La Rose-Croix

     Quand on prononce devant eux le nom de Rose-Croix, les hommes raisonnables et instruits font une moue dubitative, et ils invoquent Leibniz, Gassendi, le Père Mersenne, qui ont cherché partout les Rose-Croix et ne les ont point trouvés.

     je ne vous fatiguerai pas par de longues énumérations de dates, de chartes, de parchemins, de vieux livres, de vieilles estampes, de vieilles légendes. Toute croyance, même superstitieuse, a une base; l'imagination ne peut créer l'irréel; il lui faut une parcelle de vérité pour construire ses palais alentour. Il est donc impossible qu'il n'y ait jamais rien existé de semblable à la Rose-Croix. Notre tâche sera de séparer, dans les documents connus, le faux du vrai : le faux intellectuel, le faux historique, le faux moral. Par éliminations successives, la statue enterrée apparaîtra enfin au jour; probablement mutilée; mais les tronçons épars nous diront, malgré tout, par l'éloquence convaincante de leur beauté, qu'il y eut là un chef-d'œuvre; et, puisque les chefs-d'œuvre sont impérissables, il y a encore là le même chef-d'œuvre rayonnant sur nous sa gloire essentielle.

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     Les sociétés contemporaines qui, en Angleterre, en Allemagne, en France, aux États-Unis, se sont parées du titre de Rose-Croix, agrandi par divers qualificatifs, apparaissent d'abord toutes comme antichristiques par leurs théologies et par leurs ascèses. Elles apparaissent ensuite très peu rosicruciennes par la complication de leurs grades, l'étroitesse de leur horizon spirituel, la partialité de leurs opinions, la tyrannie de leurs chefs, la superficialité de leur science.
     Au dix-huitième siècle, Samuel Richter, Schroepfei, Weisshaupt fondèrent des ordres soi-disant rosicruciens; quoique beaucoup plus savants en occultisme, en alchimie, en magie que leurs homonymes du dix-neuvième siècle, ces groupes prêtent d'eux-mêmes à la critique.

     C'est au dix-septième siècle qu'il faut revenir pour rencontrer des adeptes dignes de ce nom. Au quinzième siècle, les érudits soupçonnent à Naples, en Flandre, en Bavière des vestiges d'associations rosicruciennes. Au quatorzième siècle se place la légende initiale et initiatique du fondateur supposé de l'Ordre, Christian Rosenkreutz. Avant le quatorzième siècle, le chercheur s'épuise dans des enquêtes impossibles à travers les courants vaudois, albigeois, franciscains, templiers et celtiques. Les documents font défaut; ceux qui fourniraient des indices restent inaccessibles, enfermés dans des armoires ignorées, au Vatican, en Suisse, en Hongrie, à Paris.

     Toutefois, on peut recueillir, par l'enquête interne, et aussi avec l'aide de l'enquête externe, quelques idées justes sur la plus mystérieuse des fraternités secrètes. Mais ces idées sont tellement extraordinaires qu'aucun étudiant presque ne les admettra d'abord. je vais vous les dire, avec le plus de clarté possible; vous les rappellerez de temps à autre à votre mémoire; et peut-être, si vous êtes doués, si votre destin spirituel vous y porte, les comprendrez-vous dans quelques années et les accepterez-vous.

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     Quels hommes étaient ces mystérieux hérauts d'une sagesse et d'une science inconnues ?

     Qu'on feuillette les petits pamphlets distribués aux foires de Leipzig et de Francfort, véritables expositions universelles de ce temps, ou qu'on lise les affiches placardées sur les murs de Paris, de ce Paris à l'aurore du siècle de Vincent de Paul et de Pascal, de ce Paris encore tout pantelant des horreurs de la guerre civile, les grands verbes millénaires annonciateurs de la paix et de la beauté s'expriment avec éloquence dans ces documents.
Voici ce que disent les signataires de ces manifestes, types originaux de tous les supérieurs inconnus qui foisonnent dans les initiations frelatées du dix-huitième siècle :
     « Nous faisons en cette ville résidence visible et invisible par la grâce du Très-Haut qui se tourne vers le cœur des justes.
     Nous enseignons sans livres ni marques; nous parlons les langues des pays où nous voulons être, pour tirer les hommes nos semblables d'erreur et de mort. »
     Voilà les grands pouvoirs de l'adepte vrai. La présence invisible et réelle, l'enseignement intérieur, le rayonnement spirituel attractif, le don des langues appartiennent, en effet, à ceux-là seuls qui ont réalisé la grande renonciation, entendu les paroles des dieux, affronté les ténèbres extérieures et rendu à tous les êtres ce qui leur appartient.

