LES RELATIONS MONDAINES


     Il n'y a pas d'acte indifférent, parce qu'il n'y a pas d'acte sans conséquences. Tout est grave; tout peut nous attirer vers la Lumière ou vers les Ténèbres. Le dieu que chacun sert utilise les moindres de nos gestes, parce que notre dévotion lui enchaîne réellement notre cœur. Or les dieux d'aujourd'hui ne se nomment plus Jupiter, Apollon ou Ganéça. Ils ont changé la forme de leur esprit immortel et, quoique anonymes, ils continuent de régir la puissance, la gloire, la richesse, l'amour. Ils n'ont rien perdu de leur puissance. Comme autrefois, ils exigent des offrandes; mais ils ne se contentent plus de bœufs ou de brebis; il leur faut nos forces, nos inquiétudes, nos pensées, notre vie même, en un mot.
Et c'est déjà une grande sagesse de les quitter pour ne plus servir que le vrai Dieu. Il est entendu que vous tous, qui me faites l'honneur de m'écouter, avez déjà reçu cette sagesse; la logique veut que vous en tiriez les conséquences et que vous les appliquiez à la pratique quotidienne. Voyez de quelle façon.

     Si un dieu de ténèbres, périssable et limité, prend soin de son fidèle, combien plus le Père ne S'occupera-t-Il pas de Son serviteur ? S'il vous est arrivé, un certain soir, seul dans votre chambre, de vous prosterner en esprit aux pieds de ce Père adorable et de vous offrir à Lui du fond du cœur, vous, votre famille, vos biens et tout le reste de ce dont la gestion vous est dévolue, ne pensez-vous pas qu'Il vous a entendu, que Son Fils a jeté un regard sur ces êtres que vous Lui offriez et que le tout a été purifié, réorganisé, réconforté, pour pouvoir se remettre en marche dans la route étroite qu'il vous a été donné de découvrir? Si cela n'était pas, ce Père n'existerait pas.
Croyez donc avec une fermeté inébranlable que vous êtes dans la main de ce Père suprême, et que cette main de sollicitude et d'amour, c'est Son Fils. Dès lors, votre existence se trouve transmuée dans ses racines les plus profondes. Vous ne dites plus une parole, vous ne vous permettez plus un geste, un sourire, un désir, une pensée ou un acte qu'avec le voeu intime que le bénéfice en revienne au Père; vous n'avez plus qu'un souci : connaître Sa volonté et lui obéir. De la sorte, toutes les manifestations de la vie qui est en vous deviennent des aliments pour votre âme et des lumières victorieuses de ténèbres correspondantes.

     Ce sont ces arcanes qu'exprime Jésus dans la formule de prière qu'Il nous a donnée. Ils sont difficiles à concevoir, il est vrai, et plus difficiles encore à maîtriser. Ils appartiennent à l'Absolu, à ce domaine surintellectuel qui est la Foi, puisque Dieu seul est en dehors de l'atteinte du mental; à ce monde qui seul mérite d'être nommé l'Invisible, puisqu'il n'est aucune région de la Nature que l'homme ne parvienne à explorer avec le temps.
Les arcanes de l'Hermétisme peuvent être conquis moyennant une volonté forte et sage; l'arcane réel du Royaume éternel ne peut qu'être reçu. Il est le seul Surnaturel; le surnaturel de la magie, des sciences secrètes, des religions n'est pas du surnaturel; ce sont des régions inconnues de la Nature. Seul l'Evangile annonce le vrai Surnaturel; et avoir senti cette distinction est le signe d'un enviable destin.
Si donc vous voulez aller vers le Royaume de Dieu, détachez votre coeur des liens qui le retiennent aux formes du temps et de l'espace; agissez avec l'énergie de l'ambitieux, mais par obéissance; étudiez avec le soin du savant, mais dans les ténèbres ignorantes de la foi; aimez comme le passionné, mais dans le sacrifice constant de tout vous-mêmes.

