Dixième partie : DANS L’AVENIR

 

 

I

« Et vous porterez mon nom »

 

Elle arrivait de bien loin, la pauvre Mme Julie Libère, pour demander à M. Vianney la guérison de son mari et de sa petite fille, si frêle, si menue qu'elle semblait destinée à une disparition prochaine. Aillevillers est là-bas, au nord de la Haute-Saône, à plus de 250 kilomètres, et la voyageuse avait effectué ce long trajet, partie à pied, partie en voiture, partie en bateau, avec une extrême fatigue. Elle parvenait rompue, au terme de son pèlerinage.

Dans Ars, elle ne connaissait personne, personne non plus ne la connaissait. Elle n'avait jamais vu M. Vianney. Elle éprouva un saisissement lorsque, dès son arrivée quelqu'un lui dit : « Oh ! Madame, c'est heureux pour vous ; M. le Curé va paraître tout à l'heure. »

 

Il pouvait être midi et demi. Une foule de pèlerins se trouvait massée devant le presbytère, attendant la sortie de M. Vianney. En cet été de 1851, l'affluence était particulièrement considérable. Désespérant d'approcher l'homme de Dieu, Mme Libère alla, dans son épuisement, s'asseoir sur le petit mur qui domine la rampe devant l'église.

Un mouvement soudain dans la foule. Un cri : « Voilà le saint ! » Un profond silence. M. Vianney a tiré le verrou de la porte. Il sort de sa petite cour. Aussitôt il élève la voix.

« Faites venir, dit-il, cette femme qui est au bout de la foule, celle qui porte au cou un mouchoir d'indienne. » Tout le monde regarde.

« Venez, crie-t-on à Mme Libère, M. le Curé vous appelle. »

On lui ouvre le passage. Elle s'avance jusqu'à M. Vianney et se jette à ses genoux. Mais lui :

« Relevez-vous, mon enfant... Vous êtes bien fatiguée. Vous venez de si loin !... C'est pour votre mari... Il ne faut pas y compter... »

Mme Libère n'avait pu placer une parole. Stupéfaite d'ailleurs, elle ne pensait plus au récit qu'elle voulait faire. À quoi bon puisque le serviteur de Dieu « savait ».

« Vous avez trois enfants, continua-t-il. Il y en a une qui est bien petite ; mais elle grandira. Ayez-en bien soin. Soyez toujours une bonne mère. Élevez-les tous trois chrétiennement... Je vais vous donner une médaille. Vous ne la quitterez pas... et vous porterez mon nom. »

Enfin, ayant salué sa... future cousine, le saint passa à d'autres pèlerins.

 

M. Libère ne guérit point. Peu de temps après son décès, sa veuve vint habiter Lyon, où, seize ans plus tard, elle serait demandée en mariage par un M. Vianney, cousin au troisième degré du Curé d'Ars, et, comme l'a écrit le chanoine Ball, en son enquête, « ayant épousé ce monsieur, elle porta effectivement le nom de dame Vianney, dont elle s'honore encore aujourd'hui 25 août 1889 ».

 

M. Ball s'est complu à énumérer les neuf ou dix merveilles réalisées dans la minute où Mme Libère rencontra le Voyant entre son église et son presbytère :

 

Que de preuves d'intuition surnaturelle et d'esprit prophétique dans ce simple récit !

En dehors de ce don précieux, le vénérable Curé ne pouvait ni connaître cette femme,

Ni savoir qu'elle avait un mari malade,

Ni qu'il ne devait pas guérir,

Ni le but pour lequel elle était venue à Ars,

Ni si elle venait de loin ou de près.

Il ne pouvait pas davantage connaître qu'elle avait trois enfants,

Qu'une était bien petite,

Qu'elle grandirait. – Cette fillette chétive se fortifia en effet et fit une croissance normale.

Il pouvait bien moins savoir encore que, seize ans après, elle porterait son nom en épousant M. Vianney, de Lyon.

Tout cela est purement prodigieux (1).

 

(1) Documents Ball, n° 108