NOS ESCLAVAGES ET NOTRE LIBERTÉ

      

     De même que les exemples et les comparaisons pèchent toujours par quelque endroit, les titres de livres ou de causeries désignent souvent assez mal le sujet qu'ils prétendent définir.  Ce que je me propose d'analyser avec vous aujourd'hui, c'est la singulière illusion où vit la grande majorité des hommes de se croire indépendants; ils se figurent penser, agir, parler en maîtres, ne faire que leur propre volonté dans leur domaine, si petit soit-il, tandis que, pour le spectateur qui pourrait passer derrière la scène, ils apparaîtraient comme des marionnettes dont les fils seraient tenus par les exécuteurs invisibles de l'inéluctable Destin. 

     Ce Destin est-il donc le Maître suprême ?  Non, parce que la tyrannie qu'il exerce sur nous, c'est nous-mêmes qui la lui avons conférée, et c'est Dieu qui l'autorise à instruire notre Moi immortel par les frappantes leçons de l'expérience. 

     En dernière analyse, personne autre que nous-mêmes n'est le fauteur de nos souffrances.  Voici un ivrogne : la maladie de foie qui l'attend, l'accès de violence meurtrière où l'alcool le jettera peut1être, qui en est responsable, sinon lui-même ?  Si, après sa mort, nous admettons qu'il aille au Purgatoire réparer le mal que son vice lui aura fait commettre, ou si nous préférons croire qu'il renaîtra sur la terre avec un foie malade, avec une infirmité correspondante aux sévices qu'autrefois il exerçait contre ses semblables dans ses délires furieux; quelque hypothèse que l'on admette, on voit bien que ces jeux automatiques de causes à effets, ce destin, cette fatalité, ce déterminisme, c'est nous qui les déclenchons; le plus ancien de nos tyrans et le plus fort, le plus impitoyable, le plus invulnérable, c'est nous-mêmes en tant que centres d'égoïsmes; ce sont nos travers, nos défauts, nos vices. 

     Les psychologues prennent souvent l'effet pour la cause; ils expliquent les tares physiques et morales par l'hérédité, le legs de la race, l'influence du milieu, l'éducation.  Pour nous mystiques, ces influences sont des effets et des moyens.  Notre ivrogne de tout à l'heure, si son moi revient sur la terre, la cirrhose dont il va souffrir, ce ne sont pas ses parents qui la lui transmettront, ni le climat trop chaud où il devra vivre; mais, avant sa naissance, les ministres de son Destin l'enverront naître chez des parents malades ou dans un pays de fièvre.  A moins que, s'il s'est repenti à fond, si un serviteur de Dieu à intercédé pour lui, le Ciel ne lui ait accorde son pardon ou n'ait changé son travail. 

     Ainsi nos chaînes, notre boulet, c'est nous qui les avons forgés autrefois, en ce monde ou en d'autres, et c'est nous seuls qui pouvons, par nos repentirs, nos obéissances, nos résignations, nos cris d'appel, les réduire peu à peu, les limer, devenant ainsi capables d'une marche plus rapide vers les libres horizons du Royaume. 

     Ces théories ne plairont guère à beaucoup de contemporains; la partie la plus remuante, ou la plus bruyante de la jeune génération proclame juste le contraire; elle suit, en cela, une certaine ligne de pensée dont on peut apercevoir l'origine dans le mouvement, généreux en soi, de la Réforme.  La civilisation, en effet, oscille entre deux pôles : l'un est traditionaliste et règle toute chose en vertu des coutumes et des idées transmises : il s'appuie sur le passé.  L'autre est novateur, il cherche l'avenir, veut l'indépendance, et toute tradition lui paraît suspecte par le seul fait qu'elle vient des ancêtres.  Il arrive que, de temps à autre, ces deux manières résolvent leurs rivalités en retrouvant les traces secrètes de la collaboration constante de la Providence vivante à leur effort unilatéral.  Ce sont les époques de synthèse, de santé spirituelle, où le genre humain en masse reprend contact avec son Père, et développe une perfection nouvelle de son être collectif.  Telles furent, toutes proportions gardées, les secondes moitiés du IXe, du XIIIe, du XVIIe siècles.  Aujourd'hui, nous sommes en pleine effervescence du principe novateur. 

     La civilisation actuelle affirme avec une force croissante le droit de tous à la liberté, et le pouvoir de conquérir cette liberté.  La forme la plus séduisante de ce sophisme se trouve chez J.-J.  Rousseau, dans les livres duquel brille la néfaste demi-science de l'autodidacte.  Plus tard, Stendhal, Emerson, Kant, Hégel, Proudhon, Nietzsche, les romanciers russes, les dramaturges suédois, et jusqu'à notre Montparnasse actuel, artistes, sociologues, penseurs, presque aussi étranges pour notre goût qu'étrangers à notre race, tous ces brillants protagonistes ne feront que développer jusqu'au paradoxe les thèses contenues dans l'oeuvre du sensible et vertueux Genevoix. 

