(20 Janvier 1912)
Si vous voulez bien réfléchir sur ces paroles de Notre Jésus -non, pas réfléchir, mais les aimer à coeur perdu - vous saurez immédiatement tout ce que je veux vous dire et bien plus encore. Faites-en l'expérience dans vos heures de solitude. Le mysticisme n'est pas seulement une méthode de contemplation et d'extase; ce n'est pas non plus que la physiologie de l'âme; c'est encore beaucoup d'autres choses (2). Dès qu'une créature se remet, du fond du coeur, entre les mains du Père, ses voies sont changées; ses travaux, qui varient suivant ses facultés et les besoins de l'évolution générale, sont conduits pas à pas, par des agents spirituels spéciaux, remplaçant les guides ordinaires dont chaque homme est pourvu selon sa profession et ses aptitudes. La voie mystique conduit directement au plan divin, au Royaume de la Miséricorde et de l'Amour; et l'air qu'on respire en la parcourant vient en droite ligne de ces mêmes éternels horizons. A certaines âmes, uniquement assoiffées d'Absolu, la science ne suffit pas, la religion est trop prudente, l'ésotérisme trop compliqué. Elles pressentent une science des sciences, une religion des religions, une initiation dont tous les collèges secrets ne donnent que les débris corrompus. Il existe une méthode de savoir par laquelle la connaissance est instantanée, une religion sans rites par laquelle l'homme se relie immédiatement au Père, une initiation inaccessible, mais transmissible gratuitement, qui nous revêt du pouvoir suprême : se faire écouter de Dieu. Quelque part, dans ce vaste monde, se tient le Maître des maîtres; Il ne manque jamais à la confiance de quiconque s'abandonne entre Ses mains augustes. Une Lumière, silencieuse, invisible, mais inextinguible, mais innombrable, s'offre à qui veut s'en saisir, et en éclairer les ténèbres de son propre coeur, celles des abîmes, celles des firmaments. Cette Lumière adorable est l'Amour; et le mysticisme est la science de l'Amour. Il est la géométrie de l'âme, a-t-on dit. Oui, pour des pythagoriciens; mais, pour des chrétiens, il est la vie même de l'âme, déroulant les ondes de son occulte et très ancienne splendeur jusque sur ses organes les plus externes : nos facultés conscientes. Quant aux forces mystiques, ce seront tous les secours que Dieu nous envoie directement, immédiate- ment, expressément, parce qu'il nous est impossible de mener seuls ce travail à bien. Le dispensateur unique en est Celui qui Se fit connaître comme Jésus de Nazareth. Les procédés d'appel de ces forces sont tous indiqués dans l'Évangile et ne se trouvent que là. Cette notion et celle de la participation constante de l'Absolu dans les affaires du Relatif; cette foi dans la sollicitude du Père; cette certitude que, puisqu'II peut tout, un miracle est toujours prêt à jaillir selon nos besoins impérieux; tout cela, ce sont les corollaires de l'évidence intuitive dont s'éclaire le mystique : que Jésus est le Fils unique du Père, et Dieu Lui-même. L'exégèse, la critique, les manuscrits, les interpolations, les contresens, les variations du dogme et de la discipline, les disputes de l'École, tout cela est indifférent au disciple; ce sont des bruits de paroles étrangères, des cris d'enfants sur la place publique. Il porte en lui-même une certitude irréfragable, une évidence inattaquable, comme la splendeur du soleil. L'enfant a-t-il besoin de papiers d'état civil et d'un cours d'embryologie pour savoir que sa mère est bien sa mère ? Le mysticisme est un bloc homogène; toutes les molécules en sont fixes, nécessaires et en harmonie réciproque, comme les habitants du Royaume éternel dont cette doctrine représente l'intersigne. Puisque l'Absolu s'incline sur chacun, s'approche de chacun sous la forme du Verbe, cette sollicitude est parfaite, et ces soins embrassent notre être tout entier. Dieu donc peut S'unir, directement, sans symboles, sans intermédiaire, à la substance de toute âme capable de recevoir une telle extraordinaire visitation. Vous rendez-vous compte, Messieurs, de l'inouï, de la folie de cette idée ? Non, toute imagination s'efface et toute intelligence s'abat devant un tel spectacle. L'Absolu descendant réellement dans le