     Sur cette planète, malheureusement, personne ne sait obéir, personne ne sait agir, personne ne sait aimer; car alors la terre ne pourrait pas nous porter; notre feu la volatiliserait. Nous n'obéissons jamais entièrement, de toutes nos forces; nous craignons l'imprévu et nous pensons que l'impossible existe; et, enfin, c'est toujours un peu nous-mêmes que nous chérissons en paraissant aimer les autres.
Or, comme le Père est bon pour nous au delà de toute mesure, Il tient compte de nos pauvres petits efforts, Il sourit à nos puériles fiertés, Il compatit à nos pitoyables découragements; et, selon la charmante comparaison du Christ,Il ouvre Son trésor et en tire de temps à autre un beau bijou scintillant ou quelque vase précieux. L'esprit fatigué de l'homme chercheur reçoit ce joyau dans le ravissement de l'extase et, lorsqu'il a réintégré son corps physique, le mental construit avec ce souvenir lointain une religion, une initiation, un système plus ou moins spiritualiste.
Je rapetisse bien trop, direz-vous, les magnifiques monuments de l'esprit humain. Non pas; je les replace seulement à l'échelle. Nous jugeons les choses du point de vue terrestre; il est bon de les considérer parfois du point de vue du Ciel; cela nous ramène à une certaine modestie.
 

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     Me voilà fort loin, semble-t-il, du sujet de cette causerie. Point du tout. je voulais le justifier en montrant la petitesse des grandes choses et la grandeur des petites. Quoi de plus banal qu'une visite ? J'espère vous mettre à même d'entrevoir de quelle œuvre féconde et belle et divine cette banalité peut devenir le germe.
Voici un cercle de visiteurs réunis dans un salon. Leurs fluides, leurs pensées, leurs désirs, leurs anges, leurs diables, leurs ancêtres sont là, avec ce que les taoïstes nomment les influences errantes, agents amenés en cet endroit par les convenances de leur travail personnel. Les meubles, les objets, les quatre murs même de cette pièce ajoutent, à cette assemblée déjà nombreuse, leurs génies particuliers et toutes les images antérieures y attachées; celles des habitants précédents, de leurs passions, des événements dont ces murs et ces choses ont été les témoins silencieux, des naissances, des maladies et des morts et tout le reste; cela dans les limites les plus étendues.
William Denton et Joseph Rhodes Buchanan, les inventeurs de la psychométrie, ont fait la preuve de cette quasi-perpétuité des images astrales; et, depuis, d'autres chercheurs corroborent leurs révélations, selon la mesure de leur clairvoyance.

     En plus, les possibilités futures flottent également dans l'atmosphère seconde de ce salon; les paroles qui vont être prononcées, les sentiments qui vont naître, les actes qui vont s'accomplir s'y trouvent déjà fixés, dix ans quelquefois avant leur réalisation. Le voyant peut aussi s'en rendre compte. L'avenir de toutes les parties de l'Univers existe en puissance depuis le commencement; mais ces clichés innombrables ne s'attachent aux lieux précis où ils doivent prendre corps que peu de temps avant cette incarnation. Une chambre contient seulement les clichés les plus prochains ; les autres existent bien, mais au loin; le prophète les discerne, il est vrai, et aperçoit aussi l'endroit de leur arrêt temporaire; mais les facultés magnétiques de clairvoyance ne peuvent pas pénétrer aussi avant.

     Tout ceci, penserez-vous, est du fatalisme; et le libre arbitre n'existe plus. Pardon, il existe de la manière suivante. Voici un cliché qui s'approche d'un homme; pour cette rencontre, remarquez-le, ce n'est pas le cliché qui se dérange de son chemin; c'est l'homme qui vient s'y placer automatiquement, pour ainsi dire, poussé par les conséquences vivantes de ses actes antérieurs dont l'impulsion se combine avec l'influence du décret providentiel relatif à la vie présente de cet homme. Celle-ci est, vous le comprenez, moindre que celle-là; le libre arbitre a donc une tendance constante à incliner vers l'acceptation du cliché. Ceci peut permettre à l'homme de payer ses dettes spirituelles, il est vrai, comme aussi de les augmenter, puisque la force acquise, l'habitude, qui est une énergie vivante, le poussent dans la même ligne où ses actes antérieurs l'entraînent déjà, depuis des siècles peut-être. Or, en même temps que ce cliché, peuvent surgir dans cet espace invisible central deux autres influences, contraires à lui, quoique semblables entre elles. Si l'âme est jeune, si le libre- arbitre est très faible et presque fatalement entraîné à la chute, l'ange gardien l'écarte une heure de la route du cliché, comme une mère écarte son enfant du passage d'une automobile. Si l'âme a la force de combattre, elle reçoit, simultanément avec l'apparition du cliché fatidique, la vision du cliché contraire, quelque éloigné qu'il soit, et c'est alors qu'elle se décide.
Seulement ensuite ont lieu, dans la sphère consciente, les divers phénomènes de la cérébration et de la méditation, seuls connus de la psychologie.

