LA LIBERTÉ

      

     Voilà bien longtemps qu'on a proclamé l'homme roi de la création; il l'est en effet; il l'est même plus profondément que ne l'imaginent ses panégyristes.  Certes, dompter les éléments, plier la matière à tous usages, vaincre les résistances impondérables, on fait cela aujourd'hui avec un succès qui invite à toutes le hardiesses; mais notre véritable royauté est en nous.  Il a fallu de l'intelligence et du courage pour réaliser les merveilles de l'utile et du pratique; ces dominations sur l'espace, sur le temps, sur la pesanteur, sur les mille formes de l'inertie sont-elles autre chose que des degrés vers la subtilité, vers la splendeur, vers l'ubiquité que les mystiques attribuent aux purs esprits ? 

     Apercevez-vous comment l'effort humain prend son point d'appui le plus fixe dans l'intime de la conscience ?  et comment, même lorsqu'il s'exerce vers les conquêtes les plus matérielles, il tend à s'affranchir de la matière ?  Il existe donc autre chose que cette nature physique, que nos facultés mentales et corporelles. 

     Oui, permettez-moi de revenir sur cette notion en essayant de l'approfondir, oui, un être se tient en arrière, au delà, au dedans de la personne que l'on voit bouger; un témoin, un ambassadeur, un explorateur.  Les psychologues de demain vont le redécouvrir; c'est l'homme véritable, l'immortel; et, de même qu'il est revêtu de l'homme corporel et mental, de même il est la cuirasse de l'homme éternel. 

     Lorsque l'immortel se joint au mortel, la volonté naît.  Lorsque l'éternel touche l'immortel, la liberté jaillit, étincelle inextinguible, couronne de notre royauté future, sceau de notre filiation divine.  Voilà comment « le Royaume de Dieu est au dedans de nous ». 

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     De toutes les innombrable forces qui nous constituent, seule, la volonté nous appartient; les autres sont des prêts; elle est notre possession, les autres sont les dépôts de vouloirs antérieurs, les instruments de travail pour les oeuvres à venir.  Par suite, souvent, très souvent, c'est le Passé qui s'impose, et nos décisions restent des esclaves au lieu d'être les libres filles de l'Avenir visitant notre âme immortelle. 

     Mes préjugés, mes convoitises, l'influence de ma race, de mon milieu, tous ces prolongements de l'Antérieur, où dominent les tares et les petitesses, c'est en leur obéissant, hélas !  que je m'imagine faire acte d'homme libre.  Je ressemble au vieux galérien qui penche en marchant du côté de son boulet.  Ne devrais-je pas me raidir contre ces sollicitations fatidiques ?  Et la plus haute hygiène spirituelle, ne serait-ce pas le régime du renoncement ?  

     Oui, une volonté n'est forte que dans la mesure où elle est libre; mais elle ne devient libre que dans la mesure où elle se rapproche de l'Esprit; encore faut-il que cette proximité ne reste pas spéculative ou théorique; qu'elle soit effective, qu'elle sculpte une ressemblance en nous de l'Idéal; que le vouloir, par ses oeuvres, se construise un corps; qu'il puisse nous obliger à toutes les peines; qu'il fasse de nous les martyrs de nos rêves. 

     La liberté est la seule mère légitime, de nos volontés.  Quand les philosophes parlent « volonté », ils ressemblent au collégien qui, devant une baraque foraine, admire les muscles difformes de quelque lutteur obèse.  La puissance volitive obtenue par des artifices psychologiques  - ou quelquefois physiologiques  - peut conquérir l'admiration.  Il y a diverses sortes de volontés : celle d'un athlète est dans ses muscles; celle d'un magnétiseur est dans son double; celle d'un philosophe est dans sa pensée; ainsi de suite.  Mais l'homme dont la volonté est à sa place, au centre, l'homme qui dit doucement : « Je veux ceci parce que je crois en cela », et qui se met en marche sans jamais ralentir, lance sur le futur des jetées irrésistibles.  La vraie force est calme; l'énergie véritable est douce.  Le difficile, c'est de dire : « Je veux » avec simplicité.  Quelle profondeur de caractère il faut pour être simple !  Lorsqu'on y parvient, tout se possibilise et les imaginations les plus fantastiques commencent à prendre corps.  La simplicité saisit des joyaux là où l'analyse et le raffinement semblent avoir tout inventorié.  Elle restitue à l'intelligence la vue la plus lucide et permet au sentiment des exaltations qui ne risquent point le déséquilibre.  Autant de chances de succès en plus alors, selon les vues humaines; et, selon les vues divines, bien plus de chances encore pour obtenir des secours providentiels. 

