VIII

 

La vocation de Mlle Berthe des Garets

 

« Berthe des Garets naquît au château de Talancé, dans le Rhône, le 14 septembre 1836. Elle appartenait à l'une de ces anciennes et nombreuses familles du Lyonnais où une foi robuste met au-dessus de toute considération humaine l'honneur et la religion. Cet esprit surnaturel devait être pour elle la base d'une vie entièrement à Dieu. »

Ainsi débute la notice consacrée à Sœur Marie-Césarine-Louise-Berthe de Garnier des Garets, fille de la Charité, décédée à Reims le 26 décembre 1919, à l'âge de quatre-vingt-trois ans, après cinquante-quatre ans de vie religieuse, dont trente-huit comme supérieure de l'orphelinat Sainte-Geneviève en cette ville.

 

Mlle Berthe était la propre nièce du comte Claude-Prosper des Garets qui resta maire d'Ars pendant quarante et un ans et qui vécut dans l'intimité de saint Jean-Marie Vianney. Dès son bas âge, Berthe eut l'occasion de connaître le serviteur de Dieu, car elle venait passer une grande partie de la belle saison au château de son oncle, à l'ombre des chênes robustes qui bordent le ruisseau du Fontblin. Elle joua dans ces prairies avec ses trois sœurs et ses trois frères, dont l'un devait devenir général. Et, tandis que celui-ci servait la messe de M. Vianney, elle eut la faveur d'être placée aussi près que possible de l'autel.

Berthe grandit. A dix-huit ans, elle était d'une remarquable beauté ; mais, dédaigneuse des avantages terrestres, elle avait formé dans son cœur le projet de se donner à Dieu seul. Élevée au Sacré-Cœur, c'est à cette congrégation qu'elle voulait revenir comme religieuse. Cependant cet attrait n'était chez elle ni aveugle ni irraisonné : les hautes vertus de la fondatrice, de la future sainte Mère Sophie Barat, l'attiraient comme un parfum préféré. Elle ne voyait dans aucune autre communauté l'achèvement de son cher et beau rêve. On lui disait que peut-être ici... ou là.. chez les Filles de la Charité par exemple...

« Les Filles de monsieur Vincent ?... Fi donc ! »

 

Et c'est en de tels sentiments que l'exquise enfant alla s'agenouiller un jour au confessionnal de l'abbé Vianney. Pour lui demander ses suprêmes conseils ?... Oh ! Non !... Tout simplement pour lui faire part de son entrée prochaine au Sacré-Cœur.

« Vous n'êtes pas pour le Sacré-Cœur, mon enfant, répliqua le saint.

— Mon Père ?...

— Vous devez, mon enfant, aller chez les Filles de la Charité. C'est là que Dieu vous veut. Vous y ferez du bien.

— Mais, mon Père, c'est impossible ! Je veux le Sacré-Cœur, et pour rien au monde je n'irai chez les Filles de la Charité.

— Il faut aller chez les Filles de la Charité, reprit le saint avec plus d'insistance.

— ! ! !

— Mon enfant, je vous dis d'aller chez les Filles de la Charité.

— Non, mon Père je ne veux, pas!... »

Mlle des Garets répondait d'un ton irrité. Le guichet se referma.

 

Le reste des vacances, cette année-là, manqua pour elle de gaieté. L'entrain languissait à présent. Berthe avait parfois de soudains silences. Et quand elle allait à l'église d'Ars, elle se dissimulait de son mieux derrière l'oncle, la tante, les frères ou les cousins, pour ne pas apercevoir ces profonds yeux bleus qui pénétraient les cœurs et lisaient les secrets d'En-Haut... Un jour cependant, par surprise, ses regards rencontrèrent ceux du Curé d'Ars : le saint savait, et elle aussi ! Berthe en fut troublée.

Quelques mois plus tard, vaillante et gracieuse, elle entrait au noviciat des Dames du Sacré-Cœur. Oh ! Certes, elle s'y habituerait vite, et sa santé florissante supporterait aisément les austérités, d'ailleurs graduées, de cette existence nouvelle. Illusions ! Peu à peu l'appétit baissa, sur le jeune visage les roses pâlirent. On eut beau soigner cette novice de choix, bon gré mal gré il fallut rendre Mlle des Garets à sa famille.