     En langage pythagoricien, le monde est un binaire, ou plutôt le champ de bataille du Binaire; la sagesse consiste à rétablir l'harmonie qui est le Ternaire. Cette opposition, ce Lucifer, celui qui se met en travers, on le trouve dans le cœur de l'homme aussi bien que dans les plus petites parcelles du non-moi; mais la sévérité du combat se proportionne toujours à la force du moi qui en est le théâtre. Voilà comment nul n'est tenté au-delà de son énergie; la tentation constitue d'ailleurs le plus fructueux des exercices spirituels, même lorsqu'on y succombe, oserai-je dire, même quand on en triomphe à rebours, par l'orgueil. Le Destin, conçu comme entité cosmique, ressemble à un immense navire, qui emporte dans ses flancs un peuple de créatures, depuis les insectes jusqu'aux officiers. Tous sont liés, mais de chaînes plus ou moins extensibles; l'émigrant est parqué; le millionnaire peut aller et venir, sauf dans l'appartement des dieux: la chambre des machines et celle du gouvernail. Ainsi notre libre arbitre se développe à mesure que nos existences s'additionnent; mais, pour gouverner ce destin, il faut en sortir, descendre à terre , entrer à l'Ecole Navale et devenir capitaine.
Rentrons dans ce salon que nous avions quitté

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     Vous voyez maintenant qu'il est un véritable champ de bataille. Choisissez votre camp. Vous rangez-vous dans celui du Prince de ce monde, vous en observerez les ordonnances; vous intriguerez, vous cajolerez les puissants, vous essaierez d'anéantir vos compétiteurs, vous essaierez d'atteindre la première place ou, plus habilement, de vous la faire offrir.
Mais, si vous vous enrôlez dans le parti de la Lumière, vous vous mettrez au contraire à la dernière place, vous vous effacerez, vous ferez briller les autres. Rôle de dupe, dira-t-on; oui, mais personne n'entrera au Ciel s'il n'a été bafoué sur la terre.
     Le combat spirituel est quelque chose de tout à fait incroyable; il consiste à s'exposer aux coups, à les recevoir sans les rendre, à s'y offrir même pour les éviter au voisin. La sagesse humaine nomme cela une pure folie, et combien d'entre vous partageront cette opinion si je leur annonce que le véritable soldat donnera sa fortune si on la lui demande, se laissera prendre son bonheur sentimental, sacrifiera même ce qu'on est convenu d'appeler l'honneur, si la conservation de ce bien précieux entre tous doit le faire contrevenir à la Loi du  Ciel ? Vous entrevoyez, n'est-ce pas? comment il peut se trouver des héros dans un bal, au cercle ou derrière les guichets d'une administration.
     Ce combat est souvent quelque chose d'effroyable, au dire de ceux qui en ont seulement soutenu les premières escarmouches; car le soldat, perdu au plus fort de la mêlée, ne parle plus; il agit. Nous autres ne sommes pas prêts encore à affronter ces magnifiques périls; nous ne faisons que nous mettre en route vers le champ de bataille; encore faut-il que nous marchions; c'est pourquoi je vous conjure de faire effort, de ne pas négliger les plus petits efforts; chacun d'eux est un pas.
 

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   Munis de ces indications générales, examinons les détails. Et d'abord, à quelles visites faut-il s'astreindre? A toutes celles que commandent l'amour filial, la hiérarchie sociale et la politesse mondaine. Le goût de la solitude, qui se remarque chez tous les mystiques, ne doit pas empêcher l'observation des convenances extérieures; mais, au contraire, si je me sens de l'attrait pour les parlotes et les fêtes, je ferai sagement de n'y assister que pour le strict nécessaire. Qu'est-ce, en effet, qu'avoir du goût pour quelque chose ? Cela signifie que certains êtres et certaines forces en moi vont trouver dans cette chose un aliment savoureux. Ma conscience doit donc examiner au préalable si cette chose est dans la direction de la Lumière, dans celle des Ténèbres ou à un carrefour. Dans ce dernier cas, l'aiguiller vers la voie droite. En un mot, aller de l'avant, agir coûte que coûte.

     Les visites de convenance faites, choisissez ensuite celles où vous pensez vous ennuyer; vous trouverez à cette pratique plusieurs bénéfices spirituels. Neuf fois sur dix, une difficulté que l'on aborde avec courage mais sans bravade s'évanouit et procure une satisfaction. Entretenir des importuns, des gens antipathiques, des sots même est une des formes élémentaires du jeûne moral; toutes les délicatesses qui souffrent en nous par une conversation vulgaire alimentent la flamme secrète de notre cœur; notre patience sème dans les esprits étroits ou inintelligents quelque graine de Lumière qui germera sûrement un jour, dans un mois on dans un siècle. Le moindre de nos efforts ne se perd jamais.

