XXVI

 

Les récits de Sœur Dosithée

 

Dans l'après-midi du dimanche 25 janvier 1914, à la Providence de Vitteaux (Côte-d'Or), la doyenne de la maison, Sœur Dosithée, prenait sa petite récréation d'après vêpres en compagnie de plusieurs de ses compagnes. La conversation, cette après-midi-là, paraissait particulièrement intéressante et animée. Pourtant Sœur Dosithée était la tranquillité même, du moins depuis que les ans avaient alourdi son pas et courbé ses vaillantes épaules. Sur les entrefaites, M. le chanoine Billard, aumônier, s'approcha du vénérable groupe.

« Ah ! fit-il en souriant, je devine ce qu'il y a... Voilà la bonne Sœur Dosithée partie dans ses souvenirs d'Ars !... »

M. Billard ne se trompait pas. Effectivement, Sœur Dosithée revivait à ce moment les meilleures heures de sa jeunesse. Et elle se racontait à ses compagnes, simplement, gaiement, une béatitude empreinte en son visage d'où semblaient disparues les rides.

 

« Oui, affirmait la religieuse, peu de temps après mon noviciat, placée à Tart-le-Haut, j'étais devenue poitrinaire. Je crachais mes poumons. Aussi le médecin avait-il dit à ma supérieure : « Votre petite Sœur Dosithée partira avec les feuilles ». Cela se passait au mois de mai 1853. II y a donc soixante et un ans de cela. Et je vis encore !... Votre docteur, Sœur Dosithée, me direz-vous, n'y voyait pas bien clair. Oh ! Attendez. Sans un autre qui y voyait plus clair que lui, je ne serais plus de ce bas monde.

J'avais entendu parler du Curé d'Ars. En 1853, sa renommée était universelle. Puisqu'il faisait des miracles, ce saint prêtre, pensai-je, me guérira bien, s'il le veut. Je montrai une telle confiance en ses intercessions que mes supérieures me permirent de faire le pèlerinage. « Ce sera à ses risques et périls », avait répliqué le docteur, plutôt bourru ce jour-là, à qui l'on avait soumis mon désir... Bref, je partis. Dans la voiture qui m'emporterait vers le village tant souhaité montèrent encore deux religieuses de notre Congrégation et une dame en grand deuil.

Chemin faisant, nous parlâmes d'Ars et des raisons qui nous y conduisaient. Pour moi, il n'y avait pas grande confidence à faire : ma pauvre mine exprimait assez que j'étais une malade en quête de la guérison. La dame en noir épancha longuement sa douleur. Hélas ! son mari, chrétien très négligent, avait été, peu de jours auparavant, frappé de mort subite... Que d'instances pourtant sa femme avait faites auprès de lui pour l'amener à remplir les devoirs essentiels ! « Plus tard, je te le promets », répondait-il invariablement. Et plus tard n'arrivait jamais. Et, plus tard ne s'était pas réalisé, puisque la mort était survenue, foudroyante. « Ah, gémissait la malheureuse veuve, moi qui avais tant prié pour lui !... Plus rien à espérer maintenant. Il est damné, il est damné !... »

Nous ne savions que dire, mes Sœurs et moi, pour consoler un tel chagrin. Les paroles de la foi et de l'espérance chrétiennes ne servaient, eût-on dit, qu'à rendre plus profond son désespoir. Aussi restâmes-nous silencieuses pendant les dernières heures du voyage, nous contentant d'égrener nos chapelets ou d'échanger des paroles de piété à la rencontre de quelque église. »

 

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Les quatre voyageuses atteignirent « sur le soir » le village d'Ars. Avec un empressement bien compréhensible, elles gravirent la rampe qui monte à la vieille église. Des étrangers se tenaient devant la grande porte, tout attentionnés aux récits d'un Frère de la Sainte-Famille de Belley. Ce religieux, qui n'était autre que le Frère Jérôme, Sacristain de l'église d'Ars, racontait à de braves pèlerins certains prodiges dus aux prières de son saint Curé.

« Vous arrivez à merveille, mes Sœurs et Madame, dit aimablement le Frère à nos voyageuses. M. le Curé, par extraordinaire, est parvenu aujourd'hui à confesser tout son monde. C'est, je crois bien, la première fois que je vois cela depuis que je suis ici ! En ce moment, il est à la sacristie. Si vous voulez le voir, profitez de l'occasion unique. »

Mais les voyageuses, et surtout la pauvre Sœur Dosithée, se sentaient bien lasses après avoir roulé dans leur voiture mal suspendue sur les chemins cahoteux de la Bresse et des Dombes.