     Robert Fludd affirme qu'ils résident visiblement en neuf collèges au mont Athos, vers Basra, au Travancore, près d'Oudh, en Lucanie, à la Mecque, à Fez, aux Pyramides et au Parnasse.
Que ces Rose-Croix s'attribuent comme résidence le Temple du Saint-Esprit, ce n'est pas une vantardise. Le Temple du Saint,Esprit, s'il m'est permis d'en parler avec des mots incompréhensibles aux indignes, leTemple du Saint-Esprit, c'est ce lieu secret où sont réunies les entités vivantes de l'Intelligence, de l'Harmonie et de la Beauté universelles.
     L'Esprit, lui, personne ne peut le saisir, personne ne peut savoir ni d'où il vient, ni où il va. Mais la maison des Rose-Croix est une des œuvres de cet Esprit insaisissable; c'est pourquoi quelques hommes ont pu l'apercevoir et y entrer.
Ces Rose-Croix de la fin du seizième siècle professaient la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ comme aboutissement terrestre de l'incarnation cosmique du Verbe. La Bible, le Tarot étaient leurs manuels de théosophie. L'expérience matérielle (arts occultes) et immatérielle (Liber, Mundi), leur manuel d'observation pratique. Les œuvres de Tauler, de Weigel, surtout de Thomas a Kempis étaient leur code d'initiation.

     Ils déclaraient posséder la pierre philosophale, la Médecine universelle, l'Élixir de longue vie, connaître les vertus des simples, les secrets des dieux, les mystères des nombres, des signes, de la musique. Ils offraient à leurs élèves les mêmes trésors. Ils se présentaient enfin au monde avec, dans les mains, les plans de la triple réforme : pour la science, pour la politique et pour la religion.
     Entre 1592 et 1624 on rencontrait parfois, aux grands centres européens du commerce ou de la civilisation, sur les routes de Hollande, de Suisse ou d'Italie, tel inconnu, paraissant avoir atteint la quarantaine, au costume discret, à la parole rare, au nom modeste, à l'abord simple et cependant peu familier. Quelque ravagé que fût le visage de ce voyageur, son regard brillait d'un feu limpide et jeune; sa conversation, riche comme celle d'un qui a beaucoup vu, étonnait, instruisait, éveillait des idées nouvelles. Il portait toujours sur soi, au moment opportun, l'élixir précieux, le simple, le remède même du malade imprévu qu'il rencontrait. Et les chercheurs capables d'un long effort de discipulat trouvaient souvent quelqu'un de ces inconnus près d'un lac dont les eaux fournissaient le prétexte à un signe mystérieux de reconnaissance et de maîtrise.

     Toutefois - la justice exige qu'on le dise - il y eut, dans les mains de ces maîtres, des pouvoirs licites et des pouvoirs illicites. La suite de cet entretien permettra, je l'espère, à ceux d'entre vous à qui cela sera utile, d'en établir le critérium. Les rares écrits de ces adeptes d'ailleurs nous les montrent encore plus comme des chercheurs que comme des Œdipes immobiles revenus de tous les sphinx.

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     Depuis que la terre porte des fils d'Adam, il existe un centre de sagesse dont le mouvement du dix-septième siècle ne fut qu'un des mille rayons, lancé sur la seule Europe et baptisé du titre de Rose-Croix. Des motifs de haute convenance m'interdisent de révéler quels noms portèrent les autres rayons de ce même centre, lancés sur d'autres pays, avant comme après cette époque.
     Ne cherchez pas à connaître prématurément ces secrets. La curiosité fait fuir les mystères. Comprenez seulement que ceux qui, depuis lors, se parent du titre de Rose-Croix ou qui disent se rattacher à cet Ordre, se trompent et trompent leur public, puisque le centre qui se nomme ainsi au dix-septième siècle a changé son titre.
     Les vrais Rose-Croix ne se sont jamais fait connaître et n'ont jamais rien dévoilé de leurs réels secrets. Ils se sont même ingéniés à détruire quelques livres trop révélateurs, comme le petit in-quarto de Welling imprimé à la fin du dix-huitième siècle, ou les récits de ce capitaine anglais parus à Londres il y a quelque soixante ans. Sait-on davantage ce que sont devenus les carnets chiffrés de Cagliostro ?