Relatif, sans l'intervention d'un ange, d'un prêtre, d'un rite, d'une formule; dans la nudité sur-intellectuelle, supra-imaginaire, dans l'abîme terrifiant de la foi, dans la septuple ténèbre des sens, de la raison, de la volonté, du désir, de la solitude spirituelle, de la nuit psychique, de l'anéantissement du moi ? Ainsi, les méditations des gymnosophistes, les macérations des ascètes orientaux, nous savons qu'elles ne menent pas à l'Absolu, puisque ces sages ne veulent pas suivre le Voyageur solitaire qui en fraya le chemin . Les milliards de formes qui composent l'Univers sont les images réfractées d'un certain nombre de sources lumineuses disséminées dans son sein. Ces sources sont les membres, les organes, les facultés. Les puissances du Verbe. Et chaque religion, avec sa théologie, sa liturgie et sa hiérarchie, est l'image vivante de l'un des aspects de ce Verbe central. Les religions ne possèdent donc pas toutes une égale valeur; mais, quoique pouvant toutes conduire l'homme à l'éternel salut, puisque toutes commandent en premier l'amour du prochain, il en est de plus complètes, de plus actives, de plus vraies les unes que les autres. Cependant un trait commun les relie, caractère fatidique sans quoi elles ne seraient plus des religions : c'est le formalisme. C'est à lui qu'elles doivent leur solidité d'existence, mais aussi c'est lui qui borne leurs développements spirituels. Par les rites, les religions reçoivent la force de résister aux torrents des siècles et des mouvements sociaux; par les rites, l'immense majorité des fidèles soutiennent la faiblesse de leur volonté; par les rites, les hiérarchies invisibles, intermédiaires entre les dévots et leur dieu, reçoivent une nourriture supplémentaire. Mais aussi, par les rites, les dirigeants ecclésiastiques dévient parfois vers des buts temporels illusoires, les fidèles oublient souvent Dieu pour les intermédiaires, et ceux-ci peuvent également faillir à la stricte obéissance. Ainsi, en tout il y a du mal et du bien. On peut donc dire que le mysticisme vrai est à l'origine des religions et qu'il se retrouve à leur fin; mais, au cours de leur existence, il subit, du fait des incompréhensions ou des trahisons humaines, des éclipses plus ou moins longues et plus ou moins profondes. Pour le retrouver, il faut revenir en arrière et, après s'être tout à fait débarrassé des opinions acquises et des préjugés, scruter d'un esprit libre et simple les paroles du fondateur lui-même de la religion que l'on étudie. En plus de ces agents on trouve, dans l'eggrégore religieux, les esprits des défunts, toutes sortes d'êtres, infra-humains et supra-humains, autres que les anges et les diables proprement dits. Ce sont eux qui transmettent les prières, les litanies, les cérémonies, les disciplines, les jeûnes, les chants, les lumières, les travaux de science et de philosophie, les efforts d'art, toutes choses en un mot constituant le corps physique de la religion. Ce sont eux qui rapportent en retour les exaucements, les bénédictions, les guérisons, les illuminations. Mais la Paternelle Bonté ne ferme cependant point Ses bras à celui qui ne peut se résoudre aux chemins de l'Église, nivelés, entourés de barrières, parsemés de gardiens. Les libertaires peuvent tout de même se sauver; le dernier des sauvages peut parvenir à la vie éternelle, puisque se sauver, c'est accomplir la volonté du Père et que cet accomplisse- ment consiste à aimer son prochain. Toutefois, l'impatience d'un joug quelconque est si vive en nous qu'il faut spécifier ici avec force l'obligation impérieuse pour celui qui rejette la religion extérieure de se soumettre d'autant plus rigoureusement à l'observance littérale de l'Évangile. Sous prétexte d'avancer plus vite en s'allégeant des formes accessoires, il ne faut pas jeter à terre le fardeau des commandements essentiels. Le sentier du mystique libre est direct; il coupe droit au flanc escarpé de la montagne. Le sol y est raboteux, les pentes abruptes et les ouragans terribles, mais l'air est plus pur, les parfums plus agrestes et plus pénétrants, les horizons plus beaux et la lumière éclatante. On n'y rencontre que peu de monde, des pauvres gens bien simples, des