VI

D'une vocation qui allait se perdre

 

La charitable Mme Arthac, mère de M. l'aumônier des Dames de Nazareth à Marseille, donnait volontiers l'hospitalité à des Sœurs quêteuses de passage.

Or, « quelque temps avant la mort du vénérable Curé d'Ars », a écrit M. le chanoine Ball, l'une de ces religieuses raconta son histoire en présence de l'abbé Arthac et de sa mère.

Et voici le récit de la Sœur, tel qu'en prit note aussitôt le prêtre de Marseille :

 

« Je m'ennuyais beaucoup dans mon couvent et la règle de notre institut que je trouvais fort lourde m'était devenue d’une observation presque impossible. Au lieu de lutter courageusement contre cette tentation, je m'y abandonnais avec lâcheté ; si bien que je résolus de quitter ma communauté et de rentrer dans ma famille.

Ce dessein une fois conçu dans mon esprit, voici comment, j'en arrêtai l'exécution. Je savais qu'on ne tarderait pas à m'envoyer faire la quête dans les villes voisines, et, tout naturellement, je me dis : Je sortirai, mais ce sera pour ne plus rentrer.

Effectivement, à quelques jours de là, la porte du couvent s'ouvrit devant moi. J'étais libre !

Mais tout à coup, et simplement sous l'empire d'un sentiment de pure curiosité, il me vint en pensée de ne retourner auprès de mes parents qu'après être allée, comme tant de gens le faisaient alors, voir et entendre le saint Curé d'Ars. Je donnai suite à ma pensée, et je partis.

 

J'arrivai. Et cela commença par un véritable prodige.

Dès que l'omnibus dans lequel je me trouvais s'arrêta devant l'église d'Ars, un religieux – que j'ai su depuis être le Frère Jérôme, sacristain du vénérable Cur頖 un religieux, placé là en observation, s'approcha de moi et me dit :

« Ma Sœur, n'êtes-vous pas de telle communauté ? »

Et sur ma réponse affirmative : « Venez, Monsieur le Curé vous demande et vous attend à la sacristie. »

Plus qu'interdite, troublée au dernier point, je suis mon guide et, toute tremblante, j'arrive devant le saint Curé.

Il jette d'abord sur moi un regard profond empreint d'un mélange de sévérité et de douceur ; puis, sans me laisser proférer une seule parole, il me dit :

« Ma fille, en quittant votre couvent vous avez cédé à une tentation du démon. Vous êtes vraiment appelée à la vie religieuse. Faites votre quête. Rentrez ensuite dans votre communauté, et soyez toujours fidèle à la grâce que vous avez reçue. »

 

Il ne m'en dit pas davantage. Il me bénit et me congédia.

Je n'avais confié mon secret à personne ; ma pensée de quitter le couvent était absolument ignorée de tout le monde : Dieu seul connaissait mon dessein. Aussi, à la révélation qui m'en fut faite par le vénérable Curé d'Ars, et avec des circonstances si inouïes, si extraordinaires, révélation qui ne pouvait être que surnaturelle et divine, me suis-je sentie aussitôt toute changée et comme retournée en moi-même.

La paix rentra dans mon cœur, et depuis je ne l'ai plus perdue (1). »

 

(1) Documents Ball, n° 130