LE MYSTICISME THEORIQUE

(20 Janvier 1912)

 

 « QUI ME REÇOIT REÇOIT CELUI QUI M'A ENVOYÉ ».(MATTHIEU X, 40.)

    Si vous voulez bien réfléchir sur ces paroles de Notre Jésus -non, pas réfléchir, mais les aimer à coeur perdu - vous saurez immédiatement tout ce que je veux vous dire et bien plus encore. Faites-en l'expérience dans vos heures de solitude.  
  
   Les définitions qu'on a données du mysticisme sont toutes différentes, parce que chaque auteur s'est placé à un point de vue différent.  Selon la philosophie officielle, c'est une sorte de contemplation dans laquelle l'être humain s'unit à Dieu par un procédé incompréhensible.  Selon la théologie, c'est une connaissance intuitive accomplie dans le silence des opérations rationnelles de l'entendement.  Selon l'étymologie (I), tout système dont les méthodes et les résultats sont secrets est un mysticisme.  Dans ce cas, tous ceux qui pensent ou agissent dans les régions extraordinaires de la conscience seraient des mystiques.  Ces définitions sont trop larges; le vocabulaire philosophique de la langue française manque de précision.  Religiosité, idéalisme, spiritualisme, ésotérisme, transcendantalisme, occultisme, magisme, hermétisme, psychisme, théosophie, kabbale, gnose, soufisme ne sont pas des expressions synonymes entre elles, et surtout ne sont pas des termes équivalents à mysticisme.  
 On peut considérer comme mystique tout homme qui, à quelque religion qu'il appartienne, se rattache à Dieu seul, faisant abstraction de toute créature et consacrant toutes ses forces à l'accomplissement de la volonté du Père.  

   Le mysticisme n'est pas seulement une méthode de contemplation et d'extase; ce n'est pas non plus que la physiologie de l'âme; c'est encore beaucoup d'autres choses (2).  Dès qu'une créature se remet, du fond du coeur, entre les mains du Père, ses voies sont changées; ses travaux, qui varient suivant ses facultés et les besoins de l'évolution générale, sont conduits pas à pas, par des agents spirituels spéciaux, remplaçant les guides ordinaires dont chaque homme est pourvu selon sa profession et ses aptitudes.  La voie mystique conduit directement au plan divin, au Royaume de la Miséricorde et de l'Amour; et l'air qu'on respire en la parcourant vient en droite ligne de ces mêmes éternels horizons.  

   A certaines âmes, uniquement assoiffées d'Absolu, la science ne suffit pas, la religion est trop prudente, l'ésotérisme trop compliqué.  Elles pressentent une science des sciences, une religion des religions, une initiation dont tous les collèges secrets ne donnent que les débris corrompus.  Il existe une méthode de savoir par laquelle la connaissance est instantanée, une religion sans rites par laquelle l'homme se relie immédiatement au Père, une initiation inaccessible, mais transmissible gratuitement, qui nous revêt du pouvoir suprême : se faire écouter de Dieu.  Quelque part, dans ce vaste monde, se tient le Maître des maîtres; Il ne manque jamais à la confiance de quiconque s'abandonne entre Ses mains augustes.  Une Lumière, silencieuse, invisible, mais inextinguible, mais innombrable, s'offre à qui veut s'en saisir, et en éclairer les ténèbres de son propre coeur, celles des abîmes, celles des firmaments.  Cette Lumière adorable est l'Amour; et le mysticisme est la science de l'Amour.  

   Il est la géométrie de l'âme, a-t-on dit.  Oui, pour des pythagoriciens; mais, pour des chrétiens, il est la vie même de l'âme, déroulant les ondes de son occulte et très ancienne splendeur jusque sur ses organes les plus externes : nos facultés conscientes.  

