PREFACE
MON CHER SÉDIR,
Suivant votre Coutume, vous ouvrez encore une nouvelle voie aux adaptations de l'occulte. Jusqu'à présent, nos traités indigestes et techniques ont rebuté beaucoup de lectrices. Il fallait donner à l'aridité des sujets mystiques l'adaptation liltéraire que nul, mieux que vous, n'était capable de réaliser.
Vous avez essayé, et du premier coup, vous avez réussi au delà de toute espérance dans les pages suivantes.
Si vous ramenez à l'idéalité quelques âmes de plus, vous savez que votre récompense sera assez grande pour qu'il me soit inutile de vous accabler d'éloges superflus. Celui qui a fait son devoir a bien mérité du ciel et j'ai été toujours heureux de trouver en votre amitié l'appui dans les luttes et l'assistance dans l'effort commun. Il ne nous reste plus qu'à vous souhaiter la seconde édition augmentée encore de ces «séduisantes lettres magiques» qui paraissent aujourd'hui. En attendant, croyez-moi toujours votre vieux camarade.
PAPUS.
PROLOGUE
Mon ami Désidérius, mort il y a de longues années, était un personnage fort bizarre, si l'on veut désigner de ce mot une originalité d'une logique implacable qui ne consulte qu'elle-même pour se conduire dans l'Univers. Il était né pauvre, mais son application précoce et son intelligence des affaires lui permirent de réparer assez vite cet oubli des bonnes fées !
Comme je le vis, au collège, désorienter la routine pédagogique, de même continua-t-il dans la vie à taillader les quinconces et à saccager les parterres de ce beau parc qu'est la bourgeoisie moderne. Lassant la rouerie comme le formalisme, il allait toujours au but par une combinaison d'aspect puéril, et personne ne voyait l'acuité de son regard, mais tout le monde s'exclamait : A-t-il de la chance !
Autres inquiétudes pour les sympathies commerciales et les curiosités voisines : à quoi les bénéfires respectables de la maison Désidérius étaient-ils employés ? On organisa des surveillances savantes pour découvrir celle d'entre les femrnes de ses arnis qu'il préférait; de gais compagnons de brasserie, à qui la curiosité inspira des ruses de trappeur, le filèrent les soirs de pluie aux music-halls, ou les matins de ses fréquentes courses dans la banlieue : rien, pas le moindre trottin à l'horizon, point d'accorte soubrette dans son home, pas même le soupçon de ces vices esthétiques dont l'Allemagne, la France et l'Angleterre se renvoient le nom.
Le hasard servit beaucoup la curiosité de nos enquêteurs ; l'un deux menant sa famille au bassin du Luxembourg, tel une mère cane ses petits, aperçut au coin du Pont-Neuf Désidérius les bras chargés de vieux livres, courber sa haute taille sur les boîtes des bouquinistes; le mot de l'énigme était trouvé; notre homme devait être quelque chercheur de chimères biscornues, collectionneur maniaque ou fantasque érudit.
Sans lasser plus longtemps la patience du lecteur bénévole, je lui révélerai que Désidérius collectionnait de vieux bouquins. Quels étaient-ils ? Jarnais je n'ai pu le savoir. Quand les lisait-ils ? Mystère! Dans quel but ? Impénétrable comme une volonté providentielle.
Les hasards du noctambulisme nous firent rencontrer ; la première parole qu'il m'adressa fut pour rectifier une erreur de diagnostic que je venais de commettre en déchiffrant d'hypothétiques hiéroglyphes dans la main molle d'une fille; il sut piquer ma curiosité au premier mot; son système de chiromancie n'était ni celui de Desbarroles ni celui de D'Arpentigny, et ne concordait avec les leçons d'aucun des vieux maîtres du seizième. Il avait une façon de lire dans la main, en la regardant de haut, qui me rappelait celle des gypsies d'Angleterre, et je sus plus tard que son système était celui des Tantriks indous.
