CHAPITRE TRENTE-TROISIEME

    Du besoin que nous avons que nostre seigneur nous accorde ce que nous luy demandons par ces paroles : donnez-nous aujourd' huy le pain dont nous avons besoin en chaque jour.

    Nostre seigneur, comme je l' ay dit, sçachant combien il nous est difficile d' accomplir ce qu' il promet en nostre nom, parce que nostre lascheté est si grande que nous feignons souvent de ne pas comprendre quelle est la volonté de Dieu, sa bonté vient au secours de nostre foiblesse. Ainsi il demande pour nous à son pere ce pain celeste, afin que l' ayant reçû nous ne manquions pas de luy donner nostre volonté, parce qu' il sçait qu' autrement nous aurions grande peine à nous y resoudre, bien qu' il nous soit si avantageux de la luy donner qu' en ce point consiste tout nostre bonheur. Car si on dit à un riche voluptueux, que la volonté de Dieu est qu' il retranche l' excés de sa table pour pourvoir aux besoins des pauvres et les empescher de mourir de faim, il alleguera mille raisons pour interpreter cette obligation à sa fantaisie. Si on dit à un médisant que la volonté de Dieu est qu' il aime son prochain comme luy-mesme, il n' en demeurera jamais d' accord. Et si l' on represente à un religieux qui aime la liberté et la bonne chere, qu' il est obligé de donner un bon exemple puis que ce n' est pas par de simples paroles qu' il doit accomplir ce qu' il a promis a Dieu en disant que sa volonté soit faite ; mais qu' il le luy a promis et l' a juré, et que la volonté de Dieu est qu' il observe sa regle, laquelle il transgresseroit en donnant du scandale quoy qu' il ne la violast pas entierement ; joint qu' ayant fait voeu de pauvreté il doit sincerement la pratiquer, puis qu' il est sans doute que Dieu demande cela de luy : non seulement ce religieux ne changera pas ; mais à peine s' en trouvera-t-il qui en conçoivent le desir. Que seroit-ce donc si nostre seigneur ne nous en avoit pas luy-mesme montré l' exemple en se conformant parfaitement à la volonté de son pere ? Certes il y en auroit tres-peu qui accomplissent cette parole qu' il luy a dite pour nous : vostre volonté soit faite . Mais connoissant nostre besoin son extreme amour luy fit faire en son nom et au nom de tous ses freres cette demande à son pere : donnez-nous aujourd' huy le pain dont nous avons besoin en chaque jour . Au nom de Dieu, mes soeurs, considerons attentivement ce que nostre saint et bon maistre demande par ces paroles, puis qu' il ne nous importe pas moins que de la vie de nostre ame de ne les dire pas en courant, et de croire que ce que nous donnons n' est presque rien en comparaison de ce que nous devons esperer de recevoir, si nous le donnons de tout nostre coeur. Il me semble maintenant, autant que je le puis comprendre, que Jesus-Christ connoissant ce qu' il donnoit en nostre nom, combien il nous importe de le donner ; et la peine que nous avons à nous y resoudre, parce que l' inclination qui nous pousse sans cesse vers les choses basses et passageres fait que nous avons si peu d' amour pour luy, qu' il faut que l' exemple du sien nous réveille presque à toute heure, il crut devoir en cela se joindre à nous. Mais comme c' estoit une faveur si extraordinaire et si importante, il voulut que ce fust son pere qui nous l' accordast. Car bien qu' ils ne soient tous deux qu' une mesme chose, et que n' ayant qu' une mesme volonté il ne put douter que son pere n' agreast et ne ratifiast dans le ciel tout ce qu' il feroit sur la terre : neanmoins son humilité entant qu' homme fut si grande, qu' il daigna se rabaisser jusques à luy demander la permission de se donner à nous, quoy qu' il sçust qu' il l' aimoit tant qu' il prenoit en luy ses délices. Il n' ignoroit pas qu' en luy faisant cette demande il luy demandoit plus qu' il n' avoit fait en toutes les autres, parce qu' il sçavoit que les hommes non seulement luy feroient souffrir la mort ; mais que cette mort seroit accompagnée de mille affronts et de mille outrages. ô