« Demain nous le verrons, si vous le voulez bien, mon Frère, répondit la jeune religieuse.

— En effet, il nous faut chercher un logement, expliqua une autre.

— Ah ! mes chères Sœurs, objecta Frère Jérôme, méfiez-vous : demain pourrait bien ne pas ressembler à aujourd'hui.

— Eh bien, j'y vais, conclut d'un ton résolu la dame en deuil, qui pénétra dans l'église, tandis que ses compagnes de route redescendaient la rampe et s'engageaient dans le village.

Cette femme, quand elle retrouva les religieuses au moment où elles revenaient vers l'église pour la prière du soir, leur parut toute changée. Son regard n'avait plus cette fixité douloureuse si pénible à voir. Elle semblait consolée et pacifiée.

« Ô mes Sœurs, s'écria-t-elle, il savait déjà mon malheur. Mais il m'a dit de ne pas désespérer. Oh ! Que j'ai donc bien fait de prier sans me décourager ! « Votre mari est sauvé, m'a assuré le saint Curé d'Ars... Rappelez-vous, a-t-il ajouté, le miserere que vous récitiez pour lui. »

 

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Le lendemain, nos religieuses se mordirent les doigts de n'avoir pas suivi le conseil du bon Frère Jérôme. Harassées, elles se levèrent un peu moins tôt que de coutume, et, en arrivant à l'église, elles la trouvèrent remplie. De très grand matin, des voitures avaient déversé dans Ars une nuée de visiteurs. Beaucoup voulaient se confesser. Et lorsque les Sœurs eurent pénétré dans l'étroite nef, de nouveaux pèlerins survinrent. « Ce fut, racontait Sœur Dosithée, une telle cohue que j'étais soulevée plus que je n'avançais vers le confessionnal. » Tout le monde eût voulu arriver à la fois à la chapelle de saint Jean-Baptiste.

Cependant la jeune religieuse suffoquait au milieu de cette foule. L'une des dames préposées au bon ordre en prévint-elle M. Vianney ou celui-ci, par une de ces intuitions si fréquentes qui lui désignaient, sans qu'il les vît de ses yeux, tel malade ou tel infirme perdu dans le remous humain, aperçut-il Sœur Dosithée près de défaillir ?... La vénérable Sœur passa ce détail dans son récit. Quoi qu'il en soit, quelqu'un la prit par la main et la guida au milieu de la presse étouffante, en intimant à haute voix qu'il fallait laisser passer cette religieuse que le saint lui-même appelait.

La petite grille de fer qui sépare de la nef la chapelle de saint Jean-Baptiste se rouvrit donc pour donner passage à Sœur Dosithée. A l'entrée de cette chapelle se tenaient déjà trois personnes en train de préparer leur confession : deux prêtres et une jeune demoiselle. Le confessionnal se trouvait vide à ce moment. Et ce fut avec un saisissement bien compréhensible que la religieuse aperçut soudain le Curé d'Ars agenouillé sur le marchepied de l'autel et lisant dans son bréviaire. C'est ainsi que parfois, fatigué à l'excès par les confessions, il prenait, en priant, quelques minutes de détente.

 

« Je pus l'examiner là tout à loisir, contait Sœur Dosithée. Je remarquai ses cheveux taillés par devant et assez longs par derrière. Son corps ne paraissait être qu'un paquet d'os ; ses bras et ses jambes, des baguettes. Un débris de mouchoir retenait ses bas en guise de jarretières.

Il ferma son bréviaire et rentra au confessionnal. La jeune fille s'y présenta la première ; mais elle en sortit presque aussitôt. Et j'entendis M. le Curé qui disait : « Allez, ma fille, vous mieux préparer et, quand vous serez prête, vous reviendrez ». Toute rougissante, cette demoiselle alla se mettre dans un coin de la chapelle. Sans doute avait-elle été distraite comme moi par la vue du Curé d'Ars en prière.

 

L'un des prêtres se disposait à s'agenouiller au saint tribunal, quand M. Vianney reparut. Il s'adressa à ce prêtre dont l'air de distinction et peut-être de suffisance m'avait frappé.

« Que désirez-vous ? lui demanda-t-il d'un ton assez sec.