     La Rose-Croix est une fonction immatérielle de l'âme de la terre. je vais essayer de préciser.
     Notre planète reçoit toutes les formes de sa vie, non pas d'un seul soleil, le soleil jaune qui nous éclaire, mais encore de six autres soleils invisibles. Le premier d'entre eux, le rouge, construit les corps terrestres. Son ange est l'être que Paracelse et quelques autres nomment Hélias Artista. Il gouverne la morphologie générale, les affinités des êtres sous leur aspect de molécules minérales, les organisations physiques, chimiques, sociales, intellectuelles et religieuses. Et, de même que tous les soleils, il agit sur terre par intermittences, à la façon d'un phare tournant.
     Je dois expliquer comment je conçois les caractères propres de la vie minérale. Elle consiste essentiellement, étant donné un être ou un milieu quelconque, dans un mode propre d'agrégation des atomes de ce milieu ou de cet être, de cette créature en un mot. La physique et la chimie officielles étudient des modes d'agrégation dans ce qu'elles appellent la matière terrestre.
     Mais tout, dans l'univers, possède un aspect minéral. Lorsque l'atome humain se réunit à d'autres atomes humains, de façon à former un groupe solide, fixe et inaltérable (telle la cellule sociale des anciennes synarchies), cette sorte d'organisation, on peut l'appeler l'aspect minéral de l'être social.

     Autre exemple. Quand un penseur a construit son organisme mental, ou plutôt l'a reconstruit suivant les lignes de force idéales, telles que l'ensemble de ces conceptions, son savoir personnel, sa sapience individuelle arrive à constituer une sorte d'entité intellectuelle, définitive et immuable, cette sorte d'œuvre cérébrale est l'aspect minéral de la pensée humaine.
     Considérons maintenant la personnalité humaine dans l'ensemble des organes occultes qui la constituent essentiellement et dont ce que nous connaissons de nous-mêmes n'est que le résultat extérieur. Cette personnalité contient des représentations de tout l'univers. Pour parler net, il y a en nous un corps qui vit de la même façon que l'ange, par exemple; il y a en nous un corps qui vit de la même façon que le génie, ou l'élémental, ou l'astre, ou la plante, comme nous savons tous qu'il y a en nous un corps, notre corps physique, qui vit de la vie des animaux.
     L'un de ces organismes secrets ne peut être mieux comparé qu'à une gangue en voie de cristallisation dans les profondeurs du sol. Quand le rayon du soleil rouge passe, cet organisme se développe sous son influence; comme dans chaque individu prédomine un des types de la vie universelle, l'homme chez qui cette prédominance est minérale voit son être spirituel entraîné dans la direction d'Hélias Artista, et tendre vers l'état du Rose-Croix.

     Tout ceci doit vous sembler de pures imaginations; cependant rien n'est plus réel. Dieu est le vivant. La vie est partout; avec elle sont partout la sensibilité, l'intelligence et l'amour. Une pierre éprouve des sensations, perçoit des idées et engendre une volonté. Les pierres de notre terre se trouvent tout au bas de l'échelle universelle des minéraux; tout en haut sont les pierres rayonnantes et parlantes de la Cité sainte. Un jour viendra où l'homme conversera avec le champ et avec la montagne, où les cailloux du chemin diront leurs secrets au voyageur, où les galets de la grève raconteront au pêcheur les histoires des siècles disparus. Car la nature tient encore en réserve ses secrets par milliards.
     Nul ne peut définir cet Hélias Artista. Ceux même sur lesquels il repose sentent son influence sans la pouvoir analyser. Ce n'est pas Dieu, c'est un dieu, simplement un des ministres du Père, le remous dans les paradis cosmiques des haleines de l'Esprit à travers les vergers du Seigneur. C'est une force attractive, agglomérante, harmonisatrice qui, dans chaque espèce, tend à réunir les individus et à les organiser par une hiérarchisation d'équilibre et de concours mutuel.

