N° 39 - Juillet 1959

Songerie sous un tilleul


 


    Depuis le matin, j'arpentais les somptueuses solitudes des bois de Ker-Dalan. J'avais rêvé, longuement, devant le château dont les ruines, encore imposantes, n'abritent plus que les fantômes d'une lignée tragiquement éteinte et de criards essaims de corneilles. Après avoir dépassé l'étang principal et ses glacis touffus, aussi lourd de mystère et d'angoisse que celui du sauvage décor de « La Maison Usher », j'avais pénétré dans le petit rendez-vous de chasse, envahi par les herbes folles, - mon ermitage de prédilection.

    Là se dressaient, aux angles de l'enclos, beaux comme des antiques, de magnifiques tilleuls, plus imposants que ceux qui forcèrent mon admiration, voici des années, dans les alpages de ma chère Carinthie, et que je pensais alors inégalables. La même blonde auréole d'abeilles scintillait en vrombissant autour des mêmes verts chauds de la feuillaison drue au dôme de jade quasi translucide dans l'embrasement de midi.

    Un banc, robuste encore, s'offrait, dans un halo d'ombres portées. Utile dulci !... Casser la croûte dans ce décor, double plaisir ! La dernière goutte du café de mon thermos avalée, la réaction de la longue marche et du repas m'induisit à m'accorder quelques minutes de détente avant d'aller taquiner les écureuils, peu farouches et insatiablement curieux, du Bois-des-Deux-Etangs.

    Et voici : du tilleul, frissonnante, une feuille vint se poser sur mon épaule, avant de glisser mollement à mes pieds.
    Jeu banal de l'association des idées : Sigwordh, le Wurmlinde, toute la vieille Saga norroise, si bien utilisée par Wagner et, là, tout naturellement, la fameuse scène, lourde de signification, de l'invulnérabilité du héros par le sang du dragon, m'affluaient à l'esprit. « Invulnérabilité »... combien vulnérable, toutefois, avec cette autre feuille, tombée d'un tilleul mythique et collée, traîtreusement, entre les épaules du jeune homme, là même où devait frapper Hagen au nom révélateur : l'homme « de l'enclos d'initiation », parfait équivalent phonétique et symbolique du sénéchal Kai ou Kei des légendes galloises, ces «  Mabinogion », aussi archaïques, à certains égards, que les thèmes traditionnels transposés par les Skaldes scandinaves.

    Et, puisque j'étais engoncé jusqu'au cou dans le « mythique », comment ne pas évoquer ce mythe parallèle ou plutôt cette autre version d'un même mythe hyperboréen, dont le Siegfried s'appelait Achille ?
    Le « talon d'Achille », « l'épaule de Siegfried » : deux fatalités obscures, inéluctables, alimentant une songerie mélancolique !

    Ainsi, donc, rien ici-bas ne peut atteindre à quelque absolu de perfection. Il n'est ni Héros tout d'un bloc, ni Savoir intégral. Cela, les constructeurs initiés de la pyramide de Chéops, comme plus tard, ceux de telle cathédrale des temps où l'architecte se doublait d'un adepte des hautes sciences, le savaient, qui laissèrent - et non par impuissance - l'oeuvre inachevé !

    Sagesse préchrétienne, très haute, certes, plus haute encore de n'avoir pas ignoré que lui manquait, au figuré, la pierre faîtière, la « Pierre d'Angle », et qui le signifièrent, au propre, en n'achevant pas l'édifice. Ceux qui reçurent et transmirent le Dépôt, perpétuèrent le symbole : celui de l'impuissance humaine à vaincre définitivement la pesanteur, à sortir tout à fait du relatif, à réaliser la Perfection sans épithète !

    Mais à ce point de ma méditation morose, des paroles moins anciennes que les pyramides, quoique, en un sens, éternelles, chantèrent à mon oreille : « La pierre que les bâtisseurs avaient rejetée est devenue la Pierre Angulaire »... « Soyez parfaits comme votre Père est parfait ! »... «Ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu ! ».

    Pitoyables « sages » de ce temps-ci, qui rêvez d'élargir notre prison en transférant nos vices, nos infirmités et nos appétits sur le sol crevassé de notre satellite, vous pensez enfanter l'avenir, forger, colosse de puissance et d'orgueil, l'homme de demain...Allez ! Vous n'êtes que les serfs du passé, et ne forgez que de nouvelles chaînes - un peu plus longues peut-être - pour une autre forme d'esclavage ! Vous en êtes restés à Siegfried, à Hagen, à Wotan, et sur vos oeuvres pèse la malédiction de l'Or du Rhin. Quand bien même le « surhomme » faustien, que vous appelez de vos voeux et de vos travaux, parviendrait à étendre sa domination matérielle sur cent planètes, cent soleils ou cent galaxies, le relatif resterait relatif, la « cage » resterait cage, la misère, la mort et la douleur resteraient misère, mort et douleur !

    Car, vous aussi rejetez superbement la Pierre d'Angle de votre édifice, sans elle caduc : « Que servirait-il à un homme de gagner le monde, s'il perdait son âme ? »

    Mais, parmi nos sages, perdus dans leurs calculs, absorbés dans leurs hypothèses, noyés dans les statistiques qui leur tiennent lieu de certitudes, combien en est-il qui pensent parfois qu'ils ont peut-être une âme, fille du Verbe, et, par Lui, promise à l'Absolu ?