|
|
CHAPITRE IV : LA FORMATION ET LES DÉBUTS DU P. SURIN
I. Les démons ligués contre Surin, même après sa mort. Il n'a pas encore de biographe et ses oeuvres sont introuvables. La composition de ses livres. Editions subreptices et plus ou moins suspectes. Le P. Champion. Le P. Surin au XVIIIe et au XIXe siècles. Sous le boisseau. Possession et aliénation mentale du P. Surin. Que tous ses inédits ne doivent pas être publiés. La réaction anti-molinosiste et le P. Surin à l'Index. Défauts et mérites qui expliqueraient la réserve que les jésuites font paraître à l'endroit du P. Surin. II. Famille pieuse et noble. Egards particuliers qu'on aura plus tard pour le P. Surin. Ses villégiatures. Un gentilhomme. La famille du P. Surin fascinée par le Carmel. Sa soeur et sa mère carmélites. Le jeune Surin et Isabelle des Anges. Panégyrique du Carmel. Sainte Thérèse et la Compagnie de Jésus. Noviciat ; études ; troisième an. III. Marennes et la Saintonge mystique. La famille de Saujon. Marthe de Saujon. De l'attachement aux charges. Marguerite de Saint-Xavier. Vocation mystique de Marie Baron. « Il semblait que son élément fût le feu ». La boutique des Du Verger. Le « magnifique » M. Du Verger. Mort et obsèques triomphales de Marie Baron. Madeleine Boinet et la succession mystique de Marie Baron. Sa conversion. Institutrice. Vie intérieure de Madeleine Boinet. La veille du départ pour Loudun.
I. Une étrange fatalité pèse, dirait-on, sur le P. Surin (1). Les démons qui ont tourmenté ce grand homme pendant
(1) On trouvera dans Sommervogel la bibliographie complète. J'indique seulement les éditions dont je me suis servi. Oeuvres spirituelles du P. Jean-Joseph Surin..., publiées par le P. Marcel Bouix, Paris, s. d. I. Traité inédit de l'Amour de Dieu. II. Catéchisme spirituel contenant les principaux moyens d'arriver à la perfection. (2 vol.). Cette édition reproduit, semble-t-il, l'édition originale que je n'ai pu me procurer. Catéchisme spirituel de la perfection chrétienne, composé par le R. P. J.-J. Surin... nouvellement revu et corrigé par le P. T, B., F. de la m. c., (Thomas-Bernard Fellon) Paris, 1738. C'est la réimpression du Catéchisme, modernisé. La permission du Provincial (Jean Croiset) est du 2 décembre 1799. Les Fondements de la vie spirituelle, tirés du livre de l'Imitation de Jésus-Christ, composé par J. D. S. F. P. (Jean de Sainte-Foi, prêtre), Lyon, 1682 (réimpression de l'édition originale publiée par Cramoisy en 1667). Les Fondements de la vie spirituelle, par *** Nouvelle édition, revue par le P. B. J. (Brignon s. j.), Paris, 1790 (réimpression du texte modernisé, publié en 1697). Lettres spirituelles du R. P. Surin... Nouvelle édition, Avignon, 1721, ce doit être la réimpression des deux volumes publiés à Paris en 1696. Cantiques spirituels de l'Amour divin..., par le R. P. Surin... Nouvelle édition, Paris, 1731, J'ai eu jadis entre les mains le recueil des mêmes cantiques, publié en 1664. Entre les deux éditions, j'ai remarqué certaines différences, mais assez menues. Ainsi le cantique 56° de l'édition de 1731 servait de préface au recueil de 1664. Le Triomphe de l'Amour divin ou l'histoire abrégée de la possession des ursulines de Loudun et des peines du P. Surin, ouvrage inédit, faisant suite à ses oeuvres, Paris, 183o. En fait d'études biographiques ou critiques, sur le P. Surin, j'utilise surtout : Vie du P. Jean-Joseph Surin..., publiée par le P. Marcel Bouix, Paris, 1876. C'est un ancien résumé d'un ouvrage de M. Boudon. Soeur Jeanne des Anges... autobiographie d'une hystérique possédée, d'après le manuscrit inédit de la bibliothèque de Tours, annoté et publié par les Drs Gabriel Legué et Gilles de La Tourette, Paris, 1886. (On connaît aussi l'ouvrage du même Dr Legué : Urbain Grandier et les possédées de Loudun, documents inédits de Charles Barbier, Paris, 188o). De Bonniot: Le miracle et ses contrefaçons. 5° édit., Paris, 1895, pp. 385-422.
149
plus de vingt années, semblent aujourd'hui encore ligués contre lui. Ceux de ses fidèles qui se promettaient de travailler à sa gloire sont toujours arrêtés clans leur entreprise ; un je ne sais quel sortilège les poursuit. Membre d'un Ordre où ne manquent ni les écrivains ni les mystiques, Surin n'a pas encore de biographe, alors que tant de personnages, très inférieurs à lui, ont fait l'objet de nombreuses publications. Pour connaître son histoire, si curieuse, même aux profanes, nous en sommes réduits au vague panégyrique, insuffisant, irritant, que nous a laissé le Vénérable M. Boudon, insigne contemplatif, mais brouillé avec le temps, l'espace et les autres catégories de l'humaine curiosité. Les diverses éditions, toutes d'ailleurs introuvables, que l'on a données de ses oeuvres, paraissent assez inquiétantes. Jusqu'aux dernières années (le sa vie, ses supérieurs qui le croyaient fou, ne lui auraient permis de rien publier. Il écrivait cependant ou
15o
dictait beaucoup. On se disputait les nombreuses copies de ses traités et de ses lettres. Le prince de Conti notamment les admirait fort. De là aux presses il n'y avait qu'un pas, si bien qu'en 166o, un certain Docteur, qui s'appelait Jacques-Bénigne Bossuet, demandait à la Faculté de Théologie l'autorisation d'approuver un ouvrage, qui d'abord aurait eu pour titre : Catéchisme spirituel composé par un contemplatif. M. de Cambrai n'oubliera pas cette approbation. C'était le fameux Catéchisme spirituel, oeuvre maîtresse du P. Surin. L'autre approbateur s'appelait Boudon. Le génie et la sainteté, voilà de nobles parrains, mais qui ne nous rassurent pas sur l'authenticité absolue d'une édition plus ou moins subreptice. Bien avant cette publication, Surin écrivait à son ami, M. Lanier, abbé de Vaux :
(Je vous remercie) du soin que vous eussiez voulu prendre pour l'impression du Catéchisme spirituel. Ce livre ne m'est échappé que par la facilité que j'ai eue à en donner des copies à quelques personnes de piété qui l'ont mis en l'état où vous l'avez vu. Les autres parties de cet ouvrage sont à Loudun, entre les mains de la Mère Jeanne des Anges (1).