Un curieux de choses rares, tel que moi, ne pouvait s'attacher à cette piste inexplorée; mais Désidérius, fort malin ne se laissa point prendre à la diplomatie de mes conversations; il les ramenait toujours vers le terrain monotone des affaires, de la vie banale et des thèmes vulgaires d'où sa singulière perspicacité faisait jaillir des rapprochements inattendus et des analogies instructives. C'était là en effet le caractère de son esprit : il semblait posséder une circonvolution cérébrale nouvelle qui pénétrait le tréfonds des êtres, une loupe qui, faisant abstraction des différences, ne laissait apparaître aux yeux de l'observateur que les similitudes des objets les plus divers par l'extérieur.
Il devait connaître la loi des choses, et savoir les grouper selon leur genèse intérieure ; on l'eût dit sernblable au voyageur se reposant sur le faîte d'une montagne et prenant d'en haut une vue claire et réelle du pays dont, perdu dans la vallée, il n'avait aperçu que des aspects sans cohésion.
Ce spectateur solitaire de la vie ressemblait à un lord : de haute taille, maigre, la figure rase, la peau brune et les cheveux châtains, toujours vêtu d'étoffes aux couleurs indécises, on l'eût dit descendu d'un cadre de Rembrandt. Il paraissait ensommeillé; parlant sans éclat, riant peu, et sous son air spleenétique, cachant une endurance extraordinaire à la fatigue physique comme au travail de bureau. Je ne vis jamais chez Désidérius le signe d'une passion quelconque : en face des maladresses ou de la mauvaise volonté, sa voix devenait plus caressante et son front plus serein mais l'obstacle s'évanouissait toujours rapidement par une circonstance de hasard ; alors il en faisait le texte d'une petite leçon de psychologie des gens ou même des choses, car c'était là une de ses théories favorites que les événements vivent, qu'ils ont leur anatomie, leur physiologie et leur biologie, et qu'on peut les gouverner comme on arrive à bout d'un enfant indocile et capricieux.
Vers cette époque, je m'épris d'un beau zèle pour les études historiques et archéologiques; et je portais plus particulièrent mes recherches sur la corporation mystérieuse des Templiers. Tous les historiens s'accordent à faire de cet ordre une société d'hommes d'affaires adroits, ambitieux et avides ; je fus bientôt convaincu de la fausseté de cette opinion. Grâce à d'anciennes amitiés, j'avais mes entrées libres dans les bibliothèques privées de certains érudits d'Allemagne et d'Angleterre; et c'est là que d'heureuses découvertes me donnèrent l'orgueil d'étonner le monde savant par une thèse originale et neuve. Je pus reconstituer leurs rites, dévoiler ce qu'était le trop fameux Baphomet dégénéré en le petit chien Mopse du xvIII sècle, faire connaître les travaux effectués dans les commanderies et la raison des architectures imposantes de ces primitifs maçons.
Un soir, je racontais mes travaux à Désidérius, pensant en moi-même l'étonner et tout prét à le complimenter, lorsqu'il répondit à l'une de mes périodes :
«C'est très bien d'avoir travaillé cette question, l'idée est ingénieuse, mais vous ne l'épuiserez pas entièrement parce qu'il vous manque la thèse métaphysique de votre antithèse physique. »
Je ne compris pas et j'interrogeai
- Une thèse métaphysique ?
- Oui, si la terre existe, c'est parce qu'il y a des cieux, et si les cieux s'élèvent au-dessus de nos têtes, c'est parce que la terre est sous nos pieds, expliqua Désidérius avec un demi-sourire. - Je vous donne là des formules trop générales ; vous n'avez pas encore l'esprit habitué à saisir d'un coup les rayonnements d'une idée; c'est cependant une chose nécessaire.
Ainsi, pour la question qui nous occupe, vous n'avez pas fait cette simple remarque que, si les Templiers ont donné lieu à une légende, cette légende est leur fantôme réfléchi, leur contraire analogique. Si donc on les croit une association de changeurs et de banquiers, c'est que leurs richesses réelles venaient d'une tout autre source ; si l'on sait vaguement ce qu'ils faisaient dans les salles hautes de leurs forteresses, c'est que l'on ignore tout à fait l'usage de leurs caves et de leurs galeries souterraines où circulait, active et insaisissable, la véritable vie de l'Ordre.
Voilà ce que vous auriez pu voir.
- Votre idée est pour le moins originale, lui répondis-je; mais sur quels documents précis l'appuyer ? En avez-vous des preuves?
