XXIII

 

Le purgatoire et Venise

 

Ce devait être en 1850, en tout cas pas beaucoup avant ni après.

M. Vianney se trouvait à son poste de combat, c'est-à-dire assis dans ce confessionnal de la chapelle Saint-Jean-Baptiste où il a passé plus de cent mille heures. Il ouvrait la grille. La pénitente qui attendait là, prostrée plutôt qu'agenouillée, éclata en sanglots.

« Je viens de perdre mon père ! put-elle articuler enfin.

— Oh ! non, mon enfant, répondit le saint d'une voix douce et lente, votre père n'est point perdu.

— Est-il donc sauvé ?

— Priez, priez, mon enfant. »

Ainsi, à présent, elle savait ; son angoisse s'apaisait. Son père, décédé subitement, expiait dans le purgatoire. Et elle, l'enfant pieuse, elle avait tremblé qu'il ne fût descendu là où, perdu soi-même, l'on perd tout – la paix, le bonheur, l'espérance – en perdant le Bien unique, Dieu !

 

Alors, mise en confiance, l'orpheline raconta son histoire.

Elle s'appelait Louise Poncin, était née près de Grenoble, à Saint-Pierre-de-Bressieux. Privée toute jeune de ma mère, elle avait été élevée à la Visitation de la Côte-Saint-André, où elle avait une tante du rang des Sœurs tourières. Revenue avec son père qui la réclamait, elle s'était crue bientôt appelée à la vie religieuse, avait postulé le saint habit au monastère de son enfance, mais, connaissant la situation pénible de son pauvre père, les supérieures ne lui avaient pas permis de s'engager irrévocablement... Et son père n'était plus. Et elle n'était pas religieuse !...

Le bon saint, si avare de ses minutes, écoutait pourtant et il inclinait de temps à autre sa tête vénérable pour montrer qu'il s'intéressait au récit de la pauvre enfant.

« Mon Père, dit enfin Louise, vous m'avez rassuré sur le sort éternel de mon cher disparu... Mais moi ?... Mais ma vocation ?... J'ai toujours eu le désir de me consacrer à Dieu ; et me voilà découragée après un essai malheureux. Je ne sais plus ce que le bon Dieu veut de moi...

— Oh ! ma fille, répliqua mystérieusement M. Vianney, il ne manque pas de monastères... Tenez, il y en a un à Venise.

— A Venise, mon Père !

— A Venise, ma fille. »

 

Ainsi, Mlle Poncin était fixée : elle serait religieuse, et à Venise. Le Curé d'Ars le lui avait annoncé ; elle y croyait sans réserve. Mais où se trouve donc cette ville de Venise ? se demandait-elle en s'éloignant d'Ars. Elle avait oublié la géographie apprise au pensionnat. Et elle en riait toute seule. Enfin, elle se souvint. C'est donc en Italie qu'elle serait religieuse ? Elle ne comprenait plus !...

 

*

* *

 

Il y avait bien, en effet, dans la ville des gondoles un monastère de la Visitation. Mais comment Louise Poncin y serait-elle amenée un jour ? Qui eût pu le dire ?

Lorsque la Révolution française ferma les couvents, les Visitandines de Bellecour, à Lyon, passèrent les Alpes, emportant une relique incomparable : le cœur de saint François de Sales. Elles errèrent de Mantoue à Brixen dans le Tyrol, de Brixen à Kruman et à Wittingau dans la Bohême : elles fuyaient jusque-là la menace révolutionnaire. Enfin, le 30 juillet 1801, elles se fixèrent à Venise...

C'est de là qu'au début de 1854 parvenait au monastère de la Côte-Saint-André une lettre de la Mère Julie Gaëtane de Thiene, une sainte favorisée, elle aussi, à ce qu'on assure, d'un merveilleux don d'intuition. La très honorée Mère demandait une maîtresse de langue française pour le pensionnat de Venise.

Une jeune personne de la Côte-Saint-André qui avait son brevet et aspirait à la vie religieuse accepta le poste, puis le refusa, devant l'opposition de sa famille. L'idée vint de proposer la place à Mlle Poncin.

La bonne Mère Marie-Aimée Badin la fit venir.

« Voulez-vous aller à Venise ? lui demanda-t-elle sans autre préambule.

—  A Venise, ma Mère !... Au fait c'est bien là que M. le Curé d'Ars m'a dit que je dois aller !... Pourtant veuillez, je vous prie, avertir ces dames que je n'ai pas la capacité voulue. Mais si on m'y accepte, je me dévouerai là-bas de tout mon cœur au service d'une communauté à laquelle je me sens déjà attachée. »

 

A Venise, l'accueil fut cordial, empressé. Mère Julie-Gaëtane se montra particulièrement prévenante. Et en ces premiers jours passés sous le beau ciel d'Italie, Mlle Louise Poncin se ressouvint du bon Curé d'Ars. Oh ! Non, il ne s'était point leurré d'un rêve imaginaire : c'est bien à Venise que sa pauvre petite pénitente serait heureuse. Elle s'acclimata comme par enchantement ; tout lui plaisait, tout la charmait ; il y avait entre son âme pure et ce ciel riant on ne sait quelle harmonie préétablie. Bientôt Louise postula le voile des Visitandines.

En 1855, elle prenait l'habit sous le nom de Sœur Marie-Gonzague.

Quarante ans plus tard, toujours à Venise, une attaque de paralysie la clouait sur son lit, la privant du bonheur de passer de longs moments au pied du tabernacle. Elle mourut saintement le 24 décembre 1900. (1)

 

 

(1) D'après une Circulaire du monastère de la Visitation de Venise, 19 mars 1905