« Mis en l'état » nous ennuie. Où s'est arrêtée la collaboration de ces e personnes de piété » ? (2) Le même brouillard enveloppe les autres ouvrages de Surin. Qu'on m'excuse de m'attarder à ces détails. Surin compte parmi nos classiques du premier rang et il n'est pas indifférent de savoir que d'aucun des textes qui lui sont attribués nous ne pouvons assurer qu'il reproduit exactement le manuscrit de l'auteur.
(1) Lettres spirituelles du P. Surin, Avignon, 1721, I, p. 181. L'approbation du Catéchisme par Bossuet est de 166o, pour le t. I; de 1663, pour le t. II. L'ouvrage était déjà en librairie, publié, semble-t-il, en 1658, puis en 1659. Comme nom d'auteur, les initiales : J. D. S. F. P., c'est-à-dire : Jean de Sainte-Foi, prêtre: pseudonyme qu'exigeaient soit la modestie, soit les scrupules de Surin. Du fait de cette publication, il se trouvait en effet dans une situation fausse vis-à-vis des Supérieurs. Très obéissant, il n'avait d'ailleurs rien fait en vue d'obtenir l'impression de son oeuvre. Mais comment l'aurait-il empêchée, à cette époque surtout ? (2) Nous savons le nom d'un des collaborateurs. Les registres de la Faculté de Théologie, nous apprennent en effet qu'à la date du 1er juillet 166o, Bossuet avait fait demander l'autorisation d'approuver cet ouvrage « revu et remis en ordre par le Prieur de Saint-André, prêtre, conseiller et aumônier du Roi ». Cf. Correspondance de Bossuet, Paris, 1909, I, p. 502. Les reviseurs et ordonnateurs des livres de Surin devaient se gêner d'autant moins que l'étrange maladie de l'auteur semblait leur donner plus de droit sur des pages dictées entre deux crises d' « extravagances ». Nous savons d'ailleurs positivement que telle lettre de Surin, souvent recopiée, avait subi, en cours de route, des interpolations considérables.
151
La réaction contre les mystiques avait déjà commencé. Il n'est donc pas étonnant que l'ensemble des jésuites ait montré peu de zèle à répandre les écrits de leur confrère. Néanmoins les débris trop clairsemés de l'école Lallemant n'abandonnaient pas la partie. Vers la fin du XVII° siècle, c'est-à-dire au plus vif de la querelle quiétiste, le P. Champion, à qui nous devons de connaître et le fondateur et plusieurs autres représentants de cette glorieuse école, écrivait à une pieuse personne :
Le P. Surin... est un des grands saints du paradis et l'homme de ce siècle le plus éclairé; l'un de mes meilleurs amis du ciel à qui j'ai mille obligations. Je vais désormais travailler uniquement à mettre ses écrits en état de voir le jour. J'ai des merveilles sur sa vie et l'on m'en envoie de tous côtés (1).
Que s'est-il passé ? Les supérieurs ont-ils jugé l'heure mal choisie pour une semblable entreprise, ou bien le sortilège que nous avons dit a-t-il réussi par d'autres moyens à paralyser ce bon travailleur? Quoi qu'il en soit, rien n'est venu jusqu'à nous de l'oeuvre si allègrement commencée, sinon un recueil des lettres spirituelles de Surin, publiées en 1696, par le P. Champion (2). Pendant la première moitié du XVIII° siècle, bien moins hostile au mysticisme que la seconde du XVIIe, Surin eut
(1) Texte cité par le P. M. Bouix : Oeuvres spirituelles du P. J.-J. Surin. Traité inédit de l'Amour de Dieu, Paris, s. d., pp. XIV, XV. (2) N'exagérons rien. Champion obtint sans peine, paraît-il, l'imprimatur de la Compagnie pour les oeuvres de Lallemant et de Rigoleuc. En 1697, le P. Brignon, qu'on peut aussi, je le crois, rattacher à la même école, publie et avec l'assentiment des supérieurs, une édition modernisée du Fondement de la vie spirituelle. C'est le même P. Brignon qui s'est donné le ridicule de traduire en français l'Introduction à la vie dévote.
152
encore beaucoup de lecteurs. Les journalistes de Trévoux le reconnaissent : « Il y a, disaient-ils en 173o, peu de livres de piété qui aient été reçus du public avec un empressement aussi constant que ceux du P. Surin (1) ». Cet empressement s'est à peine ralenti depuis lors. Seulement on aura de plus en plus de peine à le satisfaire. Les éditions de Surin publiées sous la Restauration, sont épuisées depuis fort longtemps. Un nouveau P. Cham-pion, le P. Marcel Bouix, tenta bien, lui aussi, de rééditer ces précieux ouvrages, mais, pour une raison ou pour une autre, il perdit coeur bien avant d'avoir achevé son entreprise, et, chose plus déconcertante, les trois ou quatre volumes de Surin publiés par lui, sont déjà devenus rares. Enfin l'on put croire que cette sorte de proscription allait cesser. Nous avons vu de nos yeux, il y a vingt ans, et poursuivi de nos questions, hélas trop discrètes, un vénérable jésuite qui, après avoir occupé les hautes charges de son Ordre, consacrait ses derniers loisirs à écrire la vie et à publier les principaux inédits de Surin. Le travail était même si avancé que le P. Sommervogel l'annonçait dans sa Bibliographie monumentale. Mais une fois encore, nous devions être déçus. Il y eut d'autres tentatives du même genre, plus récentes et qui n'ont pas réussi davantage. Le hasard seul n'expliquerait pas tant de traverses, un zèle toujours renaissant et toujours brisé. Or il s'agit ici, je le répète, non pas d'un vieil auteur, démodé et dépassé comme le P. Richeome, mais d'un maître et qui a, pour nous, dans l'ordre spirituel, la même importance que Boileau, dans l'ordre classique. Pour que l'on se désintéresse à ce point d'une telle gloire, pour que l'on hésite à répandre les oeuvres du P. Surin et qu'on les tienne, ou pour qu'on les remette sous le boisseau, l'on doit avoir de graves raisons. Une de ces raisons se devine aisément. Dès ses premiers
(1) Boudon-Bouix, op. cit., p. xrx.153
153
exorcismes de Loudun (décembre 1634 ou janvier 1635), le P. Surin, soit qu'il eût obtenu du ciel, par une prière héroïque, cette humiliation suprême, soit que ses nerfs déjà fort ébranlés n'aient pas pu résister à l'affreux spectacle qui lui était donné chaque jour et pendant de longues heures, le P. Surin, disons-nous, paraît possédé lui-même. On le laissa néanmoins continuer ses exorcismes et l'on mit beaucoup de temps à comprendre que sa place n'était pas auprès de Jeanne des Anges, ou n'y était plus. Sur l'ordre des supérieurs, il quitta donc Loudun, mais dans un état lamentable et qui depuis ne fit qu'empirer. Nous n'avons pas à rechercher ici les causes naturelles ou surnaturelles de ce mal étrange. Il semble qu'autour de lui, on ait cru plutôt à une aliénation mentale qu'à une possession véritable, mais quoi qu'il en soit, le malheureux ne devait redevenir lui-même qu'à la fin de sa vie. Jusque-là, c'est-à-dire, pendant plus de vingt ans, il fallut barrer les fenêtres de sa chambre et, pour le reste, le surveiller comme un enfant. Les choses étant ainsi, l'on s'explique sans peine que la Compagnie de Jésus encourage médiocrement la publication intégrale des papiers du P. Surin. A côté de pages ou parfaitement raisonnables ou même sublimes, il s'en trouve sans doute d'assez équivoques et dont l'incohérence échapperait aisément, à un éditeur enthousiaste. En ces délicates matières, où plu. sieurs prennent souvent le change, attribuant à l'inspiration divine les rêves d'un cerveau blessé, on ne saurait user de trop de précautions ni refréner trop sévèrement la fureur de l'inédit. Bon nombre de ces papiers traitent de la possession de Loudun et nécessitent de ce chef une revision plus impitoyable. Surin voyait dans toute cette affaire un des beaux triomphes de la puissance divine. Le souvenir de ces deux années d'exorcismes le hantait. En particulier, en public, en chaire même, il y revenait sans se lasser, comme un vétéran aux campagnes de sa jeunesse. Dans
