18me DIMANCHE APRéS LA PENTECïTE

(TREIZIéME SERMON)

Sur l'Envie

 

 

Ut quid cogitatis mala in cordibus vestris

Pourquoi avez-vous de mauvaises pensŽes dans vos cÏurs ?
(S. Matth
., ix, 4.)

 

Non, M.F., il n'y a rien de si saint ni de si parfait que les mŽchants ne bl‰ment et ne condamnent ; ils corrompent, par la malignitŽ de leur envie, les plus belles vertus des hommes, et rŽpandent le poison de leurs mŽdisances et de leurs jugements tŽmŽraires sur les meilleures actions du prochain. Ils sont semblables aux serpents qui ne se nourrissent des fleurs que pour en faire la matire de leur venin. Ce qu'ils ha•ssent dans leurs frres, nous dit saint GrŽgoire le Grand, ce sont les plus belles qualitŽs ; et par lˆ, ils semblent reprocher au bon Dieu le bien qu'il leur fait. Pourquoi les Juifs ont-ils si fort dŽclamŽ contre JŽsus-Christ, ce tendre et aimable Sauveur, qui ne venait au milieu d'eux que pour les sauver ? Pourquoi se sont-ils si souvent assemblŽs, tant™t pour le prŽcipiter du haut de la montagne [1] , tant™t pour le lapider [2] , et d'autres fois pour le faire mourir [3]  ? N'est-ce pas parce que sa vie sainte et exem­plaire condamna leur vie orgueilleuse et criminelle, et qu'elle Žtait comme un bourreau secret qui les torturait ? N'est-ce pas encore parce que ses miracles attiraient le peuple ˆ sa suite, et parce que celui-ci semblait laisser de c™tŽ ces impies ? Etant dŽvorŽs par une rage intŽrieure ; ne pouvant plus y tenir : Qu'avons-nous ˆ dŽlibŽrer, s'Žcriaient-ils, qu'attendons-nous ? Il faut, ˆ quel prix que ce soit, nous en dŽfaire. Ne voyez-vous pas qu'il Žtonne le monde par la grandeur de ses prodiges Ne faites-vous pas attention que tous courent aprs lui et nous abandonnent ? Faisons-le mourir : il n'y a pas d'autre moyen de nous en dŽlivrer [4] . HŽlas ! M.F., quelle passion est comparable ˆ celle de l'envie ? Toutes les belles qualitŽs et tous les beaux traits de bontŽ que ces Juifs voyaient briller dans la conduite de JŽsus-Christ auraient dž les rŽjouir et les consoler ; mais non, l'envie qui les dŽvore est cause qu'ils en sont affligŽs ; ce qui devrait les convertir devient la matire de leur envie et de leur jalousie. On prŽsente ˆ JŽsus-Christ un paralytique couchŽ dans son lit [5] . Ce tendre Sauveur le regarde et le guŽrit, en lui disant avec bontŽ : Ç Mon fils, ayez confiance, vos pŽchŽs vous sont remis. Allez, prenez votre lit, marchez. È Tout autre que les pharisiens aurait ŽtŽ pŽnŽtrŽ de reconnaissance, et se serait empressŽ d'aller publier partout la grandeur de ce miracle ; mais non, ils Žtaient si endurcis qu'ils en prirent occasion de le dŽcrier, de le traiter de blasphŽmateur. C'est ainsi, M.F., que l'envie empoisonne les meilleures actions. Ah ! si du moins ce maudit pŽchŽ Žtait mort avec les pharisiens ! mais, au contraire, il a poussŽ des racines si profondes qu'on le trouve dans tous les Žtats et dans tous les ‰ges. Pour vous donner une idŽe de la bassesse de celui qui se livre ˆ ce pŽchŽ, je vais vous montrer : 1¡ que rien n'est plus odieux, et cependant rien n'est plus commun que ce pŽchŽ ; 2¡ qu'il n'y a rien de dangereux pour le salut comme l'envie, et que, pourtant, il n'est point de pŽchŽ dont on se corrige moins.

 

I. – Avant de vous montrer, M.F., combien ce pŽchŽ avilit et dŽgrade celui qui le commet, et combien le bon Dieu l'a en horreur, je veux vous faire comprendre, autant que je le pourrai, ce qu'est le pŽchŽ d'envie. Ce maudit pŽchŽ, saint Thomas l'appelle un chagrin et une tristesse mortels, que nous ressentons dans notre cÏur, au sujet des bienfaits que Dieu daigne rŽpandre sur notre prochain. C'est encore, nous dit-il, un malin plaisir que nous Žprouvons quand notre prochain essuie quelque perte ou quelque disgr‰ce [6] . Je suis sžr, M.F., que ce simple exposŽ commence dŽjˆ ˆ vous faire sentir combien ce pŽchŽ est odieux, non seulement ˆ Dieu, mais encore ˆ toute personne qui n'en est pas dŽvorŽe.

Peut-on trouver une passion plus aveugle que celle qui consiste ˆ s'affliger du bonheur de ses frres, et ˆ se rŽjouir de leur malheur ? Voilˆ prŽcisŽment ce qu'on appelle pŽchŽ d'envie, pŽchŽ si odieux qu'il renfermŽ tout ˆ la fois une l‰chetŽ, une cruautŽ et une secrte perfidie. Pourriez-vous, M.F., vous en former une idŽe ? vous le reprŽsenter tel qu'il est ? Non, vous ne le pourrez jamais. Cela est surtout impossible ˆ ceux qui le commettent, tant il les aveugle. Dites-moi, pourquoi tes-vous f‰chŽ de ce que votre voisin rŽussit mieux que vous dans ses affaires ? IL ne vous empche pas de faire ce que vous pouvez pour rŽussir aussi bien et mme mieux que lui. Vous vous affligez de ce qu'il a plus de talent et plus d'esprit que vous ; mais il ne vous ™te pas ce que vous avez. Vous voyez avec peine qu'il augmente ses biens ; mais cette augmentation ne diminue pas les v™tres. Vous vous chagrinez de ce qu'il est aimŽ et estimŽ ; mais il ne vous prend pas l'amour ni l'estime que l'on a pour vous  Vous tes fatiguŽ de voir une personne plus sage ; eh ! qui vous empche de l'tre encore plus qu'elle, si vous voulez ? Le bon Dieu ne vous donnera-t-il pas sa gr‰ce autant qu'il vous est nŽcessaire ? D'autres fois, au contraire, vous vous rŽjouissez quand votre prochain Žprouve quelque perte de biens, ou que l'on flŽtrit un peu sa rŽputation ; mais ses disgr‰ces et ses misres ne vous donnent rien. Voyez-vous, M.F., combien cette passion aveugle celui qui s'y abandonne.