bergers, des laboureurs, quelque soldat en reconnaissance. Quoi qu'il en soit, je n'oserais jamais conseiller de prendre la coursière; ceux qui sont assez forts pour s'y engager se décident tout seuls. Il y a le vertige, les terreurs nocturnes, les éboulements, des voleurs parfois, des fauves aussi. C'est là votre route, vous violents, par où vous montez à l'assaut de la divine citadelle. Route inconnue, route glorieuse, route des solitudes et des solitaires, route des messagers de Lumière, des porteurs d'éternité, des martyrs de l'Idéal, puissions-nous un jour te gravir dans cette détresse propice, dans cette agonie physique et mentale où brille solitaire la grande torche de l'Amour ! En général, on suit le chemin sur lequel les dieux nous posent; il faut être bien sage déjà pour pouvoir choisir. Néanmoins, la purification des mobiles de nos actes, si modestes soient-ils, peut en décupler la portée; de sorte qu'avec la plus petite portion de libre arbitre, nous pouvons quand même faire de bonne besogne. Chaque chose vient en son temps, bien que nous puissions retarder ou hâter ce temps. C'est peu, une vie terrestre, c'est quelques minutes sur l'immense journée de notre voyage, penserez-vous. Ah ! c'est que vous n'aimez pas Dieu, c'est que le désir de Son avènement ne vous consume pas, c'est que les souffrances autour de vous ne vous émeuvent pas, c'est que vous n'avez pas soif de Lumière, ni faim d'universelle Béatitude. Que ne souffrent pas des amants terrestres pour un rendez-vous manqué ? Comment décrire alors la désolation qui dévaste le coeur du disciple privé de la présence de son Maître ? Les connaissances extraordinaires sont-elles un troisième sceau du mysticisme ? Non, répondrai-je tout de suite. Ce ne sont pas là choses indispensables, mais de petites gâteries au moyen desquelles notre Ami essaie de nous faire avancer. Le mystique n'est pas un amateur de sciences secrètes. Pour lui, la Science, conçue comme un ensemble de notions fixes, n'existe pas. La science, selon lui, est infiniment diverse; elle varie à chaque seconde, parce que, à chaque seconde, les objets changent, les centres de perception changent, l'état du milieu change. Voici, par exemple, l'hypothèse des réincarnations. Il est très rare que la connaissance des vies antérieures soit utile. Les pseudo-révélations qu'on peut obtenir là-dessus par les médiums, par les somnambules, par intuition, par méditation transcendante, embarrassent notre marche plus qu'elles ne l'aident. Ceux qui s'observent sincèrement s'en aperçoivent bien; et les rares privilégiés aux yeux desquels le Passé soulève son voile disent tous que cette connaissance serait pour eux plu-tôt une épreuve qu'une aide. En réfléchissant au mélange d'orgueil, de paresse et d'inquiétude qui fait le fond de notre nature, vous reconnaîtrez sans peine la justesse de cette opinion. La doctrine des réincarnations est consolante, dites-vous. Vous ne croyez donc pas en Dieu, que vous cherchez une consolation ailleurs que dans Sa Parole qu'II répète sans cesse au fond de votre coeur ! Votre dieu est donc un tyran cruel, puisque vous vous désolez pour une mort, puisque vous la jugez injuste ! Ou alors vous n'êtes pas conséquents avec vous-mêmes. La vue prophétique de l'avenir n'est pas davantage un caractère du mysticisme. Voyez plutôt la doctrine du millénarisme. Non seulement depuis le XIe siècle, mais depuis les cénobites de la Thébaïde, depuis saint Paul même, tous les mystiques ont cru voir tout proche le jugement dernier. Les catholiques comme saint Vincent Ferrier, les gnostiques, les albigeois, les vaudois, les laïques, les luthériens, les calvinistes, les jansénistes même ont prophétisé des catastrophes finales et définitives immédiates. Sur ce, les positivistes de rire. Les uns et les autres ont raison dans un certain sens. Le Maître a dit : « Je viendrai comme un voleur ». Personne ne prévoira donc le moment de Sa manifestation dans les rôles de Juge universel, ni de Régénéra- teur de notre esprit. De plus, la terre n'est pas un bloc homogène, comme un cristal; c'est une masse en travail; c'est un carrefour. Elle contient de tout en fait de substances et d'êtres; elle a