     Ne confondez point ce qui vient du moi en nous et ce qui vient de Dieu.  Ces choses-ci sont de la Liberté, même si elles comportent des disciplines et des renoncements; ces choses-là sont de la captivité, même quand elles rompent des barrières.  Même si leur justesse ou leur générosité apparentes leur permettent de réussir, elles n'améliorent qu'à la surface et elles engendrent du trouble.  Tandis qu'une idée, juste selon l'Absolu, et généreuse selon la générosité divine, acquiert une puissance invincible de réalisation aussitôt qu'elle se trouve un martyr.  Il ne suffit pas qu'un cerveau la conçoive et qu'une bouche éloquente l'exprime; il est nécessaire qu'un coeur et un corps intrépide l'incarnent à n'importe quel prix. 

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     Je ne saurais trop dire combien il importe de bien comprendre le concept de Liberté.  Ce que l'on croit généralement être des choix, ce n'est que de véritables chutes spirituelles d'un contraire à l'autre.  Toute ma nature, qui est mon destin, me pousse et m'entraîne vers un excès puis vers son opposé; mon prétendu libre arbitre n'est alors que déterminisme.  Il redeviendra lui-même quand ce ne sera plus Moi qui choisirai, quand ce sera Dieu en moi.  Telle est la raison du renoncement mystique; peut-être y en a-t-il d'autres. 

     La plupart du temps, on se résout à un parti sans presque réfléchir, par impulsion, ou après un examen qui ne dépasse pas le cercle des préoccupations courantes.  Les hommes consciencieux qui délibèrent à la lueur des principes premiers, le Juste, le Légitime, le Vrai, le Beau, l'Idéal : ces hommes-là sont bien rares, hélas !  Il serait désirable cependant, et si noble que, pour ces conseils secrets que l'on tient seul à seul avec sa conscience, où l'on analyse les mobiles, où l'on épure les intentions, où l'on échauffe les énergies,  - il serait si convenable et si noble que l'on entre dans le Saint-des-Saints de soi-même, sous l'immuable lueur de la lampe éternelle. 

     Gestes et paroles, sentiments et pensers reçoivent de Dieu une force d'autant plus pure et belle que moins d'intermédiaires la leur transmettent.  L'on peut diminuer le nombre des intermédiaires; il suffit de se rapprocher de Dieu, de faire à Dieu une place plus grande en nous.  Ce n'est pas tuer le Moi qu'il faut; c'est le changer, l'orienter, le transplanter, le transmuer.  En obéissant au Moi, en faisant notre propre volonté, nous croyons trancher un lien, tandis que nous ajoutons un poids de plus à nos fers.  Les ascètes savent cela d'expérience; et nous ne devons pas sourire au récit des scrupules des saints qui poursuivent l'égoïsme dans ses formes les plus fuyantes et qui s'accusent comme de fautes graves des mouvements les plus légers de l'individualisme.  Les qualités de la complexion, les formes radicales du caractère, la tournure mentale, c'est toute notre histoire antérieure, résumée, cristallisée; c'est notre principal ennemi; c'est notre tentateur permanent; l'autre tentateur, le Diable, ne vient nous voir que dans des circonstances exceptionnelles.  Cette attraction incessante du soi pour soi : pour le moindre effort, ou pour l'appropriation de tout ce qui passe à sa portée, ce nonchaloir des habitudes, ou cette insatiable curiosité, cette peur du risque ou cette violence à la lutte, toutes ces figures habituelles de l'égoïsme, ne sont que les prolongements de racines innombrables en nous depuis toujours.  Elles ressemblent aux figures de l'altruisme, par leur forme; c'est leur esprit qui diffère.  Un homme charitable, un saint, peut avoir de la prudence qui ait l'air d'une paresse, une régularité qu'on croit être le machinal de l'habitude, une ardeur d'apostolat qui semble combative, une discrétion que l'on prenne pour de la pusillanimité.  La différence des mobiles fait toute la valeur de nos actes, au Jugement de Dieu. 