Il n'en est pas de ce pŽchŽ comme des autres : un voleur, par exemple, en prenant, Žprouve un certain plaisir ˆ possŽder ce qu'il a pris ; un impudique qui se livre ˆ ses turpitudes gožte une jouissance d'un moment, quoique les remords suivent de bien prs ; un ivrogne Žprouve une satisfaction dans le moment o le vin passe du verre dans son estomac ; un vindicatif croit Žprouver une joie dans l'instant o il se venge ; mais un envieux ou un jaloux n'a rien qui le dŽdommage. Son pŽchŽ est semblable ˆ une vipre, qui engendre dans son sein les petits qui la feront pŽrir. Ah ! maudit pŽchŽ, quelle guerre cruelle et intestine ne fais-tu pas ˆ celui qui a le malheur de t'avoir engendrŽ !

Mais, me direz-vous peut-tre, en quel lieu ce pŽchŽ a-t-il ŽtŽ commis pour la premire fois ? – HŽlas ! il a commencŽ dans le ciel. Les anges, qui Žtaient les plus belles crŽatures de Dieu, devinrent jaloux et envieux de la gloire de leur CrŽateur, et voulurent, s'attribuer ˆ eux mmes ce qui n'Žtait dž qu'ˆ Dieu seul ; et ce pŽchŽ d'envie fut la cause que le Seigneur creusa un enfer, pour y prŽcipiter cette multitude infinie d'anges qui sont maintenant les dŽmons. De lˆ, le pŽchŽ d'envie descendit sur la terre, et alla prendre racine dans le paradis, terrestre ; c'est donc vŽritablement par l'envie que le pŽchŽ est entrŽ dans le monde. Le dŽmon qui, par son envie, avait dŽjˆ perdu le ciel, ne pouvant souffrir que l'homme, qui lui Žtait trs infŽrieur par sa crŽation, fit si heureux dans le paradis terrestre, voulut essayer de l'entra”ner dans son malheur. HŽlas ! il ne rŽussit que, trop bien. S'adressant ˆ la femme comme ˆ la plus faible, il fit briller ˆ ses yeux les grandes connaissances qu'elle aurait de plus, si elle mangeait le fruit que le Seigneur lui avait dŽfendu de manger [7] . Elle se laissa tenter et tromper, et porta son mari ˆ faire de mme. Cette faute leur cožta bien cher ; ds cet instant, ils furent condamnŽs ˆ la mort : ce qui est la punition la plus humiliante, l'homme Žtant crŽŽ pour ne mourir jamais.

Depuis, ce pŽchŽ a fait dans le monde les plus effroyables ravages. Le premier meurtre qui se commit eut l'envie pour cause. Pourquoi, nous dit saint Jean [8] , Ca•n tua-t-il son frre Abel ? C'est parce que les actions de Ca•n Žtaient mauvaises, et il s'attirait la haine de Dieu et des hommes ; tandis que son frre Žtant bon, Žtait aimŽ de Dieu et des hommes, et ses bonnes actions devenaient pour Ca•n un reproche continuel. Mais l'envie dont il Žtait dŽvorŽ ne se renferma pas seulement dans son ‰me. Elle se manifesta sur son visage par la grande tristesse qu'il faisait para”tre. Aussi le Seigneur, nous dit la sainte ƒcriture, ne regarda ni Ca•n ni son offrande [9] . Alors il se dit en lui-mme : Mon frre est aimŽ de tout le monde ; il est cause que je suis mŽprisŽ. Il faut que je me venge de ce mŽpris, il faut que je le tue de mes propres mains, et que j'™te de devant mes yeux un objet qui m'est insupportable. – Ç Allons, mon frre, lui dit ce malheureux envieux, allons nous promener dans les champs. È Le pauvre innocent le suit, sans savoir qu'il va tre son bourreau. Ds qu'ils sont dans les champs, Ca•n le frappe, le blesse et le tue. Abel tombe ˆ ses pieds baignŽ dans son sang. Bien loin d'tre saisi d'horreur d'un tel crime, Ca•n au contraire s'en rŽjouit, au moins pour le moment ; car son pŽchŽ ne tardera pas ˆ devenir son bourreau.

Voyez encore EsaŸ, que l'envie dŽvore. Comme Ca•n, il veut aussi tuer son frre Jacob, ˆ cause de la bŽnŽdiction que celui-ci a reue de son pre. Il se dit en lui-mme : Ç Le temps de la mort de mon pre viendra bien ; alors je me vengerai, je le tuerai [10] . È Le pauvre Jacob est obligŽ, pour Žviter la mort, de fuir chez son oncle Laban, o il resta longtemps sans revenir, dans la crainte d'tre encore exposŽ ˆ l'envie de son propre frre. Ce fut aussi l'envie qui anima les frres de Joseph contre lui, jusqu'ˆ vouloir lui ™ter la vie [11] . Mon-Dieu ! que cette passion est aveugle ! Joseph rapporta ˆ ses frres un songŽ qu'il avait eu, et qui semblait l'Žlever au-dessus d'eux. Ils rŽsolurent ds lors de le tuer : car sa vie innocente et agrŽable ˆ Dieu condamnait leur vie criminelle. De mme, SaŸl dŽvorŽ d'envie contre David, auquel on donnait plus d'Žloges qu'ˆ lui-mme, lui tendit toute sorte de piges pour le faire pŽrir, et ne put point avoir de repos jusqu'ˆ la mort [12] .

