III
ANDREAS A STELLA.
Hélas ! chère Stella, je n'ai pu me défendre de la tristesse, depuis huit jours, en pensant que je t'ai perdue ; comme notre dernière nuit fut délicieuse, comme la douleur d'une séparation imminente aiguisa toutes nos voluptés! Nous nous transportâmes jusqu'aux portes de la mort, et nous avons subi ensemble le terrible et délicieux frisson de la présence d'Azraël. Mais j'ai tort de me rappeler ces adorables instants ; voilà huit longs jours et huit nuits plus longues encore que je lutte contre leur souvenir redoutable. Pour toi au moins, le ciel favorable te donnera, de nos ferveurs, des commémorations pleines de charmes; tandis que ton malheureux amant, voué à la solitude, n'aura pour se consoler que le spectacle du mariage des métaux liquides dans les creusets de son laboratoire. Mais ma mélancolie me fait en vérité oublier toute convenance et je néglige de te renseigner sur les sujets qui t'intéressent. Je me doutais bien que l'apparition de mon ami ne te laisserait pas indifférente, et à ne te rien cacher, je comptais sur lui pour te distraire de ta douleur.
Puisque tu m'en pries avec une si charmante in sistance, je vais te raconter les détails de ma première rencontre avec Théophane ; aussi bien, suis-je moi-même très heureux de pouvoir prolonger ma causerie avec toi ; tu sais si nous somrnes faibles, quand il s'agit d'exécuter les règles que nous nous sommes données à nous-mêmes.
Je t'ai déjà appris qu'il y a une dizaine d'années, je me promenais sur le versant septentrional des montagnes qui séparent les deux empires de Chine et de Siam. Cette contrée, encore inconnue, m'avait tenté à cause des légendes qui couraient sur elle ; des forêts interminables, des paysages splendides, des cours d'eau impétueux, une flore et une faune exubérantes, le tigre à chasser : autant de motifs qui m'affermirent dans ma résolution.
J'étais alors à Rangoon, où je me reposais de mes pérégrinations dans l'Inde, en préparant mon prochain voyage dans un doux farniente. Il faut avouer un acte de scepticisme dont la religiosité des Occidentaux, si tiède cependant, s'écarte toujours un peu. J'avais remarqué l'extrême courtoisie des peuples d'Orient envers les Européens et leur fierté vis-à-vis de leurs inférieurs ; d'autre part leur insouciance de la mort et du danger m'indiquait que cette politesse était toute de surface et dictée par d'autres sentiments que la crainte; je crus qu'elle venait de leur orgueil et de la conscience de leur supériorité sur nous. Mais en quoi cette supériorité résidait-elle ? C'est ce que je ne pouvais découvrir. Je pris alors un parti fort simple : J'étais au milieu d'une population bouddhiste, je résolus de me faire bouddhiste. Je parlais déjà la langue du pays, j'appris en outre le pâli, pour lire sur les antiques manuscrits les paroles du Sublime ; je m'habituai à marcher pieds nus et à contenir mon attitude et mes regards; je fis enfin un beau jour, après avoir renvoyé tout mon attirail d'explorateur, pro fession entre les mains d'une dizaine de rahans. Je m'accoutumai très vite à la vie simple du mendiant religieux; mis dans l'impossibilité de suivre tous les préjugés qui règlent l'habillement, la nourriture et la vie de l'Européen dans ces contrées, je sus bientôt quel accroissement de vigueur et de santé ce régime donnait au corps, je me sentais redevenir jeune , le bien-être physique, la liberté de mes sens, la vivacité de mon intelligence, tout croissait en de notables proportions. J'étais résolu à ne donner aux études religieuses que le strict temps nécessaire pour conserver mon incognito; je m'aperçus au bout d'une semaine avoir entrepris un travail fort compliqué. Crédule comme tous les voyageurs, je croyais les religieux de Siam indolents, paresseux et inoccupés; tous les orientalistes ne les représentent-ils pas comme sachant juste les quelques formules de prière demandées par leurs fonctions? Je fus vite détrompé. Chaque novice est attaché au service d'un parfait pour au moins un an. Celui à qui on me confia était un homme d'environ quarante ans, sympathique et d'extérieur calme comme tous ses confrères; c'était un des rares phongées à qui le sourire était habituel, car d'ordinaire ces moines ont l'air absorbé et sombre. Il me parlait sur le ton des ecclésiastiques de nos pays, ressemblance amusante ; ajoute à cela une corpulence assez forte et des airs de tête expressifs : tu auras alors, ma chère amie, une esquisse de celui que j'appelais Monseigneur et à qui je lavais les pieds plusieurs fois par jour. Tout alla bien la première semaine; je me levais .avant le soleil pour faire mes ablutions et pour balayer la cour du monastère; jamais je n'ai retrouvé l'impression de légèreté et de paix que dégageait toute la forêt environnante; le reste de la journée se passait sous ce charme pénétrant et la lecture du soir me trouvait encore dans une reposante quiétude. Malgré cela je ne perdais pas de vue mes projets de voyage; je n'avais besoin pour les mettre à exécution que de l'envoi d'une mission vers le Nord-Est et que d'une arme défensive. Le premier point devait se présenter tout naturellement; c'était l'époque où la France commençait à conquérir le Tonkin ; et, chose inconnue à nos diplomates, ces hostilités avaient ému toute la frontière nord de l'Indo-Chine; quant aux raisons de ces inquiétudes extraordinaires chez ces peuples si différents de race, de langue et de religion, je n'ai jamais pu les connaître.