- Mon cher ami, répliqua Désidérius en tirant de sa pipe d'égales bouffées, toute notion intellectuelle a autant et plus de réalité que cette table de marbre, ou cette tasse à café ; mais il est beaucoup de choses que les gens n'ont pas besoin de savoir; nps yeux sorit conformés pour recevoir une telle quantité' d'éner-git lumineuse; mais vous savez bien. qu'un éclat trop brillant nous aveugle. Toute chose est parfaite dans l'univers.
- Et ces documents?
- Oh! nous verrons plus tard ; il faut que vous vaus débarrassiez au préalable d'un certain acquis mental qui, loin de vous aider, vous crée un mur. Si vous voulez vivre, commencez par tuer le vieux monstre qui est tapi en vous.
- Allons, voilà que vous allez me faire de la mystique. J'ai lu Jacob Bcphrne, le cordonnier...
- Mais vous ne l'avez pas conçu
- Et vous ?
- Oh moi ! il faut bien se donner un intérêt dans la vie.
- Mais enfin verrai-je un jour vos documents ? Je suis certain que vous devez posséder des trésors; pourquoi ne consentiriez-vous pas à m'en faire voir un petit coin ? Vous savez que je connais lord L*** qui a dans les Highlands un si beau manoir et de si belles antiquités druidiques. J'ai pénétré dans la bibliothèque de M. S*** qui a passé sa vie à collectionner des manuscrits thibétains, dans celle triplement fermée du professeur K*** de Nuremberg, où toute la mystique occidentale se trouve avec l'histoire des sociétés secrètes ; j'ai...
- Vous avez vu également la collection d'Abraxas du prince romain C***, et quelques autres endroits fermés ont reçu encore votre visite, ajouta Désidérius d'un ton placide, je le sais; c'est à moi que ces diverses personnes se sont adressées lorsqu'il a fallu avoir des renseignements; et vous vous trouvez déjà mon débiteur... Attendez un peu, je pense n'avoir plus beaucoup de temps à vivre ici-bas. Je vous donnerai du travail pour après ma mort comme je vous en ai déjà donné de mon vivant.
Et mon bizarre compagnon, ayant rallumé sa pipe, Me Souhaita une bonne nuit, bien qu'il fût à peine une heure après midi, et disparut dans la foule.
- Quel dommage, murmurai-je, qu'un tel homme aime à faire poser ses contemporains! Au fond, je vais le soigner, parce qu'il doit certainement avoir des trésors dans sa bibliothèque.
*
* *
Plusieurs semaines se passèrent sans revoir Désidérius, lorsqu'un matin je reçus un billet encadré de noir, m'annonçant sa mort subite ; pas d'indication de service funèbre; seulement, ajoutés à la main, ces simples mots: Rendez-vous rue du Charnp-d'Asile à 5 heures du matin.
- Cet homme ténébreux a donc des accointances avec les F... M... , pensai-je aussitôt.
Au lieu indiqué, je trouvai dans une salle basse quelques hommes, entre lesquels je reconnus le comte Andréas de R., ce fastueux dandy, qui avait dissipé une fortune séculaire avec la belle Stella, disparue depuis; il y avait aussi un Hindou barbu, un Allemand à lunettes et un des seuls représentants que j'aie jamais vu de l'antique race, presque éteinte, des montagnards chinois autochtones, un athlète de six pieds de haut, dont les yeux obliques conservaient une fixité génante.
Toutes ces personnes paraissaient attendre quelqu'un ; nous étions en habit de cérémonie, que les Orientaux portaient avec autant d'aisance que l'ex-dandy.
Au bout d'un instant, la porte s'ouvrit, donnant passage à un homme de haute taille, dont l'aspect imposait l'attention et provoquait la curiosité; il me parut le type accompli de la beauté occidentale; son regard contrastait étrangement avec l'aspect viril de toute sa personne; on eût dit les yeux d'un bambino, frais, jeunes, brillants; ils avaient cette même fixité que ceux du Chinois; tous les assistants le saluèrent avec une nuance de respect, et, prenant aussitôt la parole :
- Nous allons, dit-il, nous rendre de suite au domicile de Désidérius, où chacun recevra le legs qu'indique le testament; vous savez qu'il faut aller vite. Du reste, tout doit ètre prêt. Et sur ces mots nous partîmes.