     Tour à tour, aiguillant l'opinion, ou entraînés par la foule, ces romantiques exaltent l'homme, écartent Dieu et, sous couleur de réveiller des énergies qu'ils accusent la religion et la morale d'endormir, ils renversent les digues, déchaînent les instincts, éperonnent les passions, et proclament que tout désir, étant un geste de notre puissance vitale, a le droit de vivre et, puisqu'il est sincère, doit se réaliser, même au détriment d'autrui.  Cette confusion des valeurs, comme on dit maintenant, place les impulsions les plus brutales au-dessus des sacrifices, les gestes les plus féroces au1dessus des renoncements, les opinions les plus folles, pourvu qu'elles soient défendues avec fanatisme, au-dessus de la calme recherche impartiale.  Regardez toute l'avant-garde actuelle : les tableaux, les statues, les maisons, les meubles, les modes, les danses, les romans, les moeurs, partout le paradoxe pour le paradoxe et la recherche à tout prix du pas encore vu. 

     La toute jeune humanité ne fait de progrès que de cette manière; encore que le Ciel inlassablement la sollicite à prendre des méthodes plus sages, et qui seraient en définitive plus rapides, elle n'en veut faire qu'à sa tête.  De même que notre ivrogne symbolique de tout à l'heure, il me semble que nos contemporains, au moment où ils croient affirmer, par leurs paradoxes, une indépendance et une puissance singulières, ne me font voir en eux qu'un culte ridicule de la réclame, une basse courtisanerie à la célébrité, ce sans-gêne qui leur paraît de la force, et cette fureur d'assouvissement par quoi on laisse paraître jusqu'à quelle inconscience on est esclave de ses vices ou de ses passions.  Oui, nos servitudes prennent constamment figures de libertés. 

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     Voici le chef d'une grande industrie; il maintient une stricte discipline parmi ses salariés, mais il se montre juste, se préoccupe de leur hygiène, leur bâtit de petites maisons, leur assure une retraite.  Peut-être fait-il tout cela par honnêteté, par philanthropie.  Mais si c'est une habileté de sa part, s'il a remarqué qu'un ouvrier dont le moral est entretenu par une existence plus confortable, fournit un meilleur rendement qu'un autre qu'on laisse vivre dans la crasse, ce chef n'est pas du tout le Maître qu'il s'imagine; il n'est que l'intendant servile de sa cupidité, de son goût de respectabilité. 

     Regardons aussi l'autre face de la médaille : ouvriers ou employés, en général, ne travaillent que parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement; leur principale préoccupation est d'en faire le moins possible pour le salaire le plus fort.  Moyennant quoi, ils se jugent fort habiles de rouler le patron, ils s'estiment des citoyens libres.  Or, ils sont esclaves de plusieurs choses et surtout de leur paresse, puisqu'ils n'ont pas développé l'intelligence ou l'énergie qui aurait pu faire d'eux des patrons; les tentatives actuelles d'offrir à tous les enfants, par des études égales, les mêmes chances de réussir, ne sont qu'une flatterie aux goûts égalitaires, car aucun plan d'études, ni aucun maître ne donneront de la mémoire à l'enfant distrait, ni de l'application à l'élève désobéissant. 

     Le goût du moindre effort, cette faiblesse si répandue, est une maladie désastreuse et qui ruine la santé sociale dans toutes les classes.  Il appelle la ruse au secours de l'incapacité, le mensonge du faible contre la tyrannie du fort, ou ces révoltes qui ne résolvent jamais les conflits et dont les adversaires sortent plus haineux et toujours diminués. 

     Quiconque a fait oeuvre de créateur, qu'il s'agisse du modeste jardinet de l'employé dans la banlieue, de la plus petite invention, ou de ces vastes entreprises appuyées sur d'énormes capitaux, de ces théories géniales qui renouvellent toute la science, de ces chefs-d'oeuvre admirés ensuite par les siècles, quiconque, dis-je, crée quoi que ce soit, s'il s'examine sincèrement, s'aperçoit devenir peu à peu l'esclave de son oeuvre.  Peu à peu elle le surmonte, elle l'obsède, elle le charge, elle lui ferme la vue, elle le traîne après soi.  Les conquêtes de Napoléon finirent par le tuer.  Victor Hugo mourut prisonnier de ses grandes attitudes.  L'angoisse du petit fonctionnaire qui craint sans cesse, le mine et ruine cette santé dont il attendait pour sa retraite tant de jouissances. 

