Lhumilité Si, sur notre pauvre terre, la foi, la charité, lindulgence ne sont pas précisément très répandues, on peut dire sans crainte de se tromper beaucoup que, de toutes les vertus, lhumilité est celle qui se rencontre le moins souvent. Il est permis de voir, dans cette rareté même, le signe de sa primordiale importance. Aussi, en bonne logique, aucun effort ne devrait nous coûter en vue de lacquérir. Lhumilité va de pair avec une autre vertu dont elle est, à vrai dire, inséparable, la simplicité. Mais, quest-ce, au fond, que lhumilité ? Cest avant tout le sens du réel : cette vision claire de notre il intérieur par laquelle nous nous connaissons tels que nous sommes, sans vaine complaisance. Lhomme en général se connaît fort mal. A force de donner aimablement la comédie à ses semblables, il finit également par se la donner à lui-même. Qui est-il ? Mais, celui quil croit être, en premier lieu. Ensuite, il nest plus très sûr de nêtre point celui quil voudrait être, je veux dire cet acteur jamais tout-à-fait dupe du masque quil porte et des phrases quil récite, mais finissant cependant par « croire que cest arrivé », comme on dit, à force de le persuader aux autres. Il nest mal renseigné que sur lessentiel : ce quil est réellement, ce quil devrait être ; en dautres termes, le lieu où il se trouve et celui où il doit se rendre. Cest pourquoi le granduvre consiste pour lui à acquérir la simplicité intérieure, qui sappelle aussi unité. De ces quatre êtres, celui quil est, celui quil croit être, celui quil voudrait être et celui quil devrait être ; il lui faut en faire un seul. Il doit laisser tomber ce fantôme de lui-même, cette fausse personnalité à laquelle il tient tant parce que cest sur ce mirage quest fondée lopinion du monde à son égard. Il doit rectifier ensuite son jugement sur ce quil croit être, lorsque, seul avec lui-même, il cherche à sanalyser et se trouve, en général, assez bien réussi. A cette seconde étape, sa lumière propre ne lui suffit pas. Sans lappel à la Lumière qui ne ment pas, sans la prière, pour la nommer de son nom, prière qui est le premier pas vers lhumilité, il reste le jouet des mirages quil a suscités pendant des âges et des âges et qui flottent dans son atmosphère seconde où mille images de lui-même, toutes ressemblantes et aucune exacte, ne lui permettent plus de se reconnaître dans ses traits essentiels. Il faut quune clarté impitoyable et crue vienne dissiper les phosphorescences qui le hantent, et quun miroir amèrement fidèle lui soit enfin tendu. Alors, il commence à se reconnaître tel quil est et lhumilité peut germer lentement dans son âme. Lorsquelle est épanouie enfin, la lumière intérieure lui montre, au-delà de la fantasmagorie des apparences, la pure image de ce quil devrait être - de ce quune fois il fut. Alors, le sentiment juste des perspectives lui fait mesurer calmement la distance à franchir. Avec laide du Ciel il sengage sur la voie qui mène à lUnité. Deux adversaires, également dangereux, également subtils, lui barrent la route : lorgueil et la fausse humilité qui nen est quun aspect plus raffiné. Sa sauvegarde cest, une fois de plus, le sentiment du vrai. Ce sentiment ne résulte pas dune analyse, plus ou moins parfaite, de sa personnalité, mais de cette conviction - qui est un don dEn- Haut - que nul ne peut par lui-même monter plus haut que ne le permet sa « densité » spirituelle - ni, en revanche, descendre plus bas. Il sait quil est bien là où le Ciel la placé - ni trop haut, ni trop bas. Et quand le feu de la charité vraie sallume dans son âme, toute crainte sévanouit, tout besoin de savoir « où il en est » lui devient étranger. Ce qui lintéresse, cest de faire la volonté de Dieu partout où il passe, uvre naturelle à celui qui aime, puisquelle se résume dans la grande maxime du prochain. Tels sont les fruits de lhumilité. Chacun mûrit à son heure, à mesure que lhomme se simplifie, sunifie, tendu vers ce but, très simple en apparence : être vraiment ce quil paraît, ne pas paraître autre quil nest. Comme toutes les oeuvres vraiment essentielles, celle-ci nest que grisaille et ennui, vue de lextérieur. Savoir seffacer, savoir se taire, savoir attendre, savoir devenir simple et vrai, voilà de bien faibles victoires au gré des superficiels, amis des gloires largement claironnées. Ce sont pourtant les seules victoires qui comptent, les seules dont lenjeu méritent que nous luttions de tout notre cur, de toute notre âme, de toutes nos forces. Le reste est piège de lorgueil. Nous sommes tous mécontents de notre place en ce monde, des injustices réelles ou apparentes du sort et des incompréhensions du prochain (lesquelles ne sont hélas ! dépassées par nos incompréhensions à son égard). Tous nous nous croyons victimes de noires intrigues et supérieurs à notre terne destin. Seul, le destin des autres est pain bénit ! Dans ces conditions comment lhumilité trouverait-elle en notre cur une place qui ne soit pas souillée par lamertume et le dépit ? Se croire une exception est commun ; se reconnaître commun est exceptionnel. Plus que miracles et prestiges, cette dernière attitude est pourtant le signe évident de la grandeur vraie et de la dignité ; le signe de lhomme simplement et pleinement homme, humble sans servilité, simple sans affectation, acceptant un destin quil sait taillé à sa juste mesure, et une existence dont il a compris le sens, une fois pour toutes. |