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     Un autre motif de batailler contre le Moi, c'est qu'à lui obéir, on ne fait en somme que répéter le Passé.  Or, nous, nos frères, toutes les créatures, nous avons besoin de nouveau; l'univers ne continue de vivre que par le renouvellement.  Se renouveler, c'est recevoir de l'inconnu, du jamais vu, de l'inédit; or, les choses nouvelles que le monde nous présente, ne le sont qu'en apparence.  D'autres regards les ont déflorées avant qu'elles n'arrivent ici-bas; des regards étrangers, peu-être; peut-être nos propres regards aux mystères de l'Ailleurs et du Passé.  Dieu seul peut nous offrir du vrai nouveau.  Le Père seul tire sans cesse de Son trésor de présents vierges.  Il est donc nécessaire à notre croissance libre que le Moi si pesant sous son apparente effervescence, meure et renaisse aux souffles de l'Irrévélé.  Frère Moi, il faut mourir.  Mais, comme au bon moine, Quelqu'un t'a déjà ouvert cette route de la Mort, qui mène vers la Vie; Quelqu'un est déjà venu que ni la terre, ni les étoiles, ni leurs habitants n'avaient encore vu; Quelqu'un qui est réellement et par excellence l'unique Nouveau-Né; Quelqu'un qui rencontre des Calvaires à chaque pas; qui continue sans cesse et en mille lieux de mourir et de naître; de qui chaque geste est un don nouveau, qui recommence sa besogne et qui se recommence perpétuellement; Quelqu'un en qui repose l'Absolu; le seul qui soit libre tout en vivant sous une forme de chair; le seul enfin qui ait le droit de dire en toute rigueur : « Mon Père et moi nous ne sommes qu'un », et : « Qui me voit voit mon Père.  »

     Ainsi, Messieurs, imiter Jésus-Christ, s'unir à Jésus-Christ, voilà l'oeuvre, la formule et l'arcane.  Faites-vous esclaves et vous deviendrez libres; renoncez à toutes les choses et vous posséderez le Tout.  Quand, par de patientes simplifications, vous serez dépouillés, quand vous aurez oublié l'antérieur, cette mémoire et cette sensibilité profondes, ces habitudes de votre personnalité qui en sont l'ossature, alors l'ultérieur s'offrira; le transitoire s'évanouira, le permanent paraîtra.  Vous verrez une vision de Dieu parce que vos chaînes seront tombées, et que le Libre Vagabond qui court par les abîmes - entre le Père et le Fils - pourra, sans que vous en mouriez, vous soutenir devant Sa Face.  Et de ce regard, dont l'extase est l'apprentissage, en quelque endroit que vous soyez admis à le jeter, dans un palais ou une échoppe, dans l'horreur du champ de bataille ou dans la sérénité d'un crépuscule; que vous en rendiez témoignage par un chef-d'oeuvre ou qu'il demeure scellé dans votre coeur taciturne, - le Monde saura ce miracle; il en frémira dans ses assises, et l'humanité se tournera vers la lueur neuve dont elle connaîtra l'apparition, même si sa splendeur en reste voilée. 

