XII

 

Le départ du R. P. Wibaux

prêtre de la Société des Missions-Étrangères de Paris

 

La lettre qui va suivre est de la main de Mgr Jaspar, directeur autrefois de la Maison des retraites de Notre-Dame du Haut-Mont, à Mouvaux (Nord). Pour en éclairer certains détails, qu'il nous suffise de citer d'abord la notice consacrée à Théodore-Louis Wibaux par le Mémorial de la Société des Missions-Étrangères.

 

« Il naquit dans la paroisse Saint-Martin, à Roubaix, le 28 mars 1820. Il faisait son droit lorsqu'il se sentit appelé au sacerdoce. Il répondit aussitôt à cet appel. Prêtre le 6 juin 1846, il fut nommé professeur de rhétorique au collège de Marcq-en-Barœul. Désireux de se consacrer à l'apostolat lointain, il entra le 24 novembre 1857 au séminaire des Missions-Étrangères. Il en partit le 20 février 1859 pour la Cochinchine occidentale, et fut nommé provicaire en 1863. C'était au lendemain du traité qui fermait l'ère des persécutions sanglantes.

Il importait alors de former un clergé indigène ; c'est à lui que Mgr Dominique Lefebvre, vicaire apostolique, en confia le soin. M. Wibaux construisit le séminaire de la mission avec sa fortune personnelle, et se donna tout entier à sa direction. Il obtint d'excellents résultats.

Tombé malade en 1869, il revint en France et s'engagea comme aumônier militaire pendant la guerre franco-allemande.

Retourné à Saïgon en 1871, il reprit ses travaux avec la même énergie douce et persévérante. Peu à peu ses forces s'épuisèrent et, le 7 octobre 1877, il expira au séminaire de Saïgon. Il fut enterré dans la cour de l'établissement. Sur son tombeau a été élevé une petite chapelle. C'était un prêtre de piété profonde, de belle intelligence et de grande dignité. Son ouvrage Examens pour retraites ecclésiastiques est bien adapté aux besoins spirituels des missionnaires.

 

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Si mes souvenirs personnels sont restés bien précis, c'est au mois d'octobre 1857 que remonte l'édifiant épisode que je vais conter et dont je suis en mesure de garantir même les détails.

A la suite d'un professorat de trois ans à l'institution libre de Marcq-en-Barœul, près Lille, j'avais été rappelé au grand séminaire de Cambrai, pour y compléter mon cours de théologie.

Nous étions à peine sortis de la classe du matin qu'on vint m'avertir qu'un prêtre, bien connu de moi, m'attendait au parloir.

C'était le bon monsieur Théodore Wibaux, de Roubaix, que je croyais encore professeur de rhétorique à Marcq, mais qui venait m'entretenir de son changement de résidence et de destination.

« Je viens vous chercher, s'écria-t-il, en m'embrassant.

— Pourquoi faire ? répondis-je. Est-ce pour retourner à Marcq ?

— Du tout. C'est pour m'accompagner en Chine.

— En Chine ?...

— Oui, comme missionnaire. C'est une vocation longtemps combattue par mon supérieur local ainsi que par l'autorité diocésaine, et que le bon Dieu fait inopinément aboutir à l'heure où je croyais devoir à tout jamais la sacrifier. Et maintenant je recrute des compagnons de route. Voulez-vous en être ?

— J'avoue que les missions en général, m'ont souvent tenté ; toutefois la Chine ne me dit pas grand'chose... Mais expliquez-moi ce mystère : depuis trois ans je passe toutes mes journées près de vous, et vous avez attendu jusqu'à ce matin pour aborder ce sujet avec moi ?

— Parce que j'aurais trop souffert de vous associer à la longue déception causée par les fins de non-recevoir et les refus positifs que je n'ai cessé de subir sous les plus beaux prétextes.

— Et tous les obstacles sont définitivement levés ?

— Oui, tous ; et cela par un miracle de grâce dont je ne saurai jamais assez bénir et remercier le bon Dieu... Tenez, je vois que vous avez faim et soif d'en avoir la confidence... Écoutez-moi.

Vous m'avez parlé à diverses reprises du bonheur que vous avait procuré votre pèlerinage à Ars, en 1853. Découragé de voir tous mes projets d'apostolat lointain obstinément contrecarrés et ne sachant trop quel emploi donner à mes vacances, il me vint à l'esprit d'avoir une entrevue avec le saint Curé, pour prendre ses conseils sur ma situation et savoir de lui si je devais renoncer tout de bon à l'espèce de hantise que j'éprouvais pour les missions d'Orient, en particulier pour cette Chine qui ne vous dit rien à vous.

— Ah ! Si vous vous réclamez du patronage de M. Vianney, me voilà désemparé d'avance.

— Laissez-moi continuer mon histoire : vous la discuterez après, si vous le jugez bon.

 

Arrivé tant bien que mal à Villefranche, je retins ma place sur une des grandes diligences qui, là comme à Lyon, à Trévoux et ailleurs encore, font tous les jours le service du pèlerinage d'Ars-en-Dombes. Je passe sur les incidents du trajet et de l'arrivée. Vous pensez bien que je tins tout d'abord à profiter de l'instruction que, sous le nom modeste de catéchisme, le saint Curé donne, chaque matin à onze heures, dans son église. J'eus toutes les peines du monde à me frayer une place sous le porche, déjà plus qu'encombré d'étrangers appartenant à toutes les classes sociales. A l'heure dite, je pus voir l'abbé Vianney sortir de sa sacristie, précédé d'un employé d'église chargé de l'aider à fendre la foule et marchant les bras étendus pour empêcher le saint prêtre d'être victime de la vénération dont il était l'objet de la part de tous.

