LA VIE DU CHRIST DANS L'AME HUMAINE

     Toute incarnation du Verbe est une vie inconnue du Christ; tout acte du Christ est une incarnation du Verbe. A l'origine, la Vie universelle dont le Père ensemence une partie du Néant, c'est la première incarnation du Verbe comme Créateur. Au milieu des temps, le salut que le Père envoie au monde en détresse, c'est la seconde incarnation du Verbe comme Rédempteur. En chacun de nous, lorsque nous quittons la route descendante pour prendre le chemin ascendant, c'est la troisième sorte d'incarnation du Verbe comme Illuminateur individuel.
     Dans notre cœur, en le formant, le Père a mis deux cœurs : un cœur de Lumière, un cœur de Ténèbres. C'est celui-ci qui prend le gouvernail tout d'abord et qui le garde jusqu'à ce qu'il ait épuisé sa provision d'énergie. A ce point extrême de notre course descendante, parvenus aussi près de l'Abîme que la force de notre être nous a permis d'en approcher, nous nous arrêtons, et la crainte s'empare de nous, cette crainte particulière que David dit être le commencement de la Sagesse. Ici commence une période heurtée d'obscures inquiétudes, de dégoûts, de lassitudes, qui se termine soudain par l'intuition salvatrice de la miséricorde divine; et voici que s'ouvre le long travail de la repentance, précurseur de l'Amour, comme Jean-Baptiste est le précurseur de Jésus.

     Le repentir est un sentiment complexe où entrent des retours divers et imprévus. Il commence par le regret, souvent teinté de peine et de plainte; puis le remords, comme un regret plus incisif, frappe la conscience à coups redoublés; on dirait qu'un scalpel de Lumière incise et tranche les corruptions de notre personne morale. Les motifs du remords peuvent être la honte d'un blâme public, la honte plus noble d'avoir agi laidement, la crainte d'être puni; ces considérants égoïstes se nomment, en théologie, l'attrition. Quand ces motifs deviennent la pure douleur d'avoir désobéi à Dieu, déplu au Christ, lésé nos frères, et qu'ils s'accompagnent de la ferme résolution de ne plus retomber, cela s'appelle la contrition.
     Notre être moral étant ainsi en proie aux élans du vrai repentir, notre volonté décide qu'elle réparera tout ce mal; elle revient vers l'acte délictueux, essaie d'en atténuer les dommages, en soi et hors de soi, et ne retrouve son calme que lorsque le sentiment d'être pardonnée lui descend du Ciel. Ces réparations, ces restitutions constituent la pénitence; la volonté convertie joue, dans l'Israël intérieur, le rôle de Jean-Baptiste et appelle la foule de nos énergies diverses au baptême des larmes.
     Ce broiement du cœur par la contrition, ce feu ardent du remords qui, de la pierre glacée de ce cœur, fait jaillir les larmes bienheureuses du repentir suppliant et l'humble ferveur pour mieux agir, telles sont les preuves de notre sincérité, de notre véracité. Elles seules montent jusqu'à la miséricorde du Père pour qu'en descende le pardon. Elles seules attendrissent la juste rigueur impitoyable des gardiens de la Loi.

     De même que l'enfant Jésus apercevait de loin, dans les déserts, la silhouette du Baptiste enfant, l'étincelle christique en nous jette par intervalles son éclair sur nos tumultes et sur nos nuits intérieures. Notre vie spirituelle véritable, quelque vaste que soit notre vie intellectuelle, ne commence qu'avec la certitude installée en nous de Jésus Fils unique de Dieu venu en chair. Cette certitude est un don, Jésus nous l'affirme à plusieurs reprises; c'est le premier des dons de l'Esprit; notre effort ne peut le conquérir, mais seulement nous rendre aptes à le recevoir; c'est le premier pas sur la voie étroite,
     La généralité des fidèles croit que cette certitude constitue toute la régénération et implique le salut. C'est une opinion exagérée. La foi au Christ est simplement le premier acte du vaste drame de la régénération intérieure; c'est la naissance du Verbe dans l'étable de notre conscience, entre la Vierge, notre âme, Joseph, notre moi, devenu silencieux et patient, le bœuf et l'âne instinctifs, les bergers de l'intuition et les mages de l'intellect illuminé.
     Désormais notre croissance spirituelle va suivre phase après phase les épisodes historiques de la vie du Christ.
La Lumière en nous, après avoir jeté son premier éclat, va se retirer dans l'Égypte de l'inconscient. Elle réapparaîtra pour reconstruire notre édifice intellectuel, comme fit Jésus répondant aux docteurs du Temple, et elle disparaîtra de nouveau. pendant une longue période de labeurs prosaïques, comme ceux de l'enfant divin à Nazareth, croissant silencieusement devant Dieu en force et en sagesse, et étant soumise aux facultés normales de notre conscience ordinaire, comme Jésus était soumis à Ses parents.