Ah ! M.F., que nous devons prendre garde de ne point laisser na”tre cette passion dans nos cÏurs ; car une fois qu'elle a pris racine, il est difficile de la dŽtruire ! En voici un exemple bien frappant, rapportŽ dans l'histoire de l'abbŽ Paphnuce [13] . Ses vertus Žtaient si Žclatantes, qu'il Žtait un objet d'admiration pour tous ceux qui avaient le bonheur de le conna”tre : Dans le mme monastre vivait un autre religieux, tellement jaloux d'une si grande rŽputation, qu'il prit la rŽsolution de faire tout ce qu'il pourrait pour le dŽcrier. Un dimanche, cet envieux entra secrtement dans la cellule de saint Paphnuce, qui assistait en ce moment ˆ la sainte Messe, et ayant cachŽ son livre sous un petit tas de bois, s'en alla avec les autres ˆ l'Žglise. Il vint porter ses plaintes au supŽrieur, et assurer, devant tout le monde ; qu'on lui avait volŽ son livre. Le supŽrieur ordonna, qu'aucun des religieux ne sortit de l'Žglise ; aprs quoi, il envoya trois anciens, qui parcoururent toutes les cellules, et trouvrent ce livre dans la cellule de saint Paphnuce. A leur retour, ils le montrrent ˆ tout le monde, disant qu'ils l'avaient trouvŽ dans la cellule de Paphnuce. Celui-ci, quoique sa conscience fžt en sžretŽ, ne chercha nullement ˆ se justifier ; de peur que, s'il le niait, on ne le cržt coupable de mensonge. Personne, en effet, ne pouvait croire autre chose en cela, que ce qu'il avait vu de ses yeux. Ce pauvre jeune homme se contenta d'offrir ses larmes au bon Dieu, et s'humilia profondŽment devant tout le monde, comme s'il ežt ŽtŽ vŽritablement coupable. Il passa presque deux semaines ˆ ježner, pour demander au bon Dieu la gr‰ce de bien souffrir cette Žpreuve pour son amour. TŽmoin de la joie de son serviteur, Dieu ne tarda pas ˆ faire conna”tre la vŽritŽ. Afin de rŽvŽler l'innocence de son disciple, qui soutenait avec tant de calme la noire calomnie que l'envie lui avait attirŽe, il permit, par un terrible jugement, que l'auteur, d'un si grand crime fžt possŽdŽ du dŽmon, et forcŽ d'avouer ce crime d'envie en prŽsence de tous les religieux. Cet esprit impur l'attaqua si violemment, et le tourmenta avec tant d'opini‰tretŽ, qu'aucun saint du dŽsert ne fut capable de le chasser. Ce malheureux envieux fut enfin forcŽ d'avouer son imposture, et de proclamer que Paphnuce Žtait un saint et pouvait seul le dŽlivrer ; il ajouta que le dŽmon ne l'avait possŽdŽ qu'en punition de ce qu'il avait voulu faire passer ce saint pour un hypocrite. Il lui demanda bien pardon, le conjurant d'avoir pitiŽ de lui. Comme tous les saints, Paphnuce, sans fiel et sans ressentiment, s'approcha du coupable, et commanda au dŽmon de le quitter ; ce qu'il fit sur le champ.

HŽlas ! dit saint Ambroise, qu'ils sont-nombreux dans le monde les envieux qui sont f‰chŽs de ce que le bon Dieu bŽnit leurs frres ! Selon le saint homme Job, la colre fait mourir l'insensŽ, et l'envie fait mourir les petits esprits [14] . En effet, M.F., n'est-ce pas avoir un bien petit esprit d'tre f‰chŽ de ce qu'un voisin, et peut-tre mme un frre ou une sÏur, est heureux, de ce qu'il fait bien ses affaires, de ce qu'il est aimŽ et de ce qu'il est bŽni du bon Dieu ? Oui, mes enfants, nous dit saint GrŽgoire le Grand, il faut avoir un esprit bien faible pour se laisser tyranniser par une passion si dŽshonorante et si ŽloignŽe de la charitŽ. Un chrŽtien ne doit-il pas se rŽjouir de voir son prochain heureux ? Dites-moi, M.F., peut-on concevoir quelque chose de plus odieux que d'tre f‰chŽ du bonheur de son voisin, et se rŽjouir de ses peines ? Aussi voyons-nous que celui qui est atteint d'une passion si basse et si indigne d'une crŽature raisonnable, a bien soin de la cacher autant qu'il le peut. Il t‰che de l'envelopper de mille prŽtextes, afin de faire croire qu'il n'agit que pour le bien. Quelle criminelle l‰chetŽ ! ætre dŽvorŽ de chagrin de ce que le bon Dieu comble de biens ceux qui le mŽritent beaucoup mieux que nous !...

