n° 45 - Janvier 1961

Chemin de traverse ou voie de garage

    Voici quelques mois, les Editions Desclée de Brouwer ont donné une réédition de l'ouvrage de J.M. Dechanet O.S.B. : La Voix du silence.

La bande publicitaire donne en trois mots la substance et l'intention du livre :Yoga pour chrétien.


La citation suivante, extraite d'une lettre élogieuse du R.P.Régamey, met l'accent sur une préoccupation, presque une inquiétude, qu'il est bon de retenir : « Un moine bénédictin, en s'inspirant du yoga, expérimentait cette méthode. Il l'expose dans ce petit livre... Les disciplines élémentaires proposées ici sont « sorties de leur gangue », et l'on  voit comment elles peuvent « s'insérer dans un climat chrétien » : dans un christianisme intègre et intégral. De ce fait, beaucoup de chrétiens qui cherchent hors du christianisme de telles disciplines, parce qu'ils ne les trouvent pas en lui, seront inexcusables de s'exposer témérairement à des déviations ; désormais c'est avec facilité qu'ils pourront en profiter dans l'Eglise même, selon l'Esprit de l'Eglise ».

    Ces disciplines sont celles du Hata-Yoga, dépouillées de leur contexte doctrinal hindou et limitées aux postures (asanas) et au contrôle du souffle (prânâyâma). C'est du moins ainsi que les présente l'auteur. Ce qui n'est pas tout à fait exact. En effet, il les complique de procédés qui sont une transposition à terminologie chrétienne de ceux du mantra-yoga. « Notre technique occidentale, dit l'auteur, a su couper le Hata-yoga de ses fins religieuses et spirituelles... Elle en a détaché la partie physique - postures et contrôle du souffle - pour l'adapter à des fins utilitaires et profanes ». Ces exercices, leur pratique régulière « s'est avérée, par expérience, éminemment bienfaisante pour  la vie physico-psychique ». Quant au rythme respiratoire, « il peut passer sous le contrôle de la volonté. Apprendre à le manier, c'est introduire dans tout l'organisme... un facteur nouveau de force et d'équilibre, discipliner certains courants vitaux, calmer avec le corps tout l'univers de la pensée ».

    Où prétend aboutir notre auteur ? « Yogis chrétiens, nous chercherons non pas l'enstase, sublime « esseulement » où le « moi » prétend se passer de tout secours venu d'en-haut... Nous ne miserons pas non plus sur l'extase. Non ! Simplement nous chercherons à entrevoir ce qu'Il est, Lui, puis à expérimenter ce que nous sommes face à Lui. Tout cela distinguera notre méditation solitaire de celle des Yogis brahmaniques... Dans ce calme souverain qu'auront fait naître en nous les exercices du Yoga, libérés, détendus, unifiés à la pointe de notre être, nous seront prêts à vibrer sous les touches de l'Esprit-Saint, à accueillir ce que Dieu, dans sa bonté, daignera nous faire éprouver ». Le Yoga devient donc l'art « génial », - poursuit l'auteur, - « de rassembler dans l'homme des éléments trop dispersés, d'épanouir en lui la vie de l'esprit... d'aider la Grâce à joindre à Dieu sa créature privilégiée ».

    Pour lui, « l'Ascèse, la vraie mortification n'est pas l'extinction des appétits de la chair , ni des désirs de l'esprit. C'est une remise en équilibre des différents « affectus » issus de l'homme et qui font l'homme ». « Si saint Jérôme avait mangé un peu plus et mieux dormi, le souvenir des belles filles de Rome l'aurait sans doute moins aguiché au soir de sa vie ». D'exercice en exercice, l'écrivain nous mène au seuil - crucial - où le Hata se métamorphose en mantra-yoga et la méditation en contemplation : Vous exécuterez d'abord quelques prânâyâmâs... Mettez-vous alors tout entier dans une sorte d'invocation au Seigneur. Répétez mentalement, sur l'inspir ou sur l'expir ou sur les battements de votre coeur une formule de votre choix, - p. ex. Dieu, Paix, Shanti, Bonheur -. Quelques minutes et vous passez au second temps, au temps de regard... L'immobilité du regard sur un point facilite la concentration et la cohésion de la pensée. Celle-ci doit alors s'accrocher à quelque chose : l'objet de la méditation et y rester suspendue... »

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    Je crois avoir mis en lumière l'essentiel du livre, en laissant de côté sa partie technique, très claire, - postures et contrôle respiratoire.

    Que dire de cette « voie du silence », de ce « yoga pour chrétien », qui nous est présenté de façon séduisante au premier abord ?


    Tout d'abord, un signe des temps. De nombreux Occidentaux, depuis quelques lustres, font une grosse consommation de « hata-yoga » ou d'une de ses contrefaçons, les uns l'envisageant sous l'angle d'une gymnastique d'un certain ordre, les autres fortement tentés de pousser plus loin et d'en lier l'application à des obtentions de phénomènes parapsychologiques ou à des conceptions plus ou moins imprégnées de syncrétisme hindou.

    Le catholicisme a senti le danger et, ne pouvant combattre ouvertement des pratiques dont il n'offrait pas d'équivalent, voit d'un très bon oeil la diffusion d'une méthode parallèle qui, doctrinalement, lui paraît pouvoir ramener au troupeau les brebis égarées dans un bercail étranger.