154
ses écrits il nous donne à ce sujet, et avec une complaisance redoutable, les détails les plus fâcheux, les plus propres à détraquer la cervelle de certains lecteurs, et à diriger l'imagination de certains autres sur des chemins peu décents. Dans les aventures de ce genre, le diable n'est édifiant que lorsqu'il se décide à quitter la place. Gestes et paroles, aussi longtemps qu'il résiste, il fait tout le mal dont il est capable et met à profit la maladresse des exorcistes. Raison de plus pour refroidir le zèle inconsidéré de tel ou tel éditeur, bien qu'ils deviennent fort heureusement de moins en moins nombreux parmi nous, les naïfs qui font leurs délices de ces relations malsaines et qui s'emploient à les répandre. Et c'est encore, j'imagine pour la même raison, qu'on ne se hâte pas de donner au public une histoire vraiment critique du P. Surin. Ce travail exigerait, en effet, une théologie très sûre, une sérieuse connaissance de la médecine, une délicatesse infinie, et, sans doute aussi, quelque expérience de l'exorcisme. Restent les oeuvres purement didactiques du P. Surin, le Catéchisme spirituel, les Fondements de la .vie spirituelle, les Dialogues, le Traité de l'amour de Dieu et quelques-unes des Lettres. Ces textes, admirés sans réserve et depuis trois siècles bientôt, par les contemplatifs les plus éminents, pourquoi les disputer, en quelque sorte, à l'avidité du peuple chrétien ? La question est embarrassante, pénible par certains endroits, mais on peut, je crois, la discuter librement et sans froisser aucune bienséance. Avouons-le donc. Vers la fin du XVIIe siècle, l'Église qui traversait alors une passe difficile et qu'épouvantait jusqu'à l'apparence de l'erreur molinosiste, a cru devoir placer au catalogue de l'Index, le Catéchisme spirituel du P. Surin, comme elle avait fait pour les oeuvres semblables de Benoît de Canfeld et de Jean de Bernières (1). Mais,
(1) Les disciples de Lallemant faisaient profession d'admirer beaucoup ces deux maîtres, Canfeld et Bernières. Le P. Rigoleuc recommande le premier aux personnes qu'il dirige (cf. La Vie.. ., p. 388) et pour le second, voici quelques mots du P. Surin. a J'ai trouvé ici entre les mains de Mme de Rasac, le livre qui a pour titre : l'Intérieur chrétien (c'est bien le Chrétien intérieur de J. de Bernières). Je vous assure que je le trouve tellement à mon gré que je ne juge plus que le Catéchisme spirituel que je croyais auparavant fort utile, soit maintenant nécessaire. Si j'eusse vu celui-là plutôt, je n'eusse point cru qu'il eût fallu donner celui-ci au public. Car en trouve dans ce livre tout ce que je désire que l'on sache pour la vie spirituelle ». Lettres spirituelles, I, p. 217. Il écrit encore : « Ce que vous dites du... Chrétien intérieur, me semble très bien fondé. Il est, à mon avis, très excellent. J'ai dit et je dis encore que si je l'eusse vu, avant de composer le Catéchisme spirituel, j'eusse cru que mon travail n'était pas nécessaire. Car je trouve que ce livre dit ce que je voulais dire, quand je me déterminai à écrire, et je vous assure que si je l'avais pour le lire, j'en ferais la nourriture ordinaire de mon âme, tant il me semble bon et solide ». Ib., I, pp. 467, 468. Je n'ai pas besoin de souligner l'extrême importance de ces deux textes. Sur Canfeld, cf. Catéchisme spirituel (Bouix) II, 201.
155
pour ne pas rappeler ici que les décisions de l'Index n'engagent d'aucune façon l'infaillible autorité du Saint-Siège, il est certain que par les décrets particuliers que l'on vient de dire, la Sacrée Congrégation n'a pas voulu discréditer à jamais la doctrine de trois des plus grands mystiques (1). Moyennant quelques notes explicatives et quelques modifications de peu d'importance, un pieux et docte évêque de notre temps a obtenu l'autorisation de publier à nouveau Jean de Bernières (2); d'autres viendront qui rendront le même service à Canfeld et à Surin, en attendant une réhabilitation plus complète qu'il n'est pas chimérique de tenir pour assez prochaine (3). On sait du
(1) « Il est bien vrai qu'il entre dans les attributions du Saint Office de s'occuper des matières de foi... mais il n'entre pas dans l'intention du Souverain Pontife, quand il approuve ces opérations diverses de prononcer un jugement ex cathedra. » Ainsi parle un des théologiens les plus autorisés en ces matières, Mgr Baillès: La Congrégation de l'Index mieux connue et vengée, par l'ancien évêque de Luçon, Paris 1866. Hier encore, un rédacteur des Etudes s'exprimait ainsi : « Il faut... abandonner le fol espoir d'innocenter les Congrégations romaines; elles se sont trompées en condamnant Galilée. Qu'importe encore une fois, au point de vue doctrinal... puisque leurs sentences ne sont pas infaillibles, irréformables », Etudes, 5 juillet 1904, p. 73. On sait aussi que jadis l'Index prohibait, en bloc, « la lecture des ouvrages ascétiques ou de piété, écrits en langue vulgaire ». Cf. Baillès op. cit., pp. 535, seq. (2) C'est Mgr Doney, cf. à ce sujet M. Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913, pp. 282-207. (3) A ce sujet, je puis citer, me semble-t-il, la lettre que m'écrivait récemment un savant religieux dont l'autorité, en ces matières, n'est pas médiocre. II y a quelques années, me dit-il, « j'étais en instance près de Rome, pour faire tirer le P. Surin de l'Index. Le cardinal archevêque de Lyon (le saint cardinal Coullié) travaillait vigoureusement dans le même sens. Mais il est plus facile d'entrer à l'Index que d'en sortir... Depuis, et bien que l'affaire parût en bonne voie, je n'ai entendu parler de rien, sinon qu'un personnage important m'a fait dire, « d'agir comme si le P. Surin était tiré de l'Index et d'en permettre la lecture à tous ceux qui m'en parleraient ». Je sais que l'on a fait de Rome la même réponse à d'autres personnes.
