IX

« Ne faites pas trop attendre Joseph »

 

M. le chanoine Messire, ancien curé de Sainte-Blandine de Lyon, laissa parler ses souvenirs.

 

« Un jour, il fut question de saint Jean-Marie Vianney entre le R. P. Guinet et votre serviteur.

« Si je suis au monde, me déclara le digne provincial des Oblats de Marie-Immaculée, c'est grâce au Curé d'Ars.

— Oh ! contez-moi cela. »

 

Et il me narra aimablement, comme il savait le faire, cette peu banale histoire :

Mon grand-père avait deux filles. L'une voulait se faire religieuse, et l'autre se marier. Les parents n'allaient point contre. Toutefois, le grand-père jugea bon de conduire ces deux jeunesses au saint d'Ars afin d'être fixé définitivement sur leur vocation.

Consulter M. Vianney, le Voyant qui lisait dans les cœurs et dans l'avenir, ne présentait en de telles conditions rien d'effrayant ni même d'inquiétant. Aussi le voyage fut-il joyeux.

Nos pèlerins eurent la chance de pouvoir parler au serviteur de Dieu dans son passage entre l'église et le presbytère.

Après avoir levé les yeux au ciel et prié quelques instants, il dit à celle qui voulait se faire religieuse : « Votre vocation à vous est de vous marier. » Et à celle qui voulait se marier : « Votre vocation est d'être religieuse ». Puis il s'éloigna.

 

Médusées par des décisions si inattendues, les deux jeunes filles n'avaient pas osé en demander plus long. Elles repartirent d'Ars troublées et vexées. Elles devaient rester pendant un an dans une incertitude incroyable.

Enfin, leur père, bien ennuyé lui aussi, leur dit : « Retournez donc trouver le Curé d'Ars. S'il s'était trompé !... » Ce qui fut dit fut fait.

 

Arrivées dans l'église où se pressait la foule, les deux sœurs virent bientôt le saint Curé paraître à l'entrée de la chapelle Saint-Jean-Baptiste. Il leur faisait signe d'approcher.

Il ne les avait vues qu'une fois l'année précédente. Immédiatement, à celle qui devait se marier il dit de nouveau : « Votre vocation est de vous faire religieuse. » Et à celle qui voulait toujours se faire religieuse : « Votre vocation est de vous marier. C'est la volonté de Dieu. »

Puis, souriant, il lui glissa à l'oreille : « Ne faites pas trop attendre Joseph ».

Jamais il n'avait été question en sa présence de cet hypothétique Joseph.

 

Le calme était revenu dans l'âme des deux sœurs. Elles suivirent à la lettre les conseils de M. Vianney. L'ex-fiancée devint religieuse. L'ancienne aspirante au cloître, demandée en mariage par Joseph Guinet, l'épousa bientôt.

 

Eh bien, je suis le seizième enfant du candidat du Curé d'Ars et de cette femme, conclut le R. P. Guinet. Et ç'aurait été grand dommage qu'elle n'eût pas suivi les conseils du serviteur de Dieu ! »