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     Voilà donc dans quel sens nous rencontrerons la Liberté, par quels gestes nous communiquerons avec elle.  Laissez-moi vous prévenir que la route est longue; mais le labeur n'est pas toujours pénible; il faut s'attendre, certes, à de tout petits résultats pour les débuts; mais, s'abstenant d'artifices, gardant quelques principes solides, se donnant surtout à la besogne avec allégresse, on recevra, longtemps avant d'atteindre le but, des marques sensibles que l'on change de pays et que les effluves du Consolateur se répandent en tous lieux.  Les idées d'esclavage et de tristesse vont ensemble, comme celles de joie et de liberté.  C'est la fausse religion qui est sombre; la vraie nous accueille avec un visage ouvert.  Il y a une joie terrestre, excessive et incertaine; il y a une joie intérieure, céleste, sereine et harmonieuse et qui va toujours s'approfondissant; c'est celle que donne notre marche vers la libération.  Notre Dieu n'est pas vindicatif ni rancunier; Son Fils est toute tendresse, charme et sourire, et forte douceur.  Aussi la bonne volonté alimente-t-elle toute la vie intérieure; « Dieu seul est bon »; notre bonté est fille de la sienne, notre volonté doit être la servante de la sienne; notre ouverture d'âme doit imiter la sienne.  Toute la méthode se résume donc à forcer notre nature et à donner cet effort d'un coeur paisible, avec aisance, avec bonne humeur.  Le mécontentement, la crainte, l'agitation, les disputes métaphysiques entravent le zèle et flétrissent les fleurs spirituelles au lieu de les épanouir.  Il n'est pas nécessaire de posséder toute la théorie avant de se mettre à la pratique.  On se perfectionne mieux en les complétant alternativement l'une par l'autre et dès les premiers pas.  Le bon sens populaire enseigne : « C'est en forgeant qu'on devient forgeron ».  Le taillandier ne s'inquiète pas de physique ni de mécanique; le boxeur n'étudie pas toute la physiologie avant de se mettre à l'entraînement. 

     De même tout le monde possède une certitude implicite de la liberté; les fatalistes la prouvent en l'attaquant.  Une croyance, si générale, si imprécise soit-elle, suffit pour se mettre en marche vers son objet.  Cette liberté est une chose spirituelle; qui se ressemble s'assemble; ce qu'il y a de spirituel en nous finira donc certainement par la joindre.  Toutefois, il est nécessaire de garder une mesure dans nos intuitions, sans quoi l'on verse dans l'illuminisme.  La plus vaste intelligence saisit seulement une toute petite fraction du savoir total; les autres facultés sont également embryonnaires.  Pourquoi notre libre arbitre, leur principe à toutes, et leur moteur, serait-il déjà parfait ?  Pourquoi serions-nous totalement libres ?  Pourquoi le serions-nous davantage qu'en germe ?  Si l'un de nos centres spirituels avait seul atteint sa plénitude, alors que les autres ne seraient que de pauvres petites tiges cherchant péniblement leur nourriture dans la confusion terrible du monde, notre personne entière s'affolerait; elle se désorbiterait, elle éclaterait, elle s'émietterait dans le chaos du néant. 

     Oui, en nous, le savoir et le pouvoir sont dans une tendre enfance; leurs courbes parallèles se déroulent, en équilibre instable sans doute, mais les écarts restent minimes.  Chez l'un le pôle Savoir est aujourd'hui plus vigoureux, et cela produit un philosophe; mais demain, sur cette terre ou ailleurs - car qui connaît le possible ?  - , le Savoir se reposera, le pôle Pouvoir prendra la tête, et ce philosophe sera un homme d'action. 

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     La liberté accomplit sans relâche le miracle le plus subtil : elle transfigure la valeur des choses, leur qualité spirituelle.  Dans ce colloque inévitable que mon être immortel poursuit sans trêve avec Dieu, dans cette cellule haute bâtie au-dessus de ma conscience ordinaire, si ma liberté dit : Non, tout devient obscur et lourd; si elle dit : Oui, les pires maux deviennent des biens, de claires sources, d'allègres exercices.  Cet acquiescement perpétuel dans la joie n'interrompt en rien nos conversations avec la vie.  Un chrétien triste n'est pas un bon chrétien.  La recherche divine n'empêche pas qu'on goûte les chefs-d'oeuvre, qu'on s'émeuve aux paysages pathétiques, qu'ou se rafraîchisse aux amitiés exquises.  Au contraire; la silencieuse exaltation où se maintient le mystique échauffe sa sensibilité, affine son intelligence; si j'abandonne sans calcul quelque plaisir personnel, je le retrouverai au centuple selon la promesse évangélique; je serai cent fois plus capable ensuite de force, de compréhension, de goût, de délicatesse.  Mais il faut admirer, aimer, s'émouvoir en la présence de Dieu et non dans une délectation personnaliste.  Un homme assis à son bureau, qui recherche comment il pourra donner au public l'impression de sa supériorité, ne sera jamais un véritable grand homme.  La vérité vit.  Permettez que je me répète : Ne cherchez pas à paraître; soyez.  Si vous vivez totalement ce que vous êtes profondément, quelle que soit la forme de votre existence, vous rayonnerez.  Dieu vous conférera une noblesse immortelle.  La culture de la liberté nous facilite cette ascension puisqu'elle nous oblige à vivre selon l'Idéal.  Ainsi, par ce renoncement paradoxal que nous avons vu tout à l'heure être le moyen de notre délivrance, l'on devient véritablement soi-même; on sort de la superficie vers les profondeurs, du muable vers le permanent, de l'exister vers l'être.  Telle est la force de l'Esprit. 

