VIII

 

Trois prédictions pour un seul

 

C'était un jour de 1854, vers midi. Un jeune homme et une jeune fille venus de La Voulte-sur-Rhône, dans l'Ardèche, se tenaient assis dans un coin de l'église d'Ars. Tous deux, frère et sœur, étaient las du long voyage. M. le Curé venait d'achever son catéchisme, et de nombreux pèlerins s'apprêtaient à courir vers l'étroit passage qui conduit au presbytère.

« Tâche donc de le voir là, dit la sœur à son frère. Moi, je t'attendrai ici. »

Dominique Métras se glissa à travers la foule et il eut la chance de ne pas être trop éloigné de M. Vianney, quand celui-ci, bénissant, consolant, encourageant, se dirigeait vers la porte de sa cure.

« Mon Père, interrogea-t-il, pensez-vous que je tirerai un bon numéro ? »

Un bon numéro était bien quelque chose d'intéressant pour un cœur que n'embrasait pas à fond l'amour des armes. Là encore, sans aborder la question de principe, le bon saint répondit avec commisération :

« Mon ami, si vous pouvez vous assurer, faites-le ».

Par ces paroles, M. Vianney pensait avertir Dominique d'avoir à se chercher un remplaçant, selon la coutume d'autrefois. – Le Curé d'Ars lui-même n'avait-il pas fait ainsi, en 1809, dans le temps qu'il était appelé sous les drapeaux. – Convaincu que le sort lui serait défavorable, Dominique avait hâte, la date du tirage au sort étant assez rapprochée, de repartir pour La Voulte-sur-Rhône. Et le saint ne voulait point retarder son départ. Dominique en eut immédiatement la preuve.

 

La foule vit avec étonnement M. Vianney revenir sur ses pas et rentrer à l'église. Personne ne lui avait parlé de Mlle Métras. Cependant il alla droit à elle, pour l'inviter à le suivre au confessionnal. Lorsqu'elle en sortit, elle était radieuse : les lumières surnaturelles que le serviteur de bleu venait de répandre dans son âme l'avaient emplie de paix et d'allégresse. En voyant sa sœur si heureuse, Dominique se sentit réconforté et consolé.

Le frère et la sœur quittèrent Ars le jour même.

 

Le tirage au sort eut lieu. La prédiction du saint se réalisa. Sur 125 conscrits le jeune Métras n'eut que le numéro 21. Bien portant et bien constitué d'ailleurs, pour lui pas d'illusion possible : il serait soldat de Napoléon III... s'il ne se payait pas un remplaçant. Il en trouva un, et demeura dans sa famille.

 

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* *

 

Un peu plus tard, M. Dominique Métras partait pour Paris. Hélas ! Au mois d'octobre 1855, nous le retrouvons bien malade : atteint de la fièvre typhoïde, il est transporté à l'hospice de Lariboisière. Le cas déjà grave est bientôt désespéré. La famille prévenue, Mlle Métras vole près de son pauvre frère. Dominique ne la reconnaît pas. Dans une résolution soudaine, elle quitte Paris le lendemain même de son arrivée ; elle laisse là le moribond. Elle va vers le suprême espoir, Ars !

« Mon Père, dit-elle au saint Curé qu'elle est allée attendre là où Dominique l'abordait l'année précédente, mon Père, j'ai laissé mon plus jeune frère très malade... »

Elle n'eut pas le temps d'achever.

« Oui, mon enfant, répondit le saint, il a une maladie à perdre ou la vie ou l'esprit.

— Ah ! il est perdu !

— Non, mon enfant ; car la prière le sauvera : en vous en allant chez vous, vous ferez la communion à Notre-Dame de Fourvière. Je m'unirai d'intention. »

 

Quel bonheur ! Il vivrait donc ! Mlle Métras s'arrête à Lyon, monte à la chapelle de Fourvière, y communie et revient à La Voulte-sur-Rhône, où elle rassure sa famille angoissée.

Quatre jours ne s'étaient pas écoulés depuis son départ d'Ars qu'une lettre arrivait à La Voulte. L'adresse, d'une écriture tremblée, était de la main de Dominique. Il était sauvé ! Le mieux s'était produit à l'heure même où la jeune fille communiait à Fourvière et où sans doute le saint d'Ars unissait ses supplications aux siennes.

 

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* *

 

Un an s'était passé. Le 15 novembre 1856, Dominique Métras s'embarquait pour Buenos-Ayres. Il se rendait à une concession située dans les terres de l'Argentine, à quelque cinquante lieues de la capitale. De là il lui serait extrêmement difficile de correspondre avec la France.

Dominique n'écrivit pas. Après neuf mois écoulés, Mme Métras, mourante d'inquiétude, délégua sa fille auprès de M. Vianney.

« Non, mon enfant, votre frère n'est pas mort, répondit en souriant le bon saint ; il se porte même très bien. Retournez vite chez vous pour rassurer votre famille. Vous direz à votre mère qu'avant peu elle recevra des nouvelles. »

Effectivement, quatorze jours plus tard, Mme Métras recevait une lettre que son fils s'était enfin décidé à écrire et qui, timbrée de Buenos-Ayres il y avait une quarantaine de jours, ramenait la joie dans tous les cœurs.

A cette époque, point de lignes télégraphiques sous-marines, point de câblogrammes capables de devancer le courrier postal. Le Curé d'Ars n'en avait pas moins vu – et lu – la petite lettre de Dominique cachée dans les flancs du grand voilier en route pour la France, et il en disait la teneur quatorze jours avant sa venue !

 

« Tous ces faits qui m'avaient été racontés sommairement à Ars en juin 1878, note M. le chanoine Ball, m'ont été détaillés et certifiés véritables par M. Dominique Métras lui-même dans une lettre datée du 19 juillet suivant. » (1)

 

 

(1) Documents, N° 43