CHAPITRE PREMIER


    Des raisons qui ont porté la sainte à établir une observance si étroite dans le monastere de S Joseph D' Avila.

    Lors que l' on commença de fonder ce monastere pour les raisons que j' ay écrites dans la relation de ma vie, et ensuite de quelques merveilles par lesquelles nostre seigneur fit connoistre qu' il devoit estre beaucoup servy en cette maison, mon dessein n' estoit pas que l' on y pratiquast tant d' austeritez exterieures, ny qu' elle fust sans revenu. Je desirois au contraire que s' il eust esté possible rien n' y manquast de toutes les choses necessaires, agissant en cela comme une personne lasche et imparfaite, quoy que j' y fusse plûtost portée par une bonne intention que par le desir d' une vie plus molle et plus relaschée. Ayant appris en ce mesme temps les troubles de France, le ravage qu' y faisoient les heretiques, et combien cette malheureuse secte s' y fortifioit de jour en jour, j' en fus si vivement touchée que comme si j' eusse pû quelque chose, ou eusse moy-mesme esté quelque chose, je pleurois en la presence de Dieu, et le priois de remedier à un si grand mal. Il me sembloit que j' aurois donné mille vies pour sauver une seule de ce grand nombre d' ames qui se perdoient dans ce royaume. Mais voyant que je n' estois qu' une femme, et encore si mauvaise et tres-incapable de rendre à mon Dieu le service que je desirois, je crus, comme je le croy encore, que puis qu' il a tant d' ennemis et si peu d' amis, je devois travailler de tout mon pouvoir à faire que ces derniers fussent bons. Ainsi je me resolus de faire ce qui dépendoit de moy pour pratiquer les conseils evangeliques avec la plus grande perfection que je pourrois, et tascher de porter ce petit nombre de religieuses qui sont icy à faire la mesme chose. Dans ce dessein je me confiay en la grande bonté de Dieu qui ne manque jamais d' assister ceux qui renoncent à tout pour l' amour de luy, j' esperay que ces bonnes filles estant telles que mon desir se les figuroit, mes défauts seroient couverts par leurs vertus, et je crus que nous pourrions contenter Dieu en quelque chose en nous occupant toutes à prier pour les predicateurs, pour les défenseurs de l' eglise, et pour les hommes sçavans qui soûtiennent sa querelle, puis qu' ainsi nous ferions ce qui seroit en nostre puissance pour secourir nostre maistre, que ces traistres qui luy sont redevables de tant de bien-faits traitent avec une telle indignité, qu' il semble qu' ils le voudroient crucifier encore, et ne luy laisser aucun lieu où il puisse reposer sa teste. ô mon redempteur, comment puis-je entrer dans ce discours sans me sentir déchirer le coeur ? Quels sont maintenant les chrestiens ! Faut-il que vous n' ayez point de plus grands ennemis que ceux que vous choisissez pour vos amis, que vous comblez de plus de faveurs, parmy lesquels vous vivez, et à qui vous vous communiquez par les sacremens ? Et ne se contentent-ils pas de tant de tourmens que vous avez soufferts pour l' amour d' eux ? Certes mon Dieu, celuy qui quitte aujourd' huy le monde ne quitte rien. Car que pouvons-nous attendre des hommes, puis qu' ils ont si peu de fidelité pour vous mesme ? Meritons-nous qu' ils en ayent davantage pour nous que pour vous ? Et leur avons-nous fait plus de bien que vous ne leur en avez fait, pour esperer qu' ils nous aiment plus qu' ils ne vous aiment ? Que pouvons-nous donc attendre du monde, nous qui par la misericorde de Dieu avons esté tirées du milieu de cet air si contagieux et si mortel ? Car qui peut douter que ces personnes ne soient desja sous la puissance du démon ? Elles sont dignes de ce chastiment, puis que leurs oeuvres l' ont merité ; et il est bien raisonnable que leurs delices et leurs faux plaisirs ayent pour recompense un feu eternel. Qu' ils jouïssent donc, puis qu' ils le veulent, de ce fruit malheureux de leurs actions. J' avouë toutefois que je ne puis voir tant d' ames se perdre sans en estre outrée de douleur. Je sçay que pour celles qui sont desja perduës il n' y a plus de remede. Mais je souhaiterois qu' au moins il ne s' en perdist pas davantage. ô mes filles en Jesus-Christ, aidez-moy à prier nostre seigneur de vouloir remedier à un si grand mal. C' est pour ce sujet que nous sommes icy assemblées : c' est l' objet de nostre vocation : c' est le juste sujet de nos larmes : c' est à quoy nous devons nous occuper : c' est où doivent tendre tous nos desirs : c' est ce que nous devons sans cesse demander à Dieu, et non pas nous employer à ce qui regarde les affaires seculieres. Car je confesse que je me ris, ou plûtost que je m' afflige de voir ce que quelques personnes viennent recommander avec tant d' instance à nos prieres, jusques à desirer mesme que nous demandions pour eux à Dieu de l' argent et des revenus : au lieu que je voudrois au contraire le prier de leur faire la grace de fouler aux pieds toutes ces choses. Je veux croire que leur intention n' est pas mauvaise, et on se laisse aller à ce qu' ils souhaitent : mais je tiens pour certain que Dieu ne m' exauce jamais en de semblables occasions. Toute la chrestienté est en feu : ces malheureux heretiques veulent, pour le dire ainsi, condamner une seconde fois Jesus-Christ, puis qu' ils suscitent contre luy mille faux témoins, et travaillent à renverser son eglise : et nous perdrons le temps en des demandes qui, si Dieu nous les accordoit, ne serviroient peut-estre qu' à fermer à une ame la porte du ciel. Non certes, mes soeurs, ce n' est pas icy le temps de traiter avec Dieu pour des affaires si peu importantes : et s' il ne faloit avoir quelque égard à la foiblesse des hommes qui cherchent en tout de la consolation qu' il seroit bon de leur donner si nous le pouvions, je serois fort aise que chacun sçût que ce n' est pas pour de semblables interests que l' on doit prier Dieu avec tant d' ardeur dans le monastere de S Joseph D' Avila.