mon seigneur et mon maistre, quel autre pere nous ayant donné son fils, et un tel fils, pourroit aprés avoir vû que nous l' aurions si mal-traité, se resoudre à consentir qu' il demeure encore parmy nous pour y recevoir de nouveaux mépris et de nouvelles indignitez ? Certes, mon sauveur, le vostre seul en estoit capable : et ainsi il paroist que vous sçaviez bien à qui vous faisiez cette demande. ô mon Dieu, mon Dieu, quel est cet excés de l' amour du fils : et quel est cet excés de l' amour du pere ? Je ne m' étonne pas tant neanmoins de ce que fait Jesus-Christ nostre cher maistre, puis qu' estant aussi fidelle qu' il est, et ayant dit à son pere : que vostre volonté soit faite, il n' avoit garde de manquer à l' accomplir. Je sçay qu' estant tout parfait il est exemt de nos défauts ; et que connoissant qu' il accomplissoit cette volonté en nous aimant autant que luy-mesme, il ne voulut rien oublier pour l' accomplir dans toute sa plenitude, quoy qu' il luy en dust coûter la vie. Mais quant à vous, ô pere eternel, comment est il possible que vous y ayez consenty ? Comment est-il possible qu' aprés avoir permis une fois que vostre fils fust exposé à la fureur de ces ames barbares et dénaturées, vous souffriez qu' il le soit encore ? Comment est-il possible qu' aprés avoir vû de quelle sorte ces miserables l' ont traité vous permettiez qu' il reçoive à tous momens des injures toutes nouvelles ? Car qu' y a-t-il de comparable à celles que les heretiques luy font aujourd' huy dans ce tres-saint et tres-auguste sacrement ? Ne voyez-vous pas de quelle sorte ces sacrileges le profanent ? Pouvez-vous souffrir leurs irreverences et tous les outrages qu' ils luy font ? Grand Dieu, comment écoutez-vous donc cette demande de vostre fils, et comment pouvez-vous la luy accorder ? Ne vous arrestez pas à ce que luy inspire la violence de son amour, puis que dans le dessein qu' il a d' accomplir vostre volonté et de nous procurer une faveur si signalée, il s' exposera tous les jours à souffrir mille outrages et mille injures. C' est à vous, mon createur, d' y prendre garde. Car quant à luy il ferme les yeux à tout, pour pouvoir estre nostre tout par ses souffrances. Il est muet dans ce qui regarde ses interests, et n' ouvre la bouche qu' en nostre faveur. Ne se trouvera-t-il donc personne qui entreprenne de parler pour cet innocent agneau que l' on ne sçauroit assez aimer ? Je remarque qu' il n' y a que dans cette seule demande qu' il repete les mesmes paroles. Car aprés vous avoir prié de nous donner ce pain chaque jour, il ajoûte : donnez-le nous aujourd' huy, seigneur, qui est comme s' il disoit, qu' aprés nous l' avoir donné une fois vous continuiez durant chaque jour à nous le donner jusques à la fin du monde. Qu' un si grand excés d' amour vous attendrisse le coeur, mes filles, et redouble vostre amour pour vostre divin epoux. Car qui est l' esclave qui prenne plaisir à dire qu' il est esclave ? Et ne voyez-vous pas au contraire que la bonté de Jesus est telle qu' il semble qu' il se glorifie de l' estre ? ô pere eternel, qui peut concevoir quel est le merite d' une si profonde humilité, et quel tresor peut estre assez grand pour acheter vostre divin fils ? Quant à ce qui est de le vendre, nous n' en ignorons pas le prix, puis qu' il a esté vendu pour trente deniers. Mais pour ce qui est de l' acheter, peut-il y avoir quelque prix qui soit assez grand ? Comme participant de nostre nature il témoigne en cette occasion qu' il ne met nulle difference entre luy et nous : et comme maistre de sa volonté il vous represente, que puis qu' il peut faire ce qu' il veut, il peut se donner à nous. C' est pourquoy il vous demande et nous permet de vous demander avec luy nostre pain, qui n' est autre que luy-mesme, pour témoigner par là qu' il nous considere comme n' estant qu' une mesme chose avec luy, afin que joignant ainsi chaque jour son oraison à nostre oraison, la nôtre obtienne de vous les demandes que nous vous ferons.