Une demi-heure après, arrivés chez le défunt, le mystérieux inconnu ouvrit la porte du petit hôtel, et nous trouvâmes dans le vestibule quatre énormes colis prêts à être emportés, qui furent atribués à chacun de nous.
- Voici, mon cher Andréas, toute la collection chimique de notre ami : installez le tout dans notre cave ; ayez bien soin d'être seul, et ajustez un verre violet à votre lampe, parce que vous trouverez un certain nombre de produits que les rayons rouges décomposent; cette caisse renferme aussi les livres, les manuscrits et les cIef cryptographiques. Permettez..moi de vous recommander la patience.
- J'ai réservé au Swâmi les livres de physiologie et de psychologie, il y retrouvera les shastras secrets du sivaïsme; sa caisse contient également tout ce qui est nécessaire à l'agencement d'une cellule souterraine, les gommes, les vernis, les couleurs spéciales, la terre d'alluvion, enfin la pierre noire et la sphère de cristal.
- Pour vous, mon cher magicien, voici tout le matériel de l'herméneutique occulte ; les métaux sont alchimiquement purs, les plantes ont crû dans des terres préparées, vous trouverez enfin les rituels schématiques de l'Occident.
Enfin, Monsieur, reprit l'inconnu en s'adressant à moi, je vous ai fait mettre de côté ce qui m'a semblé devoir vous intéresser le plus, c'.est-à-dire une collection de documents inédits sur les sociétés secrètes de nos pays avec la description de leurs enseignements respectifs. Un tableau général vous donnera la marche de leur développement; enfin, si jamais le désir vous naissait de vous mettre à l'uvre, un petit cahier relié en parchemin vous indiquera les travaux préparatoires. Sur ce, Monsieur, vous allez, si vous le voulez bien, transporter ces objets et revenir ici pour la cérémonie funèbre.
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Quelques heures plus tard, nous nous retrouvions tous les six , prenant place dans. les nombreux cortège des amis. du défunt que.nous conduisions-à sa dernière demeure. Les événements de cette matinée m'avaient plongé dans une surprise croissante; et tout ce décor de roman-feuilleton n'était pas sans jeter quelque ombre sur la joie que je ressentais de posséder enfin ces documents tant désirés: je bouillais d'impatience en attendant l'heure de la solitude où je pourrais enfin les voir.
Je me mis le jour même après dîner à déclouer la caisse. Elle était hermétiquement remplie de papiers, de livres et de dessins ; j'y trouvai des raretés inconnues : une collection de miniatures de l'époque représentant les Grands Maîtres du Temple; des toiles peintes roulées, portraits de tous les personnages ayant eu un nom dans l'histoire de l'occultisme; les alchimistes étaient là, avec les astrologues, les magiciens, les kabbalistes et les mystiques. Je fis plus tard des recherches pour m'assurer de l'authenticité de ces peintures ; les experts et les critiques d'art furent tous unanimes à la reconnaître. Il y avait là des incunables, des livres dont les collectionneurs ne connaissent dans toute l'Europe, que deux ou trois exemplaires; enfin une série de soixante-douze tableaux peints représentant des suites de figures géométriques encadrés dans des guirlandes de roses et d'une sûreté d'exécution parfaite. Il y avait des lignes, des cercles, des triangles, des étoiles, des cubes dans toutes les positions, des figures de serpents comme sur les gemmes gnostiques, bref, tout un fouillis évidemment hemétique auquel je ne compris rien.
A ce moment, je m'aperçus qu'une odeur inconnue flottait légèrement par ma chambre; elle tenait de la myrrhe et de l'essence de rose, et paraissait provenir du vernis qui recouvrait la collection des soixante-douze tableaux hiéroglyphiques ainsi que les portraits et les reliures des livres ; en examinant ce vernis odorant, je m'aperçus qu'il ne s'écaillait pas sous l'ongle et qu'il paraissait faire corps avec la substance qu'il protégeait.
- C'est une composition perdue, pensai-je, mais que l'on doit retrouver dans les livres de Lemnius ou de Porta ; nous verrons cela plus tard, plutôt encore dans le gros in-octavo de Wecker...