     Nos qualités même, dès que nous en prenons de la suffisance, se changent en chaînes.  Cet adolescent, s'il s'enorgueillit d'avoir battu un record sur le stade, ne faudra-t-il pas beaucoup plus de force morale pour vaincre sa gloriole qu'il ne lui a fallu de force physique pour vaincre ses compétiteurs ? 

     Cette mère si tendre qui gâte son enfant, qui ne veut pas le voir pleurer, qui passe par tous ses caprices, sans doute elle est sincère; mais, si elle s'examinait à fond, ne découvrirait-elle pas, sous cette tendresse immédiate, une certaine répugnance à l'effort que nécessitent les soins d'une bonne hygiène, les habitudes d'une éducation correcte ?  Car il en faut de la volonté pour assouplir l'obstination d'un enfant, il en faut de la patience pour réformer ses petites manies. 

     Ce financier, si profondément habile, ne le voit-on pas tenu en laisse par quelque brillante créature qui le mène à la ruine en manoeuvrant quelqu'un de ses travers ?  Ce savant, chargé de titres, ce philosophe, combien ne leur faut-il pas se vaincre pour accepter le phénomène inattendu qui réduit à néant les systèmes auxquels ils ont attaché leurs noms ?  Les artistes, leur sensibilité les enchaîne d'autant plus fort qu'elle est plus riche et plus exquise.  On les compte ceux qui, au milieu de leur carrière, parviennent à se renouveler, à regarder la vie avec des yeux neufs, à la comprendre sous un autre jour que celui où leur tempérament les place.  Quant au chefs politiques, c'est un lieu commun que de souligner combien ils sont les esclaves de leur parti. 

     Tous ces hommes supérieurs, ne sont-ils pas les serfs de leurs découvertes, de leurs systèmes, de leurs formules, de leurs publics ? 

     Et, dans l'ordre spirituel, dont toute la disposition s'oriente vers notre affranchissement, comme il est difficile de se mouvoir dans un autre sens que celui où nous pousse notre personnalité ?  Qu'il est ardu de changer en un aigle royal l'hydre multiforme du Moi ! 

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     Ce dernier point, Messieurs, nous intéresse particulièrement, puisque notre maxime est de rechercher dans nos actes la qualité, l'intensité, la pureté. 

     Tout cet énorme amas de germes où, dès la naissance, notre volonté doit apprendre à choisir, goûts et dégoûts physiques, sympathies et antipathies sentimentales, attractions ou répulsions fluidiques, aptitudes, incapacités, tendances, opinions vraies ou fausses, tout cela attend, recherche les réactions des divers milieux pour croître en tous sens.  Aujourd'hui, l'on incline à tenir ces semences comme bonnes pour la seule raison qu'elles existent, et leur développement pour légitime; nos philosophes ne tiennent plus guère compte de Dieu; leurs dieux, c'est la Nature et le bon plaisir de l'homme.  Cependant, parmi cette masse de possibilités, les unes tendent à l'accroissement de la vie générale : ce sont les bonnes; les autres tendent à l'absorption de cette vie générale par la vie propre du Moi : ce sont les mauvaises.  La conscience nous ordonne de choisir; les morales humaines ordonnent de supprimer les mauvaises impulsions et de ne laisser vivre que les bonnes; la morale du Christ demande de transformer les mauvaises en bonnes. 

     Mais rien de plus facile que de se tromper dans ce tri; il y faut du tact, et la plus grande sincérité; l'être auquel nous mentons le plus facilement, n'est-ce pas nous-même ? 

     Puisque notre travail spécial est justement la conduite de la vie intérieure la plus claire, permettez-moi de prendre un exemple qui vous soit familier : les illusions de la prière. 

     Rien n'est plus facile que de prendre l'habitude des douceurs spirituelles; au commencement de l'ascèse, le disciple n'est pas entraîné, il a besoin d'une nourriture forte et les Anges la lui apportent en effet; l'homme-esprit absorbe des ambroisies et des nectars dont la bienfaisante action se fait sentir dans l'intelligence et dans le coeur de l'homme-charnel, sous forme de joies plus ou moins intenses, depuis le simple repos de la quiétude, jusqu'aux visions, aux rapts, aux ravissements, jusqu'à l'extase.  Or, tout cela, ce n'est, révérence parler, que la carotte tenue devant l'âne récalcitrant pour lui faire gravir la côte. 

     S'attacher à une table exquise, à de beaux habits, à une belle bibliothèque, ou à un coffre-fort, ou à une fonction, ou aux suffrages d'autrui; s'attacher aux joies sensibles de la prière, tout cela, c'est du même ordre, c'est attitude d'esclave et non pas d'homme libre. 

