CHAPITRE QUARANTE-ET-UNIEME

    Continuation du discours de la crainte de Dieu. qu' il faut éviter avec soin les pechez veniels dont il y a deux sortes. Que lors qu' on est affermy dans la crainte de Dieu on doit agir avec une sainte liberté, et se rendre agreable à ceux avec qui l' on a à vivre : ce qui est utile en plusieurs manieres.

    Que je me suis étenduë sur ce sujet ! Mais non pas tant neanmoins que je l' aurois desiré. Car qu' y a-t-il de plus agreable que de parler d' un tel amour ; et que sera-ce donc que de l' avoir ? ô Seigneur, mon dieu donnez-le moy s' il vous plaist : faites-moy la grace de ne point sortir de cette vie jusques à ce que je n' y desire plus quoy que ce soit, et qu' hormis vous je sois incapable de rien aimer. Faites mesme, s' il vous plaist, que je n' use jamais de ce terme d' aimer sinon pour vous seul, puis qu' excepté vous rien n' estant solide, on ne pourroit rien bastir sur un tel fondement qui ne tombast aussi-tost par terre. Je ne sçay pourquoy nous nous étonnons d' entendre dire : celuy-là me paye mal du plaisir que je luy ay fait : ou : cet autre ne m' aime point. En verité je ne sçaurois m' empescher d' en rire : car qu' est-ce donc qu' il vous doit pour vous le payer ? Et sur quoy vous fondez-vous pour pretendre qu' il vous aime ? Cela doit au contraire vous faire connoistre quel est le monde, puis que cet amour mesme que vous luy portez deviendra le sujet de vostre tourment et de vostre inquietude, lors que Dieu vous ayant touché le coeur vous aurez un regret sensible d' avoir ainsi esté possedé de ces basses affections qui ne sont que des jeux de petits enfans. Je viens maintenant à ce qui regarde la crainte de Dieu, quoy que j' aye un peu de peine de ne point dire quelque chose de cet amour du monde dont j' ay tant de connoissance, et que je voudrois vous faire connoistre pour vous en délivrer entierement. Mais il faut que je le laisse parce qu' il me feroit sortir de mon sujet. Celuy qui a la crainte de Dieu s' en apperçoit facilement ; et ceux qui traitent avec luy n' ont pas peine à le remarquer. Vous devez sçavoir neanmoins que cette crainte n' est pas si parfaite au commencement, si ce n' est en quelques personnes à qui nostre Seigneur, comme je l' ay dit, fait de tres-grandes graces en fort peu de temps, et qu' il éleve à une oraison si sublime qu' on voit sans peine qu' ils sont remplis de cette divine crainte. Mais à moins de cette effusion de graces qui enrichit d' abord une ame de tant de vertus, cette crainte ne croist que peu à peu, et s' augmente chaque jour. On ne laisse pas neanmoins de la remarquer bien-tost par les signes qu' en donnent ces ames, soit en renonçant au peché, soit en évitant les occasions d' y tomber, soit en fuyant les mauvaises compagnies, et autres choses semblables. Mais quand une personne est arrivée jusques à la contemplation, qui est le principal sujet dont je traite icy, comme elle ne sçauroit dissimuler son amour pour Dieu, elle ne sçauroit non plus cacher sa crainte, non pas mesme en l' exterieur. Ainsi quelque soin qu' on apporte à l' observer, on la trouve toûjours veillante sur ses actions, et nostre Seigneur la conduit de telle sorte par la main, pour parler ainsi, qu' il n' y a point d' occasion où elle voulust pour quoy que ce fust commettre seulement un peché veniel de propos deliberé : car quant aux mortels elle les apprehende comme le feu. Ce sont là, mes soeurs, les illusions que je desire que nous apprehendions beaucoup. Prions Dieu continuellement qu' il ne permette pas que les tentations soient si violentes qu' elles nous portent à l' offenser ; mais proportionnées aux forces qu' il nous donne pour les surmonter, puis que pourvû que nostre conscience soit pure, elles ne sçauroient nous nuire que fort peu, ou point du tout. Voilà donc quelle est cette crainte que je desire qui ne vous abandonne jamais, comme estant la seule qui nous est utile. ô quel avantage c' est, mes filles, que de n' avoir point offensé Dieu. Les démons qui sont ses esclaves, demeurent par ce moyen enchaînez à nostre égard. Car il faut que toutes ses creatures luy obeïssent de gré ou de force : mais avec cette difference que ce que les démons font par contrainte nous le faisons d' une pleine volonté. Tellement que pourvû qu' il soit satisfait de nous, il y aura toûjours une barriere entre eux et nous qui malgré toutes leurs tentations et tous leurs