   Quant aux forces mystiques, ce seront tous les secours que Dieu nous envoie directement, immédiate- ment, expressément, parce qu'il nous est impossible de mener seuls ce travail à bien.  Le dispensateur unique en est Celui qui Se fit connaître comme Jésus de Nazareth.  Les procédés d'appel de ces forces sont tous indiqués dans l'Évangile et ne se trouvent que là.  
 Vous me pardonnerez l'allure dogmatique de ces déclarations.  Plus l'objet d'une étude est rare, plus il est nécessaire d'en préciser les contours.  
 Nous rechercherons maintenant les traits caractéristiques du mysticisme.  
  

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   Les croyances du mystique sont un défi perpétuel lancé à la raison; sa sagesse est une folie pour l'opinion commune.  Aujourd'hui on reproche au catholicisme de ne pas tenir compte des développements de la science et de la pensée contemporaines; je suis un piètre théologien et un très pâle dévot; mais l'incompréhension de tant de prêtres modernistes sur ce qui constitue l'essentiel de la religion qu'ils prétendent enseigner me stupéfie.  Le caractère original du christianisme, en effet, est cette notion du surnaturel, dont ne parle aucune autre religion.  Pour le philosophe, pour le savant, pour l'ésotériste, le surnaturel n'existe pas, parce qu'ils croient tout savoir et qu'ils prétendent tout expliquer; pour le mystique, le surnaturel existe, parce qu'il sait qu'il ne sait rien; c'est cela l'essence du christianisme.  
  
   Cette notion et celle de la participation constante de l'Absolu dans les affaires du Relatif; cette foi dans la sollicitude du Père; cette certitude que, puisqu'II peut tout, un miracle est toujours prêt à jaillir selon nos besoins impérieux; tout cela, ce sont les corollaires de l'évidence intuitive dont s'éclaire le mystique : que Jésus est le Fils unique du Père, et Dieu Lui-même.  

   L'exégèse, la critique, les manuscrits, les interpolations, les contresens, les variations du dogme et de la discipline, les disputes de l'École, tout cela est indifférent au disciple; ce sont des bruits de paroles étrangères, des cris d'enfants sur la place publique. Il porte en lui-même une certitude irréfragable, une évidence inattaquable, comme la splendeur du soleil. L'enfant a-t-il besoin de papiers d'état civil et d'un cours d'embryologie pour savoir que sa mère est bien sa mère ?  

   Le mysticisme est un bloc homogène; toutes les molécules en sont fixes, nécessaires et en harmonie réciproque, comme les habitants du Royaume éternel dont cette doctrine représente l'intersigne.  Puisque l'Absolu s'incline sur chacun, s'approche de chacun sous la forme du Verbe, cette sollicitude est parfaite, et ces soins embrassent notre être tout entier.  Dieu donc peut S'unir, directement, sans symboles, sans intermédiaire, à la substance de toute âme capable de recevoir une telle extraordinaire visitation.  

   Vous rendez-vous compte, Messieurs, de l'inouï, de la folie de cette idée ?  Non, toute imagination s'efface et toute intelligence s'abat devant un tel spectacle.  L'Absolu descendant réellement dans le Relatif, sans l'intervention d'un ange, d'un prêtre, d'un rite, d'une formule; dans la nudité sur-intellectuelle, supra-imaginaire, dans l'abîme terrifiant de la foi, dans la septuple ténèbre des sens, de la raison, de la volonté, du désir, de la solitude spirituelle, de la nuit psychique, de l'anéantissement du moi ?  

   Ainsi, les méditations des gymnosophistes, les macérations des ascètes orientaux, nous savons qu'elles ne menent pas à l'Absolu, puisque ces sages ne veulent pas suivre le Voyageur solitaire qui en fraya le chemin .  
 Mais nos théologiens eux-mêmes reconnaissent que Dieu peut transmettre à l'âme les vertus de Sa grâce par un autre canal que celui des sacrements.  Certains êtres d'élite, en réponse à leur observance extraordinaire des lois du Ciel, en reçoivent les dons directement.  Le Verbe les leur envoie par un messager spécial.  De même qu'à la messe il y a transsubstantiation des espèces du pain et du vin, le Verbe opère un miracle identique dans les coeurs capables de Le recevoir.  Celui qui se connaît un ennemi mortel, qui l'invite à sa table, le sert, l'embrasse et lui pardonne, dans l'esprit d'un tel disciple le Christ Lui-même crée à nouveau des organes, transforme en Sa propre chair les cellules qui agonisent et en Son propre sang les cellules qui aiment le meurtrier (3)  
 Prenons un peu de champ pour apercevoir l'ensemble de l'organon mystique.  
  

