LA THAUMATURGIE

     Le miracle, c'est la chose extraordinaire, qui semble n'avoir lieu qu'une fois, qui semble ne pouvoir être reproduite.  A la vérité, les choses ordinaires n'arrivent non plus qu'une fois; mais elles ont un air de famille.  La foule spectatrice, qui analyse peu, les classe par petits paquets.  Chaque phénomène est un tout en soi; un ou deux traits de sa complexité ressortent seuls : c'est par eux que nous nous familiarisons avec les faits courants; et l'on finit par ne plus les remarquer. 

     Or, c'est l'ordinaire qui recèle le plus de merveilleux.  Voici un piéton traversant le boulevard; combien de forces et de combinaisons de forces ne faut-il pas pour qu'il parvienne sans encombre au trottoir opposé ?  Et, pour que l'accident survienne, il suffit qu'un seul de ces centaines de fils ténus se rompe, à l'action desquels le voyant aperçoit les humains obéir comme des marionnettes compliquées. 

     Tandis que le miracle, c'est un fait ordinaire, mais qui s'affirme avec éclat par un de ces traits constitutifs, généralement enfouis dans le sous-oeuvre, et qu'une cause rare fait surgir.  Ce fait nous frappe alors, et nous nous récrions. 

     Il faut distinguer du miracle proprement dit les prodiges, les charmes, les fascinations, les enchantements, les prestiges.  Fixons nettement nos idées. 

     Devant Dieu se tiennent l'Homme et la Nature.  En chacun d'eux, depuis l'incarnation du Verbe, se trouvent du relatif et une lueur d'absolu, du créé avec une semence d'incréé.  Le créé, c'est tout ce dont la connaissance et le gouvernement ont été promis à l'homme; c'est l'ensemble des objets du savoir spéculatif, du pouvoir pratique, des sciences et des arts, tant exotériques qu'ésotériques.  L'incréé, c'est tout ce qui reste à jamais inaccessible à l'homme, hors de lui et aussi en lui; c'est le don de Dieu; c'est le domaine de l'Évangile, de la mystique. 

     Ces deux royaumes du Moi perçoivent les deux régions correspondantes du Non-Moi par leurs moyens propres; l'étude, l'entraînement et l'action rationnels,  - ou bien en invoquant la bonté divine par l'exercice de la vertu et la prière. 

     A leur tour, les régions du Non-Moi influent sur la double sphère du Moi, par les images conscientes de la sensibilité ou de l'intellect,  - ou bien par l'influence divine directe, la grâce, les dons de l'Esprit Saint. 

     Ainsi un thaumaturge peut agir par cette collaboration du savoir et du vouloir, qui engendre le pouvoir, et qu'enseignent les initiations.  Ceci est proprement le domaine du merveilleux, domaine rempli de mirages, de pièges, de violences, et où il ne convient de s'aventurer qu'avec la plus extrême prudence.  C'est un des grands mérites de l'Église que d'avoir constamment prévenu les curieux des risques de telles études. 

     Dans ces régions, où pullulent mille peuplades invisibles, la plupart uniquement avides des émanations de la vie humaine ou matérielle, les fourberies abondent et les brutalités.  Vous souvenez-vous du gardien du seuil de Zanoni ?  Il n'y a pas un gardien du seuil; il en existe plusieurs, car il existe beaucoup de seuils. 

     Ces êtres, dont l'archéologue peut retrouver les portraits dans les figures de monstres grimaçants sculptés au pourtour des antiques édifices religieux de là-bas comme de chez nous, s'entendent admirablement à manoeuvrer les ressorts de l'égoïsme, de la cupidité, des plus basses passions.  C'est à cause d'eux que les garanties morales les plus sévères étaient exigées autrefois des néophytes. 

     Voyez quels ravages ces invisibles ont pu faire dans l'esprit de tels étudiants modernes, imprudents, peu scrupuleux, rétifs à toute saine discipline.  Que d'histoires attristantes j'aurais à raconter ! 

     D'autant que les portes des régions troubles de l'Invisible se fracturent assez facilement. 

     Les écrivains qui présentent la Magie comme un art très occulte trompent leur public, involontairement peut-être, mais ils le trompent.  La vie est une perpétuelle magie.  Chacun de nos actes est une évocation; chacun de nos sentiments est une incantation; chacun de nos désirs est une conjuration.  La grande majorité des hommes possède le germe des pouvoirs magiques; heureusement qu'on s'ignore soi-même; et que la Nature, mère prudente, ne nous laisse prendre des bribes du Savoir que juste ce que comporte notre médiocre sagesse. 