     Une autre forme de ce jeûne caché, c'est, après avoir accompli nos devoirs nécessaires, de rendre des visites qui nous paraissent inutiles. Souvenez-vous combien la prudence et la prévoyance humaines sont bornées; aucun sage ne peut apercevoir le millionième des suites d'un acte quelconque. Combien de fois n'avez-vous pas vu, dans votre existence, l'improbable se réaliser? Sachons constamment que nous ne savons rien. Cette disposition intérieure, c'est l'innocence de la colombe dont parle Jésus; mais ayez aussi la prudence du serpent. De plus, comme le jeûneur de l'Evangile, qui se parfume et fait toilette afin qu'on ne s'aperçoive pas de son abstinence, prenez soin de dissimuler la gêne que vous causent de fastidieuses corvées mondaines; la bonne éducation suffit à cela, je le sais; mais essayez encore d'améliorer vos sentiments, afin que votre amabilité ne soit pas un mensonge. 

     Renouvelez un effort analogue quand il s'agit de voir des gens antipathiques ou d'autres que vous savez vous être hostiles. Ceci est pénible. Mais une victoire sur l'antipathie ou le ressentiment produit de si fructueux effets ! Tant de choses en nous s'en trouvent modifiées, harmonisées, dynamisées; tant d'êtres en bénéficient parmi ceux qui nous entourent, qui nous précédent ou qui nous suivent sur le chemin des existences! Cette tentative nous évite tant de fondrières et raccourcit tellement notre route, que l'abondance de ces résultats mérite bien quelques heures d'agacement ou d'amertume.
Souvenez-vous, en effet, que l'homme n'est jamais seul; il ne naît, ne vit ni ne meurt seul. Chacun de ses actes est reproduit par d'autres hommes, par des invisibles, des animaux, des plantes et des pierres. La trame de notre existence, à mesure que nous en formons chaque maille, s'imprime à des milliers d'exemplaires dans la Nature universelle. Et, chose infiniment plus grave encore, chaque parole, chaque pensée, chaque acte coupe ou consolide notre communication avec le Père, par le moyen de Son Fils.

     Deux personnes se font du mal, ne serait-ce que par la moindre médisance, elles élèvent aussitôt un mur entre leurs anges gardiens et elles-mêmes; elles interceptent la Lumière divine; seules les lumières de la Nature, des dieux leur parviennent encore; et vous savez quel mélange il y a en celles-ci.
Toutes ces préséances observées, n'oublions pas qu'il est mieux de rendre visite à un inférieur qu'à un supérieur ou à un égal. Ceci est indispensable si on veut marcher à la suite du Christ et faire descendre nos supérieurs invisibles. je ne veux pas dire que le mystique soit un obstiné contempteur des classes dirigeantes; au contraire, il respecte toute hiérarchie, même tyrannique, comme établie par Dieu, en définitive. Dans le point de vue spirituel, tous les hommes sont frères; mais, dans le point de vue social, chacun de nous doit être respecté ou honoré à cause de sa fonction dans l'organisme collectif. Saluez en chacun l'enfant de Dieu et la charge dont il est investi.

     Observez encore ceci. Il arrive qu'une relation nouvelle est près de s'établir; on vous a donné les meilleurs renseignements et, malgré cela, une crainte indéfinissable vous fait hésiter, au moment de recevoir la personne. Tous les spiritualistes vous conseilleront d'écouter votre pressentiment obscur que quelque chose de fâcheux vous arrivera par cet individu. Si vous voulez rester dans le chemin du Ciel, allez au contraire contre cette répulsion, ne l'écoutez pas. Ne la chassez pas en pensant que vous êtes plus habile ou plus fort, mais en vous disant : Si de la douleur doit se produire par le moyen de cet homme, il vaut mieux que ce soit moi qui la supporte, plutôt que l'inconnu, mon frère, avec lequel s'établiront sûrement les relations que je suis tenté de refuser.