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 Les milliards de formes qui composent l'Univers sont les images réfractées d'un certain nombre de sources lumineuses disséminées dans son sein.  Ces sources sont les membres, les organes, les facultés.  Les puissances du Verbe.  Et chaque religion, avec sa théologie, sa liturgie et sa hiérarchie, est l'image vivante de l'un des aspects de ce Verbe central.  Les religions ne possèdent donc pas toutes une égale valeur; mais, quoique pouvant toutes conduire l'homme à l'éternel salut, puisque toutes commandent en premier l'amour du prochain, il en est de plus complètes, de plus actives, de plus vraies les unes que les autres.  
  
   Cependant un trait commun les relie, caractère fatidique sans quoi elles ne seraient plus des religions : c'est le formalisme.  C'est à lui qu'elles doivent leur solidité d'existence, mais aussi c'est lui qui borne leurs développements spirituels.  Par les rites, les religions reçoivent la force de résister aux torrents des siècles et des mouvements sociaux; par les rites, l'immense majorité des fidèles soutiennent la faiblesse de leur volonté; par les rites, les hiérarchies invisibles, intermédiaires entre les dévots et leur dieu, reçoivent une nourriture supplémentaire.  

    Mais aussi, par les rites, les dirigeants ecclésiastiques dévient parfois vers des buts temporels illusoires, les fidèles oublient souvent Dieu pour les intermédiaires, et ceux-ci peuvent également faillir à la stricte obéissance.  Ainsi, en tout il y a du mal et du bien.  

    On peut donc dire que le mysticisme vrai est à l'origine des religions et qu'il se retrouve à leur fin; mais, au cours de leur existence, il subit, du fait des incompréhensions ou des trahisons humaines, des éclipses plus ou moins longues et plus ou moins profondes. Pour le retrouver, il faut revenir en arrière et, après s'être tout à fait débarrassé des opinions acquises et des préjugés, scruter d'un esprit libre et simple les paroles du fondateur lui-même de la religion que l'on étudie.  
  
   Tel est, Messieurs, le travail auquel je prends la hardiesse de vous convier.  Vous êtes tous capables de l'entreprendre.  En effet, revenir en arrière, c'est remonter vers une source, c'est creuser dans la profondeur.  Remontez donc vers la source très profonde et très cachée, au fond de votre coeur, d'où tombe goutte à goutte l'eau des fontaines éternelles.  Le formalisme existe aussi en vous; débarrassez-vous-en; devenez simples; mais ne défrichez que si vous sentez la force de tenir la pioche jusqu'au bout.  Sinon gardez la voie commune.  Car les rites sont des êtres vivants qui ont aggloméré des colonies d'êtres vivants dans votre invisible personnel comme dans l'invisible collectif de votre religion; ce sont des factionnaires; ils obéissent à leur consigne; ils servent qui les sert et ignorent qui les nie.  
  
   Les habitants de ce monde occulte fournissent des appuis aux fidèles moyennant quelque offrande, je veux dire quelque effort matériel, que le désir du dévot transmue en fluidique; ainsi des abstinences, des veilles, des indulgences, des pèlerinages.  

    En plus de ces agents on trouve, dans l'eggrégore religieux, les esprits des défunts, toutes sortes d'êtres, infra-humains et supra-humains, autres que les anges et les diables proprement dits.  Ce sont eux qui transmettent les prières, les litanies, les cérémonies, les disciplines, les jeûnes, les chants, les lumières, les travaux de science et de philosophie, les efforts d'art, toutes choses en un mot constituant le corps physique de la religion.  Ce sont eux qui rapportent en retour les exaucements, les bénédictions, les guérisons, les illuminations.  
  