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     Cette bataille contre l'esclavage du Passé, cette profonde possession de soi-même, cet aplomb, cette habitude des hauteurs procure comme un trop-plein d'énergies.  Et, par surcroît, l'Idéal qui répond à l'évocation vivante qu'un tel état d'âme constitue, augmente cette réserve d'énergies et fait qu'elle déborde. 

     De là naissent un besoin de se dépenser, une passion de se donner, une compassion diligente aux inquiétudes et aux souffrances de nos frères.  C'est l'apostolat.  On imite ce que Dieu fait pour l'univers; et, comme aucune besogne n'exige plus de courage à l'extérieur et d'abnégation, l'apostolat est la meilleure école pour notre liberté. 

     Il est difficile de persuader, d'allumer chez les autres le désir du mieux.  Un tel devoir incombe cependant à tous, puisque tous nous pouvons exceller en quelqu'un des mille détails de l'immense labeur humain.  Pour répondre à cette mission, une personnalité solide est indispensable.  Je ne veux pas dire qu'il faille prendre figure de surhomme; pas d'orgueil, pas d'oeillères; la santé psychique est modeste, et mieux que tolérante, accueillante; et puis, si formidable que soit notre effort vers l'Absolu, ce ne sera jamais qu'un de ses rayon qui descendra sur nous.  Seulement cette particule de Perfection, cet éclair de Puissance suffit à tous nos besoins.  Il nous crée de nouveau; abattus sous sa fulgurante atteinte, nous nous relevons transfigurés, cependant toujours nous-mêmes.  Car l'être de l'homme, tant qu'il ne rentre pas dans l'Éternité, reste dans une limite.  Avant d'avoir reçu le baptême de l'Esprit, il ne peut pas plus que de servir de fil transmetteur à la Force, de canal à la Source.  Celui-là même qui s'élève le long de la montagne ésotérique, à force de volonté propre, n'est, malgré cela, qu'un canal et un fil.  Ne vaut-il pas mieux choisir, entre toutes les forces, celle qui vient directement du Père; entre toutes les ambroisies, celle de la sagesse anté-séculaire ? 

     Pour être un bon fil et un bon canal, net, sans paille, sans fissure, vous voyez quelle énergie toujours prête, quelle vigilance incessante sont nécessaires; alors on offre à ses frères l'exemple, bien plus éloquent que des discours, d'une individualité saine et la chaleur vivifiante d'un zèle dont la flamme est pure.  Voilà ce qu'il faut pour pouvoir écouter toutes les plaintes, panser toutes les plaies, répondre à tous les langages, se faire enfin tout à tous, pour les conduire tous au Maître-Guide, à l'infaillible Guérisseur. 

     Surtout n'enchaînez pas les autres; vous vous enchaîneriez avec eux.  Ne menacez pas, n'ordonnez pas.  Conseillez, persuadez, enflammez.  N'imposez pas des disciplines; montrez seulement les chemins où l'on rencontre le Maître; faites sentir l'Au-Delà de tout; ouvrez les fenêtres à l'espérance; aérez les âmes; qu'elles s'assouplissent.  L'Esprit, c'est l'Amour.  Donnez donc et vous recevrez.  Donnez ce qui est à vous, l'argent, le temps, votre influence, votre expérience, tout ce que vous avez de plus précieux; ne cachez pas votre lumière sous le boisseau.  Sans profaner le secret de vos entretiens avec Jésus, offrez-en les fruits : ils ne seront jamais trop beaux; donnez cela qui vous a coûté le plus à acquérir, le meilleur, le plus rare, le plus pur de ce que vous avez reçu. 