— Monsieur le Curé, je pars prêcher, et auparavant je voudrais me confesser.

— Mais pourquoi venir ici ? Il existe d'autres confesseurs... Vous prêcherez, soit, mais vos paroles porteront « peu de fruit ».

Cela dit, M. Vianney s'adressa à l'autre prêtre dont j'avais remarqué le genre simple et modeste.

« Vous aussi, vous partez prêcher, lui dit le saint. Allez donc, vous ferez beaucoup de bien. »

Cependant le Curé d'Ars invita à s'agenouiller dans le confessionnal celui des ecclésiastiques à qui il venait de faire un accueil si peu engageant. L'autre prêtre se confessa ensuite. Et ce fut bientôt mon tour. J'étais encore fort impressionnée, je l'avoue, par ce que je venais de voir et d'entendre.

Quand j'eus reçu l'absolution, M. Vianney me demanda : « Pourquoi désirez-vous guérir, ma Sœur ?

— Eh ! mon Père, lui répondis-je, vous le savez bien. Je ne désire la santé qu'afin de pouvoir donner aux enfants l'instruction chrétienne.

— Allez, ma fille, prier sainte Philomène de vous guérir. Tandis que vous serez dans sa chapelle, je penserai à vous. »

J'allai dans cette chapelle, je priai, et je me sentis guérie. J'étais bien faible encore. Mais enfin le mal était arrêté. J'en eus aussitôt la ferme conviction. Et comme j'étais remplie de joie et de reconnaissance à la pensée de cette guérison vraiment miraculeuse !

Je tins à demeurer dans le village d'Ars plusieurs jours encore pour y prolonger mon action de grâces. »

 

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L'heureuse miraculée avait à cœur aussi de revoir le saint thaumaturge, afin de le remercier et, si possible, de recevoir ses derniers conseils.

Comme elle ne pouvait plus guère espérer lui reparler dans l'église, à son confessionnal même, on suggéra à la religieuse de l'attendre entre l'église et le presbytère, soit avant, soit après son rapide repas de midi. Elle pensa qu'il lui serait plus facile de le voir au moment où il sortirait de la cure ; car dans le temps où il rentrait, c'est-à-dire après son catéchisme de onze heures qui réunissait d'ordinaire tous les pèlerins présents dans le village, il y avait autour de lui trop de monde.

Par malheur pour elle, ce midi-là, Sœur Dosithée trouva entassés à la porte du presbytère le plus grand nombre de ceux qui venaient de voir passer M. Vianney. Voir un saint, quelle grande et rare chose ! Ceux qui avaient contemplé tout à l'heure cette physionomie si austère, si immatérielle à la fois et si attirante voulaient la contempler une fois de plus, afin de l'emporter dans leur mémoire pour jamais.

Mais écoutons Sœur Dosithée déroulant l'écheveau de ses vieux souvenirs.

 

« Il faisait chaud et M. le Curé avait laissé ouverte la fenêtre de sa chambre. Bien distinctement alors, j’ai entendu le diable qui lui parlait. »

À cet endroit de son récit, M. le chanoine Billard crut devoir interrompre Sœur Dosithée.

« Le diable, ma Sœur !... Que dites-vous là ?... N'était-ce pas tout simplement un visiteur en train de s'entretenir avec M. Vianney ?

— Ah ! mais non, répliqua vivement la Sœur. D'abord personne n'avait pénétré dans la cure avec M. le Curé. Puis il était impossible de s'y méprendre. C'était bien le démon, je vous assure. Oh ! quelle voix abominable ! Cette voix n'avait rien d'humain. Le cri d'un animal enragé qui aurait articulé des mots. Il était en fureur. Et il jurait, il jurait !... Rien que d'y penser, j'en frissonne encore.

— Est-ce que vous entendiez M. le Curé lui répondre ?

— Oui. Il ne semblait pas ému. D'ailleurs, il ne répondait qu'en peu de mots, et avec beaucoup de calme. »

 

« Sur ces entrefaites, poursuivit Sœur Dosithée, je fus abordée par une personne qui me dit : « Ma Sœur, vous désirez sans doute parler à M. le Curé ? Dans ce cas, je crois devoir vous engager à ne pas l'attendre ici. Lorsqu'il y a trop de monde à sa porte, il a l'habitude de sortir par cette autre que je vais vous indiquer ». Je la suivis. Et c'est bien en effet par là que M. Vianney sortit.