   Toutes ces auras, tous ces courants fluidiques sont des substances créées, naturelles, bien qu'inconnues; la foi, la sainteté - substances divines - ,le fanatisme, la tyrannie - substances infernales - les dirigent.  Dans cet orbe de fluides moyens ou médiateurs, la loi du choc en retour règne; la réaction s'y produit, égale et de sens contraire à l'action.  Un enfer s'y creuse toujours aux antipodes d'un paradis.  

    Mais la Paternelle Bonté ne ferme cependant point Ses bras à celui qui ne peut se résoudre aux chemins de l'Église, nivelés, entourés de barrières, parsemés de gardiens.  Les libertaires peuvent tout de même se sauver; le dernier des sauvages peut parvenir à la vie éternelle, puisque se sauver, c'est accomplir la volonté du Père et que cet accomplisse- ment consiste à aimer son prochain.  

    Toutefois, l'impatience d'un joug quelconque est si vive en nous qu'il faut spécifier ici avec force l'obligation impérieuse pour celui qui rejette la religion extérieure de se soumettre d'autant plus rigoureusement à l'observance littérale de l'Évangile.  Sous prétexte d'avancer plus vite en s'allégeant des formes accessoires, il ne faut pas jeter à terre le fardeau des commandements essentiels.  

    Le sentier du mystique libre est direct; il coupe droit au flanc escarpé de la montagne.  Le sol y est raboteux, les pentes abruptes et les ouragans terribles, mais l'air est plus pur, les parfums plus agrestes et plus pénétrants, les horizons plus beaux et la lumière éclatante.  On n'y rencontre que peu de monde, des pauvres gens bien simples, des bergers, des laboureurs, quelque soldat en reconnaissance.  Quoi qu'il en soit, je n'oserais jamais conseiller de prendre la coursière; ceux qui sont assez forts pour s'y engager se décident tout seuls.  Il y a le vertige, les terreurs nocturnes, les éboulements, des voleurs parfois, des fauves aussi.  C'est là votre route, vous violents, par où vous montez à l'assaut de la divine citadelle.  Route inconnue, route glorieuse, route des solitudes et des solitaires, route des messagers de Lumière, des porteurs d'éternité, des martyrs de l'Idéal, puissions-nous un jour te gravir dans cette détresse propice, dans cette agonie physique et mentale où brille solitaire la grande torche de l'Amour !  
  
   Sans doute ceux-là seuls en affrontent l'escalade, les tempêtes et les aventures, qui ont longuement et patiemment obéi à de minutieuses pratiques.  L'homme ne se libère qu'en portant ses chaînes et non en les rejetant, en payant ses dettes et non en les niant.  

    En général, on suit le chemin sur lequel les dieux nous posent; il faut être bien sage déjà pour pouvoir choisir.  Néanmoins, la purification des mobiles de nos actes, si modestes soient-ils, peut en décupler la portée; de sorte qu'avec la plus petite portion de libre arbitre, nous pouvons quand même faire de bonne besogne.  

    Chaque chose vient en son temps, bien que nous puissions retarder ou hâter ce temps.  C'est peu, une vie terrestre, c'est quelques minutes sur l'immense journée de notre voyage, penserez-vous.  Ah !  c'est que vous n'aimez pas Dieu, c'est que le désir de Son avènement ne vous consume pas, c'est que les souffrances autour de vous ne vous émeuvent pas, c'est que vous n'avez pas soif de Lumière, ni faim d'universelle Béatitude.  Que ne souffrent pas des amants terrestres pour un rendez-vous manqué ?  Comment décrire alors la désolation qui dévaste le coeur du disciple privé de la présence de son Maître ?  
  