Toujours est-il que nos bouddhistes siamois étaient en correspondance suivie avec des monastères perdus au nord de la montagne. Il y avait là des constructions à édifier, des travaux actifs, auxquels on me reconnut très disposé, d'autant plus que l'état religieux prescrivait une sagesse exemplaire dont je n'aurais jamais été capable sans la surveillance étroite de mes frères et sans de grandes fatigues musculaires. A mon départ, mon précepteur m'adressa un petit discours où il m'exprima en termes voilés, avec des souhaits et des conseils, qu'il n'était pas très certain de la parfaite sincérité de mes convictions bouddhiques; et, comme, étonné de sa pénétration, je protestais de ma ferveur : « C'est bien, mon fils, me dit-il en souriant et les yeux baissés ; mais pourquoi cherches- tu du poison ? »
Je fus stupéfié, car il disait juste; je m'ingéniais réellement à fabriquer en cachette, pour mes chasses au tigre, une sarbacane et à tuer une variété de vipère dont le venin est foudroyant ; je n'avais soufflé mot à personne de mon projet, en un instant toutes les hypothèses se présentèrent à mon esprit; je crus qu'il m'avait espionné. Je niai avec tout le sang-froid possible; il m'écouta en silence et me répondit : « Mon fils, le mensonge est un suicide ; mais tu as encore à vivre dans le monde avant de voir la lumière ; va dans la montagne, puisque ton destin t'y appelle; tu apprendras là-bas comrnent celui qui s'est dégagé des douze enchaînements pénètre les pensées d'autrui. »
Je te ferai grâce du récit de mon voyage; tous les récits des voyageurs se ressemblent et tu connais par toi-même les beautés de la flore orientale ; mais tu ne connais pas les fléaux de ces promenades : les moustiques et les bêtes venimeuses. Par un hasard singulier, en deux mois de marche, à travers tous les genres de pays, forêts, jungles, clairières, broussailles, rochers, marécages, pas un de nous ne fut mordu par un serpent ou piqué par une mouche.
Je passe sur les détails de notre arrivée et la construction du Vihara; je commençais à trouver le temps long et je combinais mes plans de voyage dont le meilleur était fort peu pratique ; nous étions sur le versant oriental de l'Indo-Chine, par conséquent, en suivant l'un quelconque des nombreux ruisseaux qui arrosaient la montagne, j'arriverais certainement en quelques semaines en plein Annam. Nous demeurions sur un plateau herbu complètement entouré d'une forêt de multipliants ; l'air y était sec, aromatique et chargé d'électricité; aussi, selon les Écritures, notre supérieur nous avait ordonné une retraite sévère, et, seul de la communauté, j'avais le droit de sortir pour récolter les fruits nécessaires à la subsistance de tous. J'étais entièrement pris par la magie du site et par ce charme certain que dégage une collectivité de volontés unies vers un même idéal.
Un jour dans la forêt, en sautant par-dessus un tronc vermoulu, le bruit que je fis réveilla une de ces petites vipères à tête plate que je recherchais , elle se dressa plus rapide que l'éclair; mon regard rencontra ses yeux ronds et fixes, elle s'enfuit à toute vitesse. Aussitôt, le chasseur ressuscita en moi ; je me précipitai après elle sautant à pieds joints, je lui écrasai la tête avec mes talons. Je recueillis aussitôt le venin de ses réservoirs et, ayant nettoyé une pierre creuse, je l'y déposai; puis je rentrai au monastère, bien décidé à partir le soir mêrne. 1
Je pus mettre heureusement mon projet à exécution, et dès que la lune se laissa apercevoir à travers les larges feuilles de figuiers, je me mis en route, vêtu de la robe jaune sous laquelle je cachai ma sarbacane et rnes flèches, portant le vase à aumônes et armé de beaucoup de confiance en mon étoile. L'entreprise était téméraire; de la part de ceux que je quittais je n'avais rien à craindre, mais j'allais m'exposer à tous les dangers dans un pays infesté de bêtes féroces. Les pentes rapides qui 'descendent des montagnes sont en effet un fouillis inextricable de hautes herbes, de buissons épineux et de roches, où gîtent des tigres en grand nombre. Je commençai à les entendre dès la cinquième nuit de marche, et, pour dormir un peu, je dus dès chaque coucher du soleil grimper sur un gros arbre, me fiant à ma bonne fortune pour éviter soit la rencontre d'un scorpion dans le creux du bois, soit le risque d'ètre découvert sur une grosse branche par un de ces terribles mangeurs d'hommes.
