Ne vous imaginez pas, mes soeurs, que pour manquer à contenter les gens du monde, il vous manque dequoy vivre. Ne pretendez jamais de faire subsister vostre maison par des inventions et des adresses humaines : autrement vous mourrez de faim ; et avec raison. Jettez seulement les yeux sur vostre divin epoux, puisque c' est luy qui vous doit nourrir. Pourvû que vous le contentiez, ceux mesme qui vous sont les moins affectionnez vous donneront dequoy vivre, encore qu' ils ne le voulussent pas, ainsi que vous l' avez reconnu par experience. Mais quand vous mourriez de faim en vous conduisant de la sorte : ô que bienheureuses seroient les religieuses de S Joseph ! Je vous conjure au nom de Dieu de graver ces paroles dans vostre memoire : et puis que vous avez renoncé à avoir du revenu, renoncez aussi au soin de ce qui regarde vostre nourriture. Si vous ne le faites, vous estes perduës. Que ceux à qui nostre seigneur permet d' avoir du revenu prennent ces sortes de soins, à la bonne heure, puis qu' ils le peuvent sans contrevenir à leur vocation. Quant à nous, mes filles, il y auroit de la folie. Car ne seroit-ce pas porter ses pensées sur ce qui appartient aux autres, que de penser à ces revenus ? Et vos soins inspireroient-ils aux personnes une volonté qu' ils n' ont point pour les engager à vous faire des charitez ? Remettez-vous de ce soin à celuy qui domine sur le coeur, et qui n' est pas moins le maistre des richesses que des riches. C' est par son ordre que nous sommes venuës icy. Ses paroles sont veritables, sont infaillibles, et le ciel et la terre passeront plûtost qu' elles manquent de s' accomplir. Prenons garde seulement de ne pas manquer à ce que nous luy devons, et ne craignez point qu' il manque à ce qu' il nous a promis. Mais quand cela arriveroit, ce seroit sans doute pour nostre avantage ; de mesme que la gloire des saints s' est augmentée par le martyre. ô que ce seroit un heureux échange de mourir bien-tost faute d' avoir dequoy vivre, pour joüir d' autant plûtost d' une vie et d' un bonheur qui ne finiront jamais ! Pesez bien, je vous prie, mes soeurs, l' importance de cet avis que je vous laisse par écrit, afin que vous vous en souveniez aprés ma mort : car tandis que je seray au monde je ne manqueray pas de vous en renouveller souvent la memoire, à cause que je sçay par experience l' avantage qu' il y a de le pratiquer. Moins nous avons, moins j' ay de soin : et nostre seigneur sçait qu' il est tres-vray que la necessité ne me donne pas tant de peine que l' abondance, si je puis dire avoir éprouvé de la necessité, vû la promtitude avec laquelle il a toûjours plû à Dieu de nous secourir. Que si nous en usions autrement, ne seroit-ce pas tromper le monde ; puis que voulant passer pour pauvres, il se trouveroit que nous ne le serions pas d' affection ; mais seulement en apparence ? J' avoüe que j' en aurois du scrupule, parce qu' il me semble que nous serions comme des riches qui demanderoient l' aumosne : et Dieu nous garde que cela soit. Aprés s' estre laissé aller une et deux fois à ces soins excessifs de recevoir des charitez, ils se tourneroient enfin en coûtume : et il pourroit arriver que nous demanderions ce qui ne nous seroit pas necessaire à des personnes qui en auroient plus de besoin que nous. Il est vray qu' elles pourroient gagner en nous les donnant : mais nous y perdrions sans doute beaucoup. Dieu ne permette pas s' il luy plaist, mes filles, que vous tombiez dans cette faute : et si cela devoit estre, j' aimerois encore mieux que vous eussiez du revenu. Je vous demande en aumosne et pour l' amour de nostre seigneur, qu' une pensée si dangereuse n' entre jamais dans vostre esprit. Mais si ce malheur arrivoit en cette maison, celle-là mesme qui seroit la moindre de toutes les soeurs devroit pousser des cris vers le ciel, et representer avec humilité à sa superieure, que cette faute est si importante qu' elle ruineroit peu à peu la veritable pauvreté. J' espere avec la grace de Dieu que cela ne sera point : qu' il n' abandonnera pas ses servantes ; et que quand ce que j' écris pour satisfaire à vostre desir ne seroit utile à autre chose, il servira au moins à vous réveiller si vous tombiez en cecy dans la negligence. Croyez, je vous prie, mes filles, que Dieu a permis pour vostre bien que j' eusse quelque intelligence des avantages qui se rencontrent dans la sainte pauvreté. Ceux qui la pratiqueront les comprendront ; mais non pas peut-estre autant que moy, parce qu' au lieu d' estre pauvre d' esprit comme j' avois fait voeu de l' estre, j' ay esté long-temps folle d' esprit : et ainsi plus j' ay esté privée d' un si grand bien, plus j' ay reconnu par experience que c' est un extreme bonheur à une ame de le posseder. Cette heureuse pauvreté est un si grand bien qu' il enferme tous les biens du monde. Ouy, je le redis encore, il enferme tous les biens du monde, puis que mépriser le monde c' est estre le maistre du monde. Car que me souciay-je d' avoir la faveur des grands et des princes si je ne voudrois ny avoir leurs biens, ny joüir de leurs delices et que je serois tres-faschée de rien faire pour leur plaire qui pust déplaire à Dieu en la moindre chose ? Comment pourrois-je desirer aussi leurs vains honneurs, sçachant que le plus grand