Un envieux n'a pas un moment de repos. Sur qui l'envieux rŽpand-il son Žcume venimeuse ? C'est, ou sur son ennemi, ou sur son ami, ou enfin sur une personne qui lui est indiffŽrente. 1¡ Si c'est sur un ennemi, l'envieux sait bien que non seulement il ne doit pas lui souhaiter de mal ; mais que JŽsus-Christ lui commande de l'aimer comme lui-mme, de lui faire du bien et de prier pour lui [15]  ; afin que le bon Dieu le bŽnisse dans ses biens spirituels ou temporels. Mais, dites-vous, c'est que l'on m'a fait du mal, c'est que l'on m'a dit quelque chose qui ne m'a pas convenu. Soit, mais par lˆ mme vous montrez une l‰chetŽ affreuse ; vous n'avez pas le courage de faire ce que tant de saints ont fait avec la gr‰ce divine. 2¡ S'il s'agit d'un ami, vous lui faites bon semblant quand vous le voyez, vous lui parlez comme si vous lui souhaitiez toutes sortes de biens, et dans votre cÏur vous voudriez qu'il fžt malheureux, que le bon Dieu l'abandonn‰t, le rŽduis”t ˆ la misre, ou bien qu'il dev”nt un objet de mŽpris aux yeux du monde : quelle perfidie, quelle cruautŽ ! Il vous ouvre son cÏur, tandis que vous vomissez sur lui le venin de votre envie. Que penseriez-vous d'une personne qui se comporterait de cette manire ˆ votre Žgard ? Si vous voyiez le fond de son cÏur, vous en seriez indignŽ, vous diriez en vous-mme : voilˆ un l‰che, un perfide, un mŽchant, qui, en me parlant, me fait bonne gr‰ce, et semble me souhaiter toutes sortes de biens ; tandis que, dans son cÏur, il voudrait me voir le plus malheureux des hommes. Est-il une passion plus mŽchante que celle-lˆ ? 3¡ Mais il s'agit d'une personne indiffŽrente. Que vous a-t-elle fait pour s'attirer le venin de votre fiel ? Pourquoi vous affliger de ce qu'elle est heureuse, ou vous rŽjouir de ce qu'il lui arrive quelque disgr‰ce ? Que cette passion de l'envie est cruelle, M.F., et qu'elle est aveugle ! Comme hommes, vous le savez, M.F., nous devons avoir de l'humanitŽ les uns pour les autres ; mais un envieux au contraire voudrait, s'il le pouvait, dŽtruire ce qu'il aperoit de bien dans son prochain. Comme chrŽtiens, vous le savez aussi, nous devons avoir une charitŽ sans bornes pour nos frres. Nous avons vu des saints, qui, non contents de donner tout ce qu'ils avaient pour racheter leurs frres, se sont encore donnŽs eux-mmes. Mo•se consentait ˆ se laisser effacer du livre de vie pour sauver son peuple, c'est-ˆ-dire pour obtenir son pardon du Seigneur [16] . Saint Paul nous dit qu'il donnerait mille fois sa vie pour sauver l'‰me de ses frres [17] . Mais un envieux est bien ŽloignŽ de toutes ces vertus, qui font le plus bel ornement d'un chrŽtien. Il voudrait voir son frre se ruiner. Chaque trait de la bontŽ de Dieu envers son prochain est un coup de lance qui lui perce le cÏur et le fait mourir secrtement. Puisque Ç nous sommes tous un mme corps È dont JŽsus-Christ est le chef [18] , nous devons faire para”tre en tout l'union, la charitŽ, l'amour et le zle. Pour nous rendre heureux les uns les autres, nous devons nous rŽjouir, comme nous dit saint Paul, du bonheur de nos frres, et nous affliger, avec eux quand ils ont quelques peines [19] . Loin d'avoir ces sentiments, l'envieux ne cesse de lancer des mŽdisances et des calomnies contre son voisin. Il semble par lˆ se soulager, et adoucir un peu son chagrin.

HŽlas ! nous n'avons pas dit assez encore. C'est ce vice redoutable qui renverse les rois et les empereurs de leur tr™ne. Pourquoi, M.F., parmi ces rois, ces empereurs, ces hommes qui occupent les premires places, les uns sont-ils chassŽs, les autres empoisonnŽs, d'autres poignardŽs. Ce n'est que pour rŽgner ˆ leur place. Ce n'est pas le pain, ni le vin, ni le logement qui manquent aux auteurs de ces crimes. Non, sans doute ; mais c'est l'envie qui les dŽvore. D'autre part, voyez un marchand, il voudrait avoir toutes les pratiques, et les autres point. Si quelqu'un le quitte pour aller ailleurs, il t‰chera de dire autant de mal qu'il pourra soit de la personne du marchand, soit de la marchandise. Il prendra tous les moyens possibles pour lui faire perdre sa rŽputation, en disant que sa marchandise n'est pas si bonne que la sienne, ou qu'il ne fait pas bon poids. Voyez encore la ruse diabolique de cet envieux : il ne faut pas le dire ˆ d'autres, ajoute-t-il, dans la crainte de lui porter perte ; j'en serais bien f‰chŽ, je vous le dis seulement afin que vous ne vous laissiez point tromper. Voyez un ouvrier, si un autre va travailler dans la maison o il a la coutume d'aller, cela le f‰che ; il fera tout ce qu'il pourra pour dŽcrier cette personne afin qu'on ne la reoive pas. Voyez un pre de famille, comme il est f‰chŽ si son voisin fait mieux ses affaires que lui, si ses terres produisent plus que les siennes. Voyez une mre, elle voudrait que l'on ne parl‰t avantageusement que de ses enfants ; si on loue d'autres enfants devant elle et qu'on ne loue pas les siens, elle rŽpondra : Ils ne sont pas parfaits ; et elle devient triste. Que vous tes bonne ; pauvre mre ! les louanges que l'on donne aux autres n'™tent rien aux v™tres. Voyez la jalousie d'un mari ˆ l'Žgard de sa femme et d'une femme pour son mari ; voyez comment ils s'examinent dans tout ce qu'ils font, dans tout ce qu'ils disent ; comme ils remarquent toutes les personnes ˆ qui ils parlent, toutes les maisons dans lesquelles ils vont. Si l'un s'aperoit que l'autre parle ˆ quelqu'un, il n'y a sorte d'injures dont il ne l'accable, quoique souvent il soit bien innocent. N'est-ce pas ce maudit pŽchŽ qui divise les frres et les sÏurs ? Un pre ou une mre donnent-ils quelque chose de plus aux uns qu'aux autres, vous voyez aussit™t na”tre cette haine jalouse contre celui ou contre celle qui a ŽtŽ favorisŽ ; haine qui dure des annŽes entires et quelquefois toute la vie. Ces enfants ne sont-ils pas toujours ˆ surveiller leur mre ou leur pre, pour voir s'il ne donne pas quelque chose, ou fait bonne gr‰ce ˆ l'un d'eux ? Alors, il n'y a sorte de mal qu'ils ne disent.