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     La santé parfaite pour le corps, la pierre philosophale pour la matière, la médecine universelle pour la thérapeutique, l'organon intégral du savoir, la monarchie universelle, la paix universelle, la religion universelle, la fraternité universelle : voilà les œuvres de cet Hélias et les buts des travaux rosicruciens.
     Voilà ce qu'ont cherché des alchimistes comme Artéphius, Basile Valentin et le Cosmopolite; des philosophes comme Raymond Lulle, Sabbathier, Fabre d'Olivet, Wronski, Saint-Yves d'Alveydre et Jacob; des meneurs d'hommes tels que Ram, Moise, Charlemagne; des thaumaturges comme Enoch, Elie, et quelques saints peu connus; des émissaires comme le visiteur de Jacob Boehme, comme Isaac Barnaud et Irenaeus Agnostus auprès de Henri IV et de Guillaume d'Orange; comme Ellious Bocthor, l'interprète de Bonaparte aux Pyramides; comme les deux cavaliers albanais soudain apparus aux portières du carrosse où Napoléon ramenait la jeune Marie-louise; comme surtout le grand et intrépide Cagliostro.

     Tous ces hommes ont essayé de refondre les anarchies en organisations stables; c'est pourquoi, selon les brochures de 1604, leur patrie symbolique est la Germanie. Et presque tous ont échoué, parce que, si Hélias Artista représente le Verbe cosmique comme Pacificateur, ce même Verbe, comme Sauveur, n'est encore venu ici-bas que pour y apporter la guerre et non la paix.
     Mais il n'importe. Si la maturation de l'or céleste demande des cycles quand la maturation de l'or terrestre demande des siècles, accordons à l'avenir la confiance la plus optimiste. Les murs de la Cité éternelle, que l'apôtre Jean nous décrit avec une concision splendide, ces murs impérissables, sur les parois desquels joue l'infinie magnificence des spectacles divins, leurs pierres ce seront des esprits d'hommes parfaits. Ces portes de la Cité sainte, immuables, grandioses, toutes belles, ce seront ces esprits que connut autrefois l'esprit de la terre, sous l'égide de la Rose-Croix. Souvenons-nous que seulement au jour de l'universelle réintégration se réalisera l'hypothèse sacrée: « De ces pierres Dieu peut faire naître des enfants à Abraham. » Notre jésus ne déclare-t-il pas être le Roc ? Ses paroles sont totalement vraies le règne de la Pierre est une des formes de l'être cosmique du Verbe. Et si nous ne voyons ici-bas que les pierres muettes, inertes et endormies, il existe dans les eaux supérieures du firmament des roches et des gemmes toutes palpitantes d'une vie extraordinaire et prestigieuse.

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     Ces inconnus, « amants de la Rose et porteurs de la Croix », comme ils s'intitulaient, en appelant à eux les hommes de bonne volonté, leur indiquaient le chemin.
Il faut ici considérer deux points : l'état d'âme du disciple, puis sa méthode de travail.
Quand l'homme interroge en silence ses propres profondeurs, il s'affirme l'existence d'une source éternelle de force, de lumière et de paix. Cette fontaine cachée répand parmi les paysages invisibles d'innombrables et d'intarissables ruisselets; point de sente, là-bas, que n'accompagne le murmure de ces ondes régénératrices; point de sable qu'elles ne fertilisent. Il ne s'agit que de laisser tomber les costumes artificiels dont nous croyons à tort devoir nous revêtir et de nous baigner dans ces eaux dispensatrices de vigueur et de pureté.

     Alors la simplicité, cette vertu négative, deviendra la simplesse, une vertu active et féconde. Nos yeux, regardant la nature, verront vraiment la Nature, et non pas l'image préconçue que nous nous en étions forgée; regardant les hommes, et nous-mêmes, nous les verrons, nous nous verrons, chair, sang, passions, misères et grandeurs, et non plus types schématiques ou artificiels.
     L'occultisme ordinaire ressemble à un bachelier ès sciences qui, à force de tout réduire en équations, finit par devenir incapable de voir dans les mondes du sentiment autre chose que des prétextes à polynômes. La noblesse d'une colline, la courbe d'un sourire, le pathétique d'un crépuscule, il couche toutes ces beautés sur des épures noires de chiffres. Il ne peut plus s'assimiler la vie; il ne trouve plus en lui de forces pour aimer ni de motifs pour agir.
     Quand il a bien macéré dans les eaux pétrifiantes de la théorie, il se lance à l'extrême opposé. Il brise l'émail dont il s'était fait un masque; il se jette vers la spontanéité, vers l'élan; il s'enflamme; et il se meurtrit durement la tête; car l'esprit est prompt, mais la Nature est lente. 