Vers le milieu du sixième jour, je découvris du haut d'un rocher un mince filet d'eau coulant dans la prairie basse; j'y courus avec joie, car je n'avais pas bu depuis mon départ; et, ma soif étanchée, je le suivis, persuadé qu'il me conduirait quelque part vers l'Est; je prenai s d'ailleurs les points de repère, la nuit d'après les étoiles, sur la position desquelles je m'étais informé auprès des bouddhistes. Mon ruisseau augmentait peu à peu ; un beau jour, je le vis former une petite cascade; son cours devenait plus rapide, je voulus m'en servir ; je me construisis une sorte de radeau étroit avec des lianes et des feuilles, que je remplaçais tous les jours. Je cassai un jeune arbre de 2 à 3 mètres qui me servit de gouvernail et d'aviron, et j'embarquai insoucieusement sur une eau accidentée et assez rapide.
L'un des jours suivants j'aperçus un homme de grande taille, conduisant un buf ; je ne pus m'arrêter à cause de la violence du courant. Quelques heures plus tard un bruit inconnu me fit dresser l'oreille, il ressemblait assez à celui de la mer sur des brisants ; très lointain d'abord, il augmenta brusquement à un détour de la rivière; mon cur se serra, j'avais reconnu un rapide ; trop inexpérimenté pour avoir confiance dans le maniement de ma godille, je me sentis perdu pourvu que la cascade fût haute. Rien à faire; les deux rives s'encaissèrent brusquement dans des murailles de granit ; le bruit devint assourdissant, je filais bien plus vite qu'un cheval au galop, j'aperçus la barre d'écume qui se formait au-devant des roches à fleur d'eau; je fermai les yeux et me cramponnai à mon radeau. La sensation d'une chute, une contusion, un plongeon; je me vois au fond d'une eau plus calme, je remonte d'un coup de talon désespéré et j'arrive epuise sur une langue de sable où je perds connaissance.
Je fus rendu à la conscience par une douleur aiguë qui me déchirait le dos ; je sentis un poids énorme m'étouffer, une haleine puante me suffoqua; je devinai, avec terreur, car j'étais tombé la face contre terre, qu'un tigre était sur moi; il ne se pressait pas de m emporter, je sentais sa langue ràpeuse lécher le sang qui coulait de mon bras; je vis, avec la rapidité fulgurante de l'agonie, une flèche sortie de ma robe, le tigre piqué et me tuant dans son spasme de mort, Je voulus tenter la chance: avec une lenteur de PeauRouge, je repliai le bras, saisis une flèche, Ia sortis, et je me préparais à me tourner de côté pour voir mon ennemi dont le flanc devait être à ma portée, lorsqu'il poussa un rugissement épouvantable et s'accroupit sur mon corps en m'enfonçant les griffes dans les chairs; je crus mourir de douleur; dans une convulsion je tournai violemment la tête et aperçus un homme de haute taille qui sortait lentement du bois et approchait de la rive, les bras collés au corps et le regard rivé sur le tigre; je mourais d'étouffement, de douleur, de faiblesse et de colère ; j'avais ce bras qui tenait la flèche écrasé par une patte de l'animal, je sentais ses griffes sortir et rentrer dans ma chair vive; au bout de quelques secondes, une grande lassitude m'envahit, j'oubliais la souffrance, je regardais ma situation en spectateur. Je voyais l'homme approcher lentement; c'était une admirable musculature, il me paraissait gigantesque ; je goutais toute sa perfection physique avec une entière sérénité; comment se fait-il, me disais-je, qu'il porte sa barbe ? Il n'est pas de ce pays; je voulus regarder mieux son visage, mais mon épuisement me faisait voir devant ses yeux un nuage violet, à travers lequel passait le feu de ses prunelles claires. Le tigre continuait à gronder sourdement, et j'entendais sa queue puissante battre la terre, avec le bruit du fléau sur le sol dur. L'homme était à quelques pas de nous; je sentis les griffes du tigre entrer plus profondément ; il allait sauter, mais un frisson courut sur sa peau, il eut un miaulement suraigu; l'homme était là et lui avait mis une main sur les yeux et l'autre sur le mufle ; les jambes de l'animal tremblèrent, les muscles terribles se détendirent, les griffes quittèrent les gaines rouges qu'elles avaient creusées dans ma chair, le poids terrible qui rn'étouffait fut ôté de ma poitrine, la bête féroce s'en alla en rampant aux pieds de mon sauveur, la tête aplatie, les oreilles basses comme un chien sous la menace du fouet ; je la vis disparaître peu à peu dans les fourrés profonds.
L'homme me prit dans ses bras, me lava dans la rivière et appliqua sur mes blessures les feuilles d'une petite plante en les bandant avec des lianes vertes et flexibles. - Tu as deviné que ce dompteur était Théophane; le reste de notre histoire n'offre pas d'intérêt ; laisse-moi maintenant espérer que l'inconnu ne troublera pas ton sommeil, que je souhaite profond et bercé de beaux rêves.
Écris-moi, chère Stella, je t'aime de jour en jour davantage.