VII

Comme à cache-cache

 

En juin 1855, M. Guyot, de Lyon, fit le pèlerinage d'Ars avec sa fille Francia. Celle-ci « désirait ardemment parler à M. Vianney ». – Ainsi s'exprime M. le chanoine Ball. – Les deux voyageurs n'avaient, semble-t-il, qu'une idée bien vague des foules qui assiégeaient l'église du saint ; car ils avaient pensé pouvoir aborder rapidement le serviteur de Dieu et revenir à Lyon le jour même. « Tant pis ! déclara M. Guyot à sa fille en voyant tant de monde, je ne te laisserai pas seule ici. Nous nous résignerons à repartir ce soir sans que tu aies vu M. Vianney. » Et Francia fut bien désolée de la décision paternelle.

 

Nos deux voyageurs attrapèrent ce qu'ils purent du catéchisme de onze heures. Mais, placés dans le vestibule, le long de l'escalier qui monte au clocher, ils eurent la bonne fortune de se trouver, en sortant, tout à côté de l'ancien presbytère.

« En traversant la masse compacte qui encombrait son chemin, M. Vianney passa devant Mlle Francia, jeta sur elle un regard profond et, bien qu'il ne l'eût jamais vue encore, il lui dit : « Mon enfant, je vous parlerai aujourd'hui ». Puis il rentra en son presbytère.

Mais comment cette promesse se réaliserait-elle avant le départ de la dernière voiture ? « Les abords du confessionnal étaient bondés de pénitents, dont un certain nombre attendaient depuis plusieurs jours, sans avoir pu se confesser. Humainement, nul espoir possible d'aborder M le Curé ce jour-là... » Et les aiguilles tournaient au cadran du clocher !

 

À ce moment de l'après-midi, le saint confessait les femmes dans la chapelle de Saint-Jean-Baptiste. Soudain, il paraît, traverse la foule et, passant auprès de Mlle Guyot, il lui adresse de nouveau la parole : « Mon enfant, allez auprès du confessionnal qui est derrière l'autel. C'est là que je vais vous entendre. »

Il y avait en effet, derrière le maître-autel, un confessionnal – celui qui est conservé aujourd'hui encore au rez-de-chaussée de la vieille cure – Il servait d'ordinaire à la confession des hommes qui se mettaient, pour attendre, dans le chœur même ou aux abords de la sacristie. À l'instant où Mlle Guyot reçut avis de s'y rendre, le chœur était vide de pèlerins.

Dès que les pénitentes, entassées sous le clocher, virent l'homme de Dieu se diriger vers le maître-autel, elles se précipitèrent après lui et encombrèrent aussitôt tout le chœur. Quant à M. et Mlle Guyot, rapporte le chanoine Ball, moins osés que les autres et moins habitués aux empressements qui se manifestaient autour du saint confesseur, ils durent se contenter de rester au dernier rang à l'entrée du chœur. De nouveau, l’approche du vénérable Curé ne leur paraissait pas possible, « humainement ».

 

Patient – combien ! – M. Vianney se mit à entendre une ou deux des pénitentes qui se présentèrent. Cependant, il tira le rideau de son confessionnal et fit signe aux personnes les plus proches que ce n'était pas à elles, mais à quelqu'un de plus éloigné qu'il réservait son ministère.

« Laissez-moi, commanda-t-il, laissez-moi venir cette enfant qui est là-bas... là-bas. »

Le chœur de la vieille église avait été agrandi par M. Vianney lui-même et égalait la nef en profondeur. La jeune fille était donc bien « là-bas » ; mais d'où il était, caché derrière l'autel, le saint ne pouvait l'apercevoir. À sa parole impérieuse, les rangs s'ouvrirent, juste assez pour livrer passage à Mlle Guyot, qui s'agenouilla au confessionnal.

L'absolution donnée, le serviteur de Dieu lui donna un ordre à son tour :

« Allez, mon enfant, allez trouver votre père que vous trouverez à droite, derrière tout le monde. »

Or, note encore le chanoine Ball, « M. Guyot avait été laissé à gauche par sa fille, et il était impossible à M. Vianney, du confessionnal d'où il n'avait pas bougé, de voir ni la droite, ni la gauche, où s'était placé successivement M. Guyot pendant la confession de sa fille, et celle-ci ne croyait pas avoir parlé de son père au vénérable Curé.

« Elle va néanmoins au lieu qu'il a désigné, lieu opposé à celui où elle le croyait encore. Elle l'y trouve réellement comme le saint prêtre venait de le lui dire, mais non sans en être étonnamment émerveillée et non sans y voir expressément un fait de l'ordre surnaturel (1). »

 

(1) Documents, n° 118