     Ces délicieuses effusions sentimentales d'une prière où il semble que tout le Paradis s'écoule en nous, nous conduisent moins près de Dieu que la demande ou l'appel simples, nus, exténués, émis à grand'peine du fond de notre faiblesse, de notre désert, ou de notre tourbillon, et auxquels aucune réponse ne semble venir, ni par l'imagination, ni par l'intuition, ni par l'émotion.  La réponse de Dieu vient cependant, parce que Dieu répond toujours aux faibles qui luttent quand même; mais elle dépasse nos sensibilités, nos concepts, nos émotivités; elle vient de plus loin que les réponse perceptibles à notre conscience.  Et plus on monte, ou plus on s'approfondit, plus l'esprit de la prière s'élance en nous d'une cime plus haute ou d'une crypte plus secrète. 

     Céder an goût du moindre effort, c'est toujours le commencement d'un esclavage.  Certains mystiques ont subi pendant dix, quinze, vingt-cinq ans des tentations quotidiennes de suicide, d'incrédulité, de blasphème; ils n'ont jamais cédé.  Nous pouvons toujours dire : Non, à une séduction, fut-elle la plus physique, fussions-nous physiquement enchaînés.  

     Le secret pour devenir libre consiste à se ménager un refuge en arrière de tous les lieux de notre personne d'où naissent les désirs innombrables et les vouloirs du Moi.  Pourvu que de ce point suprême subsiste un lien avec Dieu, cela suffit.  Vous avez remarqué que l'on obtient le plus sûrement la guérison des malades auxquels on est le moins attaché; c'est parce qu'il entre toujours de l'égoïsme dans nos sentiments humains les plus beaux; il coupe les ailes de la prière, il nous agite, nous trouble et disperse la ferveur. 

     Se tenir immuablement accroché à Dieu par le centre de la conscience, de cet observatoire solide et secret diriger nos actes, écouter les gens, accomplir malgré tout nos devoirs sans aucune exception, se considérer comme un rouage, comme un fil transmetteur, se faire spectateur de nos mouvements corporels ou intellectuels ou affectifs, comme si notre personnalité humaine était une étrangère ou un satellite de l'étincelle divine par qui Dieu communique avec nous; on se libérera ainsi de mille liens ténus, on rayonnera sur les autres, et, pour leur plus grand bénéfice, on leur donnera la sérénité, le calme, la certitude; on verra clair dans les cas les plus embrouillés. 

     Cet observatoire mystérieux, point d'origine de la conscience, ce centre spirituel de gravité nous fera situer les choses à leur vraie place; nous apprendrons à leur donner leur importance exacte; nous expérimenterons que la qualité des coeurs prime leur quantité.  Puisque Dieu est Dieu, Il ne Se trouvera jamais qu'au delà de nos perceptions, de nos émotions, de nos conceptions.  Plus nous nous détacherons de ces expériences, sans toutefois en refuser aucune, plus notre coeur deviendra pur, plus notre travail sera solide et fructueux. 

     Actuellement, l'homme naturel étouffe l'homme surnaturel en nous; il faut que celui-ci croisse et que celui-là diminue.  Vivre, travailler, compatir, étudier, consoler, guérir, comme si c'était notre serviteur qui accomplisse ces choses : voilà le seul moyen d'éviter l'ingérence du Moi dans les oeuvres les meilleures en les saturant des forces éternelles.  « Ce n'est plus moi qui agis, c'est le Christ qui agit par » : voilà le but. 

     On ne l'atteint pas sans effort; rompre les charmes de la Nature, dissiper les prestiges de l'égoïsme, détermine d'abord de l'indifférence, du dégoût, de la sécheresse.  Aussi faut-il se contraindre coûte que coûte sur les deux points suivants : ne négliger aucun devoir et même, si l'on a subvenu aux plus petits, s'en créer de nouveaux de peur de devenir inerte. 

     Et que personne ne s'aperçoive de nos tourments intimes; laisser paraître sur son visage la trace d'un chagrin, c'est forger le premier anneau d'une chaîne nouvelle; quand le coeur est torturé, ravagé, anéanti, le vaillant mensonge d'une physionomie souriante force la paix du Ciel à descendre, parce que c'est l'effort de la foi; peu à peu notre Maître nous démontre ainsi que tout ce qui arrive est adorable, puisque tout nous arrive et par Lui et pour Lui. 

     Je vous recommande cette maîtrise mystique de nous1mêmes, ce détachement des trésors spirituels dont la possession comblerait nos plus sublimes désirs.  Car si le centre même de votre coeur, si votre tabernacle n'est pas enchaîné, les autres chaînes qui vous affligent plus extérieurement ne tarderont pas à tomber. 