   Nous sommes liés les uns aux autres, direz-vous encore; nous ne parviendrons pas au but les uns sans les autres; par conséquent, ce n'est pas la peine de se donner tant de mal.  Au contraire; puisque le moindre effort de chacun de nous profite à tous, puisqu'une solidarité cimente tous les humains de la Terre à Neptune, et d'Aldébaran à Antarès, nous sommes tenus aux plus grands efforts.  Sentir que mon minime travail profite à des milliers d'êtres, cela ne décuple t-il pas mon élan, cela ne me donne t-il pas toute la douceur du sacrifice joyeusement embrassé ?  
  
   Le premier des caractères du mystique, notez-le donc, Messieurs, pour des diagnostics futurs, c'est le goût de la vie, l'ardeur au travail, la sérénité dans la gêne, la paix profonde dans les déchirements des souffrances physiques et morales, choses, en somme, toujours extérieures.  Car l'âme ne souffre pas.  
  
   Ainsi l'observance ou la non observance des rites ne sont pas des signes mystiques, mais le recours à Dieu seul, et l'énergie d'agir.  

 
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 Les connaissances extraordinaires sont-elles un troisième sceau du mysticisme ?  
  
   Non, répondrai-je tout de suite.  Ce ne sont pas là choses indispensables, mais de petites gâteries au moyen desquelles notre Ami essaie de nous faire avancer.  Le mystique n'est pas un amateur de sciences secrètes.  Pour lui, la Science, conçue comme un ensemble de notions fixes, n'existe pas.  La science, selon lui, est infiniment diverse; elle varie à chaque seconde, parce que, à chaque seconde, les objets changent, les centres de perception changent, l'état du milieu change.  
  
   Voici, par exemple, l'hypothèse des réincarnations.  Il est très rare que la connaissance des vies antérieures soit utile.  Les pseudo-révélations qu'on peut obtenir là-dessus par les médiums, par les somnambules, par intuition, par méditation transcendante, embarrassent notre marche plus qu'elles ne l'aident.  Ceux qui s'observent sincèrement s'en aperçoivent bien; et les rares privilégiés aux yeux desquels le Passé soulève son voile disent tous que cette connaissance serait pour eux plu-tôt une épreuve qu'une aide.  En réfléchissant au mélange d'orgueil, de paresse et d'inquiétude qui fait le fond de notre nature, vous reconnaîtrez sans peine la justesse de cette opinion.  
  
   La doctrine des réincarnations est consolante, dites-vous.  Vous ne croyez donc pas en Dieu, que vous cherchez une consolation ailleurs que dans Sa Parole qu'II répète sans cesse au fond de votre coeur !  Votre dieu est donc un tyran cruel, puisque vous vous désolez pour une mort, puisque vous la jugez injuste !  Ou alors vous n'êtes pas conséquents avec vous-mêmes.  
  
   La vue prophétique de l'avenir n'est pas davantage un caractère du mysticisme.  Voyez plutôt la doctrine du millénarisme.  Non seulement depuis le XIe siècle, mais depuis les cénobites de la Thébaïde, depuis saint Paul même, tous les mystiques ont cru voir tout proche le jugement dernier.  Les catholiques comme saint Vincent Ferrier, les gnostiques, les albigeois, les vaudois, les laïques, les luthériens, les calvinistes, les jansénistes même ont prophétisé des catastrophes finales et définitives immédiates.  Sur ce, les positivistes de rire.  Les uns et les autres ont raison dans un certain sens.  

   Le Maître a dit : « Je viendrai comme un voleur ».  Personne ne prévoira donc le moment de Sa manifestation dans les rôles de Juge universel, ni de Régénéra- teur de notre esprit.  De plus, la terre n'est pas un bloc homogène, comme un cristal; c'est une masse en travail; c'est un carrefour.  Elle contient de tout en fait de substances et d'êtres; elle a des maladies; on lui administre des remèdes; elle subit des opérations chirurgicales.  Tout cela, ce sont des jugements partiels; ils ont lieu dans le plan intérieur vivant.  Nous ne les soupçonnons pas, mais certains voyants les aperçoivent.  Il y aura un grand règlement de comptes, c'est certain; mais l'échéance est inconnue; aucun adepte ne peut la calculer.  