156
reste que le Catéchisme spirituel a été réédité par les jésuites du XVIIIe siècle, puis tout dernièrement encore, par le P. Marcel Bouix et que personne aujourd'hui n'oserait élever l'ombre d'un cloute sur l'orthodoxie foncière du P. Surin Ceux-là même qui n'aiment pas à le célébrer très haut, l'admirent, j'en suis assuré, autant que nous pouvons le faire. Seulement ils craignent de lui voir prendre trop d'influence et sur trop de monde, car ils le trouvent, si j'ose dire, trop mystique, opinion que je ne partagerais pas, s'il me convenait d'en avoir une, mais qu'il faut néanmoins comprendre. Mystique, le P. Surin ne l'est ni plus ni moins, pour le fond des choses, il ne l'est pas autrement que le P. Lallemant, que sainte Thérèse. Il n'a rien d'un novateur. Sa doctrine, de tous points s'accorde avec les principes des maîtres, mais peut-être l'expose-t-il de manière à effaroucher certains esprits. Ce disant, je donne moins mes propres impressions que je ne cherche à saisir celles d'autrui. Peut-être donc y a-t-il chez lui un je ne sais quel éclat, une insistance qui semblent tenir de la fièvre ou de l'idée fixe. Lallemant, déjà téméraire ou excessif aux yeux des mêmes censeurs, montre du moins plus de sérénité, plus de discrétion. Il maintient aussi rigoureusement que personne les droits du mysticisme, mais il amplifie à peine, il n'appuie jamais. Surin est plus abondant, plus pressant, et, comme nous verrons, un peu agressif. Il avait beaucoup souffert, non
(1) La traduction italienne du Catéchisme spirituel, prohibée, au XVIIe siècle, par un décret, non pas de l'Index, mais du Saint-Office, figurait et figurait seule, jusqu'en 19oo, au catalogue de l'Index. Le texte français du même ouvrage n'est interdit que dans la dernière édition de l'Index (1900). Ceci ne suppose pas du reste qu'à cette époque on ait examiné de nouveau l'ouvrage du P. Surin.
157
pas certes de passer pour fou, mais à la pensée que cette opinion qu'on avait de lui rejaillirait fatalement sur les saines et saintes idées qui lui étaient chères. Les accidents nerveux qui l'humiliaient ne prouvaient naturellement rien contre sa doctrine, pas plus que la folie du Tasse ne compromet l'excellence de la Jérusalem délivrée. Mais toutes les raisons sont bonnes à qui veut se confirmer dans ses propres préjugés, et le cas du P. Surin servait à merveille les adversaires du P. Lallemant. Il s'en rendait clairement compte et d'autant plus qu'on ne se faisait pas faute d'argumenter contre lui. N'oublions pas que nos pères du XVIIe siècle, je dis les meilleurs, gardent, en dépit de leur raffinement, un fonds de grossièreté, presque brutale, laquelle parait assez, entre autres indices, à leur façon de traiter les anormaux (1). Ajoutez à cela, chez le P. Surin, non pas le délire de la persécution, mais une inquiétude assez voisine. Bref, pour mieux se défendre contre des ennemis qui n'étaient pas imaginaires, il prend souvent l'offensive. Dans ses livres, les pages contre les théologiens ne se comptent pas. Elle est de lui, cette strophe suavement belliqueuse :
Que tous les hommes m'attaquent, Je n'en puis être en souci; Que tous leurs canons se braquent Contre mon coeur; le voici (2) !
et cette autre que nous connaissons déjà :
Je vois un Docteur qui s'avance, Et d'un accent plein de terreur M'avertit, me presse, me tance, Disant que je suis en erreur :
(1) Pirot, si admirable auprès de Mme de Brinvilliers, est une exception quasi-miraculeuse. L'avoir choisi entre mille pour un tel ministère, rien ne fait plus d'honneur à Lamoignon. Cf. F. Funck-Brentano, Le Drame des poisons, passim. (2) Cantiques spirituels, p. 76.
158
Il se forme une épaisse nue, Dont mon âme serait émue. Je suis au pouvoir de l'Amour Je lui servirai nuit et jour (1).
Ces Docteurs l'entendent bien comme il faut l'entendre. Après tout, il est docteur, lui aussi. Mais ils n'aiment pas qu'on invite imprudemment les âmes simples a décrier le Doctorat. Enfin les mérites mêmes du P. Surin se tournent aussi contre lui. Il a beaucoup plus d'onction que le P. Lallemant, plus de génie que le P. Rigoleuc, une expérience exceptionnellement riche et, à un degré très éminent, le don de convaincre. Autant de motifs pour que redoutent quelque peu sa propagande ceux qui, non sans de graves raisons, ne permettent qu'à un petit nombre de privilégiés l'accès du jardin mystique. Non nostrum inter vos... Éternel conflit, d'ailleurs pacifique et salutaire, que nous n'avons pas à juger. Il suffit à l'historien d'en illustrer les phases diverses, d'exposer tour à tour les mérites respectifs des principaux chefs. Tout mystique avec le P. Surin, plus tard, avec le P. Bourdaloue, il se fera prudent, jusqu'au terre-à-terre, timide, positif, et, comme ils disent, pratique (2). II. Jean-Joseph Surin, « concitoyen » de saint Paulin de
(1) Cantiques spirituels, p. 4o. (2) Sur l'attitude des jésuites modernes à l'endroit des PP. Lallemant et Surin, voici un curieux témoignage rapporté par M. le chanoine Saudreau. « Je possède, écrit celui-ci, une note qui me fut donnée en 1900 par un savant théologien, le R. P. Ory, jésuite, dans laquelle il me disait qu'un directeur qui encouragerait le désir de la contemplation « engagerait certainement sa conscience »... Il ajoutait cette affirmation qui, je le crois bien, quoiqu'elle s'accorde avec d'autres témoignages de la même époque, était alors exagérée et qui, en tous cas, ne serait plus exacte aujourd'hui : « Chez nous, les PP. Lallemant et Surin sont disqualifiés ». (Le mouvement anti-mystique en Espagne au XVIe siècle et l'altération de la doctrine traditionnelle, par A. Saudreau, Revue du Clergé français 1er août 1917). Je dois ajouter que, pour ma part, ayant rencontré beaucoup de jésuites, je n'ai jamais rien entendu de leur bouche qui ressemblât, même de loin, à cette boutade indécente. J'ai connu, entre autres, un jésuite éminent à qui les supérieurs de l'Ordre avaient confié la direction spirituelle des jeunes religieux de sa province. Or celui-ci ne parlait des PP. Lallemant et Surin qu'avec la plus grande vénération. Il s'inspirait constamment de leur doctrine, il les citait souvent et ne permettait pas qu'on les prétendit contraires à l'esprit de sa Compagnie.