     Le disciple du Christ doit s'intéresser à tout, mettre du mouvement partout, augmenter la vie en toutes ses formes.  L'idéal d'une existence arcadienne, où chacun se contenterait du minimum de labeur pour sa nourriture, quoique sage ans yeux des utopistes, n'est, aux yeux du Père, qu'un idéal de paresse.  Le mystique développera l'initiative, l'habileté, la persévérance du réalisateur, la sensibilité de l'artiste, l'ouverture d'intelligence de l'humaniste, dans la mesure où il aura reçu ces dons.  Mais, à l'inverse de ces gens d'affaires ou de ces penseurs, il saura que rien de tout cela ne lui appartient, qu'il ne fait l'office que de gérant, que d'intendant de sa fortune, fidéicommissaire de sa fonction, dépositaire des facultés brillantes qui le placent aux premiers rangs peut-être. 

     Il reste indépendant, non dépendant de toutes ces choses; l'homme ordinaire en est le prisonnier. 

     Ainsi, richesses extérieures, richesses intérieures, richelieu naturelles, humaines ou divines, le Père veut que nous les expérimentions toutes, pour vaincre leurs attraits.  Notre dévotion même, nos fraternels élans d'entr'aide et de pardon doivent se dépouiller de leur gangue personnaliste, se clarifier, prendre une vigueur plus saine, et ainsi devenir plus réellement actifs.  Beaucoup s'apitoient devant un cheval trop chargé et s'en prennent au charretier qui n'en peut mais, puisque son patron le commande.  Mais ceux1là qui savent ce que c'est que d'être un prolétaire comme le charretier, et qui connaissent, comme le cheval, la détresse de l'éreintement, ceux-là se mettront à pousser la roue. 

     Le Christ ne nous demande pas d'élans platoniques; Il attend nos actes, nos oeuvres.  L'initiation christique, ce n'est pas la retraite contemplative : c'est le don de soi-même à toutes les formes de la vie. 

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     Avant d'atteindre la cime de la Liberté vraie, il faut gravir trois plateaux.  Le premier, c'est de subir tous les esclavages venus du dehors et qui nous mettent dans la gêne  - ou dans la géhenne, si vous voulez bien me passer ce facile jeu de mots.  Le second, c'est de rechercher d'autres esclavages quand le Destin ne nous en apporte plus.  Le troisième, c'est de ne plus sentir la meurtrissure d'aucune chaîne, à force de s'être fait tout petit, à force de goûter une joie céleste lorsqu'on peut-soulager ses frères en portant à leur place leur fardeau. 

      Ces efforts infiniment variés se résument en la maxime que je vous ai dite bien des fois : accepter tout ce qui déplaît au Moi, refuser tout ce qui lui plaît et, entre deux solutions aux problèmes quotidiens, choisir celle qui nous apparait comme la plus difficultueuse pour nous. 

     Dans cette grave entreprise, le plus petit détail participe de l'importance de l'ensemble.  Est-il nécessaire d'expliquer, par exemple, comment la vie familiale, la vie professionnelle offrent les occasions nombreuses de victoires sur soi-même les plus importantes et souvent les plus difficiles ?  On sait, pour avoir été témoin ou victime de tels accidents, de quelle façon une négligence de tenue, un tout petit geste qui échappe, un regard peuvent ruiner le plus bel amour ou détruire cette confiance précieuse que l'enfant dédie à sou père et à sa mère.  Inutile, n'est-ce pas, de rassembler des exemples. 

     Souvenons-nous bien, cependant, que l'homme, de la pointe de son esprit jusqu'à la moelle de ses os, est un bloc compact, élastique, infiniment sensible, dont toutes les molécules se correspondent, où le moindre choc résonne par toute sa masse. 

