Troisième partie : CONVERSIONS

 

 

I

Une désespérée

 

« M. le comte des Garets d'Ars (1) – ainsi débute le chanoine Ball en son rapport – a raconté bien des fois le fait suivant comme étant à sa parfaite connaissance et comme preuve évidente du don d'intuition dont le vénérable M. Vianney était largement favorisé. »

 

Une dame qui habitait à la belle saison un château de la contrée se trouvait engagée dans une situation extrêmement critique où son honneur même paraissait compromis. D'un chagrin violent elle était descendue aux abîmes du désespoir. Oublieuse, hélas ! des pensées de la foi, au lieu de chercher refuge dans la prière, elle ne vit à sa malheureuse situation d'autre issue que le suicide. Elle se procura un poison liquide très violent.

Hors d'elle-même, elle quitte les siens, s'en va sans trop savoir où elle dirige ses pas, avec la pensée fixe d'en finir le plus tôt possible elle s'enfoncera en quelque taillis écarté, où elle se donnera la mort.

Elle marche à l'aventure... Soudain elle s'arrête. Elle a reconnu le chemin : il conduit vers le village d'Ars ! Elle y est allée déjà, s'est mêlée à la foule des pèlerins... Elle a gardé souvenance du bon saint si affaibli par les austérités de la pénitence et dont le regard révélait tant de bonté, une si profonde compassion pour les misères humaines.

Fuir ces lieux sanctifiés, parcourus en des temps plus heureux, l'idée n'en vint même pas à la désespérée. Elle arriva dans le village, se glissa une fois de plus dans la foule.

Elle se trouva sur le passage de M. Vianney, le soir, quand, après la prière et le chapelet, il traversait l'étroit espace qui sépare l'église du presbytère.

Le Curé d'Ars ne la connaissait pas ; humainement, il ignorait tout de son fatal projet. Il alla droit à elle.

« Que voulez-vous faire de ce que vous portez sur vous ? lui dit-il à voix basse, Donnez-moi cela ! »

Et, par des détails circonstanciés, il lui prouve qu'il sait tout, et son désespoir et les fautes cachées qui en sont la cause.

Vaincue par l'ascendant surnaturel qui émanait de ce prêtre, elle lui remit sans résistance la fiole meurtrière.

Le lendemain, elle voulut le voir encore. L'homme de Dieu l'encouragea à supporter chrétiennement les humiliations qui résulteraient de sa situation difficile ; il lui traça avec décision et clarté la ligne de conduite qui rendrait plus supportable une existence brisée. « II fit de son mieux pour la réconcilier avec Dieu et avec sa famille. Enfin, de désespérée qu'elle était venue il la renvoya résignée et soumise aux éventualités d'un avenir peu rassurant (2). »

 

(1) Ami intime du saint Curé et maire de la commune pendant quarante et un ans.

(2) Documents Ball, n° 121