     L'éloignement que l'on éprouve pour quelqu'un ou quelque chose vient toujours de la paresse, soit du corps, soit de l'esprit. Or le Royaume de Dieu, c'est la vie éternelle, le mouvement absolu; celui qui aime l'immobilité ne peut donc entrer dans ce Royaume.
Pour ces motifs et pour bien d'autres encore, les préférences et les attentions du disciple iront vers ceux qui lui paraissent en retard, aux points de vue social, intellectuel et moral. La philanthropie, cette charité scientifique, rationnelle et laïque, est en progrès de nos jours; elle constitue les étais qui empêchent notre civilisation de s'effondrer. Il reste mieux à faire. Allez vers les misérables et les vicieux, en amis; ne quittez pas leurs mansardes ou leurs bouges dès que le pansement est fait ou le conseil donné; causez avec eux. Vous récolterez des railleries, des insultes, vous serez dupés pendant des mois; ne vous en formalisez pas, c'est tout naturel; continuez sans impatience; peu à peu vous les gagnerez; ils retourneront bien des fois au cabaret, sûrement. Persistez. Il vaut mieux n'améliorer qu'un seul homme que d'en laisser cinquante à mi-chemin. Le statuaire qui termine une figure la vend; celui qui en a une douzaine inachevées meurt de faim.
 

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     Pour diriger notre conduite mondaine, un fait devrait s'enraciner profondément en nous et y devenir un de ces axiomes innés que nous possédons comme s'il nous était impossible d'être nous-mêmes sans eux. Voici ce fait. C'est que rien dans l'univers ne peut nous faire souffrir si nous n'en contenons au préalable la correspondance en nous-mêmes. L'homme ne perçoit, ne sent, ne conçoit que si au moins une cellule en lui contient la même force. Pour sentir la couleur, l'odeur, l'orgueil, la beauté, le divin, il faut que quelque chose dans l'individu soit constitué avec de la lumière, de l'odeur, de l'orgueil, de l'harmonie, du divin.
Si je n'ai pas la moindre idée de ce que c'est que l'avarice, je ne m'apercevrai pas que mon voisin est avare. Les propriétés des êtres, les qualités, les défauts sont des choses vivantes, qui s'attirent ou se repoussent. Le proverbe: « Qui se ressemble s'assemble » exprime une loi universelle. Quand l'ingénieur, aux colonies, aligne ses équations, le sauvage n'y comprend rien, malgré qu'on les lui explique, parce que l'organe du calcul dort dans son cerveau. Soyons bien convaincus que, si tel visiteur nous parait un sot et tel autre un vaniteux, c'est que notre propre sottise ou notre vanité reconnaissent leurs sœurs.
Cette remarque est fort précieuse pour la pratique de l'examen de conscience, travail si important que tous les moralistes le recommandent, depuis Marc-Aurèle jusqu'à Franklin, en passant par saint Ignace de Loyola.

     Les importuns, les bavards les plus redoutables, nos ennemis même deviennent, par ainsi, de très précieux auxiliaires; les derniers surtout, car la malice et la haine voient bien plus juste que la sympathie ou l'amour. On devrait non seulement leur pardonner, mais encore les remercier.
Toutefois, ne soyons pas trop exigeants. Pardonner tout de suite et du fond du cœur, c'est déjà bien difficile pour la majorité des humains. Si l'on était humble, on pardonnerait facilement, puisqu'on serait convaincu de mériter toute attaque. Mais les formes de l'orgueil se sont installées en nous depuis si longtemps qu'elles finissent par faire corps avec notre esprit, comme le lierre parasite arrive à se confondre avec le tronc du chêne qu'il étouffe. Le simple oubli d'une offense est cependant une grande chose, puisque le sort de centaines de créatures est lié à nos décisions. Chacune de celles-ci est un assassinat intérieur ou une reviviscence, puisque chacune attire à nous ou l'enfer ou le ciel. Cela évoque des démons ou des anges, bien plus vite et bien plus sûrement que par les rites de la magie. Ces rites ne sont d'ailleurs, en dépit de l'opinion contraire des adeptes, que de simples moyens de fortune employés au mieux de nos connaissances occultes, c'est-à-dire au petit bonheur, pour rendre sensibles à la conscience les perceptions spirituelles du Moi. L'esprit de l'homme est où il veut être. Je pense à New-York, à Alpha du Centaure, aux villes souterraines du désert de Gobi, ou à la loi de Mariotte; une part de mon esprit se rend effectivement dans ces divers lieux physiques et mentaux. Mais, pour que le résultat de ce voyage profite à ma personnalité et modifie mon milieu terrestre, il faut que je l'incarne dans un acte.