159
Nole et d'Ausone, il le rappelait volontiers (1) est né à Bordeaux, en 1600 (Pb d'une excellente famille. Noble? je ne sais, mais riche, princièrement généreuse et très affinée, trop peut-être. Son père était conseiller au Parlement. Nous retrouverons bientôt sa mère. On les voit liés avec le meilleur monde, même de la Cour. Ils font d'abondantes largesses, aux jésuites par exemple et aux carmélites'. Cette situation explique sans doute l'étrange liberté qu'on laissera plus tard au P. Surin pendant les longues années de sa maladie. C'est Bordeaux qu'on lui donne pour résidence. Je ne dis pas qu'on l'ait soigné comme nous voudrions, de beaucoup s'en faut'. Mais il va où il veut, visite la meilleure noblesse du pays ; il a sa chambre toujours prête dans plusieurs châteaux, et il en profite à son aise. Il s'en trouvait d'ailleurs le mieux du monde. 11 écrit, par exemple, d'un de ces châteaux :
Jouissant de l'air libre de la campagne, il en faut prendre occasion de donner à notre esprit la liberté de s'élever à Dieu et de parler de Dieu. J'en trouve le sujet en deux choses, qui, bien qu'elles paraissent contraires, ont un parfait rapport ensemble; l'un est le recueillement, l'autre, la dilatation du coeur; deux mouvements opposés, mais qui tendent à une même fin. Le recueillement vient de la solitude et de l'éloignement de ce que les hommes appellent affaires et que l'on ne peut éviter dans le séjour des villes. La dilatation vient de cette libre étendue de l'air qu'on respire à la campagne, laquelle semble communiquer à l'âme une pareille disposition (4).
(1) Cf. Lettres spirituelles, I, p. 239. (2) D'après le P. Lelasseur, Mme Surin « avait fondé le collège de la Compagnie de Jésus à Bordeaux ». Mémoires de Rapin, II, p. 15o. (3) Un des frères coadjuteurs, chargé de veiller sur lui, si cela n'eût dépendu que de moi, je l'eusse fait bâtonner et mettre en prison. On sait d'ailleurs qu'au XVIIe siècle, les fous étaient deux fois malheureux. (4) Lettres spirituelles, I, pp. 235, 236. Cf. à la fin de cette même lettre : « Je vous écrie à la campagne, dans ce grand air, entre les deux mers », ib., p. 239.
160
Comme il eût été facile de le guérir beaucoup plus tôt! Néanmoins les supérieurs ont eu pour lui des égards particuliers que son mérite seul, hélas! éclipsé, ne lui aurait pas obtenus. Il avait du reste les instincts naturels d'un homme bien né. En tout, il voit noble et grand. Sa doctrine spirituelle, quoique des plus mortifiantes, est encore d'un gentilhomme.
J'entrai chez M. l'Abbé de Saint-François... On me dit que dans ce logis il y a une chambre que M. l'Abbé veut faire toute dorer. Je vois en cela jusqu'où le luxe conduit un esprit pour se satisfaire, savoir à se loger et à s'ensevelir dans l'or; et je remarque après tout que ce luxe est, en quelque manière, une imitation de la gloire, pour laquelle Dieu nous a créés. Car quand nous suivons nos instincts naturels, il arrive, ce que dit saint Augustin, que, dans le mal même, nous cherchons Dieu sans y penser, puisque nous cherchons une chose qui ne se trouve qu'en Dieu. Ainsi, dans l'amour et dans la recherche de ce que le monde a de plus éclatant et de plus charmant, on suit la pente de cette inclination noble et divine que nous avons naturellement pour le souverain bien (1).
Recueillons, sans pruderie, un autre indice, mais en nous rappelant que notre jésuite vivait sous le règne de Louis XIII, fils d'Henri IV. Ce n'était pas Page d'or de la propreté. Perclus de tous ses membres, le P. Surin s'est « couché, plus de vingt ans tout habillé », mais, comme il tient lui-même à le dire, « sans avoir... aucune vermine ». Il parle aussi de
la peine excessive qu'(il) avait eue à changer de linge, tous les samedis, où (il) passait toute la nuit à le faire avec des douleurs insupportables, qu'(il) subissait néanmoins dans le désir de conserver la netteté (2).
Fils unique, Jean-Joseph n'avait que deux soeurs, dont l'une « se maria et mourut trois semaines après ». La
(1) Lettres spirituelles, I, pp. 237. 238. (2) Le Triomphe de l'Amour divin..., pp. 291, 292.
161
seconde entra, fort jeune, semble-t-il, chez les carmélites de Bordeaux (1). Ce jeune Carmel fascinait toute la famille :
J'ai entendu dire souvent à ma mère, raconte à ce sujet le P. Surin, une chose fort remarquable. Après que le monastère des carmélites fut bâti à Bordeaux, chacun l'allait voir, avant que les religieuses y demeurassent. Elle y alla aussi avec mon père, qui lui demanda, en visitant les cellules, laquelle serait la sienne, quand elle serait religieuse. Elle lui en marqua une, qui en effet fut celle où on la nuit depuis. Etant dans le choeur, il lui demanda encore pour se divertir, où serait sa place et on lui donna effectivement celle qu'elle avait marquée.
En effet, dès qu'elle en eut le pouvoir, elle alla rejoindre sa fille.
Au moment que mon père fut mort, ma mère me dit que toute sa vie elle avait voulu être carmélite et qu'il lui semblait avoir une secrète expérience que cela pouvait bien se faire.
Elle était « âgée de cinquante-six ans et fort infirme ». Tout le monde trouvait ce projet peu raisonnable, à l'exception de son fils dont « elle avait résolu de suivre le sentiment ». « Je prêchai à sa prise d'habit » nous dit-il encore (1637). A cette époque, les épreuves du P. Surin avaient déjà commencé. Dieu donna «la force de faire exactement toute la règle » à cette grande dame, âgée, délicate et qui avait eu jusque-là « quatre filles pour la servir, qui étaient encore assez occupées ».
Après son noviciat, elle fit sa profession, sans vouloir user d'aucune dispense d'austérités.
(1) Le Triomphe..., p. 345. Elle mourut en 1638. « C'était une personne de grâce, dit l'abréviateur de Boudon, une fille d'oraison, appliquée d'une manière extraordinaire aux trois divines Personnes... Le jour de sa profession ayant été différé pour plusieurs raisons, le ciel ne put souffre ce retardement. Celui qui en est le grand roi, lui apparut... et lui prenant les mains, lui fit faire ses voeux. Elle vécut peu de temps, ces âmes angéliques étant plus propres pour le ciel que pour la terre ». Boudon-Bouix, p. 2.
162
à quoi elle aurait eu droit, en sa qualité d'insigne « bienfaitrice de la maison s.