Nous voyons mme que ce pŽchŽ semble na”tre avec les enfants. Voyez, en effet, parmi eux, cette petite jalousie qu'ils conoivent les uns contre les autres, s'ils aperoivent quelque prŽfŽrence de la part des parents. Voyez un jeune homme, il voudrait tre le seul ˆ avoir de l'esprit, du savoir, une bonne conduite ; il est affligŽ si les autres font mieux, ou sont plus estimŽs que lui. Voyez une jeune fille, elle voudrait tre la seule aimŽe, la seule bien parŽe, la seule recherchŽe. Si d'autres lui sont prŽfŽrŽes, vous la voyez se chagriner et se tourmenter, peut-tre mme pleurer, au lieu de remercier le bon Dieu d'tre mŽprisŽe des crŽatures pour ne s'attacher qu'ˆ lui seul. Quelle aveugle passion, M.F. ! qui pourrait bien la comprendre ?

HŽlas ! M.F. ; ce vice se trouve mme parmi ceux dans lesquels on ne devrait pas le rencontrer ; je veux dire parmi les personnes qui font profession de religion.

 Elles examineront combien de temps une telle reste ˆ se confesser, la manire dont elle se tient pour prier le bon Dieu ; elles en parlent et elles les bl‰ment. Elles pensent que toutes ces prires, ces bonnes Ïuvres ne sont que pour se faire voir, ou, si vous le voulez, ne sont que grimaces. On a beau leur dire que les actions du prochain le concernent seul ; elles s'irritent et prennent ombrage de ce que les autres agissent mieux qu'elles-mmes. Voyez mme parmi les pauvres, si l'on fait plus de bien ˆ l'un d'eux, ils en disent du mal ˆ celui qui a fait l'aum™ne, afin de le dŽtourner pour une autre fois. Mon Dieu ! quelle dŽtestable passion ! Elle s'attaque ˆ tout, aux biens spirituels comme aux temporels.

Nous avons dit que cette passion montre un petit esprit. Cela est si vrai que personne ne croit l'avoir, du moins ne veut croire en tre atteint. On t‰chera de la couvrir de mille prŽtextes pour la cacher aux autres. Si, en notre prŽsence, on dit du bien de notre prochain, nous gardons le silence ; cela nous afflige le cÏur. Si nous sommes obligŽs de parler, nous le faisons d'une manire froide. Non, M.F., il n'y a point de charitŽ dans un envieux. Saint Paul nous dit que nous devons nous rŽjouir du bien qui arrive ˆ notre prochain [20] . C'est, M.F., ce que la charitŽ chrŽtienne doit nous inspirer les uns pour les autres. Mais les sentiments d'un envieux sont bien diffŽrents. Non, je ne crois pas qu'il y ait un pŽchŽ plus mauvais et plus ˆ craindre que celui d'envie, parce que c'est un pŽchŽ cachŽ, et souvent couvert d'une belle robe de vertu ou d'amitiŽ. Disons mieux : c'est un lion que l'on fait semblant de museler, ou un serpent couvert d'une poignŽe de feuilles, qui vous mordra sans que vous vous en aperceviez ; c'est une peste publique qui n'Žpargne personne. Ce n'est ordinairement que ce maudit pŽchŽ qui jette les divisions et le trouble dans les familles.

Je dis, M.F., que ce pŽchŽ est un pŽchŽ de malice voici un exemple qui va vous le prouver clairement. Saint Vincent Ferrier rapporte qu'un prince ayant appris qu'il y avait dans sa ville capitale deux hommes dont l'un Žtait trs avare et l'autre trs envieux, les fit venir auprs de lui. Il leur promit de leur accorder tout ce qu'ils demanderaient, avec cette condition nŽanmoins, que celui qui demanderait le premier recevrait la moitiŽ moins que son compagnon. Cette condition les troubla beaucoup. L'avare brillait du dŽsir d'avoir de l'argent, mais se disait en lui-mme : Si je demande le premier, je ne vais avoir que la moitiŽ de ce que l'autre aura.

L'envieux Žtait pressŽ de demander, mais il Žtait jaloux de ce que l'autre aurait eu la moitiŽ plus que lui. Le temps se passait ainsi en disputes, sans que ni l'un ni l'autre ne voulžt commencer : l'un Žtait retenu par l'avarice, l'autre par l'envie. Pour terminer enfin cette contestation, le prince ordonna que l'envieux demand‰t le premier. Dans son dŽsespoir, voyez ce que fit celui-ci. Saisi d'un accs de fureur incomprŽhensible, il s'Žcria : Ç Puisque vous nous avez promis d'accorder tout ce que nous demanderions, je veux qu'on m'arrache un Ïil È

Savez-vous, M.F., pourquoi il fit cette demande ? C'est que, vous vous le rappelez, le prince avait promis le double ˆ celui qui demanderait le dernier. L'envieux se disait : J'aurai encore un Ïil pour jouir du plaisir de voir arracher les deux yeux ˆ mon camarade, et lui n'aura pas plus que moi. Je ne crois pas, nous dit saint Vincent Ferrier, en dŽplorant le malheur de ceux qui sont atteints de ce vice, je ne crois pas que jamais une autre passion ait portŽ un homme ˆ une telle mŽchancetŽ.