Enfin M. Vianney arrive péniblement au niveau de la chaire ; mais voici que, au lieu d'obliquer vers elle, comme d'habitude pour y monter, il fait signe à son guide de foncer en avant jusque sous la tribune de l'église.

Mais... je ne me trompe pas... c'est moi qu'il regarde ; c'est vers moi qu'il se dirige, avec l'intention évidente de me parler ; et moi, qu'il n'a jamais vu, je l'entends me dire : « Venez à la sacristie après le catéchisme ; je vous y attendrai ».

Ah ! ce catéchisme, dont je me délectais à l'avance, j'avoue n'en avoir pas compris grand'chose... A tout instant, je me surprenais à me demander : Mais que va-t-il donc m'apprendre ?

 

Vint le moment du tête à tête, tout à la fois désiré et redouté. Suffoqué par l'émotion, je commençai par m'agenouiller aux pieds du saint thaumaturge. Mais lui, me relevant avec une exquise bonté et me tenant tendrement serré sur son cœur :

« Reprenez courage et confiance, cher ami, car vous êtes exaucé bien au-delà de votre attente. La permission que vous sollicitiez vainement vient d'arriver chez vous. Votre archevêque vous autorise à partir, en vous comblant de ses bénédictions et de ses vœux. Consacrez-vous donc sans réserve à votre nouveau ministère, afin qu'il soit glorieux pour le divin Maître et plein de mérites pour vous. Et puisque le double but qui vous a conduit à Ars est atteint, plus rien ne vous retient ici. Retournez donc dès demain dans votre  diocèse pour y faire vos adieux. »

 

Machinalement, continua mon heureux confrère, je procédai à mes préparatifs de départ. Tout d'une traite, je regagnai Roubaix.

Au moment où j'allais franchir le seuil de la maison paternelle, ma sœur, qui en sortait, m'aperçoit et me crie : « Ô Théodore, quelle bonne surprise de te voir rentrer sitôt ! Vraiment, tu n'as pas moisi à Ars... A propos, il y a ici une lettre personnelle à ton adresse.

— Une lettre de Cambrai, n'est-ce pas ?

—- Le timbre indique, en effet, cette provenance. Tu ne m'avais pas avertie que tu l'attendais.

— Je n'avais pas le moindre soupçon de la possibilité même d'un pareil message.

— Ah ! fit-elle, je n'y comprends plus rien. »

J'eus bien vite éclairci cet apparent imbroglio, et la foi vive de mes chers parents mit aussitôt leurs sentiments à l'unisson des miens. Ils souffrent, c'est visible, mais ils se montrent généreux, et c'est hier que la séparation s'est faite... sans forfanterie d'aucune part, mais, Dieu merci, sans défaillance. »

 

Et d'un rapide revers de main, mon magnanime interlocuteur essuya quelques larmes rebelles.

« Quant à vous, me dit M. Wibaux, en terminant, je conçois très bien que vous préfériez borner vos préoccupations présentes à l'achèvement de vos études théologiques et à votre préparation prochaine au sacerdoce ; vous êtes d'ailleurs ici, je le reconnais, dans les conditions les plus favorables pour y travailler avec succès. Adieu donc, et priez beaucoup pour moi, comme je le ferai pour vous. »

 

Telle fut la dernière rencontre qu'il me fut donné d'avoir ici-bas avec mon zélé confrère de Marcq. Je sais qu'après avoir justifié et dépassé les espérances fondées sur son apostolat, il devint successivement supérieur du grand séminaire de Saigon, en Cochinchine, et provicaire apostolique.

J'appris en 1870, qu'épuisé par le climat d'Extrême-Orient et plus encore par son dévouement à toute épreuve, il avait été mis en demeure de revenir temporairement en France pour y refaire sa santé, si robuste autrefois. A peine put-il jouir de ce repos forcé car, dès le début de la terrible guerre déchaînée par Bismarck, pris de pitié pour les souffrances de nos pauvres soldats blessés et prisonniers, il les suivit en Allemagne jusqu'à la conclusion de la paix. Il rentra dans un état pitoyable au foyer paternel et ne reprit un semblant de vigueur qu'à la longue et au prix de soins minutieux.

Son inutilité apparente pour le service des âmes lui pesait de plus en plus et faisait échouer tout ce qu'on tentait pour le distraire. On avait beau lui représenter que sa convalescence ne s'accentuait pas encore assez franchement pour lui permettre d'affronter de nouveaux périls. Il écoutait... et rongeait son frein silencieusement.

Un jour qu'on n'attendait plus que lui dans une réunion tout intime, sa place resta vide. On s'étonnait, lorsqu'un billet adressé au chef de la maison donna le mot de l'énigme : « J'ai craint, écrivait-il, si je restais davantage, de ne plus pouvoir me réhabituer à mes chères Missions, et je suis reparti. Priez tous pour moi, qui vous bénis tendrement ».

Oh ! La sublime parole et qu'elle en dit long sur la sainteté de l'apôtre qui la prononça ! N'était-elle pas la réalisation totale de ce conseil du saint d'Ars : « Consacrez-vous sans réserve à votre nouveau ministère, afin qu'il soit glorieux pour le divin Maître et plein de mérites pour vous ... ? »

 

Edmond JASPAR,

Prélat de la Maison de Sa Sainteté

4 Janvier 1914