     Voilà un mari au retour de l'atelier.  En attendant le repas du soir, il déploie son journal; mais à peine s'est-il plongé dans quelque article passionnant, que sa femme l'interrompt pour lui apprendre en détail quelque grave nouvelle insignifiante.  En l'occurrence, beaucoup de maris n'écoutent pas et se contentent de marquer un intérêt de pure forme par quelques monosyllabes inarticulés.  Ils ont tort, vous le sentez bien, Messieurs.  Nous avons tort.  Premièrement, parce que nous faisons de la peine à nos femmes et, ensuite, parce que nous cédons à des diablotins : notre confort, notre tranquillité, notre crainte de complications.  En outre, qui sait si l'article que je suis empêché de lire ne contient pas quelque erreur ou quelque sentiment trouble ?  Un journal, comme un livre, contient des forces; un article, une page, une phrase sont des choses vivantes; chaque mot vit, chaque caractère vit.  Mes yeux, en les déchiffrant, introduisent dans mon cerveau qui les repasse à mon coeur, ces forces et ces images, plus souvent mauvaises ou fausses que bonnes ou vraies.  Un fait divers, une nouvelle, une calomnie, un racontar, déposent dans l'esprit immortel du lecteur une moisissure morale, un microbe fluidique qui multiplieront à l'infini si le milieu leur est favorable.  Et il y a bien des chances pour cela.  Ce dépôt morbide croîtra dans l'ombre de l'inconscient et, tôt ou tard, à l'improviste, surgira au grand jour de la conscience, sous forme de tentation, sous forme d'impulsion peut-être irrésistible.  On fait grand bruit maintenant autour des découvertes de Freud, et je vois avec surprise les directeurs de conscience les utiliser, alors que les vieux psychologues de la Mystique, comme saint Jean de la Croix, comme les P.  P.  Surin ou Guilloré, pour ne se souvenir que des plus connus, dévoilent bien davantage les mystères des névropathies; mais ils s'expriment avec le vieux vocabulaire classique.  Sans doute, pour les prêtres modernes auxquels je fais allusion, la nouveauté de la terminologie indique-t-elle la nouveauté de la pensée.  Mais, pour en revenir à notre médecin viennois, à part son obsession du « libido », l'importance qu'il accorde à l'inconscient et au préconscient est légitime.  L'être humain ressemble à une maison où les greniers, les resserres et les caves prennent beaucoup plus de place que les chambres habitées. 

     Revenons à notre mari.  Si, à l'appel de sa femme, il pose son journal et accueille avec intérêt ce qu'elle lui raconte, le voilà au premier plateau de son ascension spirituelle.  Si, plus tard, après plusieurs actes semblables, au lieu, dès son retour, d'ouvrir ce sempiternel journal, il va rejoindre sa femme et engage avec elle une conversation sur ces incidents que l'insensibilité masculine juge négligeables, mais qui passionnent la sensibilité féminine,  - si, pour faire plaisir à son épouse, pour la mettre en confiance, pour lui donner le gentiment réconfortant d'une union plus complète, ce mari amélioré écoute son interlocutrice et lui répond, quelque impatient qu'il soit de rejoindre son fauteuil : le voilà sur le second plateau. 

     Et, longtemps ensuite, si, peu à peu, le menu sacrifice de chaque soir perd son amertume, si, peu à peu, toute chose trouve cet homme également ouvert et intéressé, s'il comprend, s'il sent que tout est de la vie, que tout vient de Dieu, que tout est un signe de Dieu, que sur tout le disciple peut appeler la Lumière, alors notre mari aura atteint la cime, il sera libéré de l'une de ses chaînes. 

     Mon petit exemple un peu simplet, je l'avoue, ne paraît pas être autre chose que de la bonne éducation, sans doute, quand on ne met dans ses gestes qu'un souci de politesse.  Mais le chrétien, mais la chrétienne  - car cet apologue est réversible  - sublimisent ces formes courtoises, les transfigurent, et leur insufflent la pure splendeur de l'amour fraternel.  La même parole, dite par politesse mensongère ou par intérêt véritable, engendre des dynamismes sans commune mesure; dans le premier cas, elle est une ombre fugace; dans le deuxième, un rayonnement actif de l'éternelle Réalité. 

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     Par conséquent, ces disciplines religieuses, qui portent simultanément sur la racine primitive de l'égoïsme d'une part, et sur ses manifestations matérielles de l'autre, ne portent pas leurs fruits dans un monde abstrait.  Elles mettent en oeuvre des forces concrètes, elles agissent sur toute la hiérarchie de notre organisme, elles parviennent à insérer dans notre geste, notre sourire, notre regard, notre parole, et les ondes bienfaisantes de nos magnétismes, et la clarté de notre intellect, et la flamme de notre coeur; Dieu y ajoute encore quelque rayon de Son insaisissable Lumière, et nous fait ainsi les messagers de Sa miséricorde et les porteurs de Ses bénédictions. 

     Pour reprendre mon image précédente de la maison, la partie de nous-mêmes que gouvernent et notre conscience psychologique et notre conscience morale, c'est les quelques chambres où vit une famille de travailleurs.  Les caves dans lesquelles le vigneron garde ses foudres, les hautes granges et les silos où le paysan entasse ses récoltes, les vastes hangars où l'industriel réserve ses produits, tout cela, c'est l'inconscient.  Là s'emmagasinent encore des richesses plus anciennes accumulées par les ancêtres, apportées par la patrie, par la civilisation, par la religion auxquelles on appartient.  La majeure partie de cet avoir est vendu et circule; mais le plus précieux est conservé pour les enfants et les petits-enfants. 

