XIX
ANDREAS A STELLA
C'est aujourd'hui, bien-aimée, que je termine mon dernier conte fantastique. Il est vrai, cependant, et l'impression que j'ai ressentie à le vivre a été si profonde que beaucoup d'idées ont mûri en moi, et la possibilité d'une synthèse m'apparaît enfin. Mais ne faisons pas trop de métaphysique; contentons-nous avec de la physique transcendante.
Mes maîtres croient que les forces physico-chimiques qu'ils étudient ne sont pas éparses çà et là dans le vaste domaine des faits biologiques ; ils estiment qu'il y a sur la terre des analogues plus vastes de ce que nos physiciens appellent un champ électrique, qu'il y a une région électrique ou mieux un règne de l'électricité, du magnétisme, du son, ainsi de suite comme il y a un règne des rninéraux ou des plantes. Entre cette hypothèse et le désir de la vérifier, il n'y a qu'un pas, que ces logiciens absolus franchirent de suite. Mais comment percevoir ces règnes des forces fluidiques ? Il fallait ou trouver des appareils sensibles à leur action, pour prolonger le pouvoir de nos sens, ou trouver une éducation spéciale de notre système nerveux sensoriel. Si ces Brahmes eussent été des matérialistes purs, ils auraient cherché selon la première méthode; s'ils avaient été sirnplement mystiques, c'est la seconde qu'ils eussent choisie. Mais leur mode d'étude consiste à concilier ces extrèmes du matérialisme et de la mystique ; ils ont donc employé une méthode mixte.
Voici comment je puis t'en rendre compte. Prenons comme exemple le magnétisme; ils ont cherché à créer un plan magnétique artificiel, puis à connaître les fonctions de la force magnétique dans l'homme et enfin à mettre les deux centres en présence. Pour créer ce plan magnétique artificiel, il leur a fàllu dresser des tables de variations; ils ont trouvé les mouvements les plus frappants du magnétisme terrestre en rapport avec certaines phases de la lune et avec certaines taches solaires.
De plus, ils ont étudié, dans le corps de l'homme, les vibrations de cette même force, et ils ont trouvé que son centre de rayonnement paraissait être le nombril.
Tu sais que les somnambules d'Europe voient dans leur extase, par le plexus solaire, ou par les doigts ; au point de vue psychologique cela veut dire que la qualité sensitive du fluide nerveux a été transfusée dans des nerfs de la vie végétative. Les Brahmes connaissent de longue date cet art de rendre conscient le système nerveux du grand sympathique; c'est une partie de ce qu'ils appellent la yoga. Il leur a donc été facile de trouver une série d'exercices permettant de sentir et de penser par le plexus ombilical.
Dès lors, leur entreprise était presque' menée à bien. Il ne s'agissait plus que de mettre un sujet entraîné, en rapport avec le point de l'espace et le moment où devait se produire un fort rayonnement magnétique ; dans cette vague, l'expérimentateur serait entraîné, en observerait les mouvements et les effets grâce à un point d'attache soigneusement conservé avec le plan physique, pourrait venir prendre pied avec le monde ordinaire en profitant d'un afflux fatal. Ainsi ferait unplongeur dont le séjour dans la mer ne serait pas restreint par les nécessités de la respiration.
Lorsque ces explications et beaucoup d'autres que je ne reproduis pas, m'eurent été données, je m'informai aussitôt s'il me serait possible de participer à une expérience de ce genre. On me répondit oui en principe, mais c'était une chose dangereuse, l'entraînement était long, délicat, pénible; on risquait ses facultés cérébrales, sa santé, etc... Je répondis simplement que mes instructeurs jugeraient rnieux que moi de mes capacités, et nous parûmes de part et d'autre oublier ce projet.
Cependant, quelques mois plus tard, Sankhyananda m'apprit que l'on était décidé à tenter une expérience de ce genre pendant l'hiver ; on avait tout lieu de prévoir pendant une semaine au moins quelques tremblements de terre sur une ligne qui passait par notre temp!e, et on n'était pas fàché, à cette occasion, de vérifier quelques vieux documents.
On, voulu bien m'accepter parmi les cinq opérateurs. Il s'agissait, en somrne, suivant le principe déjà énoncé, d'amener, en un point donné, une grosse partie de la force souterraine mise à l'étude. La loi qui fait que l'eau s'écoule tout naturellement dans le bassin qu'on lui creuse, agit aussi, pour toutes les forces de la Nature, que les Brahmes considèrent comme des substances. Celle qui nous occupe, et qu'ils ont appelée la Tempête-des-Régions-Souterraines, devait être attirée magnétiquement par la création d'un pôle d'une force artificielle analogue et de sens contraire.
Nous eûmes donc des semaines d'entraînement préalable: il y avait des attitudes à garder, des paroles à méditer et à répéter mentalement, un rythme spécial à donner à la respiration, et beaucoup de choses encore à observer. Je ne sais ce que ces travaux donnent de réel et d'éternel à l'âme, mais ils procurent à l'homme une allégresse physique et mentale délicieuse ; on est jeune, les sens actifs, la pensée lucide, l'entendement clair comme un lac tranquille, les choses vous sont amies, la sérénité de la Nature vous pénètre, on se trouve dégagé de l'inquiétude, de l'appréhension, de la souflrance où se débattent les pauvres humains.