     Les prodiges et les miracles se ressemblent dans leur forme; ils diffèrent selon l'essence.  Les premiers peuvent être opérés par quatre moyens.  Par l'emploi de forces naturelles peu connues telles que le magnétisme, les fluides de l'âme terrestre, les courants collectifs humains, les auras et les éthers qui animent le minéral, le végétal et la chair. 

     Le second moyen, c'est l'intervention d'êtres de l'au-delà, intervention consentie par eux (spiritisme) ou obligée (magie).  Le troisième, c'est le désir de l'homme et sa prière, exaltée artificiellement par le jeûne, les parfums, les rites, et adressée à de puissantes créatures, comme les dieux du polythéisme et les phalanges de la pneumatologie ésotérique.  Le quatrième enfin, c'est notre volonté, toute seule, impérieuse, royale et tyrannique; méthode rare, parce qu'extrêmement difficile et dangereuse à proportion. 

     Les résultats obtenus par l'une de ces quatre méthodes, nous les appellerons des prodiges, réservant le titre de miracles aux seules thaumaturgies mystiques, celles où Dieu agit seul, où l'homme ne fait qu'appuyer ses bras suppliants sur la croix de ses sacrifices personnels. 

     De soi-disants spiritualistes déclarent que le surnaturel n'existe pas; ils devraient plutôt avouer qu'ils ne possèdent pas le-sens du divin, et que des taies sur les yeux les empêchent de voir le Christ. 

Or, Dieu Se préoccupe de l'homme, de deux façons.  Par une sollicitude habituelle et générale dont notre insouciance ne s'aperçoit même pas; puis par une sollicitude extraordinaire, moins fréquente, et qui ne se manifeste que lorsque tout autre mode de secours est fermé; ceci est le miracle. 

     Mais dans l'orbe du miracle gravitent autour du Verbe deux sphères jumelles; celle des grâces subjectives : visions, extases, prophéties, stigmates; celle des grâces objectives, miracles proprement dits : guérisons, arrêts de catastrophes, direction des événements, régence des phénomènes matériels. 

     De cette dernière classe nous nous occuperons seulement. 

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     Quelles conditions le miracle exige-t-il pour se produire ?  Aucune.  Il nous paraît n'éclater que lorsque toutes les ressources du courage, de l'intelligence et de la patience sont épuisées, lorsque tous les espoirs du possible sont déçus.  Sans doute.  Mais, par essence, le miracle est libre, spontané, soudain.  Il échappe aux prévisions et secoue les règles; il est.  Comme l'Esprit, qu'il réalise visiblement, il souffle où il veut.  On le touche, mais personne ne sait d'où il vient, ni où il va.  Le miracle, c'est Dieu se faisant palpable, c'est le Christ prouvant qu'II ne nous a pas quittés.  Car aucun miracle réel et pur ne peut s'accomplir si le Verbe, notre très cher Jésus, n'en a disposé les préparatifs et béni l'objet. 

     A quoi donc reconnaître qu'un fait extraordinaire provient de Dieu, de l'homme, des génies ou des démons ?  Aucune analyse ne donnera de critérium certain.  L'intuition seule nous renseignera; l'intuition dans ce qu'elle a de plus subtil, de plus juste, de plus clair et de plus central; en un mot : le sens du divin. 

     Un peintre, un littérateur jugent par une intuition jaillissant soudain avant qu'ils aient analysé, comparé, critiqué.  Ils jugent par le sens de la couleur, ou le sens de la langue; comme l'écrit admirablement le très grand seigneur des lettres contemporaines, Villiers de l'Isle-Adam : « Personne ne connaît que ce qu'il reconnaît.  » Chaque spectateur d'un prodige en attribuera la cause au principe même à la connaissance duquel son esprit est parvenu.  Car notre entendement nous construit des opinions correspondantes à l'habitat invisible de notre esprit.  Celui qui réside dans le royaume des ombres verra en tout fait merveilleux un fait spirite; celui qui réside dans le royaume des fluides apercevra partout du magnétisme; de même pour le rationaliste, le sceptique, le volontaire.  Mais celui qui s'est désaltéré aux fontaines éternelles discerne avec certitude, à la vue d'un prodige, la présence du Père ou Son absence. 

