc à la fenêtre de cette maison ».  Et le visage que l'incrédule aperçut était tel qu'il prit sa course dans une agonie d'effroi et qu'on ne le revit que le lendemain, suppliant d'être débarrassé du souvenir de cette figure.  

 Messieurs, arrêtons nos regards sur la scène du désert; Jésus, vainqueur de l'enfer, servi par le Ciel, familier avec les animaux, mais seul parmi les hommes.  Et, en effet, depuis deux mille ans, comme l'humanité oublie son Sauveur !  Depuis notre naissance, comme nous délaissons notre Ami !  

 * * *

 Les pharisiens tentèrent souvent Jésus, par la suite, c'est-à-dire qu'ils voulurent prendre en défaut Sa doctrine.  Ces épreuves furent les moins pénibles; elles ne s'attaquaient qu'à la théorie.  Les pharisiens étaient les intellectuels de l'époque; et aux intellectuels tout est incompréhensible, sauf la métaphysique et la casuistique.  Si Jésus revenait aujourd'hui et renouvelait Ses miracles, Il rencontrerait certaine- ment les mêmes méfiances.  

  J'ai hâte d'en arriver aux dernières tentations, aux martyres spirituels, à ces tortures indicibles que nul dieu n'aurait pu subir sans mourir.  

 C'est d'abord la nuit du Jardin des Oliviers.  

 Il y a, dans les campagnes provençales, des morceaux de collines qui ressemblent à ce qu'était alors ce jardin.  Imaginez une pente en terrasses, comme celles des olivaies; dans la montagneuse Judée, les paysans construisaient déjà des murs de pierres sèches pour retenir les terres meubles.  Un sentier serpente sous les vieux arbres et un ruisseau le coupe : c'est le Cédron.  Au loin la rumeur de Jérusalem s'est éteinte avec les lumières; la lune fait briller les feuillages d'argent.  Çà et là, sur le gazon haut, tout chargé de fleurs sauvages, des hommes se sont couchés.  Mais l'un d'eux, le plus grand, remonte la pente, jusqu'à l'endroit où un rocher ménage comme un abri et, faisant signe à trois de ses compagnons : « Priez, leur dit-il, afin que vous n'entriez pas en tentation; mon âme est triste jusqu'à la mort; demeurez ici et veillez avec moi ».  Puis, cet homme, celui-là même que nous avons vu tout à l'heure commander à Satan, se prosterne sur le sol.  Et voici : la lueur nocturne s'obscurcit; les étoiles rougeoient; les parfums agrestes s'abolissent; les ténèbres spirituelles renforcent les ténèbres physiques; l'effroi, la terreur, l'accablement descendent sur ces hommes.  Au-dessus de la grande forme blanche étendue se déploient les ignominies imminentes de la Passion : reniements, abandons, supplices, et la terrible solitude intérieure.  Et Jésus dit : « Mon Père, si tu voulais éloigner cette coupe.  Toutefois, que ma volonté ne se fasse pas, mais la tienne ».  Quelque surhumaine que fut Sa résistance nerveuse, Son coeur s'arrêta de battre, et Il commença de mourir.  Mais un ange vint  
- Gabriel, dit la tradition - et Lui donna à boire.  Alors Son âme rentra dans Son corps exténué.  

 L'effroyable tableau était toujours là, mais par-dessous s'en déroule un autre plus terrible : la haine de l'enfer, et les hordes démoniaques, instigatrices des bourreaux.  Jésus souffre alors, non plus les verges, les épines et les clous, mais, intérieurement, les tortures que les démons auraient voulu Lui infliger, s'ils en avaient trouvé le moyen matériel.  Alors Jésus S'attache plus étroitement au Père, Se jette plus profondément dans la volonté du Père, Se plonge de tout Son élan dans l'Amour et le pardon.  Son effort est tel que, le coeur battant à coups désordonnés, sous la pression du sang, les vaisseaux capillaires se rompent et une sueur rouge Le baigne tout entier.  Quelles misérables choses sont nos larmes en face de ceci !  

