IV

L'estropié et ses parents

 

Un jour de 1871 ou de 1872, M. l'abbé Morin, jeune prêtre – il deviendrait curé de Lavigny, dans le Jura – se trouvait dans sa famille. Il visitait avec son père un bien patrimonial, lorsque passa près d'eux un habitant d'une commune voisine que M. Morin père avait un peu perdu de vue, ne l'ayant pas rencontré depuis des années. Les deux hommes se saluèrent et, en présence de l'abbé, se mirent à évoquer quelques souvenirs de jeunesse.

« Mais, interrogea M. Morin père, qu'est donc devenu votre frère ?... L'infirme, vous savez... Va-t-il mieux ?

— Ah ! oui, mon frère l'estropié, répondit l'autre qui semblait regarder des choses lointaines, celui qui se traînait sur ses béquilles ?... Il ne va pas mal, Dieu merci. Il y a beau temps qu'il travaille comme vous et moi. Il est guéri, savez-vous ?

— Guéri ! se récria M. Morin. Il paraissait pourtant tout à fait incurable.

— C'est vrai, et il n'y avait pas eu besoin des médecins pour nous l'apprendre... Mais voilà, il y a quelqu'un là-haut qui en sait plus long qu'eux tous.

— Il y a eu miracle ? demanda M. Morin père, ébahi.

— Oui, aussi vrai que je vous vois. Quand il eut appris qu'il y avait à Ars un saint prêtre à qui allaient bien portants et malades, notre malheureux estropié voulut y aller lui aussi.

 

« À quoi cela te servira-t-il, mon pauvre enfant ? lui dirent mon père et ma mère que la religion n'inquiétait qu'assez peu. Ce sera de l'argent dépensé, et tu reviendras encore plus découragé. »

Il insista tellement que, pour avoir la paix, mes parents le laissèrent aller.

Il revint d'Ars, estropié comme auparavant. Mais heureux, heureux !

« Qu'as-tu à rire comme ça ? » lui dit-on à la maison. Lui, il raconta son pèlerinage.

« Eh bien, dès que je me suis présenté au saint Curé, il n'a pas même regardé mes jambes. Il m'a dit à brûle-pourpoint : —- Ah ! mon enfant, vous venez demander la guérison de votre corps. Vous feriez bien mieux de demander la guérison de l'âme de vos parents.

— Tu lui avais donc déjà parlé ? questionnèrent-ils.

— Point du tout. Et il a ajouté : — Mais enfin, vous, mon enfant, vous guérirez : dans trois mois vous quitterez vos béquilles. »

 

Un sourire d'incrédulité fut la réponse de mes parents à cette annonce incroyable.

Mais le grand saint d'Ars avait vu clair dans l'avenir. Trois mois après son pèlerinage, un beau matin, mon frère put se lever tout seul et marcher sans ses béquilles. Il ne devait jamais les reprendre.

— Et vos parents ? ne put s'empêcher de demander M. l'abbé Morin.

— Mes parents n'avaient plus qu'une chose à faire après avoir vu passer sous leur toit la main de Dieu : ils se convertirent (1). »

 

(1) D'après le n° 158 des documents Ball qui relatent le témoignage de M. l'abbé Morin.