III

Le bonheur de Françoise

 

« M. Pierre pontet est mort, en 1905, à l'âge de quatre-vingts ans. Sa femme, née Françoise Barras, est morte à soixante-seize ans, un mois après son mari.

Ils habitaient Ronno, dans le département du Rhône et l'arrondissement de Villefranche-sur-Saône.

Ils eurent quatorze enfants.

Mlle Maria Pontet, qui me raconte le trait qui va suivre, est le numéro 13. Elle a cinquante-six ans. »

 

Ainsi débutent les notes alertes prises par Mgr Convert en son presbytère d'Ars, le 23 mai 1931, vigile de la Pentecôte.

 

Cela se passait vers 1853.

Françoise Barras, la future madame Pierre Pontet, allait vers ses vingt-quatre printemps. Ses parents ne désiraient nullement la laisser coiffer sainte Catherine. D'ailleurs, le père Barras avait trouvé un parti pour sa fille : un nommé Marquis, de famille aisée ; seulement, voilà ! Françoise en préférait un autre. D'où des récriminations sans fin.

« Comment, objectait le père, tu épouserais ce Pontet qui n'a rien ?... C'est de la misère pour toute l'existence !

— Mais, papa, puisque nous nous convenons !

— N'importe ! Tu te marieras avec Marquis.

— Que voulez-vous ? répliquait Françoise, Marquis a beau posséder quelque chose, c'est un parti qui ne me dit rien.

— Il me dit, à moi !... »

 

Le débat s'éterniserait.

 

« Eh bien, prononça un jour la mère Barras qui, en l'occurrence, fit preuve d'une grande sagesse, puisque nous ne pouvons tomber d'accord, allons trouver le Curé d'Ars.

— Ah ! gémit Françoise, s'il allait me dire d'épouser Marquis !...

— Mais, petite sotte, rétorqua la mère, tu sais assez que le Curé d'Ars est un saint ; il ne te fera donc connaître que la volonté de Dieu.

— En tout cas, ronchonnait Françoise, encore boudeuse, s'il ne veut pas que je me marie avec Pierre Pontet, là !... je resterai vieille fille.

—.A ta guise, mon enfant ! », conclut en souriant la mère Barras.

Elle aimait beaucoup sa Françoise et réellement elle ne désirait que la rendre heureuse.

 

Peu de jours après cette scène de famille, la fille et la mère partaient pour Ars.

Des hautes collines où se cache Ronno il faut voyager quelque temps pour atteindre le vallon, toujours verdoyant, où coule le Fontblin. Mmne Barras eut donc tout le loisir de conter à Françoise les deux ou trois pèlerinages qu'elle avait déjà faits au village d'Ars. Ah ! comme le bon saint Curé l'avait bien reçue, toujours ! Comme il l'avait consolée paternellement dans ses peines ; car il n'y avait pas à cacher cela entre mère et fille : des peines, assurément on en avait : le père Barras avait son petit caractère ; la mère Barras et sa fille avaient chacune le leur. Et alors, quelquefois...

Enfin une tour carrée se montra sur la pente du coteau, au-dessus de quelques toits paysans. C'était là que les deux voyageuses verraient l'illustre serviteur de Dieu. Elles ne parlèrent plus que de lui, et de ses pénitences, et de ses miracles, et des foules qui allaient vers lui nuit et jour. La mère Barras était toute fière de penser que le Curé d'Ars la reconnaîtrait du premier coup d'œil au milieu de cette multitude !

 

Elles entrèrent prier à l'église. Elles en sortirent après le catéchisme de onze heures pour se placer sur le passage du saint, entre son église et sa cure. Elles revinrent en ce même endroit pour recevoir sa bénédiction quand il quitta son presbytère et se rendit à l'orphelinat de la Providence. Quand, de l'orphelinat, il regagna l'église, Mme Barras et sa fille étaient là encore.

Or, à chaque fois, il ne parut pas même soupçonner leur présence. Mme Barras, mortifiée, déçue, en conçut un profond chagrin. Enfin, elle put l'atteindre à la sacristie, le lendemain matin, dans le temps qu'il bénissait des médailles et signait des images de piété.

Elle commença son histoire, que le saint arrêta d'un mot :

« Je n'ai pas le temps, ma bonne.

– Mais, mon Père, s'écria la visiteuse, cette fois-ci ce n'est pas pour moi !... C'est pour notre pauvre Françoise... »

Elle pleurait. Avec commisération, le saint écouta. Pontet... Marquis... Marquis, Pontet... Quand ces deux noms-là furent revenus vingt fois dans le récit :

« Laissez Françoise agir comme elle veut, trancha M. Vianney. Elle ne se trompe pas, c'est bien avec Pierre Pontet qu'elle doit être. »

La mère et la fille, tout à fait pacifiées, regagnèrent Ronno. Elles notifièrent la décision du Curé d'Ars au père Barras, qui, au grand étonnement de tous, l'accepta en silence, avec une entière soumission, malgré sa violence ordinaire et son autoritarisme qui ne souffrait pas de contradiction.

Françoise Barras épousa Pierre Pontet. Laborieux, économe, bon chrétien, Pierre rendrait sa femme heureuse.