     Ainsi, entre tous les actes divers dont l'ensemble forme notre existence, ceux-là seuls qui sont purs, c'est-à-dire qui ont été effectués avec un désintéressement parfait, pour l'aide du prochain et par amour du Christ, sans nul retour sur soi-même, ceux-là, dis-je, des anges viennent les prendre et les rangent en attente dans les greniers du Père.  Et, plus tard, notre patient labeur ayant affranchi toues nos puissances, toutes nos facultés, toutes nos vertus, ces minuscules mais nombreux trésors rassemblés formeront le corps de gloire au moyen duquel l'homme libre que nous serons devenus pourra aller et venir dans toute la création, tout voir, tout connaître, tout redresser, tout guérir et collaborer en pleine conscience avec le Verbe, Sauveur perpétuel de l'univers, de la personne rédemptrice duquel il sera devenu un organe parfait. 

     Le catéchisme enseigne que, lors de la résurrection, les cops glorieux des élus posséderont l'impassibilité, la clarté, l'agilité, la subtilité; la souffrance ne les atteindra plus; ils resplendiront de l'éclat des forces surnaturelles dont ils seront saturés; ils pourront se transporter d'eux-mêmes d'un lieu à un autre; ils pourront entendre, voir, toucher, sentir, goûter en dépit du temps et de la distance.  Ainsi, en effet, peuvent être énumérées les prérogatives de l'homme libre. 

     En effet, de tels organismes, composés de la substance même du Royaume de Dieu, pure, faite d'Esprit, toute force et tout mouvement, libre enfin, pour tout dire, pénétreront dans toutes les formes de la matière créée, mais ne seront perméables à aucune; ils commanderont toutes les formes de la Nature puisqu'ils vivront au centre, dans l'espace le plus intérieur, mais ne seront liés par aucune d'elles.  Toute fatigue particulière, autrefois subie ou affrontée par amour, pendant notre existence temporelle, sera le germe obscur de l'un des pouvoirs éclatants de notre liberté définitive.  Les cellules de notre ancienne personne, mortes par exemple en accomplissant tel geste de bienfaisance, renaîtront alors comme moyens de cette ubiquité qui permet à l'Affranchi de se rendre physiquement présent en plusieurs lieux à la fois; de cette vision qui lui découvre le passé comme l'avenir, les secrets et les vertus des choses et les pensées des hommes; de cette autorité qui lui soumet toute créature, jusqu'à la maladie et à la mort. 

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     Mais tout ceci, c'est l'avenir, avenir sans doute très lointain à cause de notre indolence, avenir qui pourrait tellement se rapprocher si nous le voulions.  Comment atteindre ces rêves magnifiques, comment les acclimater à nos ternes horizons ? 

     Beaucoup de moyens nous sont offerts, plus ou moins sûrs, plus ou moins effectifs.  Ici encore les méthodes exceptionnelles comportent davantage de risques que la méthode commune; celle-ci reste la meilleure, la plus saine, la plus rapide à condition de la mettre en oeuvre avec intensité, avec continuité.  L'Évangile n'en indique pas d'autre : « Aime Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toutes tes forces, et aime ton prochain comme toi-même pour l'amour de Dieu ». 

     Ne soyez pas surpris que ce seul et simple précepte suffise à nous conduire vers les suprêmes accomplissements : Dieu est un, les hommes sont un par l'âme qu'ils ont reçue de Lui; et la route particulière qui relie chacun d'eux à Lui, c'est toujours la même route.  Certes, n'importe lequel des travaux que l'existence nous demande nous développe, mais nous n'avançons sur la route que par la charité.  La charité, c'est la patrie du disciple; qu'il en sorte, il n'est plus un disciple.  Les autres patries de l'homme immortel : la science, l'art, la pensée, les affaires, le travail manuel, elles appartiennent à l'univers du Destin.  La charité à elle seule constitue l'univers de la Liberté.  Se mouvant dans le Destin, les hommes s'imaginent être libres, et ils n'y sont réellement que des esclaves.  Tandis que s'ils entrent dans l'Amour par l'offrande d'eux-mêmes à leurs frères et à Dieu, alors, sous leur apparence d'esclaves, ils vivent dans la bienheureuse liberté.  « Mon joug est doux, annonce Jésus, et mon fardeau léger ». 

     J'entends dire : « Des pauvres, des malades, je n'en connais point, et puis, comment les aborder ?  » Mais lisez les journaux, demandez aux dispensaires : il en pullule, des pauvres et des malades; Paris compte 70.000 vieillards impotents que l'Assistance publique ne peut pas héberger, ni les maisons religieuses; voilà tel hôpital pour les filles-mères où il y a de la place pour 700 lits, mais on n'a d'argent que pour en préparer 200; voilà tel coin de la zone où des enfants vivent avec ce qu'ils trouvent dans les poubelles; et ces pauvres honteux, par milliers ?  Je sais, c'est ennuyeux de se déranger, d'ouvrir son portefeuille, de monter des étages, d'être mal reçu; il faut du courage pour revenir à la charge; est-ce que les commis-voyageurs se rebutent quand il s'agit de placer leur marchandise ?  Quelques-uns d'entre vous ne craignent pas ces fatigues; mais les dévouements peuvent sans cesse augmenter dans notre Compagnie puisque, l'expérience nous l'enseigne, le Ciel efface toujours les lassitudes de Ses serviteurs par le don de nouvelles énergies. 

