II

Monsieur Boin à Saint-Sulpice

 

En 1915 mourait comme un saint qu'il était, au séminaire d'Issy, à Paris, un très vénérable et très vieux Sulpicien qui, dans sa jeunesse, avait reçu les conseils et les encouragements du Curé d'Ars.

Né à Chasselay, dans le Rhône ; le 18 décembre 1831, Vincent Boin, dont un frère plus jeune devait acquérir dans le monde des affaires une belle fortune et une notoriété de bon aloi, était le plus sage, le plus aimable et le plus pieux des enfants de la paroisse ; aussi tout jeune parla-t-il de devenir prêtre.

Il commença ses études au petit séminaire de Largentière. En 1853, il entrait au grand séminaire de Saint-Irénée, à Lyon. En 1855, il recevait, avec les intervalles exigés par le droit, les ordres majeurs du sous-diaconat et du diaconat. Entre temps, l'idée d'appartenir à l'institut des Sulpiciens pour se dévouer à la formation des grands séminaristes était venue à l'esprit de M. l'abbé Vincent Boin. D'ailleurs ses confrères de Saint-Irénée, en s'amusant à fixer l'avenir d'un chacun, le désignaient pour Saint-Sulpice ; c'est que cette vocation convenait merveilleusement à cet amant du silence, de la solitude et des sciences sacrées. M. Boin découvrit enfin à son directeur de conscience, Sulpicien lui-même, ses aspirations intimes. « Oui, répondit le sage confident, vous pouvez faire beaucoup de bien parmi nous. »

 

Cependant, à la veille du sacerdoce, une hésitation envahit cette âme pourtant si vaillante. Pendant l'année 1856, qui fut pour M. Boin celle dite du grand cours, sa santé alla s'affaiblissant, au point de faire craindre une grave fatigue de poitrine. Le directeur lui-même perdait peu à peu de son assurance. II conseilla à son pénitent de bien réfléchir encore : un Sulpicien est, par vocation et destination, l'homme attaché sans fin au séminaire, toujours prêt à recevoir ceux qui veulent recourir à son ministère, voué en même temps à des études ardues et longues qui ne lui permettent point la vie au grand air. Ne serait-ce pas sagesse pour le prêtre de demain de rester dans le clergé paroissial où sa santé se fortifierait sans doute rapidement ?

M. Boin écoutait ces réflexions avec un grand ennui dans le cœur.

Depuis quelques années, sa famille, quittant Chasselay et ses maisons moyenâgeuses, s'était établie dans la banlieue même de Lyon, à ÉculIy, paroisse où de 1815 à 1818, M. Vianney, depuis curé d'Ars, avait été vicaire. Même pendant son vicariat, les gens de cette paroisse le considéraient comme un saint. Après quarante années d'éloignement, beaucoup d'entre eux se rendaient auprès de lui pour réclamer ses lumières.

« Si j'allais l'interroger à mon tour ? dit M. Boin à son directeur.

— Cette pensée, répondit le grave Sulpicien, me semble venir du ciel. Suivez-la, mon enfant. »

 

Peu de temps après son ordination sacerdotale, l'abbé Vincent Boin, maigre, timide, effacé, se mêlait au groupe des hommes qui, dans l'église d'Ars, se préparaient à l'audience du saint. Parvenu enfin à ses genoux :

« Mon Père, commença le jeune prêtre comme pour capter une bienveillance déjà acquise, car le bon saint venait de fixer sur lui son regard pénétrant, un sourire affectueux avait illuminé son visage austère, mon Père, je suis d'Écully, que vous connaissez bien. »

Le Curé d'Ars, à ce rappel de chers et lointains souvenirs, se contenta de relever un peu ses mains qu'il tenait jointes sur sa poitrine.

M. Boin, s'étant confessé, confia au serviteur de Dieu ses désirs et ses craintes. De nouveau, M. Vianney le regarda, et sur un ton d'affectueuse certitude :

« Oui, mon enfant, prononça-t-il, allez à Saint-Sulpice, et vous vivrez... vous vivrez... vous vivrez ! »

 

Tout réconforté par ces paroles qu'il considérait comme prophétiques, en octobre 1856, M. Vincent Boin entrait à la Solitude d'Issy où, pendant une année, il s'initierait à la vie sulpicienne.