 N'est-ce pas encore l'envie qui fit jeter le pauvre Daniel dans la fosse aux lions [21]  ? Que ce pŽchŽ est donc commun ! Il s'Žtend partout, ˆ toutes les conditions, ˆ tous les ‰ges. Qu'il est dŽtestable ! Mais ce qu'il y a de plus dŽplorable, M.F., c'est qu'il est peu connu, et il y en a trs peu qui veuillent s'en croire coupables, et il y en a moins encore qui travaillent ˆ s'en corriger.

 

II. – Pour s'accuser d'un pŽchŽ, s'en humilier et cesser de le commettre, il faut nŽcessairement le conna”tre. Mais un envieux, un jaloux est si aveugle qu'il ne reconna”t pas sa passion. C'est un endurci qui ne veut, ni la quitter, ni s'en accuser. De lˆ, je conclus qu'il, est trs rare qu'un envieux se convertisse. Vous me direz peut-tre que tout pŽchŽ aveugle bien qui le commet. Cela est vrai ; mais, il n'y en a point qui enveloppe l'‰me de nuages aussi Žpais que le pŽchŽ d'envie, et qui ™te plus la connaissance de soi-mme. C'est pourquoi, le Saint-Esprit nous dit, par la bouche du Sage, de ne pas frŽquenter les envieux, parce qu'ils n'ont point de part ˆ la sagesse [22] . Un pauvre envieux se persuade que son pŽchŽ n'est rien, ou du moins bien peu de chose, parce que ce pŽchŽ ne le dŽshonore pas aux yeux du monde comme le ferait le vol, le blasphme, l'adultre. IL regarde la passion qui le dessche comme une chose bien pardonnable ; il ne pense pas que c'est le poison de Ca•n, dont il devient l'imitateur. Ce misŽrable, nous dit l'ƒcriture sainte, ne put souffrir que Dieu prŽfŽr‰t l'offrande de son frre Abel ˆ la sienne [23] . Sa passion l'aveugla ˆ un tel point, qu'il n'eut pas de repos avant de lui avoir ™tŽ la vie. Le Seigneur lui fit entendre sa voix du haut du ciel : Ç Ca•n, Ca•n, qu'as-tu fait ? o est ton frre ? son sang crie vengeance. È Ca•n trembla et frissonna de tout son corps. Il devint lui-mme son bourreau, et porta partout avec lui son supplice. Mais, nous dit saint Basile, se reconna”t-il ? se convertit-il ? Non, M.F., non, l'envie l'a tellement aveuglŽ qu'il pŽrit misŽrablement dans son pŽchŽ. Voyez encore les pharisiens. L'envie leur fait demander ˆ grands cris la mort de JŽsus-Christ, qui avait opŽrŽ tant de miracles sous leurs yeux. Se sont-ils convertis ? Non, M.F., non, ils, sont morts dans leur pŽchŽ.

Je dis de plus : ce pŽchŽ non seulement aveugle, mais encore il endurcit. Saint Basile ajoute qu'un envieux n'est autre chose qu'un monstre de... qui rend le mal pour le bien ; son pŽchŽ l'entra”ne dans une suite d'autres pŽchŽs qui toujours l'Žloignent de Dieu, et toujours l'endurcissent davantage. Sa conversion devient toujours plus difficile.

Voyez ce qui arriva ˆ la sÏur de Mo•se. Elle ne pouvait souffrir l'honneur que le Seigneur faisait ˆ son frre. Est-ce que le Seigneur n'a parlŽ qu'ˆ Mo•se ? disait-elle. Ne nous a-t-il pas parlŽ aussi bien qu'ˆ lui ? Mais le Seigneur la reprit de ce qu'elle osait porter envie ˆ son frre, et lui dit : Vous allez bient™t subir la peine que mŽrite votre pŽchŽ de jalousie ; et il la frappa d'une lpre qui lui couvrit tout le corps [24] . Pourquoi le bon Dieu lui envoya-t-il cette maladie plut™t qu'une autre ? C'est que cette maladie montre la nature de son pŽchŽ : comme la lpre g‰te toutes les parties du corps, de mme l'envie corrompt toutes les puissances de l'‰me. La lpre est une corruption de la masse du sang et un signe de mort ; de mme l'envie est une pourriture spirituelle qui s'insinue jusque dans la mÏlle des os. Cela nous montre, M.F., combien il est difficile de guŽrir une personne qui est atteinte du pŽchŽ d'envie. Voyez encore ce qui arriva ˆ CorŽ, Dathan et Abiron. Jaloux des honneurs que l'on rendait ˆ Mo•se, ces misŽrables lui dirent : Ç Est-ce que nous ne sommes pas autant que vous ? Est-ce que nous ne pouvons pas offrir de l'encens au Seigneur aussi bien que vous ? È On eut beau leur reprŽsenter qu'ils allaient irriter le Seigneur, qu'il les punirait. Rien ne fut capable de les arrter. Ils voulurent offrir de l'encens. Mais Dieu dit ˆ Mo•se et ˆ Aaron : Ç Faites-les sŽparer, et tout ce qui leur appartient. Je vais les punir rigoureusement. È En effet, dans le moment o ils croyaient contenter leur envie, la terre s'ouvrit sous leurs pieds, et les engloutit tout vivants dans les enfers [25] .