des maladies; on lui administre des remèdes; elle subit des opérations chirurgicales. Tout cela, ce sont des jugements partiels; ils ont lieu dans le plan intérieur vivant. Nous ne les soupçonnons pas, mais certains voyants les aperçoivent. Il y aura un grand règlement de comptes, c'est certain; mais l'échéance est inconnue; aucun adepte ne peut la calculer. Voici encore une autre raison pour laquelle la prophétie n'est pas un caractère certain du mysticisme. Quand un coeur suit le chemin du Christ, il marche plus vite que les autres; mais aussi il jouit, bien avant le gros de la troupe, de la beauté des horizons qu'il a découverts. Il est donc tout naturel que le mystique voie l'avenir, vive en avance certaines scènes, encore dans l'invisible, auxquelles sa famille spirituelle ne participera que dans un siècle ou plus. Le jugement est une de ces scènes; et, comme la conscience du voyant n'a pour terme de comparaison que les tableaux du monde physique, la moindre des clartés du monde intérieur lui paraît si magnifique, si haute, si pure, qu'il croit universelles des images de phénomènes très locaux. A quoi donc reconnaître le mystique vrai, en outre de sa passion de charité ? A sa croyance en la divinité de Jésus, divinité unique, divinité de nature et non d'évolution; à sa charité active, à son humilité intérieure. On parle beaucoup de Jésus, depuis ces dernières années; mais les incompréhensions pullulent; chaque novateur l'accapare. Il est néanmoins plus loin et plus proche à la fois qu'on nous Le représente; Il est le plus grand et le plus petit, le plus distant et le plus immédiat, l'Alpha et l'Oméga. C'est vers Lui que s'efforce le mystique, vers Son oeuvre inconnue; c'est dans les voies neuves qu'II a ouvertes entre le Ciel et la Terre que je voudrais vous faire marcher; c'est de l'effusion qu'II répand dont je voudrais vous faire bénéficier. Pour L'apercevoir, vous aurez à sortir de cette immense création, à briser les chaînes du Temps, à franchir les bornes de l'Espace, à contempler d'un regard calme l'abîme inconcevable du Néant originel. Or aucun homme ne peut accomplir ces travaux; les Bouddhas eux-mêmes n'y sont point parvenus. Ils réalisent cependant de la façon la plus grandiose le type du surhomme; ils sont montés jusqu'aux cimes suprêmes de la connaissance et de la volonté; mais le dernier pas, ils ne l'ont point franchi, parce que Dieu seul peut prendre la créature, changer radicalement le mode de son existence, transformer en vie éternelle sa vie conditionnée, la créer, en un mot, une seconde fois. Le disciple authentique de Jésus n'est plus serviteur, mais ami. Heureux est-il pour avoir perçu quelque chose du Verbe autrement que par les livres, les métaphysiques et les abstractions. Heureux d'avoir vu la poignante beauté de ce Verbe resplendir dans la souffrance perpétuelle où Le réduit l'amour qui Le dévore; beauté qui transsude comme une rosée lumineuse, beauté qui s'exalte et qui flamboie, lorsque ce Jésus S'offre, sans défense, aux tortionnaires agents du mal et de la laideur. La stature admirable du Seigneur universel distille alors l'éternelle Lumière comme une buée d'or et d'impalpables diamants. Les formes augustes de Son apparence qui, dans le calme, rayonnent un effroi sacré, prennent un pathétique ineffable dans les angoisses immenses où Le jette Sa tendresse pour les humanités, les esprits et les mondes. Il rayonne alors, notre Christ aux yeux doux; Il rayonne d'un éclat insoutenable, vibrant tout entier du halo vertigineux des rouges flammes de l'Amour. Les aurores cosmiques flottent autour de Lui, comme des franges sombres à Son manteau; Ses pieds nus brillent comme la neige des hauts sommets et Ses mains divines, durcies par les labeurs, sont fortes et chaudes comme le soleil dorant les pampres des coteaux. Son haleine est comme la charge des grandes vagues dans les tempêtes zodiacales. Immobile, éternellement, on Le trouve tout de même partout à la fois; un et multiple, chacune des graines dont Il ensemence les vastes champs du Père Le possède en entier; et, infatigable, Il dispense aux abîmes, aux atomes, aux dieux et aux infusoires les effluves surabondants de Sa propre vie. |