     La réconciliation n'existe pas tant que le souvenir de l'offense subsiste. La cellule de mon corps où s'incarne ce souvenir peut toujours être utilisée par les génies de la vengeance, de la rancune, du soupçon; le génie de l'inimitié possède en moi une porte ouverte. S'il y a un art d'apprendre : la mnémotechnie, il y a aussi un art d'oublier. Pardonnez donc comme l'on doit faire toute chose : de tout votre cœur, de toutes vos forces, de toute votre intelligence, de tout votre être.
Il est peut-être plus difficile de ne pas médire que de pardonner. Une grande force est nécessaire pour s'abstenir d'une parole méchante ou spirituelle. La médisance souille l'intellect, le coeur et le corps; elle attire le mal et rend la prière débile et lourde. Comme tout le monde à peu près se rend coupable de ce défaut, il est presque impossible d'en réparer les dégâts. De même que le ressentiment, la médisance nous isole de la Lumière en empêchant nos anges de communiquer avec nous.

     Pour éviter ce défaut, je ne connais qu'un moyen c'est de ne pas dire des absents autre chose que ce que l'on se permettrait en leur présence. Alors, objectera-t-on, toute conversation est impossible. Ceci prouve combien nous sommes habitués à ne voir partout que le mal. Non, il ne suffit pas de se taire pour lutter contre le génie de la médisance; à ce compte un muet serait le plus vertueux des hommes. Il faut se préparer à une visite, comme nous nous préparons à tous les actes de la vie. Meublez votre intelligence et votre cœur. Au lieu de lire des romans vides de sens et des journaux encore plus vides, cultivez-vous; faites votre société des chefs-d'œuvre. Préoccupez-vous de projets utiles et non des intrigues environnantes. Ressuscitez l'art perdu de la conversation où les hommes et les femmes d'autrefois déployaient des talents exquis. Si vous vous montrez bienveillants avec constance, les malveillants iront ailleurs. Tout est prétexte à bien faire.

     Que votre salon - ou votre chambre, si vous n'avez pas de salon - se fasse connaître comme un lieu de détente, de repos; que vos amis puissent cesser, chez vous, de se tenir sur la défensive. Pour cela, défendez vous-mêmes les absents; interdisez les racontars; mais, alors, que cette proscription soit générale. Ne demandez pas qu'on épouse vos sympathies ou vos antipathies. Trouvez des excuses à ceux qu'on attaque. C'est un excellent exercice pour affiner l'intelligence et agrandir la sensibilité. Ne jugez personne, puisqu'il vous est impossible de connaître sûrement le mobile qui détermine autrui ou l'intention dans laquelle il agit. Un jugement, c'est une mainmise sur le voisin et une ligature dont on s'attache soi-même. Ne critiquez pas. Chacun suit le chemin qu'il lui faut suivre. Et personne ne connaît son propre chemin, à plus forte raison ignorons-nous la route d'autrui. Ce sont nos propres paroles et nos actions qui nous jugent. Le Père Lui-même ne S'occupe pas de cela. Souvenez- vous qu'une parole. n'est pas seulement une vibration, une force fluidique, une pierre sur le lac du mental; c'est un être vivant.

     Que toutes nos paroles servent donc à quelque chose. La Nature n'aime pas les gaspillages. C'est une loi universelle d'énergétique que toute force, après une trajectoire variable, revient à son point d'émission. Cette loi règle le monde moral, entre autres. Tous les livres sacrés l'énoncent. Mais nous ne réfléchissons pas qu'elle s'applique aussi aux petites circonstances de la vie quotidienne; c'est pourtant dans cette sphère qu'elle nous intéresse le plus. Il est facile de comprendre que toute énergie émise au hasard des futilités se résout en perte, quant au but réel de l'existence et est un obstacle positif que nous semons nous-mêmes sous nos pas. Si l'amour divin vivait vraiment en nous, toutes ces remarques et toutes ces petites précautions de pédagogue seraient inutiles. Nous serions une flamme droite, inflexible, incandescente; toutes nos puissances s'embraseraient, toutes nos facultés s'offriraient d'elles-mêmes au brasier. Mais où sont les amants de l'Amour éternel ?
 