honneur d' un pauvre consiste à estre pauvre veritablement ? Je tiens que les honneurs et les richesses vont presque toûjours de compagnie : celuy qui aime l' honneur ne sçauroit haïr les richesses : et celuy qui méprise les richesses ne se soucie guere de l' honneur. Comprenez bien cecy, je vous prie. Pour moy il me semble que l' honneur est toûjours suivy de quelque interest de bien. Car il arrive tres-rarement qu' une personne pauvre soit honorée dans le monde, quoy que sa vertu la rende digne de l' estre, et l' on en tient au contraire fort peu de compte. Mais quant à la veritable pauvreté, elle est accompagnée d' un certain honneur qui fait qu' elle n' est à charge à personne. J' entens par cette pauvreté celle que l' on souffre seulement pour l' amour de Dieu, laquelle ne se met en peine de contenter que luy seul ; et l' on ne manque jamais d' avoir beaucoup d' amis lors que l' on n' a besoin de personne. Je le sçay par experience. Mais comme l' on a desja écrit de cette vertu tant de choses excellentes que je n' ay garde de pouvoir exprimer par mes paroles puis que je n' ay pas assez de lumiere pour les bien comprendre, outre que je craindrois d' en diminuer le prix en entreprenant de la loüer, je me contenteray de ce que j' ay dit en avoir éprouvé : et j' avoüe que jusques icy je me suis trouvée de telle sorte comme hors de moy que je ne me suis pas entenduë moy-mesme. Mais que ce que j' ay dit demeure dit pour l' amour de nostre seigneur. Puis donc, mes filles, que nos armes sont la sainte pauvreté, et que ceux qui le doivent bien sçavoir m' ont appris que les saints peres, qui ont esté les fondateurs de nostre ordre, l' ont dés le commencement tant estimée et si exactement pratiquée qu' ils ne gardoient rien d' un jour à l' autre : si nous ne les pouvons imiter dans l' exterieur en la pratiquant avec la mesme perfection, taschons au moins de les imiter en l' interieur. Nous n' avons que deux heures à vivre : la recompense qui nous attend est tres-grande : et quand il n' y en auroit point d' autre que de faire ce que nostre seigneur nous conseille, ne serions-nous pas assez bien récompensées par le bon-heur d' avoir imité en quelque chose nostre divin maistre ? Je le dis encore : ce sont là les armes qui doivent paroistre dans nos enseignes ; et il n' y a rien en quoy nous ne devions témoigner nostre amour pour la pauvreté, dans nos logemens, dans nos habits, dans nos paroles, et par dessus tout, dans nos pensées. Tandis que vous tiendrez cette conduite, ne craignez point qu' avec la grace de Dieu l' observance soit bannie de cette maison. Car comme disoit Sainte Claire, la pauvreté est un grand mur : et elle ajoûtoit, qu' elle vouloit s' en servir, et de celuy de l' humilité, pour enfermer ses monasteres. Il est certain que si on pratique veritablement cette sainte pauvreté, la continence et toutes les autres vertus se trouveront beaucoup mieux soûtenuës et plus fortifiées par elle que par de somptueux édifices. Je conjure au nom de Jesus-Christ et de son precieux sang celles qui viendront aprés nous de se bien garder de faire de ces bastimens superbes : et si c' est une priere que je puisse faire en conscience, je prie Dieu que si elles se laissent emporter à un tel excés, ces bastimens tombent sur leur teste, et qu' ils les écrasent toutes. Car, mes filles, quelle apparence y auroit-il de bastir de grandes maisons du bien des pauvres ? Mais Dieu ne permette pas s' il luy plaist, que nous ayons rien que de vil et de pauvre. Imitons en quelque chose nostre roy, il n' a eu pour maison que la grote de Bethleem où il est né, et la croix où il est mort. Estoient-ce là des demeures fort agreables ? Quant à ceux qui font de grands bastimens ils en sçavent les raisons ; et ils peuvent avoir des intentions saintes que je ne sçay pas : mais le moindre petit coin peut suffire à treize pauvres religieuses. Que si à cause de l' étroite clôture on a besoin de quelque enclos pour y faire des hermitages afin d' y prier separément, cela pouvant sans doute aider à l' oraison et à la devotion, j' y consens à la bonne heure. Mais quant à de grands bastimens, et à avoir rien de curieux, Dieu nous en garde par sa grace. Ayez continuellement devant les yeux que tous les édifices du monde tomberont au jour du jugement, et que nous ignorons si ce jour est proche. Or quelle apparence y auroit-il que la maison de treize pauvres filles ne pust tomber sans faire un grand bruit ? Les vrais pauvres doivent-ils en faire ? Et auroit-on compassion d' eux s' ils en faisoient ? Quelle joye vous seroit-ce, mes soeurs, si vous voyiez quelqu' un estre délivré de l' enfer par l' aumosne qu' il vous auroit faite, car cela n' est pas impossible ? Vous estes donc obligées de beaucoup prier pour ceux qui vous donnent dequoy vivre ; puis qu' encore que l' aumosne vous vienne de la part de Dieu, il veut que vous en sçachiez gré à ceux par qui il vous la donne : et vous ne devez jamais y manquer. Je ne sçay ce que j' avois commencé de dire, parce que j' ay fait une grande digression. Mais je croy que nostre seigneur l' a permis, puis que je n' avois jamais pensé à écrire ce que je viens de vous dire. Je prie sa divine majesté de nous tenir toûjours par la main, afin que nous ne l' abandonnions jamais.