Elle y revint, sombre et désabusée, troublée et amère, dégoûtée d'elle-même et des autres. Elle ne voulait plus voir personne ; elle fuyait même ses frères et ses sœurs. Quelle tristesse en cette famille où jadis tout était espérance et gaieté !

« Berthe, veux-tu venir avec moi faire telle visite ? lui demanda un jour sa mère.

– Soit ! répondit l'incorrigible boudeuse ; mais vous me permettrez, maman, de rester dans la voiture, tandis que vous serez dans cette maison ?... »

Malgré cette décision ridicule, Mme des Garets emmena la désenchantée, et il en fut fait selon la volonté de mademoiselle. Elle demeura là, maussade, dans le coin de la voiture... Mais la visite de maman s'éternisait. Agacée, Berthe sortit de sa cachette. Une église se trouvait non loin. Elle y entra.

Elle alla s'agenouiller devant le tabernacle, essayant, pour prier un peu, d'apaiser son âme tumultueuse. Un silence absolu emplissait la nef déserte. Soudain dans ce silence une voix sembla retentir. Ah ! cette voix, Berthe la reconnaissait, et ce n'était pas dans son imagination qu'elle parlait, mais à son oreille. « Allez chez les Filles de la Charité... » Le Curé d'Ars... Lui encore !... Lui encore qui, du fond de sa tombe – il était mort l'année précédente – s'adressait à cette enfant dont l'âme lui demeurait si chère.

 

Il fut écouté cette fois.

Le 2 novembre 1864, Mlle des Garets se présentait comme postulante à la maison de la paroisse Saint-Sulpice. Ce n'était plus cette pauvre épave, cette malade dont la pâleur et la tristesse faisaient pitié. Avec la paix du cœur, Berthe avait retrouvé sa bonne mine d'autrefois. Elle fit sensation parmi ses nouvelles compagnes. Mais ce sentiment trop humain se changea en pieuse admiration lorsqu'on vit cette noble jeune fille se mettre aux travaux les plus pénibles, les plus humiliants, sans perdre son délicieux sourire.

Sœur Marie-Berthe marcha à pas de géant dans la voie des parfaits. Elle s'efforçait d'éteindre en son extérieur tout ce qui eût pu la faire briller aux yeux du monde ; elle était devenue la modestie même. Sa vertu de prédilection fut la foi. « Tous les jours, écrivait-elle, je demande à Abraham de me donner sa foi. » Avec cela, parmi ses sœurs en religion, vive, joyeuse, expansive, primesautière comme au temps de sa jeunesse.

Nommée supérieure de l'orphelinat de Reims, elle y annexa une école florissante, un patronage pour les garçons, un ouvroir pour dames et jeunes filles... Et des catéchismes, et des visites de malades à domicile !... Sœur des Garets étendait à tout son influence. Vraiment, le saint Curé d'Ars avait dit juste : Chez les Filles de la Charité... C'est là que Dieu vous veut. Vous y ferez du bien.

La guerre survint. Sœur Marie-Berthe resta dans la ville bombardée et dévastée. Des milliers de blessés reçurent ses soins. Elle fut la providence des prêtres soldats. Toute l'armée de Reims la connaissait d'ailleurs ; elle en était devenue comme la lingère générale : dans une seule quinzaine, elle accepta de laver 35.000 pièces de linge, de raccommoder 3.000 paires de chaussettes !...

Mais il fallut évacuer même les ambulances. Le 27 mai 1918, le bombardement devenant intenable, on fit, de force, quitter Reims aux religieuses. Sœur des Garets s'offrit alors à ses supérieures pour la fondation d'une maison de rapatriés au château de Varay, dans l'Ain. Elle retrouvait là les chers horizons de son enfance ; les brises d'Ars allaient repasser sur son front, toujours bien droit sous les larges ailes blanches.

Elle fut des premières à rentrer dans Reims, non pour pleurer sur des décombres, mais pour y ramener la vie. Et c'est peu de mois après que Dieu cueillit cette âme splendide dont un saint avait auguré de si grandes choses.