VIII

La mémoire, les bouts de cierge et les 20.000 francs de M. Margueritte

 

« Le 21 juillet 1882, M. Margueritte, voyageur de commerce, domicilié a Lyon, rue de l'Enfance, 5, homme profondément chrétien et absolument digne de foi, a raconté les trois faits suivants qui sont une révélation manifeste du don d'intuition surnaturelle et de l'esprit prophétique du vénérable Curé d'Ars. »

Ainsi débute le rapport n° 109 de M. Ball, en son troisième cahier d'enquêtes.

 

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À l'âge de quatorze ans, ce M. Margueritte, dont l'enquêteur n'indique pas le prénom, se trouvait à Chalon-sur-Saône, où il étudiait le latin chez un vicaire de la paroisse Saint-Vincent. L'enfant aimait les cérémonies religieuses et y jouait son rôle avec un contentement visible : elles étaient si belles dans le cadre de l'ancienne cathédrale ! Grâcieux de visage, sage et pieux, le petit Margueritte éprouvait un vif attrait pour le sacerdoce. Malheureusement, il avait une peine extrême à apprendre, faute de mémoire. Et cela paraissait irrémédiable.

Le professeur, désolé, songea au Curé d'Ars.

« Mon petit ami, dit-il un jour à son élève découragé, il faut enfin que nous connaissions la volonté du bon Dieu sur toi. II y a, tu sais, pas bien loin d'ici, un saint prêtre, M. Vianney, qui la voit sans doute mieux que nous. Tu vas faire le voyage avec de braves gens qui se disposent à partir. »

 

L'adolescent ne se fit pas prier ; à cet âge, on aime le mouvement, le changement. Et puis il désirait sincèrement sortir d'incertitude.

« Mon Père, dit-il au saint Curé après sa confession, je voudrais bien être prêtre et je viens vous demander si je le serai. »

Il ne fit point mention de son défaut de mémoire.

« Non, mon enfant, répondit aussitôt l'abbé Vianney. Vous avez beaucoup trop de difficulté à apprendre par cœur. Il faudra vous en retourner chez vos parents. »

Le pauvre pénitent pleura. Avec quelle compassion le saint dut voir couler ces larmes ! II se revoyait lui-même, latiniste à la tête dure, partant à la fois découragé et confiant pour le sanctuaire ardéchois de La Louvesc où il implorerait saint François Régis... Rassuré sur l'avenir de l'enfant agenouillé qui resterait un bon chrétien et ferait rayonner sa foi, il se contenta de le consoler par de douces paroles.

Le jeune Margueritte revint à Lyon, où ses parents le mirent dans le commerce.

 

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  Deux ou trois ans plus tard, il refit le pèlerinage d'Ars.

Il n'avait pas un bien long passé ; pourtant, le désir lui était venu d'une confession générale, et nul cœur ne lui semblait mieux fait pour la recevoir que celui du saint Curé.

Ah ! certes, il y mit tout son sérieux et fit travailler jusqu'à la fatigue sa rebelle mémoire. Il tenait tant à tout dire, à tout regretter par le menu !

Ce lui fut un soulagement immense, ses aveux achevés, de se dire : Sûrement je n'ai rien oublié !... Et un grand réconfort lorsque le saint confesseur, sans lui poser aucune question, se mit à lui donner ses paternels conseils.

Soudain il y eut un court silence.

« Mon enfant, questionna l'homme de Dieu, vous avez oublié quelque chose : ces bouts de cierges que vous avez volés à la sacristie pour votre petite chapelle... Ça n'est pas beau ! »

Le pénitent se souvint en effet que, pendant son séjour à Chalon-sur-Saône, il s'était arrangé dans un coin de sa chambre une candide chapelle qu'il se plaisait à illuminer, et dont le luminaire ne lui coûtait que la peine de le prendre.

« C'est vrai, mon Père, avoua-t-il. J'ai commis souvent de ces larcins. Mais je l'avais tout à fait oublié.

— Je le sais, continua le saint. Vous restituerez à peu près la valeur de cette cire... Comme c'est vilain ce que vous avez fait  là! »

 

Evidemment, M. Vianney réprouvait surtout dans ces larcins d'enfant l'abus de confiance dont le jeune Margueritte se rendait coupable. Son professeur, sachant à quel bon enfant il avait affaire, mais oubliant que « l'occasion fait le larron », lui avait laissé toute liberté d'aller et venir dans la sacristie de Saint-Vincent. Certes, la faute n'était pas griève, et le Curé d'Ars ne l'ignorait pas. Seulement, il avait voulu communiquer à cette âme si heureusement disposée quelque chose de son horreur du mal.

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  À vingt-deux ans, M. Margueritte présentait les dehors d'un jeune homme accompli. Une dame qui l'appréciait, lui proposa sa nièce en mariage : la jeune fille aurait une dot de 20.000 francs dans sa corbeille de noces. M. Margueritte n'avait pas de fortune ; la proposition lui sourit extrêmement. Il vit I'avenir tout en rose...

Et c'est plein d'un joyeux optimisme que pour la troisième fois il prit le chemin d'Ars. Dans une circonstance si importante de sa vie, ne devait-il pas demander à son saint ami ses encouragements et ses conseils, car il comptait bien revenir à Lyon avec l'approbation de M. Vianney, et sans plus attendre s'asseoir au banquet des fiançailles.

Accueilli très paternellement cette fois encore, il fit tout pour obtenir l'acquiescement désiré ; il évoqua sa pauvreté, son isolement, ses craintes pour l'avenir... La jeune fille lui convenait suffisamment ; d'ailleurs, avec cette alliance c'était la fortune.

Par quelle secrète intuition d'un avenir qui peut-être n'eût pas eu tous les charmes, tous les avantages entrevus dans un rêve doré, le saint répondit-il : « Non », il faudrait pour le comprendre, avoir part, comme il l'avait, aux secrets de Dieu.

« Non, mon enfant... Et si c'est pour cette somme de 20.000 francs, en dix années. vous en aurez gagné autant. »

Dix ans après cette prédiction, M. Margueritte, toujours célibataire, avait déjà, par son travail, gagné plus que la dot espérée.

Il ne se marierait pas, vivrait en excellent chrétien et ferait bénéficier de sa fortune, devenue considérable, le sanctuaire de Fourvière.