L'odeur orientale continuait à pénétrer doucement l'air, et je crus sentir son action se porter sur moi d'une façon toute spéciale; ce n'était pas un engourdissement de la vie organique, ni un trouble de physiologie ; ma tête restait libre, et mon pouls battut régulièrement; mais chaque fois que j'aspirais, avec une bouffée d'air, un peu de cet arôme, je sentais à l'épigastre une douce chaleur et une sorte de rayonnement intérieur, comme l'absorption d'un vin généreux pourrait en faire naître ; en même temps, mon système musculaire s'harmonisait dans une sorte de quiétude nouvelle et qui demande pour être comprise - quelques mots d'explication..
Nous avons tous rernarqué, au cours des actes ordinaires de notre vie, que nous dépensions beaucoup plus de force musculaire qu'ils n'en exigeraient exactement; nous sommes plus ou moins semblables au, robuste garçon de labour qui dirige sans fatigue sa charrue, mais qui sue à grosses gouttes lorsqu'il met la main à la plume; en un mot nous apportons à chacun de nos mouvements une sorte de raideur, de tension nerveuse, très fatigante, et qui perturbe l'harmonie de nos fonctions corporelles. Cela provient sans doute d'un manque de sérénité et de spontanéité; la civilisation a desséché le libre influx de la nature en nous ; beaucoup des formes les plus vivantes de notre Ame ont été froissées depuis des siècles sans nombre, et les atavismes de la gêne, de la restriction de tous les antiphysismes de l'homme des villes, pèsent d'un poids inexorable sur ce bébé futur que portent trop rarement nos petites Parisiennes névrosées.
Cet état de fausse tension est perceptible par la détente qui s'opère lorsque nous prenons le soir, ou plus souvent vers le matin, quelques heures de sommeil inquiet; le corps semble avoir été délivré d'un moule constricteur, et les millions de petits étres cellulaires qui le composent paraissent entrer dans une pause réparatrice. Telles sont du moins les impressions qu'èprouvent tous ceux qui ont l'habitude de s'observer eux-mèmes.
Or ce parfum produisait sur moi un effet exactement analogue; toutes mes articulations contractées semblaient se détendre comme sous les rayons d'un chaud soleil; ma vie physique semblait reprendre son amplitude, je sentais mon sang battre dans mes veines en ondes rythmiques, tandis qu'un frémissement intérieur centralisait ma force nerveuse comme pour quelque soudaine et toute proche activité. Dans l'examen de ces phénomènes nouveaux, mon regard errait à l'aventure de mon bureau à mes livres, des livres à la lampe et de là aux moustaches raides de mon chat, juché en sphinx sur le large dossier d'une Cathèdre; lorsque, en reportant mes yeux sur l'un de ces tableaux symboliques, je m'attachai, avec le mème plaisir que donne la contemplation d'une belle statue, aux lignes multicolores d'une grande étoile, analogue à celles que l'on voit dans les loges des maçons, portant à leur centre la lettre G***, c'est ce signe que Faust appelle le Pentagramme et à qui les magiciens attribuent les vertus les plus extraordinaires.
Celui que je regardais se détachait en trompe-l'il, sur un fond dégradé, bleu obscur comme l'espace qu'aperçoivent les aéronautes au-dessus de la région des nuages. Il était rouge, bleu, vert, jaune et blanc; les inégalités de l'éclairage en faisaient chatoyer les couleurs, et il me charmait littéralement comme un objet quelconque enchante les rêves du haschichéen.
Autour de mon pentagramme flamboyaient, sur le fond bleu sombre, les lettres d'une inscription circulaire écrite en une langue inconnue; ce n'était ni le sanscrit, ni l'hébreu, ni l'arabe, ni le thibétain, ni aucun des dialectes hindous; je ne me rappelais pas en avoir vu de semblables dans la Stéganographie ni dans la Polygraphie de ce Trittenheim appelé mal à propos Trithème, que l'on dit avoir appartenu aux sociétés les plus mystérieuses de son temps. Peut-être était-ce un des idiomes secrets de l'Inde, le parvi ou le senzar ; sans doute les manuscrits m'en donneraient-ils la clef; et je commençais déjà d'appliquer mentalement à cette phrase les premières règles de la cryptographie, lorsqu'une secousse intérieure retentit en moi, je sentis ma vie, condensée en sphéroïde sortir par la gauche du plexus solaire; mon cabinet disparut de mon regard; je me trouvais dans une obscurité profonde, j'entendis deux ou trois accords d'une admirable harmonie; un point lumineux s'ouvrit devant moi comme un diaphragme irisé et je me trouvai dans une lumière violette, sur les dalles d'une chambre basse où flottaient des fumées lourdes et amères.