    En second lieu, la méthode ainsi constituée et présentée prend place parmi les nombreux exercices que pratiquent déjà nombre  de communautés monastiques. Je n'insisterai pas sur une telle application. Si  ses bénéfices spirituels semblent plus minces qu'il n'est promis, au regard du laïc que je suis, ses dangers lui paraissent, par contre, fort minimes. La vie monastique s'y prête. Les disciplines qu'elle entraîne sont de salutaires garde-fous, enfin le novice de cet entraînement jouit de l'ambiance religieuse et progresse sous la surveillance discrète mais vigilante de ses supérieurs et de son directeur de conscience. De plus, les affaires intérieures de l'Eglise ne relèvent pas d'un jugement extérieur.

    Il n'en va pas tout-à-fait de même pour cette diffusion d'un para-yoghisme d'apparence chrétienne en dehors de la hiérarchie écclésiale. Sans guide expérimenté - je ne parle pas ici d'un professeur de culture physique -, jusqu'où ira et où s'arrêtera, s'il peut arrêter, le lecteur désireux d'entamer ces exercices qui ne mènent nullement au spirituel - car l'Esprit souffle où il veut -, mais au développement psychique ? Et si ce lecteur est un non qualifié, soit physiquement (pulmonaire, cardiaque, etc.), soit nerveusement ou mentalement (et là il est en bien plus grave danger), qui le lui dira ? Quelle autorité le lui interdira ? Comment accommoder l'Evangile, qui dit qu'on ne doit pas mettre le vin nouveau dans les vieilles outres, et l'antique culture psychique asiatique ? Le contrôle du souffle ?. .Parlons-en ! Lorsqu'il dépasse la saine et classique gymnastique respiratoire, il constitue une entreprise assez périlleuse pour qu'en Inde même on le déconseille sans maîtres spirituels expérimentés. Et pour qui n'a pas une volonté d'acier, cet empiétement du conscient sur l'inconscient, cette prise en mains du système nerveux central sur l'ortho- et le para-sympathique peuvent aboutir au triomphe de ces derniers sur le premier, avec les conséquences médicales et extra-médicales qui en découlent. Gare aux mirages ! Gare aux hallucinations ! Aux pseudo « touches spirituelles » qui ne sont que l'emprise du Spiritus Mundi et non la visitation de l'Esprit Saint ! Faire pénétrer, assez désarmé, le conscient dans l'inconscient, c'est ce que tente une autre discipline, dont les victimes sont inéffaçablement souillées : la psychanalyse !  Comme le yoghi de l'Inde évoque sa déité, à grands renforts de postures, de prânâyâmâ et de mantrams, l'apprenti yoghi chrétien risque fort, une fois ou l'autre, d'évoquer la sienne, qui se présentera sous les apparences de son Maître ou de tel intercesseur. On ne prend pas les mouches avec du vinaigre...

    La répétition d'une formule, quelle soit-elle, sous la tension psychique développée par le yoga et la fixation solitaire du regard - cette formule fut-elle « Mon Dieu je vous aime » -, peut mener très vite les natures prédisposées au monoïdéisme et à l'auto- suggestion.

    L'Européen moderne, avec la tension nerveuse d'une existence enfiévrée et harcelée - dont le moine, au moins, est préservé jusqu'à un certain point -, est l'être le moins qualifié qui soit pour des exercices qui procurent, nous dit-on, mais réclament assurément au départ, une forte dose de calme et d'équilibre neuro-psychique. Pour une réussite, qui comptera les nombreux échecs probables et les peut- être nombreuses déviations morales et mentales possibles ?


    Que le yoga puisse être un auxiliaire de ce que l'Eglise appelle « le Salut » ou de l'avancement spirituel, est un postulat séduisant, mais dont il est impossible de trouver la moindre confirmation doctrinale -, ni même pratique.

    Des milliers de « Saints » (je veux dire de Saints reconnus tels par l'autorité ecclésiale), durant vingt siècles, ont été, à des degrés divers, visités de l'Esprit ou ont joui, plus ou moins constamment, de la présence de leur Maître, notre Jésus. Certains ont manié des pouvoirs dont les plus hauts adeptes du yoga n'oseraient même pas rêver, peut-être. Qu'on m'en cite un seul qui soit parvenu à cet état de sainteté par des postures ou des exercices respiratoires ! Ou à l'aide de mantrams, alors que leur Maître et le notre a dit : « N'usez pas de vaines redites comme font les païens ».
    Et, si l'imitation, bien imparfaite du Christ est le plus court chemin de la perfection chrétienne ; si son Evangile est le code de cette perfection, où trouve-t-on dans ses enseignements et ses actes, dans les enseignements et les actes de ses apôtres, puis des Pères de l'Eglise, la moindre allusion ou le moindre recours à des pratiques d'emprunt ?

    Ces pratiques nous rendraient « plus aptes à vibrer sous les touches de l'Esprit-Saint » ? C'est une opinion, sans plus !
    Il est seulement écrit : Si quelqu'un observe Mes Commandements, Nous ferons notre demeure en lui. Et aussi : Le plus grand Commandement, c'est d'aimer Dieu, et le second, qui lui est semblable, c'est d'aimer son prochain comme soi-même. C'est là toute la Loi et les prophètes.
    Et quand on a consacré à Dieu et au prochain tout son temps, toutes ses forces libres, quand on leur a sacrifié repos et commodités, on est, je crois, dans la droite ligne de l'Evangile, dans le chemin qui mène le plus directement à Dieu. Mais on n'a guère le temps de se livrer aux charmes du prânâyâmâ et de la contemplation. A leurs charmes et risques.