   Voici encore une autre raison pour laquelle la prophétie n'est pas un caractère certain du mysticisme.  Quand un coeur suit le chemin du Christ, il marche plus vite que les autres; mais aussi il jouit, bien avant le gros de la troupe, de la beauté des horizons qu'il a découverts.  Il est donc tout naturel que le mystique voie l'avenir, vive en avance certaines scènes, encore dans l'invisible, auxquelles sa famille spirituelle ne participera que dans un siècle ou plus.  Le jugement est une de ces scènes; et, comme la conscience du voyant n'a pour terme de comparaison que les tableaux du monde physique, la moindre des clartés du monde intérieur lui paraît si magnifique, si haute, si pure, qu'il croit universelles des images de phénomènes très locaux.  
  
 Les facultés transcendantes et les pouvoirs ne constituent pas non plus des preuves de la voie mystique.  Nous autres, observateurs du dehors, nous apercevons bien les marionnettes, mais non les mains qui les font s'agiter; nous voyons des miracles, des extases; nous ignorons la force qui les produit; un estropié peut l'être devenu par suite d'un crime ou d'un dévouement.  Ne donnons donc pas soudain notre confiance à ceux qui opèrent des choses admirables.  S'ils appartiennent à la Lumière, ils ne nous tiendront pas rigueur de notre réserve.  

 
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   A quoi donc reconnaître le mystique vrai, en outre de sa passion de charité ?  
  
   A sa croyance en la divinité de Jésus, divinité unique, divinité de nature et non d'évolution; à sa charité active, à son humilité intérieure.  
  
   On parle beaucoup de Jésus, depuis ces dernières années; mais les incompréhensions pullulent; chaque novateur l'accapare.  Il est néanmoins plus loin et plus proche à la fois qu'on nous Le représente; Il est le plus grand et le plus petit, le plus distant et le plus immédiat, l'Alpha et l'Oméga.  C'est vers Lui que s'efforce le mystique, vers Son oeuvre inconnue; c'est dans les voies neuves qu'II a ouvertes entre le Ciel et la Terre que je voudrais vous faire marcher; c'est de l'effusion qu'II répand dont je voudrais vous faire bénéficier.  Pour L'apercevoir, vous aurez à sortir de cette immense création, à briser les chaînes du Temps, à franchir les bornes de l'Espace, à contempler d'un regard calme l'abîme inconcevable du Néant originel.  Or aucun homme ne peut accomplir ces travaux; les Bouddhas eux-mêmes n'y sont point parvenus.  

   Ils réalisent cependant de la façon la plus grandiose le type du surhomme; ils sont montés jusqu'aux cimes suprêmes de la connaissance et de la volonté; mais le dernier pas, ils ne l'ont point franchi, parce que Dieu seul peut prendre la créature, changer radicalement le mode de son existence, transformer en vie éternelle sa vie conditionnée, la créer, en un mot, une seconde fois.  
  
   Si vaste que soit une intelligence, si énergique que soit une volonté, il leur est impossible de se rendre ou plus vaste que la nature ou plus forte que le démiurge de qui toutes deux elles sont les enfants.  Ceux à qui le Verbe Se révèle, ceux que Sa face fulgurante éclaire sans les éblouir, ceux qu'II choisit, en toute justice et en toute bonté, L'admirent, L'aiment, L'adorent, Le voient; mais ils ne peuvent Le comprendre.  Cette illumination est toujours une faveur; je veux dire qu'elle est trop précieuse pour qu'aucun effort puisse l'obliger à se produire, comme une simple et fatale réaction chimique, par exemple.  Mais nos petits travaux émeuvent notre Ami, et Il nous donne, par tendresse, ce que les lois rigides du Destin nous refuseraient.  
  