     Patience ! « Possédez vos âmes par la patience », a dit le Maître des maîtres. Le vrai désir, le désir sain, le désir fort, le désir prédestiné à la victoire ne se traîne ni ne court; il marche d'un pas long et sûr, comme un vieux soldat. Il marche le jour, oui, mais surtout tout le long des longues nuits froides où l'on bute contre l'invisible caillou, où l'on tombe dans le ravin aux épines mauvaises, où les bêtes rampantes piquent si le bâton les dérange. Il marche tout seul, recru de fatigue, la tête sans pensées, les reins moulus, du nuage gris sur les yeux. Nuits sans lune et sans étoiles, voyageur sans même un chien, bois noir qu'il faut traverser malgré d'insidieuses, chuchotantes et terrifiantes voix; fermes où l'on sait , horribles entr'aperçus, que l'on sera chassé; formes dans les ténèbres; pierres levées, tronc desséché où se blottit l'immémoriale sorcière : la peur!
     Et la route diminue en montant, pas après pas, détour après détour, lieue après lieue. La vie est longue, ô disciple; et, si tu trouves quelque roche avec un tapis de mousse, prends le temps d'y dormir une heure ou deux. Ce sommeil sera propice à ton amour.

     Le fort torrent de l'Amour divin demande à être canalisé dans le cœur de l'homme entre de solides quais de granit; il faut apprendre à attendre, comme un vin nouveau dans une cave sèche et fraîche, qu'années après années l'Amour dans notre cœur dépose sa lie impure.
     Ici encore, à l'entrée des domaines rosicruciens, on peut lire le commandement universel des néophytes : «Abandonne ce qui t'aime, et cherche ce qui te déplaît. »
     Il existe, en Europe, un livre où cette maxime se trouve examinée dans tous les sens et sous tous les rapports. Ce livre est pour ceux qui brûlent, pour ceux qui flambent, pour ceux qui agonisent chaque jour de ne pouvoir étreindre leur idéal. Ce livre, c'est le quai de granit, c'est la cave silencieuse, c'est le vieux prieur lent, c'est le mur infranchissable du cloître.

     Il dissèque la science, la vanité, la prudence, la retenue, les affections déréglées; il rend impossibles les espoirs impatients, les épanchements sur un cœur ami, les discours, le zèle indiscret; il émonde, il échenille, il concentre très lentement; il apaise, il amène à l'apparence d'être un cadavre. Et, lorsque toutes les flammes, tous les ouragans, tous les tonnerres dans le cœur du disciple sont enfin ensevelis sous la cendre, emprisonnés dans la crypte, engloutis dans le souverain silence, ce livre ouvre soudain la porte. Le cœur jaillit comme un bolide, et son élan longuement préparé le jette avec certitude aux pieds de la Présence permanente qui résume les désirs de toute créature.
     Voyez-vous maintenant pourquoi les fils de Rosenkreutz disent que, lorsqu'on a réalisé le premier livre de l'Imitation de Jésus-Christ, on est prêt à entrer dans leur cohorte ? Voilà l'état d'âme du disciple, voilà son effort personnel.

     Il va recevoir une aide. Il est sorti de sa démence mystique; son bel amour primitif de Dieu, son repentir tumultueux flottent enfin devant lui comme d'irréels fantômes; enfin il lie pense plus à la gloire adeptale ni à son propre salut; il s'oublie lui-même; en parlant à Dieu il peut dire.: « Mon frère le vent, ma sœur la terre, mon frère l'âne, ma sœur la misère. »Alors, en vérité, il commence à parler avec Dieu. Et Dieu lui envoie Son ange.
     Ensemble ils partent dans la nuit vers la Montagne au centre de la terre, où se cache le Trésor, où veille le diable. Le guide et l'homme prient ensemble en marchant; c'est la vraie prière; la sueur jaillit de l'homme tout entier pressé dans les mains effroyables de l'angoisse. Et, comme ils arrivent au sommet, les dragons, les monstres et les diables se jettent sur eux; l'ouragan s'élève, la terre tremble, les rochers se fendent, le tonnerre remplit les ténèbres. Si le voyageur persiste dans la calme et confiante oraison, il est sauf. Aux premières blancheurs de l'aurore le Trésor apparaît et la nature alentour devient un paradis.

