LA VIE DU CHRIST APRÈS SA MORT

     S'il était possible de mesurer les ferveurs diverses des saints, de comparer les degrés des feux qui les embrasèrent, on s'apercevrait que la flamme jaillissant du cœur du Baptiste dépassait de beaucoup, en ardeur et en clarté, celle des plus séraphiques contemplatifs. Or le Baptiste ne s'est permis de lever les Yeux sur son Maître bien-aimé que trois fois dans sa vie. Tout enfant, il L'aperçut de loin, dans les bras de Sa Mère, allant vers l'Égypte; puis au baptême du Jourdain; et une fois encore, d'une colline à l'autre des campagnes de Judée, avant de subir la mort à Machéronte.
Jésus de Nazareth portait en Lui la sublimité de la perfection humaine et l'insoutenable éclat du Verbe. Or, pendant Sa vie terrestre, Il ne Se permit qu'une seule fois, au Thabor, de lever les yeux vers la splendeur de Son Père.

     Et nous, dont le cœur est tiède et les œuvres fades, nous, misérables poussières amorphes, nous ignorons l'admirable humilité de ces respects; nous prétendons avoir le droit de regarder Dieu, de L'interroger, nous Lui demandons compte de Ses actes; nous Lui disons: « Mais il y a telle chose que je ne comprends pas, qu'est-ce que cela signifie? Et mon intelligence, est-ce que Tu en méconnaîtrais l'importance? Comment se fait-il qu'il se passe des choses qui ne me semblent pas claires, des choses que ma raison ne saurait approuver? »
Un tel langage vous semble ridicule? Sans doute, il l'est pitoyablement. Mais ce langage, c'est le vôtre, à vous, fiers esprits qui vous intitulez chercheurs indépendants, et dont le cerveau n'accepte pas qu'il puisse exister des faits non perceptibles, des phénomènes trop complexes, des causes trop profondes pour sa faiblesse actuelle. Il en est ainsi cependant. Dieu, d'abord, ne nous doit aucun compte de Ses actes; notre rôle n'est pas de les comprendre, mais de les accepter. Notre intelligence, contrairement à ce que professent les philosophes, ne porte pas en elle-même sa propre fin; c'est une faculté, comme la vigueur corporelle, par exemple, qui nous sert pour certains travaux, mais qui ne fait pas partie intégrante de notre être essentiel. Il faut cependant l'exercer comme toutes les autres facultés, mais en sachant bien que ce n'est là qu'un exercice.

     Or cette humilité du Baptiste, cette autre humilité déconcertante de Jésus qui donne le vertige lorsqu'on se penche sur son abîme, il nous faut les reproduire pour regarder cet aspect de la vie du Christ que je voudrais contempler avec vous.
Après Sa mort, le Maître S'est manifesté visiblement à plusieurs disciples sous des formes accessibles à leurs diverses facultés de L'apercevoir. Chaque être n'est jamais sensible qu'à celui des voiles de l'éternelle splendeur de la pureté duquel il porte en lui-même une ressemblance. Ainsi Jésus apparaît à Marie-Madeleine, aux disciples d'Emmaüs, à Pierre, aux Onze dans la chambre haute, à Thomas, aux cinq cents disciples galiléens, sur le lac de Tibériade, durant les quarante jours au bout desquels a lieu Son Ascension. Sans analyser leur nature, de telles recherches ne devant pas, pour des motifs de convenance, se poursuivre en public, on peut dire que ces apparitions furent pourvues de tous les caractères de réalité physique propres à fonder dans l'esprit des disciples la certitude de la Résurrection. Cette certitude, en face des étroitesses du sens commun, est déjà une déchirure complète des voiles du matérialisme. Mais nous, hommes du XXè siècle, on nous demande de pousser plus avant vers le soleil de l'impossible. Ce que Jésus a fait pendant quarante jours, rien ne peut L'empêcher de le refaire pendant vingt siècles ; n'a-t-il pas dit, en S'en allant: «Voici, je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde» ? Jésus est le même hier qu'aujourd'hui et que demain; Sa présence est indispensable; Sa présence, dont les hommes de l'antiquité ne se souciaient pas, est devenue la pierre angulaire de l'édifice universel.