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     La valeur du miracle est essentielle; celui qui le détermine, celui qui le reçoit, son importance matérielle ne lui ajoutent, ne lui enlèvent rien.  Il n'est pas plus difficile i Dieu de renverser les Andes que de guérir une écorchure.  Les pouvoirs psychiques n'impliquent pas toujours la sainteté vraie; le diable donne des forces à ses serviteurs.  Ces pouvoirs ne sont pas, par définition, permanents.  Tous, nous avons vu, dans notre existence, quelques-unes de nos prières exaucées; est-ce parce que nous le méritions ?  Qui oserait le prétendre ?  Souvenons-nous des ouvriers de la onzième heure; et, observant le monde des fenêtres de la maison du Père, persuadons-nous qu'il n'y a pas de loi, nulle part, jamais, que la volonté de ce Père.  Que ceci nous jette plus avant vers cette pauvreté d'esprit à laquelle Jésus donne le Royaume; que ceci nous monte vers ces montagnes bénie dont l'air se nomme la Paix, dont les anges peuplent les plateaux, dont les vallées silencieuses ne résonnent que des seuls échos du Verbe consolateur ! 

     Quelques-uns diront, au dernier jour, qu'ils chassèrent les démons, qu'ils guérirent, non par un procédé illicite, mais par la force du nom de Jésus.  Et le Fils de l'Homme leur répondra : « Je ne vous ai jamais connus ». 

     Remémorez-vons souvent cette parole, vous tous, nombreux parmi les spiritualistes, dont l'infatuation se couvre du manteau de la charité.  Chassez de vos coeurs, pas encore mûris, le désir d'opérer des miracles.  Vous marchez vers les précipices et les cavernes à serpents.  Combien de vos frères ne s'y sont-ils pas déjà perdus ! 

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     Rien à dire des thaumaturges anciens, puisque nous n'étudions pas l'occultisme.  Quant aux thaumaturges chrétiens, nous retrouverons les types de toutes leurs oeuvres, dont l'hagiographie nous offre d'innombrables récits, dans les actes du Christ. 

     L'énumération que l'Évangile fait des pouvoirs accordés aux apôtres ouvre déjà d'immenses perspectives à notre ardeur.  Guérir les malades, nettoyer les lépreux, chasser les démons, ressusciter les morts : voilà pour la santé; marcher sur les serpents, voilà pour la nature, si l'on généralise cette expression; parler de nouvelles langues, voilà pour l'intelligence; convertir les incrédules, voilà pour le coeur. 

     Ces sept privilèges que, dans un certain sens, on pourrait faire découler des sept dons de l'Esprit, impliquent, lorsqu'ils sont permanents, le même nombre de travaux préparatoires, de missions différentes, de correspondances avec les divers appartements de la maison du Père. 

     Il n'entre ni dans mon plan, ni dans mes capacités d'entreprendre ici une description exacte de ce palais, ou des serviteurs qui s'y affairent.  Voici le peu qu'il m'est donné de vous en dire.  Vous savez que le Verbe, en S'incarnant, avant d'atterrir ici-bas, Se rendit réellement présent à tous les mondes supérieurs au nôtre; dans chacun d'eux Il laissa une lueur de Son esprit; lueur partielle, faut-il dire à cause de l'infirmité de notre langage, mais contenant tout de même la totalité de Sa lumière. 

     Or, notre planète ne reçoit pas sa vie que d'un soleil; l'astre qui nous éclaire ne donne que la vie physique; six autres soleils nous nourrissent.  Ils demeurent invisibles pour tous, sauf pour l'homme libre.  C'est à peine si les disciples les plus parfaits de Jésus aperçoivent, dans le feu de la prière, le plus inférieur de ces soleils, celui qu'on a appelé le soleil noir, quoiqu'il ne soit pas noir.  Il existe des livres occultes, en Orient et chez les Rose-Croix, où l'on apprend des détails sur cet astre mystérieux; mais je ne vous les redirai pas; ce sont des arcanes trop dangereux à connaître et qui chargeraient nos faibles épaules d'un fardeau écrasant.  Tout doit être divulgué, mais à son heure. 

     Chacun de ces sept soleils revêt l'une des couleurs du prisme; le jaune est celui que tout le monde voit; il y en a un rouge, un bleu, un vert, un violet, un orangé, un indigo, tous les six invisibles.  Ils nous envoient les formes, les pensées, les modes esthétiques, les lumières morales, telles facultés psychiques, telles propriétés naturelles. 