   Parmi nous, hommes du XXe siècle, ceux qui portent une adhésion inébranlable à l'existence, à la divinité de Jésus, à Sa toute-puissance, à Son triomphe sur la mort, sont ceux-là mêmes auxquels, voici deux mille ans, Il Se fit reconnaître, par les chemins de cette terre, sous la forme familière d'un voyageur très doux, très bon et mystérieux.  Voilà pourquoi Il disait : « Cette génération ne passera pas avant que tels événements ne s'accomplissent ».  
  
   Ce sont là les privilégiés de l'heure actuelle.  Autrefois, lors de leur rencontre avec l'Ami, ils ne furent pas des privilégies; c'était une épreuve, mesurée à leurs forces, et dont quelques-uns ne sont pas sortis vainqueurs.  A ces derniers on a offert de subir une seconde épreuve, il y a quelques années.  
  
   Tous ceux qui n'ont pas aperçu la Lumière, à qui Mammon ou une fausse science ou l'orgueil ont bandé les yeux, ils ne sont pas perdus à jamais; des possibilités d'apercevoir le Vrai vivant leur seront présentées encore avant le prochain jugement.  Eux aussi rentreront dans la bergerie, mais beaucoup plus tard, et après bien des traverses et des malheurs.  Mais leur temps viendra; cela est certain.  Le Père n'a donné la vie à aucune créature pour la laisser se perdre définitivement.  Il y a seulement des routes différentes entre la terre et les cieux; pour parcourir les unes, il faut un siècle; ce sont les plus courtes; pour les autres, il en faut des centaines.  
  

* * *
 
    Le disciple authentique de Jésus n'est plus serviteur, mais ami.  Heureux est-il pour avoir perçu quelque chose du Verbe autrement que par les livres, les métaphysiques et les abstractions.  Heureux d'avoir vu la poignante beauté de ce Verbe resplendir dans la souffrance perpétuelle où Le réduit l'amour qui Le dévore; beauté qui transsude comme une rosée lumineuse, beauté qui s'exalte et qui flamboie, lorsque ce Jésus S'offre, sans défense, aux tortionnaires agents du mal et de la laideur.  La stature admirable du Seigneur universel distille alors l'éternelle Lumière comme une buée d'or et d'impalpables diamants.  Les formes augustes de Son apparence qui, dans le calme, rayonnent un effroi sacré, prennent un pathétique ineffable dans les angoisses immenses où Le jette Sa tendresse pour les humanités, les esprits et les mondes.  
  
  Il rayonne alors, notre Christ aux yeux doux; Il rayonne d'un éclat insoutenable, vibrant tout entier du halo vertigineux des rouges flammes de l'Amour.  Les aurores cosmiques flottent autour de Lui, comme des franges sombres à Son manteau; Ses pieds nus brillent comme la neige des hauts sommets et Ses mains divines, durcies par les labeurs, sont fortes et chaudes comme le soleil dorant les pampres des coteaux. 

   Son haleine est comme la charge des grandes vagues dans les tempêtes zodiacales.  Immobile, éternellement, on Le trouve tout de même partout à la fois; un et multiple, chacune des graines dont Il ensemence les vastes champs du Père Le possède en entier; et, infatigable, Il dispense aux abîmes, aux atomes, aux dieux et aux infusoires les effluves surabondants de Sa propre vie.  
  
    Lui, l'Amour, Il soutient les mondes, depuis toujours et à jamais; c'est Lui qui, de Ses propres mains, lance de l'Abîme d'En Haut à l'Abîme d'En Bas les comètes chevelues; Il parle, et un monde naît; Il regarde, et accourent la Mort libératrice et la Renaissance béatifiante.  Avec Lui tout est le Ciel; sans Lui les paradis ne sont plus que des enfers mornes et glacés.  
  
   Athlète invincible, cariatide du monde, pèlerin jamais las parmi les nébuleuses et les galaxies, magnificence de toutes les gloires, vertu de toutes les saintetés, guérisseur silencieux, triomphateur de la mort, tel est Celui devant Qui le mystique se prosterne, et sur les traces de Qui il s'efforce de marcher.  
  