Ma soeur, qui était religieuse avant elle, dans la même mai+ son, lui montra à lire dans le latin et elle eut(bientôt) la douleur de voir mourir cette chère fille (1639)... Elle eut aussi la consolation de la voir, après sa mort, clans une grande gloire; et en même temps, elle sentit une odeur très suave, comme de parfum exquis... Elle a vécu (dans ce monastère) quatorze ans, sans aller à l'infirmerie... Elle ne laissa pas cependant de souffrir beaucoup, étant clans un grand dénuement de tout secours... Dieu a voulu qu'avant sa mort, je sois tombé dans les grands maux... (que l'on connaît), et je n'en suis sorti qu'après son décès. Elle est morte, âgée de 7o ans (1652). Comme elle désirait me voir dans l'extrémité de sa maladie, j'en obtins la permission, mais j'étais trop mal moi-même. Ainsi, elle mourut dans la douleur de me savoir dans une extrême calamité (1).
Ce même Carmel avait initié le P. Surin à la vie mystique. Tout enfant, vers douze ou treize ans, il y allait prendre les leçons d'Isabelle des Anges. C'était, comme nous l'avons dit plus haut, une des premières et des plus saintes filles de sainte Thérèse (2). Bérulle l'avait choisie pour fonder le monastère de Bordeaux. Elle avait « une vertu héroïque et... une grâce extraordinaire . Le P. Surin, clans une de ses lettres, dit qu'il la reconnaît pour sa mère spirituelle, que ses paroles avaient des effets précieux de grâce, qu'elles opéraient la vivacité de la foi, l'élévation aux choses éternelles et la mortification à tout l'être créé » (3). Plus tard le P. Surin, qui excellait dans ce genre d'analyse, décrira merveilleusement et l'esprit de sainte Thérèse et le charme du Carmel :
Sainte Thérèse a une force invincible. Rien ne peut lui résister, semblable à la foudre qui renverse tout pour aller a
(1) Le Triomphe..., pp. 341-346, passim. (2) Cf. L'Invasion mystique. Les origines du Carmel français, passim. (3) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 4, 5.
163
son but... Généreuse dans ses projets, forte à les exécuter, forte à se vaincre elle-même, forte à surmonter les oppositions, forte à souffrir... Avec cette force, il paraît dans l'esprit de Thérèse, une dons cour charmante qui, comme un baume céleste, parfume toute l'Église. Cela se sentait dans sa conversation, dans ses entretiens, dans toutes ses manières. Sa douceur faisait une partie de sa force... Rien n'est plus doux que ses Cantiques. Ses écrits sont remplis d'une onction de grâce qui fait de merveilleuses impressions dans les âmes. La suavité de son esprit a passé à ses filles, aussi bien que sa force. De là vient que les âmes lâches, les esprits timides ne sont point propres pour la forme de vie qu'elle a prescrite. Il n'y a que les grands coeurs qui puissent la pratiquer et la comprendre. De là vient cet air de dévotion que respirent partout les maisons de sainte Thérèse, cette odeur de sainteté qu'elles répandent partout... De là vient enfin cette joie dans la pénitence et cette sainte gaîté qui semble être naturelle aux carmélites et sans laquelle on ne saurait vivre dans cet Ordre si austère.
Il écrivait ainsi à une carmélite, et ajoutait ces paroles, très significatives sous la plume d'un disciple de Lallemant :
La doctrine de sainte Thérèse m'est infiniment chère et je l'associe à celle du saint fondateur de la Compagnie de Jésus, à laquelle il a plu à Dieu de m'appeler, dès mes plus tendres, années. J'étais alors, pour ainsi dire, entre les bras de sainte Thérèse, et cette sainte mère me nourrissait de son lait quand je commençai d'aimer et de goûter l'esprit de ce grand zélateur de la gloire de Dieu. Oserai-je dire que son Ordre et le vôtre sont frères, non par la ressemblance de la vie extérieure, mais par celle des fondements de la doctrine et de l'esprit (1).
Ce fut encore dans ce Carmel, « que, environ à l'âge de treize ans, il reçut des grâces fort particulières ; car un jour, y assistant aux vêpres, tout à coup son coeur se
(1) Lettres spirituelles, II, pp. 488-4gs. Cf. ib., pp. 492, seq., une autre lettre, également belle sur « l'esprit de sainte Thérèse ». a Thérèse est un feu qui ne s'éteint jamais... »
164
trouva inondé d'une joie céleste qui l'obligea de s'asseoir, son corps ne le pouvant supporter. Pour lors, il eut une lumière surnaturelle qui lui découvrit d'une manière ineffable, les grandeurs... de l'Être de Dieu; tous les attributs divins lui furent manifestés d'une manière très haute. Cette opération surnaturelle était si élevée qu'elle contenait, par avance, comme l'abrégé de toutes les grâces intérieures qui depuis lui ont été communiquées » (1). Après ce que nous avons raconté de sa mère et de sa soeur, l'extraordinaire précocité de cet enfant ne doit pas nous surprendre. Spiritualisé dès avant sa naissance, il entre de plain-pied dans l'ordre mystique, bien différent en cela de la Bonne Armelle. Ce sont là deux cas extrêmes que j'abandonne à la méditation des savants. Remarquons néanmoins que, dans l'un et dans l'autre, la « nature » aura beaucoup à souffrir; ici déjà trop réduite et trop docile, là, trop vigoureuse. Jean-Joseph Surin avait de quinze à seize ans lorsqu'il entra chez les jésuites, au noviciat de Bordeaux. « Au bout de deux ans, il fut envoyé à La Flèche, pour étudier en philosophie et en théologie. Ayant beaucoup d'esprit, il réussit parfaitement dans ses études, et il paraissait avec éclat dans toutes les occasions (2). Ses études... achevées, on l'envoya à Rouen pour y faire la troisième année de probation. Ce fut dans cette année de retraite que Jésus-Christ, lui parlant un jour hors de l'embarras des créatures, il se trouva merveilleusement fortifié dans l'esprit de mort qu'il avait reçu au saint baptême ». Il se résolut à « ne vivre plus que de la mort, disant un adieu éternel à toutes les créatures. Il communiqua les
(1) Boudon-Bouix, op. cit., p. 6. Cf. Le Triomphe..., p. 326. (2) Il aima d'abord lui aussi, la bagatelle littéraire, Balzac peut-être. Il écrira plus tard à un de ses frères : « Je crois que vous n'êtes plus d'humeur à écrire des lettres polies et pleines de gentillesses. Pour moi, je vous assure que mon goût est extrêmement changé... je ne puis plus ni rien priser, ni rien goûter que cette simplicité affectueuse qui porte le coeur à Dieu... Tout le reste me lasse et me fait souffrir. » Lettres, I, 115.
165
desseins d'une si grande et si longue séparation de l'être créé au P. Louis Lallemant... Comme c'était un homme de grâce, il l'éprouva beaucoup » (1).Je cite M. Boudon qui, semblable à presque tous les biographes, tend à exagérer l'originalité de son héros. Il paraît bien que le P. Surin arrivait au 3e an, beaucoup plus éclairé et avancé que son confrère, le P. Rigoleuc, mais il n'en était que plus apte à s'assimiler la forte et souple doctrine du P. Lallemant, ce qu'il fit d'ailleurs à la perfection.