     D'ailleurs, quiconque a reçu davantage, sa conscience le presse à le répandre alentour; et elle l'y oblige plus impérieusement s'il s'agit de trésors spirituels. 

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     Mesurez la vie avec un mètre d'Idéal.  Confrontez les événements à la lueur éternelle qui éclaire vos ténèbres.  Ce que vous aurez vu être juste à cet examen attentif, faites-le sans retard; ce qui vous aura semblé vrai, dites-le, doucement mais franchement; non pas d'une parole altière ou d'un geste autoritaire, mais avec la discrétion, la modestie convenables aux pauvres miroirs ternis que nous sommes des rayons impollués du Soleil de Justice. 

     Donnons notre effort vers l'indépendance.  Essayons d'être terrestrement ce que nous sommes divinement.  Si, pénétré d'abord de mon incapacité personnelle, je me prosterne pour obtenir le secours du Seigneur, je recevrai de quoi satisfaire à tout ce qui se présente, moi-même, et non pas mon voisin. 

     Et les traditions, direz-vous, les coutumes, l'enseignement des maîtres ?  Ne faut-il donc pas les suivre ? 

     Les maîtres ne nous apparaissent tels que parce qu'ils ont su devenir eux-mêmes; c'est leur effort, la plus importante leçon qu'ils nous donnent.  Les coutumes, elles ont besoin que des novateurs les renouvellent de temps à autre.  Les traditions, héritage vénérable du passé, sans elles, le présent n'aurait pas d'assises ni d'humus; vouez-leur votre reconnaissance; mais, si leurs génies majestueux paraissaient devant vous, ils vous avoueraient aussi leur besoin de renouvellement, ils vous diraient que toute renaissance exige une mort préalable. 

     Développez votre courage moral; lancez-le d'abord contre l'étroitesse, l'apathie, la partialité du moi; exercez-le à suivre Jésus le Libérateur; ensuite, vous ne courrez plus de risque grave à le développer dans l'externe.  N'ayez pas honte de changer d'opinion; tout change; je ne suis déjà plus celui que j'étais il y a une demi-heure.  Tout ce que Dieu nous demande, c'est d'être sincères et de ne chercher que Lui. 

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     Choisir son travail, discerner sa vraie vocation, qui n'est pas toujours celle où l'on imagine que l'on réussira : quelles douloureuses perplexités !  Mille voix parlent en nous; la plus divine est justement celle-là qu'on entend à peine parce qu'elle vient de plus haut.  Tout le monde ne peut pas être un grand artiste ou un grand homme d'État; mais tout le monde peut devenir un grand serviteur de Dieu.  Et c'est par une mesure de Son amour que notre Père a rendue accessible à tous l'oeuvre la plus magnifique et la plus féconde, l'oeuvre d'accomplir Sa volonté.  Ici encore, « cherchez premièrement le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît ».  Suivre une vocation, c'est réellement entendre un appel; analysez les appels qui de partout sont lancés; il ne s'agit plus de satisfaire un goût superficiel, mais d'extérioriser une tendance profonde.  Représentons-nous les pires échecs qui puissent survenir dans la carrière qui nous attire, et demandons-nous quelle figure nous ferions alors; si nous sentons que notre courage ne serait pas atteint, ni notre confiance, alors adoptons cette carrière, parce que le signe que l'on demeure bien dans la volonté de Dieu, c'est qu'une paix inaltérable brille au travers des pires ouragans. 

     Bien entendu, la morale et la santé du libre arbitre exigent que, si des devoirs familiaux ou sociaux nous interdisent de suivre l'appel intime, nous acceptions ce sacrifice.  Au surplus, la Nature est si fertile en ressources, les chemins de la Destinée si nombreux, la bonté du Père si ingénieuse que, dans une profession contraire à nos aptitudes et à nos goûts, les moyens nous seront fournis que nos vertus profondes fleurissent tout de même; et sans doute, après un long labeur ingrat, la Mort nous trouvera-t-elle grandis bien davantage que nous ne l'aurions été par l'oeuvre de notre choix. 

