XIII

 

Un meurtre évité

 

Par une lettre adressée de Toulouse le 8 août 1905, M. le docteur Desjardins, médecin-major de première classe en retraite, officier de la Légion d'honneur, a fait parvenir aux archives du presbytère d'Ars un récit étonnant écrit sous la dictée de Madame E..., veuve d'un commandant de cavalerie. Cette dame, à qui des rhumatismes interdisaient de tenir la plume, avait gardé un souvenir très net des faits étranges qui vont suivre.

 

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En l'année 1873, j'allai, avec mon mari et un ménage ami, rendre visite à M. l'abbé Rousset, curé d'un village de la Bresse dont j'ai oublié le nom. Ce bon prêtre, qui avait bien connu M. Vianney, nous retint à déjeuner, puis mena ses hôtes à la pêche. Je ne les suivis pas, me trouvant indisposée, et je restai avec la servante, une fille de haute taille, qui me fit prendre le thé. Et tout en causant, elle me fit ce récit extraordinaire :

 

« J'avais dix-neuf ans, et j'étais dans l'orphelinat des Sœurs d'Autun. Désireuse de gagner ma vie et quelque argent pour mes vieux jours, je demandai qu'on me permît d'aller à Lyon pour y chercher une place ; la Mère Supérieure me confia à une dame qui se rendait dans cette ville, et qui devait faire, en s'y rendant, un détour pour consulter le Curé d'Ars.

Quand nous entrâmes à l'église, M. Vianney était dans sa chaire des catéchismes, expliquant en termes fort simples le signe de la croix. Je haussai les épaules en l'entendant, surprise qu'un curé d'aussi grand renom eût si peu d'éloquence. Il m'aperçut et s'arrêta un instant de parler pour me dire :

« Eh ! là-bas, la grande, venez me trouver à la sacristie tout à l'heure, quand j'aurai fini le catéchisme ; j'ai quelque chose à vous dire. »

Le catéchisme fini, j'allai donc le trouver.

« Vous vous êtes moquée de la parole de Dieu, me dit-il, ma parole est simple, mais c'est la parole de Dieu ; il faut toujours la respecter, quel qu'en soit l'interprète... Vous allez partir pour Lyon, ajouta-t-il sans que je lui eusse raconté quoi que ce fût. Sachez, mon enfant, qu'un grand danger vous y attend. Quand vous y serez engagée, pensez à moi et priez Dieu. »

 

Nous arrivâmes à Lyon, et pendant trois jours je ne trouvai rien. Alors, j'entrai dans un bureau de placement. Deux hommes attendaient là. Je leur exposai mon affaire.

« Ah ! dit l'un d'eux, vous cherchez une place ? Moi justement je cherche une bonne. »

Arrangement pris, il ajouta :

« Il faut aussi que ma femme vous voie : venez me trouver cette après-midi à trois heures, à telle adresse. »

Il habitait La Mulatière.

 

J'y arrivai à l'heure convenue. Mon Dieu, que la route me parut longue ! J'arrivai enfin au point où la Saône se jette dans le Rhône. Là, des bateaux, des travailleurs. Mais à un tournant, je me trouvai dans un désert où s'élevait une maison unique et j'aperçus sur le seuil mon homme qui me faisait signe d'avancer...

Soudain, une peur terrible me prit. Me souvenant des paroles du Curé d'Ars, je poussai un cri vers Dieu et je m'enfuis à toutes jambes. De son côté, l'autre, le misérable, s'était élancé et, se mettant à ma poursuite, cherchait à me jeter un lasso autour du cou... Il n'y put parvenir et dut s'arrêter à l'approche des mariniers.

J'ai su depuis que j'avais failli tomber entre les mains du trop célèbre Dumollard, qu'on a surnommé l'assassin des bonnes... Quand ce criminel a été arrêté, j'ai témoigné contre lui en cour d'assises... Mais avouez que sans le Curé d'Ars !... »