     Or, l'homme qui reçoit une mission divine, le véritable apôtre, le soldat du Ciel, en prenant congé du Père pour se rendre à son poste, reçoit un instrument de travail, un secret, un don qui le consacre maître de telle ou telle forme de la vie terrestre.  Mais une accommodation préalable est nécessaire de la force divine à lui conférée, pour que les habitants de la terre puissent se l'assimiler.  Cette adaptation, qui demande un certain temps, se fait-par le séjour de cet apôtre dans le soleil correspondant; de là il passe, pour achever cette mise au point, dans le soleil visible, d'où il descend enfin sur terre. 

     C'est pourquoi les thaumaturges ne sont pas capables de tous les miracles; leur chef seul, l'homme libre, ayant séjourné sur tous les soleils, est omnipotent sur la terre. 

     Vous comprenez maintenant pourquoi l'Évangile établit des distinctions entre : guérir un malade, nettoyer un lépreux, ressusciter un mort.  La cause et l'esprit de la lèpre n'appartiennent pas à l'ordre des maladies; la cause et l'esprit de la mort sont d'une troisième région.  Les langues nouvelles que parlent les disciples consacrés sont autres que les dialectes humains; les reptiles qu'ils manient impunément sont ceux de l'En Deçà; leur prédication dépasse l'art oratoire, elle atteint le coeur spirituel et le transforme par un effort qui est le chef-d'oeuvre de la thaumaturgie. 

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     Tout ceci ne s'applique qu'aux serviteurs.  Le Maître opère comme il Lui plaît; Sa toute-puissance emploie diverses méthodes pour l'amélioration de ces méthodes, mais non pas parce qu'elles Lui sont utiles.  Il touche les malades, leur parle, leur impose les mains, ou bien Il ne les regarde même pas, ou bien Se passe de leur présence.  Ce n'est là ni du magnétisme, ni de la volonté, ni de la télépathie, ni de la suggestion; Jésus veut plus simplement et plus hautement; Il purifie l'être même du geste, de la parole, du regard, de fluides, des génies auxiliaires, en les faisant servir de canaux à la Vie éternelle, comme Il a purifié toutes les formes de la vie psychique, intellectuelle, de la vie sociale, en les hospitalisant dans Son esprit.  Il n'est pas seulement le Rédempteur de l'homme; Il rédime tout. 

     Ses miracles portent un caractère déconcertant pour qui cherche à se les expliquer par les théories hermétiques; c'est leur instantanéité.  Aucune force que l'homme puisse conquérir n'est pure de toute matière; aucune ne peut se mettre en branle que sous deux conditions : un peu de temps pour parcourir la distance qui la sépare de son objet.  Il n'y a pas, dans l'univers, de monde sans espace, ni sans durée.  Et ceci démontrerait métaphysiquement que les miracles du Christ sont surnaturels. 

     Le fluide du magnétiseur le plus expert n'atteint le malade qu'au bout de quelques secondes; la volonté du plus haut adepte demande aussi un peu de temps pour mobiliser les forces dont elle se sert.  Tandis qu'à peine la main de Jésus s'est-elle levée sur le lépreux, à peine Son regard s'est-il baissé sur le paralytique, que l'un et l'autre sont nets et agiles. 

     Qu'Il calme la tempête, qu'Il marche sur la mer, qu'Il multiplie les pains, qu'Il dessèche le figuier, qu'Il fasse venir les morts, qu'Il les ressuscite, qu'Il Se transfigure, qu'Il apparaisse après Sa propre mort, qu'Il monte enfin au Ciel avec Son corps de chair, cette suite de miracles, qui forme comme une liste complète de tous les types de prodiges, est obtenue essentiellement par un seul procédé : le commandement après autorisation demandée au Père.  Jésus est le seul être qui possède le droit de commander.  Il le possède deux fois : divinement, parce qu'Il est Dieu; humainement, parce qu'Il a obéi en tout et pour tout. 

     Mais de quelle façon commande-t-Il, et à qui ?  Aux créatures autres que l'homme Il donne un ordre; aux hommes Il demande leur adhésion préalable, leur foi, par respect pour leur libre arbitre.  Ce n'est qu'ensuite que la vertu divine, toute-puissante, irrésistible, sort de Lui et agit.  Cette vertu, c'est la force même de Dieu, c'est l'Amour pur, c'est la vie éternelle, c'est l'atmosphère fulgurante qui réunit le Père et le Fils, c'est l'Esprit.  Elle agit au-dessus du temps, de l'espace et des conditions; en dehors d'eux, intérieurement à eux, centralement; elle se propage sans mesure, sans durée, dans ce partout et ce nulle part où se tiennent les centres de tous les êtres. 