Je n'eus pas l'idée de m'enquérir du modus operandi par lequel j'étais amené sur cette scène inattendue ; le spectacle que je contemplais m'intéressait puissamment et centralisait toutes les forces de mon être.
Je n'étais pas seul : je comptai trois hommes vêtus de robes noires et cinq femmes en tuniques vert pâle. Au fond de la salle je discernai une sorte de pyramide basse formée de sept marches ; à deux mètres au-dessus d'elle brillait, d'un éclat immobile, une petite lumière violette ; chaque homme était entre deux femmes, et les huit personnages étaient disposés sur un triangle dont la pointe était la petite pyramide; les hommes reposaient chacun de leurs bras sur les épaules de leurs compagnes; ils avaient devant eux des trépieds où brûlaient des baies et des résines blanches; derrière nous, sur le sol, on avait disposé une ligne ininterrompue de pommes de pin.
J'essayai de distinguer les figures de mes compagnons de hasard ; il y en avait de tout âge; rnais une certaine uniformité de type les reliait. Les hommes étaient maigres, hauts et d'aspect douloureux; il y avait trois femmes d'une beauté extraordinaire brunes, pâles, la figure figée, les yeux fermés - elles dressaient, dans une immobilité statuaire, des visages de souffrance et d'accablement. Quelles douleurs indîcibles devaient-elles porter? Du faix de quels péchés, ne semblaient-elles point défaillir? Chez les deux plus âgées, la vie ne semblait plus être dans leurs corps, mais réfugiée tout entière dans la figure, dans les plis des bouches pâles logeait la résignation ; sur les fronts sans rides, la seule lumière d'une fermeté inébranlable; dans les yeux, la splendeur du sacrifice secret ; et je m'enfonçais tout entier dans un étonnement quelque peu craintif, lorsque, tout à coup - car j'avais conservé ce que les modernes appellent la pleine conscience à l'état de veille - les trois hommes commencèrent à proférer des phrases rythmiques.
Ah! quel mystère que leur voix!
Ils parlaient à l'unisson, dans une langue sonore, sourde et berceuse; en les écoutant, j'imaginais un bronze forgé par les Kobolds, avec les pleurs, les douleurs et les soupirs des hommes ; un métal dur et brûlant, fluide et vibrant qui sonnerait des glas d'agonie basse, les hoquets d'un cur torturé, les angoisses lentes, les peurs sans raison, comme un gong où passerait la plainte du vent d'hiver, les hurlements de la mer, ou le silence affreux des landes hantées. Ah ! voici le cri d'une victime de l'Inquisition; voici le râle d'un cur trompé ; voici la plainte d'un supplicié d'Orient; voici l'affre d'une âme assaillie par les démons ! Et chaque parole rebondissait sur mon être, me déchirant, me consultant, me faisant crier grâce vers les enchanteurs immobiles et glacés. Au lieu du répit que j'espèrais, la voix des cinq femmes vint aiguiser mon énervement. Elles chantaient par intervalles, donnant comme la couleur et des éclairs livides à l'eau forte monotone et vertigineuse déroulée par les hommes. La musique était aussi étrangère et indéfinissable; elle m'obséda, et, implacable dans sa plainte, elle eut raison de l'attitude de défiance que j'avais prise dès le commencement de ce réve singulier. Je laissai, tomber ma prévention et aussitôt les symboles mystérieux entrèrent dans mon âme et s'y dénudèrent, mais, avec quelle vive énergie, avec quelle véhémence cruelle, avec quelle déchirante acuité! Parvenu aux portes de la tombe, je ne repense pas encore sans frémir à cette nuit de mon âge mûr.