Il quitta la Solitude pour aller enseigner la philosophie aux séminaristes de Nantes. Le grand séminaire de cette ville était partagé alors en deux maisons distinctes : l'une destinée aux trois derniers cours et sise rue Saint-Donatien, qui seule portait le nom de grand séminaire ; l'autre sise rue Saint-Clément, à cent mètres de la première, et que l'on appelait communément la Philosophie. C'était une très heureuse fondation d'un prêtre nantais éminent, M. Louis de Courson, qui, supérieur de cette maison à l'âge de vingt-sept ans, deviendrait, à quarante-six, supérieur général de la Compagnie de Saint-Sulpice. À la Philosophie de Nantes, sorte de trait d'union entre le collège et le grand séminaire proprement dit, étaient reçus même de pieux étudiants encore hésitants sur la route à suivre.

 

Ces bons jeunes gens accueillirent M. Boin, si jeune d'aspect lui-même, avec une sympathie marquée. On aurait pu croire que son aspect chétif nuirait à son autorité ; il n'en fut rien : très respecté à cause de sa piété angélique, de sa vive et spirituelle intelligence, très apprécié pour son enseignement si clair, si méthodique, si judicieux, M. Boin se sentit heureux parmi ses philosophes, et il crut pouvoir leur dire que c'était pour longtemps, puisque le saint Curé d'Ars le lui avait annoncé...

Hélas! d'aucuns branlaient la tête : cette petite toux sèche qui trop fréquemment secouait les grêles épaules du jeune professeur ferait sans doute mentir la prophétie. Le docteur de la maison en parut convaincu des premiers. Le second hiver qu'il passa à Nantes parut devoir être fatal à notre professeur de philosophie ; les bronches se prenaient ; un poumon était atteint ; il fallait à M. Boin un climat moins embrumé et moins humide. Un essai au séminaire d'Aix-en-Provence ne donna pas les résultats espérés. Le malade revint à ÉculIy se reposer chez sa mère, veuve depuis vingt-cinq ans bientôt. La convalescence fut extrêmement longue ; de ferventes prières jointes à des soins persévérants eurent raison du mal. En 1865, M. Boin eut la consolation de revenir à sa chère Philosophie de Nantes.

Et c'est là que, de 1896 à 1898, élèves en cette maison bénie, nous eûmes l'avantage de vivre en son rayonnement. Le « bon Père Boin », comme nous l'appelions, avait alors dépassé de beaucoup la soixantaine. Courbé un peu par l'âge, comme ramassé en lui-même, il aimait se joindre à nos groupes joyeux. Plusieurs fois en deux ans, je l'entendis conter ses souvenirs d'Ars. Ses confrères plus jeunes l'engageaient, un peu malgré lui, c'était visible, sur la voie des confidences.

 

« Et c'est tout ce qu'il vous a dit ? » interrogions-nous, curieux de savoir davantage. M. Boin se contentait de répondre : « Qu'il avait donc un bon sourire en me parlant comme il l'a fait ! » Un jour, juste après cette parole, un domestique vint le chercher pour recevoir un fournisseur – M. Boin cumulait alors les fonctions d'économe et de maître des cérémonies.

« J'ai dans l'idée, nous dit l'un des directeurs demeuré avec nous, que le Curé d'Ars lui a prédit autre chose ; à savoir qu'il serait un saint prêtre.

— En tout cas, ajoutâmes-nous, prédit ou non, cela est. »

 

Bien d'autres, autant dire tous, dans le clergé de Nantes, pensaient comme nous. Que de prêtres il confessait ! Comme il les accueillait bien ! Et nous, comme il nous édifiait ! On rapporte du Curé d'Ars que sa seule façon de prononcer le nom de Jésus touchait profondément ses auditeurs ; M. Boin avait en nommant la Sainte Vierge un accent inimitable. C'était l'enfant au cœur d'or parlant de sa Mère. Et il ne donnait pas un sujet d'oraison, n'avait pas un entretien, si court fût-il, où il n'amenât le souvenir de Marie.

Lorsqu'en 1902, il quitta la Philosophie de Nantes pour la Solitude d'Issy, grande fut l'émotion des prêtres de chez nous dont il était le vivant modèle. Il emporta d'unanimes regrets.

Après avoir là-bas gagné tous les cœurs par sa douceur affable, sa charité sans alliage, il s'éteignit à quatre-vingt-quatre ans, ayant réalisé la prophétie du saint Curé d'Ars : « Vous vivrez, vous vivrez, vous vivrez ! »