     Il peut être là de diverses façons. En esprit, qu'Il est le Maître de l'Esprit et un avec l'Esprit. Cette présence-là est constante et universelle. Un présence réelle mais essentielle comme dans l'Eucharistie; en apparition plus ou moins glorieuse, plus ou moins immatérielle, suivant la mentalité plus ou moins imaginative de celui qui L'adore dans l'extase; en présence par procuration, comme lorsqu'Il envoie de Ses anges pour répondre à nos prières ou pour calmer nos angoisses, ces anges étant, chacun, la réalité même de Sa réponse et de Son geste de tendresse; en présence par représentation, comme lorsqu'Il anime la personne d'un de Ses serviteurs humains, lorsqu'Il le couvre de Son ombre resplendissante et de Sa vertu miraculeuse et que ce serviteur parle et agit exactement comme le ferait le Christ en chair et en os; en présence réelle, physique et corporelle, comme on L'attend pour les derniers jours - à tort d'ailleurs -, comme Il S'est manifesté quelquefois aux plus humbles et aux plus inconnus de Ses serviteurs; enfin, en présence universellement glorieuse, comme au jour de la Résurrection des morts.

     La fréquence de ces apparitions est subordonnée aux besoins des hommes; leur plénitude,se proportionne à l'humilité des disciples; ce sont donc les dernières les plus rares. Ce sont celles-là, certainement, qui intéressent davantage nos curiosités. Mais ici nous devons appeler à notre aide toutes les ressources du sens critique.
Après avoir donné avec éclat le précepte et l'exemple, le Christ S'en est allé parce que les hommes doivent fournir par eux-mêmes un effort précis. Le but que le Père leur propose, c'est le surnaturel., ils ont donc à franchir les régions familières du naturel, à s'élever au-dessus du raisonnable, à se dépasser eux-mêmes en un mot. Si le Christ, depuis deux mille ans, était demeuré parmi eux, de deux choses l'une : ou bien ils L'auraient écouté, ils auraient saisi chaque jour Son aide et auraient avancé sans peine, mais en laissant en friche les énergies essentielles de leur être, et le dessein providentiel ne se serait pas réalisé; ou bien ils ne L'auraient pas écouté, et leur condition serait devenue pire qu'avant la manifestation messianique. C'est pourquoi, après S'être montré, le Christ S'est caché; la Lumière en nous, L'ayant aperçu, a augmenté de force, son désir est devenu de plus en plus intense, et l'assemblée des disciples a réalisé un progrès notable vers l'accomplissement de la régénération multiple.

     La présence spirituelle du Verbe nous aide à notre insu; la vertu sacramentelle, les manifestations miraculeuses ou extatiques nous secourent quand nos forces nous trahissent; les serviteurs angéliques ou humains réconfortent notre foi et pansent nos infirmités nouvelles; et nous montons ainsi peu à peu au-devant de la théophanie splendide du dernier jour, nous descendons peu à peu vers l'humilité réelle qui fait place nette dans les chambres de nos âmes, pour l'installation définitive de notre Seigneur et de notre Ami en nous et au milieu de nous.
Une époque viendra, en effet, l'Apocalypse nous l'annonce, où le Verbe S'installera en personne comme roi d'une terre toute neuve, du gouvernement de laquelle les puissances usurpatrices de la terre actuelle et de l'enfer auront été écartées. C'est dans ce but que nous devons maintenant en subir sans murmure les diverses tyrannies. Dans chaque individu, dans toute collectivité Dieu régnera seul; alors tous les hommes seront frères, en fait et non plus en paroles; et il n'y aura plus d'intermédiaires entre les créatures et le Créateur, parce que ce monde sera devenu une des demeures de la Maison éternelle. Le Pasteur unique aura regroupé toutes Ses brebis, Il les paîtra dans le même pâturage et elles se désaltéreront à la même fontaine de la Vie divine.

     A ce moment les disciples ne seront plus eux-mêmes; ils auront été créés à nouveau; leur transformation, leur transfiguration auront été si totales, jusque dans leur corps, qu'ils pourront être appelés avec exactitude d'autres fils de Dieu et que, devenus semblables à leur Maître, ils paraîtront des frères cadets du Christ.
Mais quand cela sera-t-il? Personne ne le sait. Jésus viendra comme un voleur, au moment où on L'attendra le moins. Si les actes de Dieu n'étaient pas imprévus et imprévisibles, si une intelligence créée pouvait les calculer à l'avance, ils ne seraient plus les actes de Dieu. Bien plus, nous ne devons pas chercher à connaître ce jour, nous ne devons même pas chercher à rencontrer le Christ. Toutes nos forces, tous nos désirs ne doivent tendre que vers un seul objectif : l'exécution de Ses commandements. Si, par impossible, je savais où Il Se trouve, je n'aurais pas le droit de vous le dire. C'est à Lui à nous rechercher et à nous rassembler, non pas à nous à courir çà et là, risquant de nous brûler les ailes à toutes les lampes plus ou moins fumeuses dont l'Adversaire parsème notre nuit.