Ah ! M.F., que ce pŽchŽ est difficile ˆ quitter quand une fois nous en sommes atteints. Combien de personnes ont conu cette haine contre quelqu'un, et ne peuvent plus s'en dŽfaire ; elles la conservent durant des mois, des annŽes entires et souvent toute leur vie. Elles ne le font pas para”tre ; elles rendront service tout de mme ˆ ceux qui en sont l'objet ; mais elles aimeraient mieux ne pas les voir. Elles fuient, elles coupent court, si elles le peuvent, ˆ leur conversation ; elles aiment autant en entendre dire du mal que du bien ; elles cherchent mille prŽtextes pour Žviter d'avoir ˆ faire avec elles. Si elles Žprouvent quelque peine, elles pensent que ces personnes en sont la cause, et elles disent : j'aimerais mieux ne pas les voir, parce que cela me fatigue, leurs manires me dŽplaisent. Vous vous trompez, mon ami, c'est votre passion d'envie qui vous ronge et vous dessche ; ™tez ce pŽchŽ de votre cÏur et vous les aimerez comme tout le monde.

Voulez-vous, M.F., un exemple qui vous fera conna”tre combien ce pŽchŽ aveugle l'homme. Voyez Pharaon. Jaloux des bŽnŽdictions que le Seigneur rŽpandait sur le peuple Juif, il l'accabla de travaux [26] . Le Seigneur, par le ministre de Mo•se et d'Aaron, fit des miracles extraordinaires pour le forcer ˆ laisser partir son peuple. Mais les miracles, qui auraient dž convertir ce prince, ne servirent qu'ˆ l'endurcir de plus en plus. Cependant un dernier ch‰timent toucha son cÏur. Dieu fit mourir tous les premiers-nŽs d'ƒgypte. Alors, le roi consentit ˆ laisser partir les IsraŽlites. A peine furent-ils partis, qu'il s'en repentit et les poursuivit avec toute son armŽe. Mais le Seigneur protŽgeait toujours son peuple... Mo•se se voyant pris entre la mer et l'armŽe de Pharaon, frappa la mer. La mer lui ouvrit un passage, et-ds que les IsraŽlites eurent passŽ, elle retourna dans son lit ordinaire, engloutit Pharaon et toute son armŽe sans qu'il en rest‰t un seul.

C'est encore l'envie qui anima SaŸl contre le pauvre David, jusqu'ˆ chercher tous les moyens de lui ™ter la vie. Et savez-vous pourquoi ? David avait tuŽ dix mille ennemis. A son retour de la guerre, le peuple chanta : Ç SaŸl en a tuŽ mille et David dix mille. È L'Žcriture sainte nous dit que cela irrita tellement SaŸl que, depuis ce jour, il n'eut point de repos [27] . Mais le bon Dieu, pour faire conna”tre combien ce pŽchŽ lui est odieux, donna la permission au dŽmon d'entrer dans le corps de SaŸl. Son orgueil engendra l'envie parce que ces deux passions ne vont pas l'une sans l'autre. Nous pouvons dire qu'un orgueilleux est un envieux, et qu'un envieux est un orgueilleux [28] . Nous voyons que presque tous ceux qui sont atteints de ce vice perdent mme la vie par ce bourreau. SaŸl ne pouvant plus y tenir, s'Žgorgea lui-mme.

Vous voyez donc, M.F., d'aprs ces exemples, combien ce pŽchŽ est ˆ craindre, puisque, presque jamais, un envieux ne s'est converti. Le bon Dieu, il est vrai, ne frappe pas toujours les envieux de ces ch‰timents Žpouvantables ; mais ils n'en sont pas moins malheureux, et ne laissent pas que d'tre damnŽs. Nous nous conduisons en enfer sans nous en apercevoir.

Mais comment, M.F., pouvons-nous nous corriger de ce vice, puisque nous ne nous croyons pas coupables ? Je suis sžr que, de mille envieux, en bien les examinant, il n'y en aura pas un qui veuille croire qu'il est de ce nombre. Il n'y a point de pŽchŽ que l'on connaisse moins que celui-lˆ. Dans les uns, l'ignorance est si grande qu'ils ne connaissent pas mme le quart. de leurs pŽchŽs ordinaires ; et comme le pŽchŽ d'envie est beaucoup plus difficile ˆ conna”tre, il n'est pas Žtonnant que si peu s'en confessent et s'en corrigent. Parce qu'ils ne font pas ces gros pŽchŽs que commettent les gens grossiers et abrutis, ils pensent que les pŽchŽs d'envie ne sont que de petits dŽfauts de charitŽ, tandis qu'en grande partie ce sont de bien mauvais pŽchŽs mortels, qu'ils nourrissent et entretiennent dans leur cÏur, souvent sans bien les conna”tre. – Mais, pensez-vous en vous-mme, si je les connaissais, je t‰cherais bien de me corriger. – Pour les conna”tre, M.F., il faut demander les lumires du Saint-Esprit : lui seulement vous fera cette gr‰ce. On aurait beau vous le faire toucher au doigt, vous ne voudriez pas en convenir, vous trouveriez toujours quelque chose qui vous ferait croire que vous n'avez pas tort de penser et d'agir de la manire dont vous agissez. Savez-vous encore ce qui pourra contribuer ˆ vous faire conna”tre l'Žtat de votre ‰me et ˆ dŽcouvrir ce maudit pŽchŽ cachŽ dans les plis secrets de votre cÏur ? C'est l'humilitŽ : comme l'orgueil vous le cache, l'humilitŽ vous le dŽcouvrira. Saint Augustin craignait tant ce pŽchŽ d'ignorance, que souvent il rŽpŽtait cette prire : Ç Seigneur, mon Dieu, faites-moi conna”tre ce que je suis [29] . È HŽlas ! M.F., combien de personnes qui mme font profession de piŽtŽ, en sont atteintes et ne le croient pas.