     Voilà pourquoi Jésus ne guérit qu'en effaçant la cause originelle : le péché; pourquoi Il produit le miracle du dedans au dehors; pourquoi Il demande la foi; Il Se comporte selon le mode absolu de l'éternité. 

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     Ses miracles ne sont pas des oeuvres systématiques, préparées, artificielles, préconçues; évidemment prévus dès l'origine par la prescience du Père, ils sont en même temps imprévus, spontanés, jaillissant des sources profondes du coeur de Jésus, au hasard des circonstances, juste à l'inverse de cette volonté olympienne et logique qui appartient à l'adepte. 

     Jésus rayonne une atmosphère de miracles, comme le lis exhale ses parfums.  Cette libre allure dans la toute-puissance, cette grâce dans l'autorité, cette simplesse dans la grandeur lui font l'auréole suprême de beauté devant laquelle s'inclinent les plus nobles intelligences, inquiètes d'une gloire assez subtile pour échapper à leurs analyses. 

     Le travail réel d'un homme n'est jamais celui pour lequel les autres hommes l'admirent.  Ce sont les racines qui font vivre l'arbre.  Les discours, les prodiges, les conversions ne furent que les fruits ou les fleurs du Cep mystique.  Tout ce que l'Évangile ne raconte pas, les jeûnes, les nuits de prières, les courses épuisantes, les désolations silencieuses, les douleurs secrètes : voilà le vrai travail de Jésus; voilà les racines innombrables, profondes, vigoureuses, obstinément enfoncées dans la ténèbre terrestre. 

     Quand Jésus marche sur la mer, ce n'est pas parce qu'Il S'est mis dans un état magnétique spécial, ni parce que des esprits Le soutiennent, ni parce qu'Il le veut; Jésus voit Se disciples aimés dans le désarroi; Son coeur Le porte vers eux; et c'est Son amour qui rend Son corps léger.  Cela, c'est le processus terrestre du miracle; en voici le processus extraterrestre.  Jésus revenait de visiter un monde où la pesanteur, plus vivante qu'ici, varie avec l'état psychique des êtres.  Il avait emmené avec Lui un peu de cet air plus sensitif.  Car l'esprit de l'homme rapporte toujours au corps de l'homme quelques fruits des campagnes où il vient de se promener. 

     Quand Jésus Se fait obéir de la tempête, c'est qu'Il vient de combattre, dans l'intérieur des airs, les démons des ouragans. 

     Quand Jésus guérit tel malade, Son geste est l'aboutissant matériel d'un geste spirituel. 

     Les démons et les bourreaux invisibles ne Lui obéissent ici que parce qu'Il les contraint d'abord là-bas.  Les pains ne sont pas multipliés parce qu'Il a modifié le canevas astral du froment, ou parce qu'Il a suggéré la foule, mais parce que, la nuit précédente, sans doute, ayant examiné l'être du froment, Il lui avait conféré une force nouvelle, dans certains buts. 

     Quand Jésus ressuscite la petite fille, puis, à distance, le fils de la veuve, puis Lazare enterré depuis quatre jours, enfin quand Il Se ressuscite Lui-même, ces prodiges sont le naturel prolongement de visites au Royaume des morts, de voyages dans le Soleil des morts, d'inscriptions dans le Livre des morts. 

     Jésus n'a pas gravi le Thabor avec le propos de S'y transfigurer, et d'y évoquer Moïse avec Elie.  Il monta sur ce roc, parce que, la nuit précédente, Son esprit s'était élevé jusqu'au zénith du monde; Son corps ne reçut qu'une réflexion, plutôt une réfraction atténuée de la splendeur descendue pendant l'extase; et les deux témoins de l'Ancienne Loi vinrent spontanément L'assister, sans avoir été appelés, parce qu'Il était logique, naturel, irrésistible qu'ils vinssent. 

     Jésus, pour apparaître après Sa mort, n'a pas besoin de Se concentrer pour faire sortir double, corps astral, ou n'importe quoi d'analogue.  Il a quelque chose à dire à Ses amis; Il va le leur dire en personne, en personne complète, sans effort, sans complication; Il apparaît, tangible, vivant et semblable à Lui-même. 