     Jésus nous a indiqué comment nous Le retrouverons, où nous Le rencontrerons. Tenons-nous-en à Ses avis.
« Lorsque deux ou trois d'entre vous seront réunis en Mon nom, a-t-Il dit, je serai au milieu de vous. » Que deux époux, que des parents avec leurs enfants, que des camarades de travail se soient appliqués à vivre entièrement les uns pour les autres, à se sacrifier mutuellement avec joie leurs goûts et leurs commodités, le Christ réside en présence réelle au milieu d'eux et les guide aussi nettement qu'Il guidait Ses disciples par les routes de Judée. Qu'un homme, par une patiente maîtrise de soi-même, parvienne à soumettre son caractère, ses pensées et ses instincts aux directives de l'Évangile, sur lui aussi l'Esprit du Christ planera, d'une présence effective, sensible, et opérante.
« Vous tous qui vous aimez les uns les autres comme je vous aime, dit le Christ avant Sa Passion, vous les sarments du cep que Je suis, vous que J'ai choisis et qui demeurez en Moi, vous êtes avec Moi dès le commencement. » Voici encore un mode de la présence effective du Verbe, un mode plus grave peut-être, et plus redoutable que le précédent, parce que nous sommes les maîtres de réaliser cette promesse ou de l'annuler, parce que, un homme se déclare-t-il disciple de Jésus, aussitôt il s'oblige à une vie de patience, de résignation, de douceur et d'amour fraternel; sinon, il attire sur lui les responsabilités d'un scandale spirituel.

     Enfin, à Ses onze disciples fidèles, sur la montagne de Galilée, en les envoyant vers toutes les nations, Jésus leur affirme : « je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde. » C'est le troisième mode de Sa présence permanente, le plus mystérieux, et à la connaissance, à l'expérience duquel ne sont admis que quelques rares serviteurs.
En vérité le Christ, depuis Son Ascension, S'est manifesté corporellement à quelques-uns et Sa voix a frappé leurs oreilles. Peut-être ces privilégiés ont-ils été choisis à cause de la difficulté surhumaine de leur mission; peut-être n'ont-ils dû ce privilège béni qu'à la profondeur plus sombre de quelque chute, au déchirement plus mortel de leurs désespérances. Nous n'avons pas à scruter ce mystère et, en posséderions-nous la clé, que nous devrions ne pas nous en servir. je ne me permets moi-même de vous parler de ces choses que parce que des adversaires de notre Maître en ont déjà parlé pour jeter le trouble dans des cœurs sans défense et le doute dans des intellects chez qui une curiosité trop avide annule le sens critique.

     Je vous l'ai dit bien souvent : que, par un concours unique de circonstances, la dernière des créatures soit en perdition, qu'aucun homme, qu'aucun ange même ne puisse rien pour elle, le Verbe reprendra un corps à l'instant même et passera sur cette terre et n'importe où le temps qu'il faudra pour sauver cette brebis presque perdue. Il l'a dit Lui-même expressément, par plusieurs paraboles. Ses manifestations corporelles, si extraordinaires qu'elles paraissent, sont donc prévues et possibles.
Qu'une race entière, notre race si vous voulez, saisie d'un vertige collectif, se précipite parmi les massacres et les cataclysmes vers l'horreur des abîmes ténébreux, il est possible que le Christ redescende au milieu de ces foules en délire pour, en subissant le répugnant contact de leurs ivresses et de leurs folies, dresser une barrière qui les arrête au bord du précipice. Il le peut, et Il réussira, car Il est le Maître.
Mais il est des hommes d'élite qui, plus ou moins consciemment, servent les desseins de l'Adversaire et qui ont aperçu cette possibilité. Depuis plus de soixante ans ils parlent en termes voilés d'un retour du Christ qui sortirait d'une retraite lointaine pour, avec l'aide de certaines associations mystérieuses, réorganiser la terre et y rétablir, sur de nouvelles bases, la paix, le savoir et le bonheur. Ces hommes se trompent et ils nous trompent, parce qu'ils prétendent en même temps que le Christ n'est pas le Fils unique de Dieu, le Verbe venu en chair. L'individu ne peut être sauvé que par l'amour, et non par le savoir ou par la puissance. La société ne peut être sauvée ni par un empire théocratique ni par une fédération universelle, mais par un pacte conclu directement avec ce Christ, seul Maître de la Terre.