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     Celui qui, après des efforts, des chutes, des regrets et des recommencements sans nombre, est parvenu à devenir le maître de sa langue, a fait de son cœur une place forte. L'homme discret est un refuge assuré pour toutes sortes de créatures inquiètes; son calme les réconforte; la rectitude de sa conduite les éduque; peu à peu il leur donne du courage. Les coupables viennent à lui; les malfaisants s'arrêtent de nuire; les irrésolus l'écoutent; et tous lui deviennent des auxiliaires dans son œuvre illuminatrice. Si ces nobles résultats s'aperçoivent facilement autour de nous, ils sont encore bien plus nombreux dans les mondes intérieurs où jaillissent les sources de la Vie.
Beaucoup parmi les spiritualistes cherchent des procédés inconnus de perfectionnement, soit en vue de conquérir des privilèges thaumaturgiques, soit avec le désir bien plus noble de collaborer à l'évolution collective. Cependant aucune des très savantes méthodes découvertes dans les sanctuaires ésotériques ne donne des résultats rapides et durables et n'assure au disciple des auxiliaires invisibles librement dévoués, mieux que ces règles archi-connues de la morale. La morale, en somme, c'est l'art de replanter notre cœur dans la terre vive du royaume de Dieu et de le tourner vers les rayons du Soleil des esprits. Comment cela s'opère, nous ne pouvons nous en rendre compte, puisque nous sommes aveugles, pour le moment. Mais le jour vient où des anges dessilleront nos yeux; vous vérifierez alors dans quelle mesure tout ce que je vous dis d'incroyable est exact.

     Quand Jésus recommande de se mettre, dans une réunion, à la dernière place, Son conseil vaut pour toutes les occasions possibles de concurrence. Si l'on me croit le plus pauvre, le plus inhabile, le moins intelligent, le moins ambitieux, que de soucis je m'enlève, que de forces je trouve libres en moi pour les conquêtes éternelles ! Quelle justesse ce calme ne donne-t-il pas à mon jugement ? Combien tous mes sens corporels et spirituels s'affinent et vibrent aux touches les plus exquises des messagers célestes si l'envie de parvenir n'en consume pas la sève! Quand les fantassins passent sous ma fenêtre, la musique et les tambours m'empêchent d'écouter les vers délicats qu'un ami me récite à murmurante voix. Quand les fanfares de l'orgueil, les cris de la chair, les hurlements de l'ambition déploient leurs tumultes à la fenêtre de mon cœur, comment pourrai-je entendre la parole ineffable que l'Ami des âmes me verse doucement?
Un jour béni viendra où nous serons tous les serviteurs de tous. Si nous soupçonnions la béatitude de cet esclavage, nous l'appellerions jour et nuit, nous forcerions la marche immuable du Temps par une quête vigilante d'humiliations. Les saints, jamais rassasiés d'opprobres, brûlaient du désir de ce jour. Si donc des malfaiteurs vous attaquent, défendez-vous, puisque votre corps ne vous appartient pas. Si des médisants exercent leur malice aux dépens de votre caractère, de votre réputation, de votre personne morale, en un mot, ne vous défendez pas, puisqu'ils disent, en somme, la vérité. Si des calomniateurs vous salissent, vous et ceux dont vous avez la charge, ne vous défendez pas davantage, puisque votre première impulsion serait justement de vous défendre.

     Puisque vous êtes certains que le Père dans les cieux vous voit et vous attend, vous supporterez la calomnie, vous pardonnerez au calomniateur. L'injustice n'est qu'une apparence; elle est, en réalité, une justice dont nous n'apercevons pas les considérants. C'est la victime elle-même qui, par suite d'un acte antérieur, arme le bras de son assassin. Si vous êtes soucieux d'alléger le boulet que nous traînons tous, acceptez tout le mal qu'on vous fait et tout le mal qu'on vous attribue. Plus un être est vil selon la Nature, plus il est précieux selon le Ciel. Les hommes ne voient que la gangue, Dieu seul aperçoit le diamant caché.
Il faut encore veiller à ne pas prendre le bien d'autrui; non seulement sa bourse ni ses meubles, mais encore ses propriétés intellectuelles et morales : ses idées, ses découvertes, ses plaisirs, ses affections. Non seulement ne pas les prendre, mais aussi ne pas les convoiter. Ce n'est pas dans l'acte que réside le mal, c'est dans l'intention qui anime l'acte. Un mauvais désir non combattu amène une chute d'autant plus fâcheuse que la conscience obscurcie ne nous en prévient pas.
La colère, à tous ses degrés, depuis l'impatience jusqu'à la fureur, est toujours un meurtre. Le meurtre appelle le meurtre, comme le vol appelle le vol. Pourquoi nous dépiter, puisque tout ce qui nous arrive est l'expression stricte de la justice immanente?
Ne faites pas de serment. Nous n'avons pas le droit de nous enchaîner, puisque nous ne nous appartenons pas. Dites, en toute sincérité: « je ferai telle chose, je vous promets telle chose, s'il plaît à Dieu. » Quand le Ciel ne voudra pas que votre engagement se réalise, Il fera surgir un obstacle insurmontable et vous serez déliés. Mais, en dehors de ce cas, aucune gêne, aucune peine ne doit vous empêcher de tenir votre parole. Ne la donnez donc pas à la légère.