     Il ne décide pas un beau jour de monter au Ciel.  Il ne S'amuse pas à faire de la lévitation ou de la désintégration.  Il est plus simple que cela; s'Il S'élève, avec Son corps, jusqu'au firmament, c'est que le Père Lui a demandé de revenir. 

     Chez toute créature, le mouvement intime tend à s'exprimer.  Plus l'émotion est forte, plus l'être est sain, plus vivante sera l'expression.  Des ondes de forces de plus en plus denses à mesure qu'elles approchent du physique collaborent à tisser le vêtement des acteurs inconnus qui jouent en nous les drames de notre vie véritable.  Toute oeuvre matérielle de l'homme est la statue vivante d'un génie qu'il héberge. 

     Mais nous, nous sommes des hôtes pauvres, paresseux, inattentifs.  Imaginez un être comme le Christ : tout énergie, tout vie, tout esprit.  Ses drames intérieurs se réaliseront aussi, mais tout de suite, avec la vigueur divine, la fidélité parfaite, l'éloquence irrésistible. 

     Et de même que, dans nos modestes existences, les événements et les personnages se répondent, de même, avec une justesse précise et rapide, le cadre terrestre se présentait exactement à la rencontre des actes spirituels du Christ.  Reconstituer des fluides, réorganiser des phalanges invisibles, réparer tel rouage de la machine terrestre secrète, exercer enfin sur toute créature un ministère perpétuel d'assistance et d'épuration : voilà les secrets travaux du Sauveur. 

     Aux dernières lueurs du couchant, Jésus gravissait les pentes des montagnes pour passer, seul en face du Père, les heures silencieuses de la nuit.  L'innombrable clarté des étoiles, plus scintillantes de verser leur lumière sur ces yeux même qui, au commencement, la leur donnèrent, fait palpiter l'abîme supérieur.  Les souffles alternés de la mer et de la montagne passent en bruissant sur les vignes et les vergers.  Des parfums flottent; des cris s'entendent, que la distance harmonise.  Et Jésus veille, allant et venant, du rocher à l'olivaie, tandis que comparaissent devant Son regard insondable les créatures pour lesquelles Il travaille. 

     Et lorsque, dans les brumeuses fraîcheurs du matin, ce Jésus redescendait vers les villages, tout environné d'une aurore mystique, dispensant sur la campagne à peine réveillée la suave douceur des collines éternelles, Il trouvait sur Ses pas la guérison, le miracle exactement semblables à Son oeuvre nocturne. 

     Dans la vie du Christ tout est coordonné; tout atteint son but avec plénitude.  Le lépreux qu'Il purifie, c'est celui-là même chez qui cette purification est la plus utile, la mieux accueillie, la plus féconde.  Le figuier qu'Il dessèche, l'eau qu'Il transmue, les pains qu'Il multiplie, tous, ce sont ceux1là même marqués pour subir Son invincible influence.  Le jour où nos yeux seront ouverts, où nous pourrons, quelques minutes seulement, suivre dans la Lumière évidente les ramifications des actes du Rédempteur, combien nous L'aimerons, et de quelle totale adoration ne baiserons-nous pas les traces toujours vivantes de Sa prévoyance miséricordieuse et de Sa tendresse ! 

*

     Tous les pouvoirs sommeillent dans les jachères de notre esprit.  Pour les réveiller, il leur faut les pluies fécondatrices, messagères du printemps divin.  Le dieu, l'adepte qui semblent pouvoir provoquer ces pluies, sont des usurpateurs.  Le seul Fermier, c'est le Verbe; les seuls laboureurs, ce sont Ses Amis : « Toute plante que mon Père céleste n'a pas plantée, sera arrachée et jetée au feu ».  Cependant, le travail des faux jardiniers n'est point inutile.  Les plantes éphémères qu'ils ont fait pousser, réduites en cendres au feu de la Croix, donnent aux graines divines un engrais excellent. 

     Le vrai Jardinier attend que nous Lui ouvrions la barrière; nous faisons cela en acquittant nos dettes spirituelles, en subissant nos épreuves, en dépassant le strict de nos devoirs.  Telle est la longue préparation, l'entraînement avant la bataille, l'attente sur les parvis du sanctuaire. 