III. De retour dans sa province, on l'envoie à Marennes (1632), où il restera un peu plus de deux ans (2). Je recommande au futur biographe du P. Surin, ce très beau chapitre dont je vais donner la première ébauche, et que, pour ma part, je préfère à ceux qui viendront ensuite. Le cadre seul est déjà pour nous séduire. A l'horizon se devine La Rochelle, récemment vaincue. Tout autour un ensemble de fortifications mystiques : à Marennes, une résidence de jésuites ; à Saintes, les carmélites et une vieille abbaye bénédictine qui a pour abbesse une amie intime de la Mère Agnès. D'autres maisons de prière; pas de dragons. Dans La Rochelle même, on vient de consacrer un ancien temple huguenot à saint Joseph, « le patron de presque toutes les grandes âmes de ce siècle » (3). Pour le P. Surin, maître déjà reconnu malgré sa jeunesse, il est bien accueilli de tous. Ses lettres font le tour de ce petit monde spirituel. Du reste, il a bientôt fait de découvrir les contemplatifs de la région. Dans la petite ville voisine de Saujon, il visitait souvent
(1) Boudon-Bouix, op. cit , pp. 7, 8. (2) On venait de fonder à Marennes une maison du 3e an pour la province de Guyenne. (Rouen, où le P. Surin avait fait son 3e an, appartenait à la province de France). A. Marennes, Surin avait, semble-t-il, pour mission principale de seconder le P. Anginot, recteur de la nouvelle maison. Mais il lui restait du temps pour le ministère extérieur. Je regrette de ne pouvoir donner de dates plus précises, ce qui serait facile en temps de paix. Mais présentement les archives et les anciens catalogues de la Compagnie sont inabordables. (3) Cf. Lettres spirituelles, II, p. 134.
166
« l'illustre et pieuse famille » des seigneurs du lieu. Les de Cam pet de Saujon avaient été huguenots, et venaient à peine de se convertir. Il y avait là une enfant, Marthe de Saujon, qui plus tard, religieuse hospitalière à La Rochelle, essaiera de reprendre contact avec le P. Surin, alors malade. Les lettres qu'elle recevra de lui sont charmantes et nous renseignent sur la période qui nous intéresse présentement.
Bordeaux, 16 février 1657. Visitant mes papiers, je viens de trouver une lettre que vous eûtes la charité de m'écrire, il y a quelques années... Il est vrai que je considérais M. et Mule de Saujon comme des âmes qui m'étaient extrêmement chères. J'ai depuis conservé les mêmes sentiments de tendresse pour toutes les personnes qui leur appartiennent et si la Providence me présentait l'occasion de marquer à Mesdames vos soeurs le zèle que j'ai pour leur service, je le ferais de tout mon coeur (1). Pour vous, ma chère soeur, je vous assure qu'encore que je ne vous aie vue que fort petite, ayant appris la grâce que Notre-Seigneur vous a faite, j'en eus une grande joie... Lorsque je reçus votre lettre, il y a près de neuf ans, j'eus bien du regret de ne pouvoir y répondre. J'ai été vingt ans dans l'impuissance d'écrire (2).
Cette réponse tardive est déjà bien touchante. Marthe semble l'avoir trouvée un peu cérémonieuse.
Je condescends à votre désir de vous qualifier du nom de
(1) Une de ses soeurs n'est-elle pas Anne Campet de Saujou, fille d'honneur de la Duchesse d'Orléans? a Son directeur, l'abbé de la Croix-Christ, regardant les attentions que le Duo d'Orléans avait pour elle comme un motif impérieux de la tirer de la Cour, la conduisit brusquement, en 1649, aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. Le prince irrité obtint un arrêt du Parlement pour l'en faire sortir e... M. Olier, qui devint son directeur vers le mois de mai 1631, ne douta pas quelle ne fût dans sa véritable vocation (en restant au service de la Duchesse). Il comptait beaucoup sur elle, notamment pour la fondation de la Communauté des filles de l'Intérieur de la Sainte Vierge. Nous avons plusieurs des lettres qu'il lui écrivit. Cf. Lettres de M. Olier, Paris, 1885, I, pp. 566, 567 ; Port-Royal, VI, p. 285. A cette famille appartenait un baron de La Rivière, d'abord très lié avec le P. Surin, mais qui peu à peu cessa de le voir. Cf. Lettres spirituelles, II, 93. La Comtesse de Boufflers, l'amie du prince de Conti et de Hume, est sans doute une petite-nièce de Marthe de Saujon. Cf. Nouveaux Lundis, IV. (2) Lettres spirituelles, II, pp. 92, 93.
167
fille, contre mon inclination et coutume... Mais considérant que je vous ai vue petite, que je vous chéris tendrement en Jésus-Christ, et que je suis assez vieux, je veux bien désormais vous appeler ma fille (1).
Il ne la traitera pas plus mollement pour cela. Seules ment, au beau milieu d'une remontrance plutôt rude, il s'attendrira soudain au souvenir de la toute petite fille qu'autrefois il a vue jouer dans le salon de Mme de Saujon. Votre dernière lettre, lui écrit-il,
m'apprend que vous êtes déchargée de la supériorité de votre maison, de quoi vous marquez beaucoup de joie. Toutes les personnes qui dans une pareille rencontre, témoignent de la joie, ne l'ont pas toujours dans le coeur. Quoique la supériorité soit en effet une charge... cependant on y trouve de la douceur, et on se plaît naturellement à gouverner les autres et à vivre dans l'indépendance. On dit qu'on tient un rang dont on n'est pas capable; on se plaint du fardeau qu'on porte; on l'appelle croix... et quand on sort de charge, on dit qu'on va respirer... Ce langage est à la mode... Prenez garde... la nature est si maligne, si rusée que, cherchant l'élévation, elle veut paraître ne pas l'estimer.,. Parce que les saints s'affligent quand ils sont élevés aux dignités... et que pour cela on les admire, l'orgueil secret de notre esprit nous porte à une imitation apparente des saints... Nous parlons le langage de leur modestie... Cela mérite bien que vous y fassiez d'autant plus de réflexion que vous êtes moins âgée. Car me souvenant du temps que vous étiez à Saujon cette petite Marthon si chérie, il me semble que vous devez être encore jeune. Or les personnes jeunes aiment à commander (2).
Là-dessus il reprend son sermon, mais désormais il peut tout dire. Puisque l'occasion s'en présente, citons au sujet de ces contrefaçons dévotes, le charmant témoignage d'une des trop nombreuses saintes que nous sommes obligés de sacrifier. Marguerite de Saint-Xavier
(1) Lettres spirituelles, II, p. 107. (2) Ib., II, pp. 1o3-105.