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     Si le geste premier du libre arbitre exprime la non-dépendance, la spontanéité, son attitude finale sera le non-arrêt, le quand même, le toujours plus outre.  Les limites des forces physiques et mentales sont insupportables à la Liberté; plus les poids du Relatif l'écrasent, plus sa force explosive s'exaspère; plus elle paraît accablée, plus, l'instant d'après, elle triomphe avec éclat. 

     Il en est ainsi pour la liberté légitime, pour celle qui a crû dans l'obéissance et dont l'Amour seul fut la sève.  Celle-là, se sachant fille de Dieu, ignore la prudence; certaine de se retrouver toujours plus forte après quelque coup téméraire, puisqu'elle est là pour démontrer le Ciel aux créatures.  Elle infuse à l'être où elle habite l'audace de se dépasser.  Chaque échec lui est un tremplin et chaque douleur un élixir.  De quoi peuvent lui être, en effet, la fatigue et la mort, puisque la première prépare une jeunesse divine et la seconde une immortalité triomphante ?  Que sont les insuccès terrestres en face des victoires spirituelles qu'ils évoquent ? 

     Ainsi, Messieurs, fermons la porte pour toujours aux découragements.  Une lassitude vient-elle nous amollir, une amertume nous dégoûter, un accident nous blesser, bousculons cette lassitude, dégustons cette lie, défions le sort néfaste puisque tout se succède par alternances; c'est le dernier effort à bout de souffle qui compte; c'est le dernier bond exténué qui gagne la course; c'est le dépassement de soi-même qui fait venir Dieu; c'est la tentative de l'impossible qui détermine le miracle. 

     Voici le soir, et vous êtes recru.  Cherchez quel soin vous avez omis au cours de cette accablante journée; puis en souriant, avec amour, réparez la négligence. 

     Vous êtes seul; tout le monde vous abandonne ?  Laissez les gens partir; renfermez-vous dans votre chambre, baignez-vous dans la solitude, remâchez l'amertume des trahisons. 

     Ceci n'est pas du paradoxe : c'est de la simple logique.  Car vous voulez grandir en liberté, n'est-ce pas ?  Et la liberté parfaite, c'est le Ciel.  Puisque le voeu de l'homme transforme ses correspondances spirituelles, puisque vous voulez atteindre Dieu, Dieu, qui est bon, Se met à votre portée; tout ce qui vous arrive désormais vient de Lui plus immédiatement et vos emmène vers Lui plus directement.  Vos fatigues, donc, vos chagrins, tout ce qui vous survient, c'est Dieu, c'est Son Fils qui l'organise à votre intention; c'est des écoles et des leçons pour vous personnellement; votre devoir et votre intérêt vous commandent de les utiliser à fond, de les pousser à bout, d'en extraire le suc jusqu'à la dernière goutte.  Ainsi vous n'aurez plus à y revenir, et vous aurez avancé plus loin, par une application plus intense. 

     Les bonheurs sont des soporifiques; les malheurs sont des toniques; c'est donc eux surtout que nous devons nous assimiler intégralement; après chaque nuit désolée se lève une plus fraîche aurore. 

     N'ayons peur de rien : la mort, les catastrophes, tout cela ne contient rien de plus terrible que le cabinet noir où l'enfant indocile est enfermé pour une heure.  Il n'y a rien, il n'y a même pas de fantômes. 

     Ne désespérons jamais; ne nous arrêtons jamais.  Le régime le plus sévère, celui qui comprime le Moi, qui étire ses énergies jusqu'à la limite de l'extension, qui nous lance dans l'Au-Delà, et de l'Au-Delà dans le Surnaturel : c'est   ce seul régime qui nous rend libres.  C'est le régime de l'Esprit, ordonné par le Père, incarné dans le Christ. 

      C'est ce régime que je vous invite à suivre.  Je n'ai   jamais vu personne se repentir de l'avoir adopté; c'est le seul qui procure un bonheur stable; c'est le seul par quoi nous pouvons nous accomplir nous-mêmes dans la splendeur toujours jours égale de l'Irrévélé.