 Jésus revient vers les trois disciples préférés, et Il les trouve endormis.  « Vous n'avez donc pas pu veiller une heure avec moi ?  » Voilà tout le reproche de Son immense Amour.  Puis Il retourne sous la pierre d'agonie et reprend la prière et la lutte.  

 C'est maintenant tout le mal futur qui tombe sur Lui; tout ce que les hommes feront contre le Père, contre leurs frères, contre eux-mêmes, et contre la vie.  Jésus aperçoit les meurtres, les cruautés, les bassesses sans nombre, avec cette rapidité vertigineuse et cette netteté que connaissent ceux qui ont approché les portes de la mort.  Mais Il accepte tout.  Les nuages se lèvent; la ténèbre se fait moins obscure; c'est la tentation qui s'éloigne; c'est l'espoir quand même que Jésus conçoit : le Père ne laissera personne se perdre et quelques fidèles L'aideront, au prix même de leur sang.  Il le voit, Il en est certain.  Il Se relève donc, épuisé mais calme; et à peine a-t-II réveillé les apôtres pour la troisième fois, qu'arrive le traître avec sa troupe de mercenaires.  

 Ici la vie intérieure du Christ apparaît visiblement.  Sachant tout, pouvant tout, Son coeur n'éprouvait personnellement ni désirs, ni inquiétudes; Sa volonté n'avait pas, pour elle-même, de lutte à entrepren- dre.  Mais, comme je vous l'ai dit en commençant, pour aider les hommes, pour sauver les autres créatures, pour modifier la marche inexorable du Destin, pour améliorer l'évolution, Jésus ouvrit Son coeur à tous ces êtres, leur offrant Ses propres forces, présentant Sa douceur aux démons, Sa patience aux destins, Sa tendresse aux désespoirs, afin que tous prennent en Lui une nourriture pure, et par là se purifient.  Cela, aucun autre que le Verbe ne pouvait le réaliser.  

 Tout ce que le Christ a fait, ce fut par compassion.  Par compassion, Il a pris un corps, Il a guéri, Il a parlé.  S'Il précipita les porcs dans la mer et sécha le figuier, ce fut afin que les massacreurs d'animaux et les destructeurs de forêts soient jugés moins sévèrement.  Par compassion, Jésus subit la tristesse afin que nous, qui sommes souvent tristes parce que nous oublions le Ciel, ne recevions pas la visite du doute que nos mélancolies appellent.  Par compassion, à la minute dernière de Son martyre très précieux, Il a proféré une plainte : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?  » afin que nous tous, qui croyons toujours souffrir injustement, nos désespoirs puérils aient une excuse.  

 Est-ce donc pas légitime de dire et de redire que Jésus nous aime, comme jamais une mère n'aima son fils, ni un époux son épouse ?  Ah !  dès que le rayon le plus ténu de cet Amour percera les triples cuirasses de nos coeurs, que les métaphysiques nous sembleront vides, et les sciences vaines, et les joies terrestres écoeurantes !  

 Que ferons-nous ?  Et s'il se trouve dans cet auditoire un seul coeur qui saisisse, à travers mes paroles incolores, l'immense ardeur de l'Amour éternel, c'est à lui que je demande : quoi faire pour que tous ces soins ne nous aient pas été prodigués en vain ?  Dussé-je interroger des foules et pendant des années, je me tiendrai pour satisfait si, parvenu au seuil de l'Au-delà, j'ai enfin reçu une seule réponse, j'ai enfin rencontré une seule âme prête à réaliser par des actes cette réponse.  