Il me reconnut tout de suite. « Ma Sœur, me dit-il, vous n'êtes pas bien là où vous êtes. On va vous envoyer à La Roche-en-Brenil. Vous y serez bien au spirituel. » Sans plus réfléchir à cette prédiction, je lui demandai de prier pour moi et je lui tendis un louis de 20 francs pour qu'il célébrât des messes à mes intentions. « Oui, ma Sœur, me répondit-il, je dirai vos messes. » Il me salua et glissa les 20 francs dans une de ses poches. Il en avait une, paraît-il, où il mettait l'argent qu'il donnerait en aumônes dans la journée, et une autre où il déposait les honoraires des messes à célébrer.

Ensuite, M. Vianney se dirigea vers l'église. Mais il n'eut pas le temps d'en faire le tour en traversant le cimetière. Il lui fallut, bon gré, mal gré, retrouver la foule qui l'attendait. Les gens accouraient déjà à sa rencontre.

La première personne qui eut l'avantage de l'aborder était une mère de famille désolée de l'inconduite de son fils. « Si vous l'aviez mieux élevé, commença par dire le saint Curé, vous n'en seriez pas là. » Cependant il ne la laissa pas sur cette semonce méritée. Il lui donna des conseils, lui promit l'aide de ses prières et l'assura que Monique retrouverait Augustin.

 

Je pénétrai dans l'église sur les pas du saint, continua Sœur Dosithée. Déjà la nef et toutes les chapelles latérales, sauf celle dédiée à saint Jean-Baptiste, étaient combles. Et dans l'église il y avait un service d'ordre sévère. Par une habitude déjà vieille de plus de vingt ans, M. le Curé alla s'agenouiller devant le maître-autel, récita quelques Pater et Ave en alternant avec les pèlerins, puis, sans regarder personne, les yeux comme fermés aux choses de la terre, il se rendit à son confessionnal.

Au bout de peu de temps, il se fit tout un émoi dans l'assistance pressée, où bien des personnes attendaient depuis plusieurs jours peut-être la faveur d'être admises à l'audience du saint. Une religieuse venait d'entrer, l'air et le pas décidés, et qui prétendait forcer la consigne. Une dame surveillante vint vers elle et l'arrêta. « Il faut, dit-elle à haute voix, que je parle tout de suite à M. Vianney. »

Et cette religieuse, au milieu des murmures trop justifiés des pèlerins, bouscula la surveillante et fit si bien qu'elle parvint jusqu'à la chapelle de saint Jean-Baptiste... Je n'en revenais pas d'un tel sans-gêne, de tant d'audace. « Qu'est-ce que c'est qu'une religieuse pareille ? » pensai-je toute scandalisée. Et ce que je pensais, toute l'assistance, révoltée, le disait assez haut, et de différentes manières.

Quelques instants se passèrent. Le silence s'était rétabli dans l'église. Qu'allait-il arriver ? Je devinai que M. Vianney était sorti de son confessionnal. En effet, on entendit le bruit de sa voix. La conversation entre ces deux personnes que je ne voyais pas fut courte.

A notre grande surprise, nous revîmes cette religieuse si arrogante sortir de la chapelle la tête basse et l'air toute confuse. M. Vianney parut sur le degré, à l'entrée de la chapelle.

« Allez, disait-il sur un ton véhément, allez, et ne reparaissez plus dans cette église sous ce costume qui n'est pas le vôtre ! »

Ce fut pour nous tous, et spécialement pour moi, un vrai soulagement. Cette impertinente n'était donc pas une religieuse !

Le lendemain, j'étais encore à Ars. Je me trouvais à l'église quand je vis cette personne rentrer, mais dans un costume civil de coupe élégante. Pourtant quelle différence entre aujourd'hui et hier ! Aujourd'hui, j'avais devant moi une véritable pénitente. Elle avançait les mains jointes et les yeux baissés.