     Pardonnez-moi de vous solliciter constamment à de nouveaux efforts.  Vous voyez toute la peine que se donnent nos pauvres frères aveugles qui ne travaillent que pour eux.  Quelle ne devrait pas être notre ardeur, nous qui prétendons servir le meilleur des Maîtres; nous qui avons entrevu la beauté de Son oeuvre, qui goûtons parfois le bonheur de sécher quelques larmes, nous, enfin, qui avons tant reçu, à qui tant de trésors sont promis ?  Ne continuerons-nous pas à donner de plus en plus de tout ce que le Ciel nous confie, afin que le plus grand nombre possible de nos compagnons d'exil voie surgir les perspectives lumineuses du royaume de la paix fraternelle. 

     Par le seul fait que nous sommes bornés, limités, chargés des chaînes, nos oeuvres restent incomplètes, nos élans avortent, nos sacrifices les plus sincères ne portent qu'un maigre fruit.  Or, nous avons résolu de servir le Christ et nos frères le plus parfaitement possible.  Il nous faut donc guérir toutes nos faiblesses, mettre le plus de force dans nos actes, en un mot nous libérer de nos chaînes. 

     Nous voulons devenir libres, n'est-ce pas ?  non point pour commander, mais pour mieux servir; nous serons libres par amour afin de mettre toutes ces libertés de l'intelligence, du coeur et des mains à la disposition de nos frères.  Nous nous courberons volontairement sous tous les jougs, pour multiplier dans la terre spirituelle les ensemencements de la future liberté du genre humain. 

     Certes ceux qui écrivent des pages éloquentes, et à qui viennent les foules charmées de l'Inde ou de l'Europe, ne font pas une oeuvre inutile.  Mais vous, vous savez que l'oeuvre du Christ est plus matérielle à la fois et plus spirituelle.  Vous savez que l'on n'entre dans Son royaume que par la porte étroite, qu'il faut se faire tout petit pour y passer, et que se faire petit, c'est laisser aux autres toute la place; bien plus, c'est la leur offrir. 

     C'est parce que je vous vois ne pas craindre les besognes en surcroît, et les corvées gratuites après les corvées payées, et les fatigues volontaires après les fatigues obligatoires, que je me permets de parler aussi librement.  Vous êtes de ces soldats toujours prêts pour un effort exceptionnel. 

     Mais, j'y songe, ne vous donnez toutes ces peines que pour le seul amour de notre Dieu.  Ne vous les donnez pas par amour pour notre petit groupe des Amitiés Spirituelles; prenons garde à l'égoïsme collectif.  Notre société ne vaut que ce que valent nos obéissances à Dieu; elle ne vit que de notre vie en Dieu et par Dieu.  Il paraît paradoxal de faire cette recommandation à vous qui avez fondé, en somme, cette compagnie, à vous qui la soutenez de votre dévouement, qui chaque jour la vivifiez.  Ne la regardez jamais qu'en Dieu, comme un moyen, non pas comme une fin.  Vous avez bâti ces Amitiés sur un certain plan, aussi semblable au plan de la Cité divine que vous avez pu : ne le modifiez pas pour des accommodations au goût du jour.  Vous avez réglé la vie de ces Amitiés sur certaines maximes : n'en altérez jamais la pureté sous prétexte d'opportunisme.  Il vaut mieux que votre oeuvre disparaisse dans l'intégrité de son esprit natif, plutôt que de survivre déformée selon les convenances extérieures. 

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     J'aurais voulu vous parler plus dignement de ce grave, de cet immense sujet; je n'ai pu qu'en indiquer quelques points essentiels.  Mais vous suppléerez à ces lacunes, puisque le Ciel instruit ceux qui Le servent.  En nous séparant tout à l'heure, mes Amis, je compte donc que vous emporterez dans vos demeures le réconfort d'une conviction plus ferme si possible, avec l'ardente et grave et sereine énergie que notre Maître, en réponse à notre prière unanime, voudra bien renouveler dans vos coeurs.  Et j'espère que l'an prochain nous retrouvera plus nombreux, plus forts et plus vaillamment dévoués encore au service de Celui des mains bénies de qui nous avons tout reçu.