Batailles secrètes « Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous cribler comme froment, mais j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point ». ( Luc XXII, 31 ). « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien ». Le drame de notre rachat peut être envisagé sous bien des aspects. L'un des plus sensibles est celui d'une guerre, déclenchée bien avant notre apparition sur la scène de ce monde, l'un, entre cent autres, de ses champs de bataille. Et cette guerre, pour la réduire à notre modeste échelle, se poursuit, incessante, sur tous les plans dont nous avons conscience, où nous pouvons agir et subir, être tentés et secourus. Tous, nous sommes appelés à servir dans l'une ou l'autre des deux armées ; à choisir entre les prérogatives que Lucifer consent à ses féaux et les dons que l'Esprit réserve à Ses libres serviteurs. Nul ne peut servir deux maîtres, nous le savons. Et, en règle assez générale, cette nécessité d'un choix ne nous semble pas tellement, tellement pressante !... Ecce homo. Aussi cette humanité qui, parce qu'elle est nôtre, nous semble l'enjeu principal du combat, est surtout composée de velléitaires, de tièdes et d'indécis, oscillant interminablement entre les deux camps, se donnant, se reprenant, et marchandant sans vergogne à chaque pas dans un sens ou dans l'autre. Mais l'oeuvre rédemptrice se poursuit, inlassable. De temps à autre, une unité nouvelle se détache - résolument cette fois - de la masse grégaire et fluctuante, voire de l'armée de l'Abîme. Cet être cherche à rallier l'armée de la Lumière, mais n'y prendra pas rang au débotté. Il n'en est qu'à ses premières armes de chrétien inexpérimenté, trop porté à user, aux premières escarmouches, de la tactique des soldats de l'Ombre, qu'il ne connaît que trop. Aux yeux de l'Adversaire, ce néophyte n'est qu'un transfuge qu'il faut châtier ou récupérer. Tout est mis en oeuvre pour y parvenir. Mirages, tentations, déceptions, coups du Sort alternent selon une stratégie sagace. Satan le réclame pour le cribler. Mais le Ciel veille et ne permet pas que la tentation ou l'épreuve dépasse les possibilités de résistance de celui qui s'est engagé sur la voie du Grand Retour. Ce qui ne signifie pas que notre homme n'ait ni à lutter, ni à laisser impayées les dettes nombreuses qu'il a contractées. Mais, tant qu'il « appartenait » à l'Autre, rien ne pressait. Maintenant, c'est par liasses que pleuvent sur lui ses traites insoldées. Sur le seul plan matériel, ce sera, par exemple, une lutte au couteau pour le pain quotidien. Et, si l'Oraison dominicale nous le fait demander au père, c'est que, sans l'aide expresse du Ciel, il nous serait bel et bien retiré. Avec Son aide, il nous est seulement disputé - lorsque c'est par ce genre d'épreuve que l'Adversaire suppose le mieux nous tenir ou nous retenir. Certes, le Ciel n'hésite pas à engager la bataille pour que le plus infime de Ses serviteurs puisse assurer sa subsistance. Et cette bataille, pour un résultat aussi terre à terre en apparence, est inimaginablement âpre et mouvementée. Ses péripéties dépendent, pour une part dont l'appréciation ne nous est pas concédée, de l'attitude intérieure de l'apprenti disciple. Si ses yeux étaient ouverts, il verrait à sa confusion que chaque hésitation, chaque regard en arrière, chaque concession faite au passé - désavoué en principe mais encore là, tout chaud, tout virulent - permettent à l'Adversaire de marquer des points et de tourner des positions. Il verrait qu'il redevient la proie, « sa » proie. Non que le Ciel l'abandonne, mais parce qu'il interpose un écran d'ombre entre Sa lumière et lui. C'est pourquoi Jésus nous avertit, lorsque nous avons une fois mis la main à la charrue, de tracer notre sillon sans regarder en arrière. Ce temps de probation entre les vieilles tendances reconnues nocives mais encore puissantes sur l'âme et le « oui » sans restriction ni retour à l'appel du Verbe Jésus est une phase décisive, brève ou longue selon l'attitude intérieure, de toute « conversion » - au sens propre : « changement de direction ». Une phase souvent hérissée de luttes intimes et extérieures, de doutes, d'élans entrecoupés de révoltes ou de tiédeur. Le Moi se sent crucifié, écartelé, disloqué, tiraillé, jusqu'au jour, proche ou lointain, de l'option définitive, de l'entrée résolue dans la voie étroite. Ceux - j'en connais - qui ne s'y sont engagés qu'après avoir porté assez consciemment la livrée d'orgueil de l' Adversaire et usé largement de ses armes me comprendront sans peine. Pour de moins « engagés », les pentes évidemment sont moins abruptes, les pierres du chemin moins aiguës, les chutes et rechutes moins pénibles. Mais non point inexistantes. La voie du Ciel est toujours rocailleuse au début, les fleurs viennent plus tard. La voie de la nature, de « notre » nature déchue, celle de la satisfaction des sens, des instincts, de l'orgueil est fleurie au début, épineuse ensuite, antithèse parfaite. Mais que celui qui s'essaie à suivre la voie du Christ ne s'émeuve pas outre mesure des premières chutes, inévitables, prévues, j'allais dire indispensables. Comme l'écrivait un de nos aînés à un débutant mal aguerri : Sentir les pierres du chemin, c'est preuve qu'on est toujours sur le chemin. |