     Le candidat est accepté; les vertus des choses et les arcanes physiques lui sont dévoilés.
     Toutefois, la connaissance des arcanes ne doit pas être le but de ses efforts. Aussi les Rose-Croix n'y voient-ils qu'un Parergon. Ils n'admettent à l'Œuvre véritable qu 'après de nouvelles épreuves. Quant à la nature de cet Œuvre, jamais ils ne l'ont expliqué. Il ne convient pas de violer leur secret. C'est déjà beaucoup de savoir que, à leur yeux, les maîtrises en alchimie, ou en magie, ou en hermétisme ne sont qu'une préparation.
 

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     C'est le moment de conclure.

     Vouloir conquérir le titre de Rose-Croix est une illusion. On peut seulement se mettre dans les conditions nécessaires pour que, lorsque la splendeur d'Hélias Artista passera sur notre esprit, il soit fécondé par cette force, et qu'il se développe ensuite selon cette forme.
     Ces conditions se trouvent remplies quand on est devenu un élève docile de Thomas a Kempis.
     Mais, comme personne ne se connaît, ni dans son état actuel ni dans ses possibilités futures, comme personne ne sait le moment où passe l'Artista mystérieux ni même ne peut discerner son passage, n'est-il pas plus prudent de remonter à la source de l'Imitation qui est l'Évangile, de rechercher le maître d'Hélias, notre Seigneur Jésus ?

     Aucun homme, aucun dieu n'a encore embrassé du regard l'horizon spirituel que décrivent les Évangiles. Aucun autre livre ne renferme une égale somme de connaissances ni sur la terre, ni sur aucun astre visible, ni dans aucun lieu invisible. l'initiation rosicrucienne n'est qu'une seule des quelque soixante-dix initiations dont l'Evangile énonce les règles. Il les énonce d'une façon incompréhensible, sur un plan inconnaissable pour nous; mais je vous certifie qu'il les énonce.
     Attachons-nous donc à l'Évangile. Que le dernier des hommes, le plus ignorant, le plus stupide parvienne dans toute sa vie à réaliser un seul des conseils évangéliques, il atteindrait tout de suite la Maison du Père, et ce monde, ne pouvant supporter le feu terrible que rayonnerait ce cœur, le libérerait à l'instant des chaînes de matière.
     L'homme recèle les germes de toutes les sciences et de tous les pouvoirs; il les laisse dormir et, quand il veut les réveiller, il en fait de frêles plantes de serre ou des fleurs monstrueuses, sans parfum et sans vertu.
     Écoutons plutôt le grand Jardinier : le Jardinier, la forme sous laquelle le Verbe apparut après Sa victoire à l'amour repentant. Nous avons tous, comme la courtisane d'Israël, avili nos beautés intérieures. Laissons le Jardinier arracher les mauvaises herbes, bêcher, ensemencer, fumer, arroser; ne L'aidons que comme Il nous demande de L'aider, et non pas comme nous croyons utile de L'aider.

     Si nous nous estimions à notre juste valeur, si nous étions humbles, toutes ces angoisses et ces fatigues que j'ai essayé de vous décrire tout à l'heure nous seraient épargnées. Ne cherchons pas à devenir des adeptes, des Rose-Croix, des Mahatmas, ni même des saints. Cherchons simplement à faire plaisir à Notre Ami très fidèle. Il sait bien quels offices nous sommes capables de remplir. De quoi nous inquiétons-nous ?
    La possession de quels secrets, la maîtrise de quelles forces, la victoire sur quels dieux vaudront-elles jamais devant l'ineffable promesse : « Voici, mes Amis, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin ?»
     Vous tous qui m'écoutez, vous avez lu cette promesse, dès votre enfance, et combien de fois? Cependant qui de vous l'a lue ?
     Croyez-en quelqu'un revenu de chez les peuples étranges : ne cherchez pas des trésors au loin; ramassez ceux, ici, que l'on foule aux pieds. Et apprenons ensemble à nous baisser. Nous apprendrons ainsi que l'attitude la plus magnifique où l'homme puisse atteindre, c'est de se tenir à genoux.