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     S'il est parmi vous quelque âme ardente que les perspectives entrevues des magnifiques douleurs de l'Amour exalte et enflamme, je l'adjure de délibérer avant de faire le premier pas.  Car, si plus tard, effrayée de l'effort qu'elle aperçoit, elle veut revenir en arrière, il lui en coûtera.  Des mains levées vers le Ciel remuent le monde, et changent la route de beaucoup de créatures subalternes.  Et, quand de telles mains se baissent, c'est une catastrophe. 

     Il faut avoir bien compris la qualité de cet effort.  L'initié, pour conquérir l'adeptat, doit être, dès ses premiers exercices, certain du succès.  Le mystique aussi.  Mais la foi du premier tente Dieu.  La foi du second est certaine aussi, mais parce qu'elle compte sur l'amour que Dieu lui voue.  La première s'exerce dans son propre sens.  La seconde, par une absurdité sublime, s'exerce contre elle1même; elle renverse ainsi les bornes du possible, et se transfigure en vertu surnaturelle.  Voilà pourquoi le don du miracle dépend de celui des dons du Saint-Esprit que les théologiens appellent la force. 

     J'emprunterai, pour graver dans vos coeurs les maximes de cet entraînement singulier, l'énergique burin de saint Jean de la Croix. 

     Voici le thème :

     « Pour parvenir à posséder tout, veuillez ne posséder rien. 

     Pour atteindre ce que vous ne possédez pas, traversez ce que vous possédez.  . 

     Voici les développements :

     « Que l'âme se porte toujours non au plus facile, mais au plus difficile;

     Non au plus savoureux, mais au plus insipide;

     Non à ce qui plaît, mais à ce qui déplaît;

     Non à ce qui est un sujet de consolation, mais plutôt de désolation;

     Non au repos, mais au travail;

     Non à désirer le plus, mais le moins;

     Non à vouloir quelque chose, mais à ne rien vouloir;

     Non à rechercher le meilleur dans les choses, mais le pire;

     Désirant d'entrer pour l'amour de Jésus

     Dans un dénûment total,

     Dans une parfaite pauvreté d'esprit,

     Dans un renoncement absolu

     Par rapport à tout ce qui existe de créé ». 

     Telle est la « Montée du Carmel », telle est la partie subjective ou psychique de l'école de la foi. 

     Le Christ, en effet, semble indiquer la foi comme la cause déterminante du miracle.  Il demande la foi à Ses malades; Il gourmande Ses disciples de n'en pas avoir; Il les encourage : « Tout ce que vous demanderez, en priant, si vous croyez, vous le recevrez ». 

     C'est que le miracle étant, selon l'excellente définition du catéchisme, une dérogation aux lois de la Nature, appartient à l'ordre surnaturel; la force surnaturelle seule peut l'atteindre et, si j'ose dire, le contraindre.  La volonté est naturelle, elle suffit à produire le merveilleux; la foi est surnaturelle, elle se dresse quand l'intelligence ne comprend plus, quand le coeur agonise, quand la volonté se bute à l'impossible. 

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     C'est alors que le disciple peut, avec espoir, commencer sa prière.  Je vous ai souvent parlé de la prière; que j'aurais encore à vous en dire de choses !  Dans l'objet qui nous occupe, la sorte de prière requise est proprement l'intercession, l'intercession d'un pécheur pour un autre pécheur.  Seulement celui-ci est un pécheur qui se croit un saint; et celui-là un saint qui se croit un pécheur. 

     L'intercesseur vrai a de la foi, non pas la foi totale, mais un tout petit peu de foi, « gros comme un grain de sénevé ».  Et cette minuscule étincelle suffit à transmuer sa prière.  De prière terrestre, implorante, craintive, tiède, hésitante, elle devient une prière autorisée, commandante, une prière d'élu, une fonction, une demande accordée en vertu d'une promesse préalable, et, à peine formulée, elle est réalisée. 

     Exercez-vous à cette sorte de prière.  Précipitez-vous dans cette prière-là, jetez-vous au fond, lancez-vous en haut; donnez-vous à Dieu. 