Nous commençâmes notre expérience un après-midi avant le coucher du soleil ; on avait choisi pour cela un petit cirque de rochers, aux environs; le chef de l'entreprise nous avait fait nettoyer le sol ; on l'avait décoré de diverses figures et de lettres qui exprimaient les propriétés de la Tempête-Souterraine; les poudres, les couleurs, les parfums, les bois, les habits, l'orientation étaient choisis selon ce que l'on avait cru découvrir de semblable à la force inconnue parmi le règne minéral, le végétal, dans le plan de la lumière des odeurs, des espaces. On me recommanda simpIement de ne pas bouger de ma place sous aucun prétexte, même si la terre semblait s'ouvrir à mes pieds. Nous nous assîmes à des endroits désignés d'avance, et nous entrâmes dans un de ces états psychiques qui précèdent l'extase et qu'ils appellent Dhyàna; j'étais encore conscient du plan physique; je voyais mes compagnons, notre chef qui, debout et nu, à quelques rnètres devant nous, murmurait ses mantrams, mouvant des baguettes allumées à la main, tandis que brûlaient des algues nauséabondes. Je me sentais aussi descendre dans un lieu obscur, semblable à un très vieux palais ; les colonnes et les habitants de ce palais faisaient tache sur l'horizon, sur les pierres et les arbres rares de la prairie, comme dans les photographies spirites on voit le fantôme voiler les contours des meubles. L'air aussi semble devenir plus sec, et quoique je ne puisse plus sentir l'intolérable odeur de l'assa ftida, Parce que la respiration n'a lieu dans l'état où je me trouvais que toutes les demies heures environ, un autre goût, comme dit le peuple, m'envahissait la gorge et les narines. Lourd, gras, amer, humide, avec des traînées aigres, cet horrible parfum s'accompagna tout d'un coup du bruit énorme d'un tonnerre assourdi, dans le centre d'émission duquel nous nous serions trouvés. Tous les os de mon corps répondaient à ces vibrations profondes; je commençai à souffrir, comme lorsque dans un cauchemar on a la sensation d'une chute sans fin. Les muscles de mes jambes se contractaient involontairement, car mon corps physique avait peur et voulait fuir; mais je savais que quitter la place, c'était la mort pour moi et pour mes compagnons; on ne s'expose pas impunément aux rayons découverts des forces secrètes de la terre.
Ajoute à ces angoisses l'inquiétude d'ignorer, de ne pas savoir quoi faire, d'être à la dépendance du maître : le temps que je passai là fut fort désagréable et me parut très long. Or, tandis que j'essayais de rester à mon poste en m'endormant, je vis un peu au-dessus de nos têtes deux yeux qui nous regardaient tous les cinq àla fois avec de la curiosité, de la ruse, et un sentiment supérieur de puissance; une tête ronde et immobile, couronnée, se dessina puis un corps dressé sur une jambe, l'autre repliée des vêtements somptueux, des joyaux inouïs; seulemënt, aux épaules s'attachaient des bras multiples, une vingtaine peut-être. Deux d'entre eux faisaient, immobiles, devant la poitrine, le geste qui allume le feu magique d'En-Bas. Les autres semblaient des ondes vibrantes tant ils se mouvaient avec rapidité. Et à contempler ce géant fantastique, dessiné en noir sur du noir, vu à la lueur d'éclairs rouges partis de quelqu'une de ses mains j'avais la sensation d'une énorme machine à fabriquer de la force, machine intelligente, vivante, mais obéissante comme un monstre antédiluvien domestiqué; le froid de la frayeur nous étreignait les reins; la moelle nous gelait dans ce grondement sourd et pénétrant. Un instant, je revis le corps nu du maître ruisselant de sueur. Les feuilles sur lesquelles nous étions accroupis devinrent jaunes, à ce signe, nous connumes que la Présence des Régions-Souterraines avait fini de parler : tout le fantôme disparut, en eflet, sous les rayons de la lune déjà haute. Il y avait six heures que nous étions là, luttant contre la peur intuitive, la plus terrible de toutes les peurs.
La nuit suivante, après avoir dormi tout le jour, car mon système nerveux n'a pas la puissance de celui des Hindous, je reconnus avoir fait un grand pas.
Je vis clairemerit les forces qui mènent le monde se dévoiler peu à peu suivant la mesure de celui qui les regarde. Elles apparaissent d'abord comme des hasards; ensuite, on les découvre sous forme de fluides, d'ondes, de vibrations; après, longtemps après, on voit que ce sont des êtres individuels. L'enfant qui joue de tambour est perçu par la fourmie savante; elle édifie un système et dit : ce bruit est le résultat d'une vibration ondulatoire, qui naît plus particulièrement aux alentours de ces sortes de continents qui s'élèvent vers le ciel à une hauteur vertigineuse; elle dit cela ou quelque chose d'analogue tout comme un académicien. Si elle va plus loin, elle remarque que le bruit est produit par une sorte de géant barbouillé de confiture, qui brandit des baguettes sur un cylindre; elle est alors le mystique mis en présence avec un des habitants de l'inconnu.
Je commence donc à comprendre que je ne sais rien : puissé-je seulement sentir la Vie; ah! je souhaite de toute mon âme pouvoir cela; je sens que tu m'y aideras et qu'ainsi nous nous unirons davantage malgré la matière, malgré le temps.