     Cette Lumière si secrète du Verbe enfoui très humblement au sein de notre misère parvient donc à sa trentième année symbolique, à la plénitude relative que lui permet de prendre l'imperfection individuelle de notre Moi à chacun. Ce terme est marqué par deux gestes: l'un, de soumission superflue aux lois de la nature humaine ou sociale : c'est le baptême du Jourdain; l'autre, d'affirmation de puissance en face du monde des Ténèbres : c'est la tentation. Le disciple régénéré reçoit alors du Père une ambassade et en commence l'accomplissement, comme Jésus fait, aussitôt reçue la double onction simultanée de l'eau et de l'Esprit.
     Nous Le voyons d'abord élire Ses apôtres; le Verbe intérieur transmue au spirituel les douze facultés maîtresses de l'homme naturel. je ne puis pas entrer dans tout le détail d'une psychologie entièrement inconnue; permettez-moi de ne vous donner que de brèves indications éparses; il vous sera loisible de les relier plus tard en systèmes cohérents.
Le Pierre intérieur, c'est la Foi; nous le verrons, en effet, reconnaître le premier son Maître comme Dieu, puis le renier; Jean, c'est la charité; Jacques, c'est l'espérance; Judas, c'est l'orgueil immortel qui ne disparaît qu'au jour de notre rentrée dans le Ciel; et chaque apôtre est, subjectivement, une énergie de l'homme spirituel régénéré. Le Verbe circule dans tout notre être, le réorganise, le purifie, l'élève et en fait progressivement passer les facultés de toute sorte, y compris les corporelles, à une stase de vie surhumaine, ou plutôt surnaturelle.
     De même que nous entendons Jésus révéler aux foules des mystères insoupçonnés, que nous Le voyons guérir les incurables, enlever les cœurs jusque dans l'Absolu et tout réinstaller sur un mode nouveau, Sa Lumière vivante opérant en nous béatifie notre intelligence, nous débarrasse de nos tares corporelles les plus invétérées, change nos opinions et nos concepts, nous éclaire la vie aux rayons d'un soleil merveilleux et, nous communiquant Sa patience souveraine et Son inlassable abnégation, nous Procure la joie intérieure, la certitude
et la paix. 

     Je voudrais vous dire quelques exemples précis de cette transsubstantiation ascendante aussi merveilleuse que la transsubstantiation descendante de l'eucharistie; malheureusement les mots manquent pour caractériser des faits observés par une toute petite minorité d'expérimentateurs. Personne encore n'a réduit en nomenclatures exactes les phénomènes de la vie mystique; on peut le regretter; quant à moi, je serai plutôt incliné à m'en réjouir, d'abord parce que cette imprécision obligatoire est la meilleure protectrice des réalités sacrées dont l'âme du disciple devient le temple, et ensuite parce que la vie mystique étant essentiellement la vie de l'esprit en nous, et l'esprit étant le plus libre des mobiles, le plus imprévisible, le moins enchaînable, essayer de faire tenir ses explosions et ses envols dans le cadre rigide d'un système serait le dénaturer sûrement et fausser l'intelligence que nous pourrions en acquérir.
     La mystique ne se raconte pas; ceux qui la vivent se taisent. Aussi veuillez bien considérer ce que j'essaie de vous en dire, non pas comme des descriptions exactes, mais seulement comme de simples allusions, des images, des indications. je vous ai montré le chemin de ce sanctuaire; nul que vous-mêmes ne peut vous y engager.
     Tous les disciples du Christ suivent une même route, mais en s'y livrant à des travaux différents sur la nature desquels il est assez difficile de donner des précisions. Les uns sont agriculteurs; les autres, soldats; d'autres, ouvriers; d'autres enfin, plus rares, sont pêcheurs d'âmes. Ils portent tous un signe sur le front; tout homme d'ailleurs est marqué au front du signe du roi qu'il sert. Mais ce signe n'est visible qu'aux yeux des chefs de l'un ou l'autre Royaume. Tout au plus nous, la foule, pouvons-nous discerner dans certains regards une clarté spéciale; mais il nous est aussi difficile de différencier les prunelles où luit la Lumière de celles où luisent les Ténèbres qu'il est difficile à un Fuégien de distinguer une verroterie d'un diamant. Aussi, je vous le recommande encore, tenons-nous en à notre seul Christ, à Sa seule parole certaine. 