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 Dans ce domaine du positif et du pratique, le disciple doit d'abord comprendre que la tentation est une grâce, les postes de danger sont des postes d'honneur pour des soldats, le commun des hommes a bien assez de se vaincre soi-même.  N'ayons pas l'hallucination du diable; le mal qui est en nous, les perversités du corps, de l'intelligence et du coeur, suffisent à nous faire tomber.  Il n'y a que les disciples aguerris que les Ténèbres attaquent; et ils sont très peu; le Diable est trop fort pour nous; il n'y aurait même pas un simulacre de combat.  

 La tentation à laquelle on résiste est le meilleur travail, pourvu qu'on ne s'y soit pas exposé par bravade ou pour son avantage spirituel.  En la combattant dans ces dispositions, on tomberait dans l'orgueil.  Toutes les tentations peuvent se vaincre par l'humilité, le calme et la prière.  

 En voici succinctement le mécanisme.  Le démon du vol, par exemple, entre en mon esprit.  Aussitôt s'émeuvent en moi les molécules de tout ordre qui ont pu, antérieurement, participer à des larcins; sur elles le tentateur a prise.  Si je résiste, il s'en va, affaibli, inquiété même par mon calme; si je succom- be, il prend possession de toutes les cellules, même physiques, qui ont participé au vol.  Quand les esprits de ces cellules, par le jeu de leur évolution, parviendront au rang de cellules cérébrales, où elles dirigent tout, je serai presque incapable alors de résister au penchant du vol; je succomberai fatalement. 

 Voilà pourquoi il faut engager la lutte tout de suite, pas demain, pas ce soir, à l'instant même.  A cause du jeûne de Jésus, celui qui résiste à un vice pendant quarante jours, s'il reste humble, il le vaincra dans la suite.  

 On dit souvent à la fin du Pater : « Ne nous induisez pas en tentation »; c'est une demande craintive.  Le soldat du Ciel, que n'effraient pas les coups, dit : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation ».  Il ne la recherche pas; il accepte le combat, avec l'aide du Ciel.  Ce courage naît d'une constante possession de soi.  Comme vous l'avez certainement compris, le mysticisme ne consiste pas dans les seules oraisons dévotionnelles; il est un état permanent d'enthousiasme, mais aussi une sérénité plénière. Le Christ dit plusieurs fois : « Veillez et priez ».  D'abord veiller, être éveillé; pas de rêveries, pas d'aspirations vagues, pas de sentimentalités diffuses; se rendre compte de ce qui se passe en soi et autour de soi; surveiller les frémissements du désir; ne pas s'exalter pour des idéals qui ne sont beaux qu'en apparence.  

 Car ce n'est pas seulement dans les extases des moniales que Satan se transfigure en ange de lumière; il ment de la sorte dans les événements, dans les relations, dans les doctrines, dans les personnalités éminentes. Souvenez-vous des récits évangéliques.  Jésus a dit : « Soyez simples comme les colombes », mais Il ajoute aussitôt : « Soyez prudents comme les serpents ».  Ceux à qui on élève des statues sont parfois des malfaiteurs publics.  Ne vous jetez pas à la suite de n'importe qui; examinez votre élan.   
Tel thaumaturge, dont les guérisons se comptent aujourd'hui par milliers, tient cependant ses pouvoirs d'ennemis implacables du Christ.  Tel système d'ésotérisme, admirablement construit, ne mènera cependant ses adeptes qu'aux royaumes glacés de la Mort essentielle.  Plus les années coulent, plus beaux seront les fruits que l'antique Tentateur va nous offrir, plus séduisantes leurs couleurs, plus délicieuse leur première saveur.  Cela s'appellera tolérance, altruisme, paix universelle, unité des religions, pouvoirs psychiques.  

 Veillez !  Développez en vous un sens exquis de la vérité; luttez d'abord contre l'erreur dans votre propre personnalité; luttez ensuite contre l'erreur que l'Ennemi des hommes tentera de vous inoculer.  Alors descendra la bénédiction que je vous souhaite, la joie immuable, la joie parfaite : la présence réelle de la Divinité.