Le chant de ces femmes se tenait dans les hautes notes de supplication et de pénitence ; alors l'espace obscur devant mes yeux s'illuminait d'une étincelle d'étoiles, ou un éclair violet traversait des coins d'ombre; c'était alors une àme affolée, déchirée dans ses entrailles, le désespoir inexprimable d'un éternel adieu aux êtres chers, et la flamme des brûle-parfums devenait vivante; elle s'élevait toute droite comme l'humble et pur repentir du pécheur, ou elle se tordait comme la douleur d'un être tenaillé par les démons. Ah ! les affreux tableaux de soufre et de poix brûlants, décrits par le murmure monotone des prêtres, éclairés par les fers rougis, les ruisseaux de plomb fondu, les pierreries méchantes des douloureuses voix féminines; la sensation d'immondes et visqueux contacts où glue toute la lèpre luxurieuse de l'humanité, les faces spectrales de cynisme et de vice apparues sur le velours noir de l'air suffocant; toute l'horreur des cauchemars monastiques était certainement là, m'excédait jusqu'à la nausée, me faisait crier grâce, allait me ruer sur les acteurs impassibles, lorsqu'un silence se fit plus effrayant dans sa nudité que l'inexprimable laideur de ces fantômes ; les flammes des brûle-parfums s'aplatirent vers l'intérieur du triangle, et, à la lueur éblouissante que jeta, avant de s'éteindre, la petite lampe violette, j'aperçus à mes pieds le corps de Désidérius; je n'avais plus la force d'une résistance, lorsque les assistants se jetèrent, m'entraînant avec eux, la face contre le sol ; mon souffle presque suspendu allait caresser le visage du mort; une sensation de fluide extraordinaire me traversa la colonne vertébrale, l'horreur entra dans mon être, mes dents se heurtèrent convulsivement, un craquement électrique se fit entendre à la fois aux quatre coins de la pièce. Je vis le sang jaillir de la bouche du cadavre, et je perdis connaissance ; je veux dire que toute la scène disparut de devant mes yeux comme avait fait ma chambre.
Il me semblait avoir perdu mon corps, ou plutôt chacune de mes facultés avait reçu une vie autonome, et chacune de mes émotions, chacun de mes désirs s'envolait de moi comme un ange de jubilation ; je nageais au fond d'une mer de douceur et de repos, avec l'intuition d'un soleil resplendissant, sur la route duquel toutes mes aspirations me précédaient en m'ouvrant la voie. Les mystérieux opérateurs de la salle nocturne m'environnaient, transfigurés et ravis; et nous suivions, dans une allégresse silencieuse, l'âme de Désidérius revêtue de science et de volonté, allant recueillir dans la lumière de gloire le prix de ses travaux. Il me semblait deviner l'énigme de l'Univers ; avec une rapidité vertigineuse, je revoyais les spectacles de ma vie, j'en pénétrais le sens, je concevais l'action perpétuelle et vivifiante de Dieu dans la nature ; les hommes avec qui je parlals autretois - comme tout était loin - m'apparaissaient comme des moi animés, révélateurs d'une volonté divine; ils étaient moi-même et, en chacun d'eux, une des facultés de mon âme se reconnaissait avec admiration.
Tout à coup, un éclair éblouissant: je suis aveuglé; je repasse dans une fulguration dans la salle obscure, c'est mon cabinet de travail avec sa lampe qui charbonne; la petite pendule ne marche plus . le chat est en catalepsie; la même odeur subtile flotte dans l'air, et je meurs littéralement de faim et de fatigue. J'essaie de me lever du divan où ce rêve étrange m'a surpris, mes mains battent l'air pour aider l'effort impuissant des jambes, et leur geste fébrile ramène le petit cahier noir, dont l'inconnu m'avait recommandé la lecture. A la première page, une belle écriture de calligraphe a tracé un titre. Lettres de Théophane à Stella. Théophane! Celui qui voit Dieu! Je ne raconterai pas toutes les réflexions que je fis le jour suivant; elles m'induisirent en des aventures complexes qui influèrent considérablement sur le reste de mon cxistence ; comme je n'estime rien de meilleur au monde que le charme d'une vie active et mouvementée, je crois rendre service au public, ou plutôt à cette petite partie du public qui sait retirer l'amande de son enveloppe amère, en lui donnant connaissance de ces lettres. Que les lecteurs en usent chacun pour le mieux, et je pense qu'ils tireront de leur étude quelque profit.