   S'il travaille, il le sait bien, c'est parce que ce Jésus a édifié de Ses mains cet univers; s'il écrit, c'est parce que l'auteur du Livre de Vie lui a communiqué de Son art; s'il assemble des harmonies, c'est que la Voix profonde du Verbe crée, anime, unifie et accorde les voix des êtres, depuis le hurlement du démon jusqu'au murmure mélodieux du séraphin.  Pour cet Abîme insondable de perfections il n'existe ni murailles, ni montagnes, ni vallées, ni précipices; par Lui le disciple voit; par Lui il conçoit les arcanes et commande aux génies.  
  
   Sa douceur est toute forte; source inépuisable de l'Impossible, de l'Incréé, de l'Inédit, de l'Inouï, de l'Ineffable, de l'Irrévélé, dans Sa main gauche reposent les cendres des mondes disparus, dans Sa droite étincellent les semences des mondes futurs.  Maître des univers, bienfaiteur des hommes, vainqueur des enfers, Jésus accepte du disciple la maladroite et touchante faiblesse; dans le coeur qui se hausse, si péniblement, vers Lui, Il ne regarde que sa sincérité.  Comment n'aimer point ce Dieu qui Se fait notre frère, et qui ne garde de Sa grandeur que juste ce qu'il faut pour nous donner confiance et nous laisser le mérite de l'effort ?  
  
   Tel est, Messieurs, l'aspect général du mysticisme, de mon mysticisme.  Il nous reste à en étudier la discipline, les prérogatives et le but.  

Sédir


(I) Mysticisme, du grec muein : fermer la bouche.  



(2) Les philosophes modernes définissent l'union mystique une concentration extrême de l'attention, qui exalte l'intellect, utilise son bagage antérieur, et réalise l'unité de la conscience.  William James ajoute qu'il y a alors communication avec un monde supérieur par la conscience subliminale.  Selon saint Augustin et saint Bernard, la connaissance mystique n'aurait aucun rapport avec les connaissances antérieures, car l'extase vraie met en communication avec l'Absolu.  C'est ce dernier avis qui est le juste.  
 La psychophysiologie a redécouvert la vieille affirmation de Patandjali qui lui-même l'avait copiée dans les oeuvres perdues des Rishis : toute sensation est, en dernière analyse, un contact hyperphysique.  Les théologiens modernes en induisent que les sensations psychiques sont des contacts psychiques.  Cela revient à dire qu'il existe un monde, ou des mondes, invisibles, objectifs.  Superbe résultat pour nous, civilisés, que de nous trouver d'accord avec le dernier des Papous !  L'Ancien Testament, le Nouveau, les Pères, tous disent la même chose, pourtant ! 


(3) Il faut insister sur l'effet organique, biologique, vivant, de cette union transformante; ceux-là seuls qui l'ont expérimentée peuvent en redire quelque chose.  C'est pourquoi tous les théoriciens en parlent d'une façon si terne et si maladroite.  Ainsi, par exemple, ils disent :  
 « L'état mystique est un état spécial de conscience, ineffable, transitoire, passif, modifiant la connaissance et l'amour ».  (W.  James.) - « L'extase est un envahissement de la conscience par un état affectif pur.  A l'extrême, toute pensée disparue, le sentiment occupe seul la conscience, sous la forme d'un état affectif intense, c'est la perception directe du non-moi ».  « ...  C'est l'absorption de la conscience dans le non-moi par l'amour sans bornes ». (Godfernaux.) -  
« C'est un retour à l'état affectif, presque indifférencié, non connu, seulement senti ».  (Ribot.) Cf.  également Récéjac, Pacheu, Ribet, Goerres, Boutroux, Séraphin, etc., etc.  - Tout cela ressemble plutôt au Bhakti Yoga de l'Inde qu'à l'Évangile du Christ; il manque à ces définiteurs l'expérience pratique de la Vie divine.