     Les hommes que nous sentons supérieurs, de deux choses l'une : ou ils appartiennent en réalité aux Ténèbres, par le caractère d'orgueil ou d'insensibilité de leur prééminence, et alors nous courons de grands risques à les suivre, même sous prétexte de ne prendre d'eux que ce qu'ils ont de bon; car comment distinguerons-nous ce qui est bon et vrai en eux, nous qui plongeons presque tout entiers dans l'erreur ou dans le mal? Ou bien ces hommes supérieurs appartiennent à la Lumière; dans ce cas, plus profondément ils lui appartiennent, moins ils accepteront de garder pour eux nos admirations ou nos docilités, plus instamment nous presseront-ils toujours de nous adresser à Dieu, de ne demander qu'au Christ de ne rien vouloir prendre que de Lui ou de Sa Mère, la Vierge.
     Ainsi donc, encore une fois, écoutez ce que je vous dis : Jésus-Christ est en tout, dans vos larmes et dans vos joies, dans vos sécheresses et dans vos ferveurs, dans vos compassions et dans vos impuissances. Et, lorsque la nuit devient trop noire ou que le fardeau vous semble trop lourd - ce n'est pas vrai, ce sont des apparences: la nuit n'est jamais plus noire ni le fardeau plus lourd qu'il ne faudrait; mais enfin, nous sommes de pauvres choses -, alors demandez à la Vierge; elle demandera à son Fils et son Fils n'a jamais rien su lui refuser.
     Ces défaillances , ces hésitations dans le service divin appartiennent à la période de l'enfance intérieure du Verbe. Lorsque l'étincelle éternelle a pris tout son développement, lorsque sa clarté pénètre toutes les cachettes de notre personne physique et psychique, alors nous avons dûment compris le caractère entier de notre travail. Laboureurs, soldats, ouvriers ou pêcheurs, l'œuvre de Dieu est devenue notre œuvre à nous, ou plutôt nous nous sommes identifiés à elle. Nous savons qu'il n'y a réellement rien autre chose à faire pour nous, jusqu'au dernier jour, que de conduire la charrue, de semer, de sarcler, de manier la faux ou le marteau, de mener les brebis, de revêtir la cuirasse de la patience, de saisir le glaive de l'Amour.
Je dis « nous », mais vous m'entendez : je ne parle pas de moi ni de vous tous, ni de la foule de nos semblables; les serviteurs de Dieu sont toujours en toute petite minorité. Il n'y a point là d'ailleurs de quoi nous inquiéter, car ce sont toujours les minorités qui ont accompli les plus grandes choses; et, entre toutes les minorités sociales ou politiques, la minorité des vrais disciples est la plus faible, la moins bruyante, la plus dédaignée; son triomphe ne m'en apparaît que plus certain.

     Ainsi ces serviteurs secrets, ces âmes assez mûries pour donner naissance au Fruit éternel, restent perdus dans la masse comme un levain minime dans toute la pâte d'une fournée. Encore la plupart n'en sont-elles qu'à la période préparatoire correspondant aux trente premières années de la vie de Jésus. Celles qui atteignent l'âge mystique de trente ans, nous pourrions les comparer, suivant la nature de leur mission, à des fermiers, à des patrons, à des officiers.
     L'ensemble de ces quatre catégories de disciples forme ce que l'on a appelé l'Église intérieure. Il ne faut pas prendre cette dénomination dans un sens antithétique à celle d'église extérieure. L'une et l'autre sont utiles, légitimes et voulues par le Christ; celle-ci est l'assemblée des corps, la collection des actes liturgiques et sacramentels, l'ensemble des rouages administratifs nécessaires; celle-là est l'assemblée des cœurs, l'union des volontés désireuses de servir, la communion des saints, en un mot, vivants et morts, Les différences de doctrines théologiques restent secondaires pourvu que subsiste la foi en Jésus-Christ Fils unique de Dieu et la volonté de Lui obéir en tout.
     Quelles que soient les fonctions propres des membres de cette Église mystique, leur dignité spirituelle se mesure à leurs renoncements et à leur énergie d'action extérieure.
     Le chrétien qui travaille pour son salut, qui, en aidant ses frères, songe à sa récompense temporelle ou paradisiaque, se cantonne dans le vestibule du Temple; il s'expose à chaque instant à en sortir, car les spectacles de la place publique peuvent le distraire.
     Le chrétien qui, triomphant de l'inquiétude de l'avenir, observe l'Évangile en se fiant à Dieu pour tout ce qui lui adviendra, devient un serviteur fidèle; Jésus nous parle de lui dans deux paraboles, je crois. Il n'est plus exposé à la nonchalance, au doute que rarement, lorsqu'un obstacle lui devient utile pour rassembler ses forces et monter d'un degré, quand l'orgueil le menace, cet orgueil qui reste à perpétuité le grand empêchement de notre purification profonde, ou bien quand, à force de se dévouer à des œuvres bonnes, il se met à les chérir,  s'y attacher, à les vouloir telles que son jugement humain les lui montre. 

