VIII

« Je vous avais bien dit... »

 

Tout en cultivant la terre, un homme de Boussac dans l'Aveyron, nommé Gaben, priait et réfléchissait, comme l'avait fait jadis Jean-Marie Vianney, berger puis laboureur dans les champs de Dardilly. Complètement illettré, mais très attentif aux enseignements donnés à l'église, notre Aveyronnais, touché de la grâce, songeait que son premier travail était celui de son salut, et il se demandait, ayant ouï parler de certaines communautés où l'on est reçu sans grande instruction pour des occupations moins relevées, s'il ne ferait pas bien d'y entrer. L'ennui, c'est qu'il n'en connaissait aucune.

Il était souvent question à la ferme d'un prêtre qui disait l'avenir. Seulement, il demeurait bien loin : trois ou quatre départements à traverser pour se rendre de Boussac à Ars !

Néanmoins, Gaben prit son courage à deux mains. Un beau jour de 1857, il arriva dans le village d'Ars.

M Vianney accueillit avec une particulière bonté ce cultivateur de trente-six ans venu lui demander le secret de sa vie.

« Entrez, lui dit-il, chez les Pères Lazaristes de Paris. Vous aurez, mon ami, bien de la peine à être accepté. Mais tenez bon et ne vous rebutez point des refus qu'on vous opposera. Vous serez reçu, vous serez reçu... »

 

Dès son retour à Boussac, Gabon communiqua à son propre curé la réponse de ce lointain confrère.

« S'il l'a dit, ça se fera », assura M. le curé de Boussac. Et il écrivit à la maison-mère de la rue de Sèvres, expliquant en toute franchise les lacunes intellectuelles de l'aspirant.

Refus formel de la part des Lazaristes : ils avaient beaucoup de demandes ; un homme de cet âge ne sachant ni A ni B paraissait informable et inutilisable.

« Si l'abbé Vianney n'avait rien dit, confia le curé de Boussac à son paroissien désolé, on en resterait là. Mais revenons à la charge. »

Nouvelle demande. Nouveau refus.

Le Curé d'Ars s'était donc trompé. « On verra bien ! » réitéra le curé de Boussac. Tant qu'à la fin, les supérieurs, touchés des instances du pieux postulant, répondirent qu'il pouvait se présenter à la rue de Sèvres. Il y serait admis comme frère servant.

 

À cette nouvelle, le bon Aveyronnais vend ses biens et, muni de l'argent qu'il en a retiré, se dispose à gagner Paris. Mais il n'a pas oublié son bienfaiteur. Malgré la distance, il reverra M. Vianney.

Le voilà mêlé aux pèlerins qui encombrent l'église. Le saint le discerne dans la foule, l'appelle et, comme l'écrivait M. Ball, « sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche et de proférer la moindre parole, sans connaître humainement les démarches faites, les refus essuyés et enfin l'admission » consentie :

« Ah ! mon enfant, lui souffle-t-il à l'oreille, cette fois-ci vous êtes accepté. Je vous avais bien dit qu'il fallait tenir bon et que vous seriez reçu (1) ! »

 

Cela se passait en juin 1858. Le 19, le brave Gaben entrait au noviciat des Lazaristes. Il devait demeurer trente-trois ans, toute sa vie religieuse, à la maison-mère de la rue de Sèvres qu'il édifia jusqu'à sa mort : 4 mars 1881.

Ses facultés intellectuelles se développèrent peu à peu. Toutefois il n'apprit jamais ni à lire ni à écrire. Que lui importait d'ailleurs, à ce simple et doux Frère Gaben ? Jardinier de la communauté, il lui suffisait de connaître les saisons et d'admirer les fleurs. Il allait, le sarcloir ou l'arrosoir d'une main, son chapelet de l'autre, et puisque le bon Dieu faisait bien pousser en son absence fleurs et légumes, la chapelle n'avait pas un hôte plus assidu.

 

(1) Documents Ball, n° 125