     Quand on exerce la charité, du discernement est utile; mais non pas quand on prie.  Priez donc sans cesse, pour ceux qui le demandent, pour ceux qui ne savent pas que la prière existe, pour ceux qui ne veulent pas de la prière.  Arrachez d'abord de votre prière tout ce qu'elle peut contenir de compassion personnaliste; ayez de la pitié, mais de la pitié pour l'affligé, et non de la pitié pour ce en quoi sa douleur vous atteint personnellement.  Dites-vous, quand la pitié reste muette en vous, dites-vous que tous les hommes sont fragiles et misérables, mais que vous, vous êtes le plus fragile et le plus misérable; entrez-vous cela dans le coeur; cherchez des motifs convaincants, employez à cette persuasion de vous-mêmes des heures s'il le faut; car, sans cette compassion, votre prière ne quitterait pas le sol. 

     Et priez en tremblant; car c'est une terrible chose que de se faire obéir de Dieu.  Tremblez pour les faveurs obtenues; taisez-vous sur les grâces descendues.  Le coeur pur peut commander, et tout être lui obéit; mais, si vous vous croyez purs, n'est-ce pas la preuve que vous ne l'êtes point ?  Souvenez-vous qu'un thaumaturge qui opère au nom de Dieu égale zéro; mais qu'un thaumaturge qui opère en son propre nom, même s'il désire le bien, ne peut atteindre que les quantités illusoires des grandeurs négatives. 

     C'est pourquoi l'Église n'accorde pas aux pouvoirs extatiques ou thaumaturgiques une estime extraordinaire.  Dans les procès de canonisation, la Congrégation des Rites examine d'abord s'il y a eu vertus héroïques; et ensuite seulement si la preuve est faite de quelques miracles. 

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     De temps à autre, Dieu choisit un homme pour confident; Il lui montre l'envers des choses, la vraie, l'unique Réalité.  Il lui fait peser les mérites des créatures et leurs démérites.  Il lui démonte les rouages cachés des événements.  Il l'introduit dans les conseils des dieux.  L'homme s'aperçoit alors de l'étonnante injustice qui règne sur la terre, une injustice perpétuelle, obstinée, ingénieuse, une injustice incompréhensible : l'injustice de la longanimité, de la miséricorde et de l'amour; l'injustice d'un Père très tendre, que Ses mauvais enfants n'irritent point, mais font pleurer.  L'homme s'aperçoit que toutes les calamités qui nous lapident, les catastrophes, les épidémies, les guerres sont vingt fois, cent fois plus bénignes qu'elles ne devraient. 

     Il demande alors à devenir un ministre de cette miséricorde; et le Père l'enrôle dans Son armée.  Voilà comme se recrutent les soldats de la Lumière, dans les rangs desquels se trouvent les seuls thaumaturges véritables. 

     Ces soldats ne connaissent pas le plan de leur général; cela nuirait à leur élan.  Ils sont obligés, à chaque pas, de discerner le vrai, l'opportun, le meilleur.  Pour cela, le Christ réalise envers eux Sa promesse mystérieuse : « Quiconque, à cause de mon nom, aura quitté des frères, des soeurs, un père, une mère, des enfants, des terres, des maisons, en recevra le centuple dès maintenant, en ce temps présent...  avec des persécutions.  »

     Les persécutions, le « soldat » n'en manque jamais; par contre il reçoit l'invisible présence de ses ancêtres spirituels, les délices secrètes de son épouse, la Sagesse incréée, la Joie de voir se multiplier autour de lui les fruits de ses oeuvres, la douceur de rencontrer de temps à autre quelque frère voué aux mêmes tâches, le repos du coeur dans l'un des appartements de la maison du Père, et la certitude de ne manquer jamais, puisque le soleil éternel fait mûrir ses récoltes. 

     L'homme qui fait le bien avec la conscience de son mérite, le stoïcien, l'adepte, le philanthrope agit dans la Justice, et reçoit immédiatement sa récompense.  Le disciple agit dans l'Amour et refuse sa récompense au bénéfice d'autrui, parce que son humilité lui persuade qu'il n'a rien fait de méritoire.  Sa force lui vient de Dieu. 

     Il se voue à une suite de morts intérieures, de plus en plus profondes, jusqu'au jour où, ayant atteint la racine même de l'égoïsme, il reçoit, dans l'extase de la béatitude commençante, la Vie qui le recrée, qui le transfigure en homme libre, et, j'oserai le dire, en un frère de Jésus-Christ. 

     C'est ici seulement que s'ouvre le monde du miracle.  Tout ce que nous venons de dire n'en est que la route.  Au moins je voudrais vous avoir instillé le désir du départ.  Puissent, comme dit le poète « vos coeurs entendre le chant des matelots » !