Si maintenant je demandais ˆ un enfant quelle est la vertu opposŽe ˆ l'envie, il me rŽpondrait : C'est l'amour du prochain et la libŽralitŽ envers les pauvres. Que le monde serait heureux, M.F., si nous avions cet amour que la religion nous commande d'avoir les uns pour les autres ; si nous savions nous rŽjouir avec ceux qui sont heureux et dans la joie, et nous attrister avec ceux qui sont dans la peine et les souffrances ; remercier le bon Dieu du bien qu'il accorde ˆ nos voisins, comme nous voudrions qu'ils le fissent ˆ notre Žgard ! C'est cependant, M.F., ce que tous les saints ont fait. Voyez JŽsus-Christ lui-mme, comme il Žtait touchŽ de nos misres et comme, il dŽsirait nous rendre heureux ! Il quitta son Pre pour venir nous rendre le bonheur. Il sacrifia, non seulement sa rŽputation, mais sa vie mme, en mourant, comme un inf‰me, sur une croix. Voyez comme il Žtait touchŽ de compassion pour les malades, les infirmes ; voyez avec quel empressement il va lui-mme les guŽrir et les consoler. Voyez comme ses entrailles sont Žmues de la mme compassion pour cette foule de peuple qui le suivait dans le dŽsert ; il fait mme un miracle pour leur donner ˆ manger. Ç Je crains, disait-il ˆ ses ap™tres, que ces pauvres gens ne tombent de faiblesse en chemin [30] . È Voyez comme les ap™tres ont tous sacrifiŽ leur vie pour rendre leurs frres heureux ! Voyez combien les pre­miers chrŽtiens Žtaient charitables les uns pour les autres, et comme ce pŽchŽ Žtait ŽloignŽ d'eux ! Le Saint-Esprit nous dit Ç qu'ils n'avaient qu'un cÏur et qu'une ‰me [31] , È et nous montre ainsi qu'ils voyaient avec autant de plaisir le bien que le bon Dieu faisait ˆ leurs frres que s'il l'ežt fait ˆ eux-mmes. Voyez tous les saints : les uns ont donnŽ leur vie pour sauver celle de leurs frres ; les autres se sont dŽpouillŽs, non seulement de leurs biens pour les pauvres ou les souffrants ; mais, aprs avoir donnŽ tout ce qu'ils pouvaient donner, ils se sont encore donnŽs eux-mmes ! Ils se sont vendus pour racheter les captifs ! Que nous serions heureux, M.F., si nous voyions parmi nous cette charitŽ, cet amour les uns pour les autres, ce plaisir et cette joie quand notre voisin est heureux et estimŽ des hommes, cette compassion, cette peine et ce chagrin en le voyant affligŽ, et misŽrable ! Le monde ne serait-il pas le commencement du ciel ?

Finissons, M.F., en disant que nous devons craindre, par-dessus tout, que ce maudit pŽchŽ d'envie ne prenne racine en notre cÏur, puisqu'il rend une personne si malheureuse. Si le dŽmon nous tente par des pensŽes d'envie contre notre prochain, bien loin de le lui faire conna”tre par un air indiffŽrent, il faut lui montrer de l'amitiŽ et lui rendre service autant que nous le pouvons. Quant ˆ ses actions, si elles nous paraissent mauvaises, pensons vite que nous pouvons bien nous tromper, Žtant si aveugles que nous le sommes ; et que, d'ailleurs ; nous ne serons pas jugŽs sur ce que les autres feront, mais seulement sur le bien et le mal que nous aurons faits pendant notre vie. Si nous avons des pensŽes d'envie parce que les autres rŽussissent mieux que nous dans leurs affaires temporelles, pensons vite qu'un bon chrŽtien doit remercier Dieu du bien qu'il a fait ˆ son frre. Si c'est pour le bien spirituel, pensons combien nous sommes heureux que le bon Dieu ait des personnes qui le dŽdommagent des outrages que nous lui faisons.

Je conclus, M.F., en vous disant que si nous voulons espŽrer d'aller au ciel, il faut absolument tre contents du bien que le bon Dieu fait ˆ notre prochain, et nous attrister des maux qu'il Žprouve, puisque saint Jean nous dit : Ç Comment voulez-vous faire croire que vous aimez le bon Dieu que vous ne voyez pas, tandis que vous n'aimez pas votre frre que vous voyez ? [32]  È Jetons les yeux sur notre grand modle, qui, pour nous guŽrir de ce maudit pŽchŽ d'envie et de jalousie, est mort pour ses ennemis et pour nous rendre heureux ; c'est le mme bonheur que je vous souhaite.



[1] Luc. iv, 29.

[2] Joan. vii, 59 ; x, 31.

[3] Ibid., vii, 1 ; xi, 53.

[4] Joan, xi, 47-48.

[5] Matth. ix, 2.

[6] IIa Ii¾, qu. XXXVI, art. 1.

[7] Gen. iii, v.

[8] I Joan. iii, 12.

[9] Gen. iv, 5.

[10] Gen. xxvii, 41.

[11] Gen. xxxvii, 8.

[12] I Reg. xviii, 8.

[13] Vie des Pre du dŽsert, t.III, p.16. Paphnuce, Ç surnommŽ Bubale ou Buffle, ˆ cause du grand amour quÕil avait pour la solitude, lÕanimal qui porte ce nom faisant sa demeure ordinaire dans les dŽserts. È

[14] Vere stultum interficit iracundia, et parvulum occidit invidia. Job. V, 2.

[15] Matth. v, 44.

[16] Exod. xxii, 31-32.

[17] Rom, ix, 3.

[18] Rom, xii, 5.

[19] Rom. xii, 15.

[20] Rom. xii, 15.

[21] Dan. vi, 4.

[22] Prov. xxiii, 6.

[23] Gen. iv, 5.

[24] Num. xii.

[25] Num. xvi.

[26] Exod. i ;

[27] I Reg. xviii, 7-8.

[28] Souvenez-vous du pŽchŽ des frres de Joseph. (Note du Saint.)

[29] Noverim me, ut oderim me.

[30] Matth. xv, 32.

[31] Act. iv, 32.

[32] I Joan. iv, 20.

 

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