pieges les empeschera de nous nuire. Cet avis est si important que je vous prie de le graver dans vostre coeur, et vous en souvenir toûjours jusques à ce que vous vous sentiez estre dans une si ferme resolution de ne point offenser Dieu que vous perdriez plûtost mille vies que de faire un peché mortel, et que vous apportiez un extreme soin de n' en point commettre de veniels lors que vous vous en appercevrez. Car quant à ceux qui se commettent par inavertance, qui peut estre capable de s' en garantir ? Or il y a deux sortes d' avertance si l' on peut user de ce terme : l' une accompagnée de reflexions ; et l' autre qui est si soudaine que le peché veniel est presque plûtost commis que l' on ne s' en est apperçû. Dieu nous garde des fautes qui se commettent avec cette premiere avertance quelques legeres qu' elles paroissent. J' avoüe ne comprendre pas comment nous pouvons estre assez hardis pour offenser un si grand seigneur quoy qu' en des choses legeres, et sçachant comme nous le sçavons que rien n' est petit de ce qui peut estre desagreable à une si haute majesté qui a sans cesse les yeux arrestez sur nous. Car ce peché ne peut ce me semble estre qu' un peché premedité, puis que c' est comme qui diroit : Seigneur, bien que cela vous déplaise je ne laisseray pas de le faire. Je sçay que vous le voyez, et ne puis douter que vous ne le voulez pas ; mais j' aime mieux suivre mon desir que non pas vostre volonté. Quoy ! L' on osera faire passer cela pour une chose de neant ? Je suis d' un sentiment bien contraire : car je trouve que c' est non seulement une faute ; mais une tres-grande faute. Je vous conjure donc, mes soeurs, si vous desirez d' aquerir cette heureuse crainte de Dieu dont je parle, et qui vous importe de tout, de repasser souvent dans vostre esprit pour l' enraciner dans vos ames quel peché c' est de l' offenser. Mais jusques à ce que vous l' ayez acquise marchez toûjours avec une extrême circonspection : évitez toutes les occasions et toutes les compagnies qui ne peuvent vous aider à vous approcher plus prés de Dieu : prenez garde en tout ce que vous faites de renoncer à vostre propre volonté : ne dites rien qui ne puisse édifier ceux qui vous écoutent ; et fuyez tous les entretiens dont Dieu ne sera pas le sujet. Il faut beaucoup travailler pour imprimer de telle sorte cette crainte dans nostre ame qu' elle y soit comme gravée, et si nous avons un veritable amour de Dieu nous pourrons bien-tost l' aquerir. Que si nous reconnoissons en nous une ferme resolution de ne vouloir pour rien du monde offenser un si grand maistre : encore que nous tombions quelquefois nous ne devons pas nous décourager ; mais tascher d' en demander aussi-tost pardon à Dieu, et reconnoistre que nous sommes si foibles et avons si peu de sujet de nous fier à nous-mesmes, que lors que nous sommes les plus resolus à faire le bien c' est alors que nous devons avoir moins de confiance en nos propres forces et ne l' établir qu' en Dieu seul. Ainsi quand nous avons sujet de croire que nous sommes dans ces dispositions, nous n' avons pas besoin de marcher avec tant d' apprehension et de contrainte, parce que nostre Seigneur nous assistera, et que nous nous accoûtumerons à ne le point offenser. Il faut au contraire agir avec une sainte liberté lors qu' on traite avec les personnes à qui l' on sera obligé de parler, bien qu' elles fussent distraites, parce que ceux-là mesme qui auparavant que vous eussiez acquis cette veritable crainte de Dieu auroient esté pour vous un poison qui auroit contribué à tuer vostre ame, pourront souvent vous aider à aimer Dieu davantage, et à le remercier de vous avoir délivrées d' un peril qui vous est si visible. Tellement qu' au lieu d' augmenter leur foiblesse, vous la ferez diminuer peu à peu par la retenuë que leur donnera vostre presence, et leur respect pour vostre vertu. Je ne sçaurois me lasser de rendre graces à nostre Seigneur, en considerant d' où peut venir qu' il arrive souvent que sans qu' un serviteur de Dieu dise une seule parole, il empesche qu' on ne parle contre sa divine majesté. Je m' imagine que c' est de mesme que lors que nous avons un amy on n' ose quoy qu' il soit absent rien dire à son préjudice en nostre presence, parce que l' on sçait qu' il est nostre amy. Ainsi lors que l' on connoist qu' une personne pour basse et pour vile qu' elle soit en elle-mesme est en grace, et par