     C'est pourquoi, si le Christ est revenu physiquement, s'Il doit revenir physiquement, personne ne le saura que ceux qui peuvent Lui en garder le secret jusqu'à la Mort. Il en est ainsi pour notre plus grand bien à tous. Admettons un instant que cette réapparition merveilleuse ait lieu au grand jour de la publicité : ou bien les foules Le suivront, ou bien elles L'attaqueront. Or elles ne sont pas prêtes à Le suivre; adoratrices des Ténèbres, elles ne peuvent pas voir la Lumière; et ce miracle n'aboutirait qu'à une lamentable répétition du drame du Golgotha. La terre s'est peu améliorée en vingt siècles. Certainement si, aujourd'hui, sur nos places publiques, un prophète renouvelait les admonestations et les miracles de Jésus, si ce même Jésus Se dressait devant les idoles politiques et sociales, Il serait de nouveau mis à mort comme conspirateur, la haine ingénieuse de Mammon inventerait pour Lui un supplice nouveau, mais aussi ignominieux que le fut en son temps celui de la Croix.
Si donc, avant la résurrection générale, Jésus parait sur la terre, ce sera incognito. Aucune curiosité, même celle de la haine, ne pourra percer. Son anonymat. Tout ce qu'il nous importe de savoir, à nous qui nous réclamons de Lui, c'est qu'étant le Maître de la Vie et le Maître de la Mort, Il peut absolument et instantanément faire ce qu'Il veut. Quant à devenir de ce secret les dépositaires, nul d'entre nous n'en est digne; nous pouvons seulement nous rendre moins indignes de le recevoir.

     Il nous faudrait pour cela sortir du domaine de l'Esprit de ce monde et du domaine bien plus enchanteur encore du Prince de ce monde; il nous faudrait donner les trois preuves de notre foi que Jésus Lui-même nous indique :
     « Celui qui aime son père et sa mère plus que moi ne peut pas être mon disciple. »
     « Vends tout ce que tu possèdes et suis-moi. »
     « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie. »
     En effet, la renonciation aux tendresses humaines, à nos richesses et même à notre vie pour le service de Dieu, c'est-à-dire pour l'amour du prochain, ce sont là trois baptêmes dont chacun guérit l'une de nos trois grandes cécités, implante notre Moi sur la vie même du Verbe, nous recrée enfin à nouveau. Par eux la puissante foi s'établit dans notre cœur, dans notre intelligence et jusque dans notre vitalité corporelle; par cette foi, qui n'est pas une opinion mentale ni une adhésion volontaire mais un état nouveau de vie intérieure, nous entrons immédiatement dans ce Royaume dont Jésus est en même temps la splendeur et le chemin et où on ne peut entrer que par Lui. Par cette foi nous triompherons de tout, nous renverserons les montagnes, métaphoriquement et réellement; par elle, naissant à nouveau, nous serons aussi des fils de Dieu semblables au Christ comme le chef-d'œuvre d'un poète ressemble à l'âme de ce poète. Voilà où je voudrais vous voir tous vous diriger d'un élan unanime : vers cette grande foi surnaturelle qui déploie sa puissance dans les œuvres miséricordieuses de l'amour, vers cet amour fraternel et oublieux de soi qui ouvre en nous les chambres les plus fermées au étincellements de la foi.

Ces hâtives et imparfaites descriptions, puissent-elles vous induire au travail, au seul travail nécessaire ! je n'oserais pas enlever sa fleur à votre zèle en vous affirmant que les joies et les gloires qui nous attendent dépassent infiniment les peines les plus dures que nous aurons affrontées ici-bas. Je préfère vous rappeler que Jésus vous aime, que chacun de vous en particulier est aimé, soigné, surveillé, dirigé par Jésus; que chacun de vous reçoit l'amour entier de Jésus comme si chacun de vous était seul au monde, parce que Jésus aime infiniment; que chacune de vos fatigues, si vous la supportez allégrement, est recueillie par les anges qui en forgent un fleuron nouveau à votre couronne future; que chacune de vos larmes versée pour une juste cause, des anges encore en font le germe d'une étoile à venir; que chacune des gouttes de votre sang répandue pour le Ciel, le Ciel en tire le salut d'une âme retardataire. Oui, vous tous qui souffrez, qui supportez sans plainte la lourdeur de la vie, vous que le souci du pain quotidien ronge ou qui, au sein du confort, savourez l'amertume des trahisons; vous surtout qui, par intervalles, oubliez votre peine pour vous pencher sur une peine fraternelle, pensez quelquefois au Jésus inconnu, à Ses labeurs ignorés; dites-vous sans cesse, toujours, qu'Il vous aime, qu'Il souffre avec vous et que, par votre forte patience, vous devenez devant Son Père, devant notre Père, et Sa gloire et Sa joie.