     Si votre coeur s'efforce vers la Lumière, la Lumière sera en lui, et en toutes vos actions. La politesse, qui n'est, en général, qu'une suite de mensonges agréables, deviendra dès lors une force vivante et bénéfique. Chaque mensonge commis empoisonne des cellules en nous. Soyez sincères; et, pour pouvoir l'être sans blesser personne, cultivez l'indulgence. Ainsi vos visiteurs emporteront, quand vous les reconduirez, un peu de la paix qui plane sur votre maison; et vous apporterez avec vous, chez les autres, un peu de cette même paix.
De tout ceci on peut dégager une idée générale. L'être humain, pris à un moment donné de son évolution, se présente à l'observateur comme un assemblage très complexe d'éléments physiologiques et psychiques, visibles et invisibles. Les actes qu'il exécute dépendent de l'état de ce composé; mais la Providence améliore cet état au moment plus ou moins court de la délibération qui précède toujours chacun de ces actes. 1,'amélioration varie selon que la lumière providentielle a été plus on moins pleinement reçue par le centre volitif. On pourrait établir la formule algébrique de ces modifications.

     Cet acte évoque les résultats matériels et les dynamismes invisibles qui lui sont inversement analogues. C'est ainsi qu'un boutiquier se confine dans un magasin obscur, pendant vingt-cinq ans, pour pouvoir plus tard à la campagne jouir à satiété d'air et de soleil. Et ces réactions s'exercent sur leur centre d'origine dès qu'elles sont lancées. Tout acte modifie donc et notre être conscient, depuis la forme corporelle jusqu'à l'intellectuelle, et la tribu d'invisibles qui nous est attachée de naissance.
Il suit de là que nos rapports avec le Verbe, centre et moteur de l'Univers, changent incessamment selon la qualité de nos œuvres. Si elles sont conformes au mode de la vie verbale ou divine, notre vie individuelle est améliorée dans son essence, quoique, extérieurement, elle puisse paraître souffrir de cette identification.

     C'est donc surtout par l'acte que la Lumière augmente en nous et que l'harmonie s'installe autour de nous. Bien agir est la condition préalable unique et nécessaire pour que notre rapport avec Dieu soit permanent; et ce rapport n'est autre que l'union avec l'Etre qui est la forme visible de Dieu, avec le Christ.
La présence d'un saint dans une salle de bal peut y faire descendre le Ciel momentanément; de même qu'un diable dans une église la transforme en enfer. A défaut d'un saint, deux personnes qui se rencontrent dans le monde avec la ferme volonté d'y obéir à Dieu attirent la Présence ineffable. C'est un fait d'observation courante qu'à l'entrée d'un causeur malicieux et caustique, le piquant des conversations redouble. Regardez l'homme dont la seule présence fait taire les médisants; vous vous apercevrez vite qu'une lumière émane de lui.

     C'est le souhait que je vous demande la permission de formuler en terminant. Puissions-nous tous concevoir une idée si juste du Père, reconnaître si sincèrement Son Amour : le Christ, que notre être tout entier s'enflamme aux rayons de cet amour, que notre vie, dans toutes ses circonstances, soit ce que serait la vie de cet amour. L'humaine passion nous transfigure; combien plus la passion du Ciel nous exalte! Nos mains alors élèvent un flambeau, nos yeux versent la Lumière, nos paroles répandent la paix. L'Ami éternel ne nous quitte plus; le halo éblouissant sous lequel Il voile l'insoutenable éclat de Son aspect tremble et bouge avec nous; nous devenons les dispensateurs de Ses bénédictions. Là où nous allons, Il vient; ce que nous voulons, c'est Lui qui l'accomplit; ce que nos frères nous demandent, c'est Lui qui le leur donne. Notre existence s'élargit par la vertu d'une extase très intérieure et permanente; autour de nous enfin flotte une atmosphère plus subtile qui guérit, console, éclaire et pour l'action de laquelle ni le temps ni l'espace ne sont plus des obstacles.
Afin de gagner ces prérogatives, un genre extraordinaire de vie est inutile. Le Ciel est trop bon pour nous avoir placés dans des lignes d'existence le long desquelles Il n'aurait pas disposé tous les aliments nécessaires à notre âme. La Nature est simple; l'énigme du monde est simple; la Vérité est simple. Gardez donc une confiance joyeuse et courageuse; notre Ami, notre Frère aîné fera le reste.