J'ai su depuis que c'était une actrice. Elle avait parié qu'elle viendrait bien à bout de tromper ce petit curé de campagne à qui l'on prêtait – oh ! bien gratuitement et par naïveté, disait-elle – un pouvoir de seconde vue. Et qu'est-ce qui fut attrapé ? Pas le Curé d'Ars, mais elle, la jolie actrice. Pour elle comme pour d'autres venus avant elle dans le village en curieux ou en moqueurs s'était réalisé le dicton : tel est pris qui croyait prendre ! Cette fille du démon – je puis bien l'appeler ainsi – se laissa cueillir dans les filets du bon Dieu. Car elle se confessa et se convertit tout de bon aux pieds du Curé d'Ars. »

 

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« Pour moi, en m'en revenant dans ma petite bourgade de Tart-le-Haut, je me mis à réfléchir à certaines paroles de l'homme de Dieu. Il m'avait prédit que je serais mieux à La Roche-en-Brenil. Je ne savais pas que nous avions une maison à la Roche. Je questionnai, l'air de rien, une de mes compagnes de voyage.

« Combien y a-t-il donc de religieuses dans notre maison de La Roche-en-Brenil ?

— Notre maison de La Roche-en-Brenil ?... repartit ma compagne après un silence. Où avez-vous donc la tête aujourd'hui, ma Sœur Dosithée ?

— Mais sur mes épaules, comme d'habitude, lui répondis-je en riant.

Cependant elle me regardait avec stupéfaction... Chemin faisant, nous parlâmes d'autre chose, et il ne fut plus question entre nous de La Roche-en-Brenil. Je pensai : j'aurai mal entendu ce que m'a dit le saint Curé d'Ars. Car, après ma guérison si évidemment miraculeuse et due à ses prières, je ne pouvais admettre qu'il m'eût fait une fausse prédiction.

 

Or, au mois d'août suivant, une lettre de mes supérieures m'annonçait que j'étais désignée pour une fondation d'école... à La Roche-en-Brenil ! Et même c'était moi qui recevais la première mon obédience pour cette œuvre où devaient travailler trois religieuses de notre Congrégation.

Que s'était-il donc passé ? Ceci. M. le comte de Montalembert – le grand orateur catholique – était allé visiter M. Vianney et lui avait demandé où trouver des institutrices pour ouvrir des écoles. « Les nouvelles Sœurs de Vitteaux, avait répondu le Curé d'Ars, feront votre affaire. »

Mais comment M. Vianney pouvait-il prévoir que je serais envoyée dans une nouvelle école, à celle de La Roche-en-Brenil, et que j'y serais bien au spirituel ? C'est justement en cela que consistait cette prophétie où longtemps je n'avais vu que du feu.

A La Roche-en-Brenil, M. le Curé, très bon, se montra tout dévoué pour nous. Dès la rentrée, nous eûmes plus de deux cents élèves, dont cinquante à soixante petites filles de l'hospice. Beaucoup de ces enfants étaient de la dernière ignorance. N'ayant jamais vu de religieuses, plusieurs en nous parlant, les premiers jours, nous appelaient monsieur !

Mais cela changea vite. Nous eûmes bientôt, de la part de nos élèves, de douces consolations. Mme de Montalembert, si distinguée, si charitable, fit d'abord la classe avec nous. Grâce à de belles récompenses, elle sut établir une grande émulation parmi tout notre petit monde. La population nous montra bientôt une véritable sympathie. Je me sentais moi-même heureuse, comme portée par la grâce.

Et j'étais vaillante de corps et de cœur. Oh ! Les beaux jours de La Roche-en-Brenil !... Que de tout cela Dieu soit béni – et son grand serviteur d'Ars, remercié ! »

 

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Ainsi s'acheva dans la soirée du dimanche 25 janvier 1914 le récit de la bonne Sœur Dosithée que M. le chanoine Billard, aumônier de Vitteaux, a bien voulu recueillir en deux fois. La seconde fois (4 décembre 1926), le digne aumônier, qui « a depuis l'enfance un faible pour le Curé d'Ars qu'il invoque tous les jours », déclarait avoir gardé une si vive impression des confidences de la vénérée religieuse qu'il les retrouvait, après douze années, intactes dans sa mémoire.

 

Ce récit devait être d'ailleurs comme le « chant du cygne » de Sœur Dosithée. Aveugle depuis longtemps déjà, mais d'esprit toujours très lucide, elle faisait, par sa prière continuelle, l'édification de sa communauté : son grand bonheur, sa joie unique, aurait-on pu dire, était de se tenir en la présence du Saint-Sacrement. Elle demeurait chaque jour de longues heures à la chapelle.

Sœur Dosithée s'alita pour ne plus se relever dans la semaine qui suivit l'entretien qu'on vient de lire. Elle mourait, dans la quatre-vingt-neuvième année de son âge, le 11 février 1914.