     L'ami du Christ a vaincu ce dernier reste de la volonté propre. Profondément humble, persuadé de sa maladresse et de son ignorance, il se laisse mouvoir en tous sens par le Ciel sans que son Moi fasse jamais obstacle aux impulsions divines. Il sait que les œuvres sont nécessaires; mais celle même qui lui paraît la meilleure, s'il s'aperçoit que Dieu ne l'approuve pas, il y renonce y eût-il consacré des années d'effort, et sans regrets. Cette liberté, ou plutôt ce non-attachement lui évite bien des chutes, lui donne une forte stabilité et lui rend toutes choses claires et lisibles. L'Esprit alors lui communique Ses dons; il voit les vertus des êtres, déchiffre les consciences, il prévoit, enseigne, réconforte, guérit. Cependant il reste encore trop riche pour devenir un chef dans l'armée de son Christ, un fermier des domaines du Père. Voici quelle est la richesse qui l'alourdit et l'enchaîne : il sait qu'il s'efforce, qu'il travaille, qu'il monte. Il s'attache à ses dons et les croit indispensables dans la forme sous laquelle l'Esprit les lui communique. Il reste encore particulariste. Il n'est pas tout à fait pauvre, tout à fait nu, tout à fait rien. Le Judas psychique respire encore en lui, tout au fond.
     Tandis que le parfait Ami marche dans un oubli complet de soi-même. Il est impeccable et infaillible. Lui seul entre tous les hommes a le droit de dire : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi. » Il est un frère cadet de Jésus; du moins il nous paraît tel, à nous les débutants qui le regardons du dehors; tout lui est également le Ciel, même l'Enfer, même les limbes, parce que, partout, il passe identifié à la Volonté du Père qui l'envoie en ces lieux différents.Il demeure avec son Maître aux déserts de la sécheresse dévastatrice, comme aux cieux de l'extase éblouissante. La tempête et le calme, l'admiration des hommes et leur haine, l'échec et le triomphe le trouvent également impassible; ou plutôt non, l'impassibilité implique une certaine dureté; il n'est pas dur, il n'est jamais froid; il brûle, mais d'une flamme tellement toujours égale que nous n'en mesurons plus l'incandescence. Il peut guérir, il peut enseigner; comme Jésus, il a gravi son Calvaire; comme Jésus, il est remonté en Haut; mais, comme Jésus, il est redescendu en nous abandonnant tout le butin, de ses batailles, toutes les gemmes de ses explorations, toutes les joies de ses douleurs. C'est un homme libre.

     En vous traçant cette description sommaire de l'assemblée spirituelle des disciples, je vous ai promenés en même temps, vous vous en êtes aperçus sans doute, à travers les paysages intérieurs de l'âme où le Verbe mystique reproduit les gestes historiques de Jésus. je vous dis ces choses pour guider ceux d'entre vous - je désire de tout mon cœur qu'ils soient très nombreux - que le Ciel appellera expressément à Son service. Quand la Lumière éternelle en nous porte sa splendeur jusqu'au champ de notre mentalité consciente, tout l'Évangile se développe dans ce champ. Le Christ mystique parle à la Samaritaine psychique, aux scribes de notre intellect, aux foules cellulaires de nos corps; Il guérit nos cécités, nos lèpres et nos infirmités animiques; Il triomphe et Il subit une Passion secrète par la vertu de laquelle Il conquiert sur toute notre personne Sa royauté définitive; Il exalte notre cœur dans la gloire, et nous désenchaîne à jamais.
     Qu'il me suffise de vous indiquer ces rapports, ces correspondances, ces harmonies; permettez-moi de vous encourager à les poursuivre, non par d'ingénieuses spéculations, mais par la recherche précise, expérimentale de vos cœurs et de vos volontés.