consequent aimée de Dieu, on la respecte et l' on a peine à se resoudre de luy donner un déplaisir aussi sensible que celuy qu' elle recevroit de voir offenser son Seigneur. Je n' en sçay point d' autre raison ; mais cela arrive ordinairement. Je vous exhorte, mes filles, à fuir la gesne et la contrainte, parce que l' ame qui s' y laisse aller se trouve par là indisposée à toute sorte de bien, et tombe quelquefois dans des scrupules qui la rendent inutile à elle et aux autres. Que si demeurant gesnée de la sorte elle ne tombe pas dans ces scrupules ; quoy qu' elle soit bonne pour elle-mesme, elle sera incapable de servir à d' autres pour les faire avancer dans la pieté, parce que cette contrainte est si ennemie de nostre nature qu' elle nous intimide et nous effraye. Ainsi quoy que ces personnes soient persuadées que le chemin que vous tenez est meilleur que celuy où elles marchent, l' apprehension de tomber dans ces gesnes et ces contraintes où elles vous voyent leur fera perdre l' envie qu' elles avoient d' y entrer. Cette contrainte où vous seriez produiroit aussi un autre mal, c' est que voyant les autres marcher par un different chemin en traitant librement avec le prochain pour contribuer à son salut : quoy que cette maniere d' agir soit plus parfaite, vous vous imagineriez qu' il y auroit de l' imperfection, et condamneriez comme un defaut et un excés la joye toute sainte que ces personnes feroient paroistre dans ces rencontres : ce qui est tres-perilleux, principalement en nous qui n' avons nulle science, et qui par consequent ne sçavons pas discerner ce qui se peut faire sans peché : outre que c' est estre dans une tentation continuelle et fort dangereuse, parce qu' elle va au préjudice du prochain. Et joint aussi que c' est tres-mal fait de s' imaginer que tous ceux qui ne marchent pas comme vous dans ce chemin de contrainte ne sont pas dans la bonne voye. à quoy l' on peut ajoûter un autre inconvenient, qui est que dans certaines occasions où vostre devoir vous obligeroit de parler, cette crainte scrupuleuse d' exceder en quelque chose vous en retiendroit, ou vous feroit peut-estre dire du bien de ce dont vous devriez témoigner avoir de l' horreur. Taschez donc, mes filles, autant que vous le pourrez sans offenser Dieu, de vous conduire de telle sorte envers toutes les personnes avec qui vous aurez à vivre qu' elles demeurent satisfaites de vostre conversation ; qu' elles desirent de pouvoir imiter vostre maniere d' agir, et que la vertu leur paroisse si belle et si aimable dans vos entretiens, qu' au lieu de leur faire peur elle leur donne du respect et de l' amour. Cet avis est tres-important aux religieuses. Plus elles sont saintes, et plus elles doivent s' efforcer de témoigner de la douceur et de la bonté envers leurs soeurs. C' est pourquoy lors que leurs discours ne sont pas tels que vous le desireriez : quoy que cela vous donne beaucoup de peine, gardez-vous bien de le témoigner et de vous éloigner d' elles. Par ce moyen elles vous aimeront, et vous leur serez utiles : ce qui nous oblige à prendre un extreme soin de plaire à tous ceux avec qui nous avons à traiter, mais principalement à nos soeurs. Taschez, mes filles, de bien comprendre cette importante verité, que Dieu ne s' arreste pas tant à de petites choses que vous vous l' imaginez : et qu' ainsi vous ne devez point vous gesner l' esprit, parce que cela pourroit vous empescher de faire beaucoup de bien. Ayez seulement, comme je l' ay dit, l' intention droite, et une volonté déterminée de ne point offenser Dieu, sans laisser accabler vostre ame par des scrupules : puis qu' au lieu de devenir saintes par ce moyen vous tomberiez en beaucoup d' imperfections où le démon vous pousseroit insensiblement, sans, je le repete encore, que vous fussiez utiles, ny aux autres ny à vous-mesmes, ainsi qu' autrement vous l' auriez pû estre. Vous voyez donc comme par le moyen de ces deux choses l' amour et la crainte de Dieu, nous pouvons marcher sans inquietude dans ce chemin ; mais non pas sans prendre garde à nous, puis que la crainte doit toûjours nous preceder. Car il est impossible d' estre en cette vie dans une entiere assurance : et cette assurance nous seroit mesme tres-dangereuse, ainsi que nostre divin maistre nous l' enseigne, puis qu' il finit son oraison à son pere par ces paroles qu' il sçavoit nous devoir estre tres-utiles, mais délivrez-nous du mal .