168
(1603-1647), ursuline de Dijon, vient d'être élue supérieure :
En ce moment, écrit-elle, notre directeur déclara mon élection. Ma superbe commença à se réveiller.., me faisant voir que je passerais pour une ambitieuse, si je ne pleurais comme les supérieures bien humbles. Je voulus essayer de donner quelques larmes, mais aussitôt je connus ma faute,
et elle s'arrêta court de pleurer (1). Mais cette « petite Marthon si chérie », nous a déjà trop retardés. Revenons aux mystiques de Marennes et de la région des Santones. Le P. Surin écrivait de Saintes en 1632 : Le troisième jour d'octobre de cette année 1632, mourut à Saujon en Saintonge, une grande servante de Dieu, nommée Marie Baron, femme de M. Du Verger, marchand de Marennes.
Arrivé lui-même à Marennes, pendant l'été de 1632, c'est merveille qu'il ait pu en si peu de temps deviner cette mystique, se lier avec elle, et « découvrir ce qu'il y avait de plus saint dans ses dispositions... secrètes ».
Marie Baron, continue le P. Surin, avait passé vingt années entières en de perpétuels travaux d'esprit... Une crainte démesurée de s'éloigner de ce qu'elle devait à la Majesté divine, la tourmentait incessamment. Ce n'était point l'appréhension de l'enfer. Cette crainte ne fit jamais beaucoup d'impression sur son coeur. C'était seulement la crainte de ne pas rendre à Dieu ce qu'il méritait.
Un jésuite éminent, le P. André Baiole qui, lui aussi, mériterait une plus longue mention, l'avait tirée de peine. Ses ténèbres se dissipèrent et depuis lors elle mena une vie toute céleste.
Jamais elle ne perdait de vue la Majesté de Dieu. Elle sentait Dieu qui l'environnait comme une certaine grandeur où elle se
(1) La vie de la V. M. Marguerite de Saint-Xavier, religieuse ursuline du monastère de Dijon..., par le R. P. Jean-Marie (de Vernon), Paris, 1665, p. 142. L'auteur de ce livre est insupportable, mais l'héroïne, très attachante, et comme on vient de le voir, très vraie.
169
trouvait absorbée... Son expérience lui faisait connaître que plus elle donnait d'attention à cette lumière intérieure, plus elle avait de capacité pour agir dans les choses extérieures... Si elle eût perdu seulement pour quelques minutes la présence de Dieu, il lui eût semblé, me disait-elle, que son âme se fût renversée. Ce qui me faisait souvenir de ce que disent quelques philosophes, que si le soleil s'absentait, pour peu que ce fût, il arriverait dans le monde de grandes altérations.
Comme tant d'autres mystiques, elle avait une facilité merveilleuse à discerner ce qui se passait en elle et à le décrire.
Ce feu d'amour divin qui la possédait, s'étendait jusque sur le corps. Il se faisait sentir à elle de deux manières bien différentes. La première était fort douce. C'était comme une chaleur vitale qui se répandant délicieusement dans toutes ses facultés et dans tous ses membres, lui donnait toute la force qu'elle avait pour agir... Car ses grands travaux, ses jeûnes... ses autres macérations et ses infirmités la rendaient si faible qu'elle n'eût pu subsister sans ce feu céleste qui la restaurait et soutenait, la rendant si vigoureuse qu'elle se sentait dis-posée à entreprendre de longs voyages à pied... pour le service de Dieu. La deuxième manière de ce feu était véhémente et impérieuse. L'excès en venait quelquefois jusques à ce point qu'il semblait qu'elle allât expirer... Son coeur était comme une fournaise. Ses yeux étincelaient et son visage paraissait enflammé comme un charbon ardent... Quelquefois, entrant dans l'église, elle voyait sortir du tabernacle, des brandons qui la venaient saisir et embraser... Il semblait que son élément fût le feu.
Mais elle n'étalait pas ses extases. « Ses manières étaient communes et elle avait tant d'adresse pour se cacher, que ceux même qui avaient le plus d'habitude avec elle, ne pouvaient presque rien découvrir des richesses de son âme. » Hélas, quand plus tard le P. Surin magnifiera si fort les dons de Jeanne des Anges, comment l'idée ne lui viendra-t-elle pas d'opposer à la bruyante ursuline, la très humble et vraiment sainte Marie Baron? Dans son domestique, la petite marchande de Marennes
17o
était prudente, paisible, extrêmement vigilante : ayant l'oeil à tout, sans empressement et pourvoyant à toute une grande famille, où il y avait beaucoup à faire : parfaitement soumise à son mari, et si condescendante à toutes ses inclinations qu'elle ne lui répugnait jamais ; aimant ses enfants avec des tendresses incroyables, mais sans attache ; pleine de bonté pour ses serviteurs.
vec cela « fort magnifique et libérale, incomparable« ment au-dessus de l'ordinaire des personnes de sa condition », elle donnait aux pauvres « tout ce qu'elle pouvait donner... Elle était leur vraie mère, et l'organe de toutes sortes de borines oeuvres ». Aussi, et bien que la foule ne pût qu'entrevoir le plus haut secret de cette rare mystique, « un chacun la regardait comme une personne extraordinaire dans la grâce. Les Huguenots même la respectaient grandement ». Son mari jouissait lui aussi de l'estime universelle. Ici je prie le lecteur de peser tous les mots du P. Surin ; il savait sa langue :
M. du Verger était un homme des plus signalés en piété, en zèle, en courage, en magnificence, pour tout ce qui regardait les affaires de Dieu et de la religion... qu'il y eût peut-être en France.
Surin ne fait pas l'oraison funèbre d'un grand, mais d'un homme du commun et qu'il avait vu de près.
De quoi je puis rendre témoignage pour l'avoir pratiqué et pour avoir su les sentiments que plusieurs personnes même des plus remarquables avaient de lui.
Les détails nous manquent sur le dévouement de ce couple « magnifique », sur les oeuvres qu'ils paraissent diriger, sur les services considérables qu'ils rendent à la « religion », mais les épithètes superlatives du P. Surin donnent beaucoup à réfléchir, surtout si l'on se rappelle qu'il s'agit ici de simples marchands de province et non pas de hauts bourgeois parisiens, comme les Hélyot, par exemple, dont nous parlerons bientôt; si l'on se rappelle
171
aussi que nous sommes au temps de Louis XIII. Que saurions-nous de ce trait de moeurs si le P. Surin n'eût pas séjourné à Marennes pendant les années qui suivirent le siège de La Rochelle, et si la lettre où il nous parle de Marie Baron eût été perdue ?
M. le baron de Saujon et madame sa femme qui désiraient passionnément la voir (surtout depuis que le P. Surin leur parlait d'elle), avaient instamment prié M. du Verger, son mari, de lui permettre de leur accorder cette satisfaction,
et comme il savait son monde, la considération qu'il avait pour ces nobles personnages
l'obligea de leur mener lui-même sa chère épouse. Mais elle ne fut presque pas plutôt arrivée, qu'elle se trouva saisie de la maladie dont elle mourut dans peu de jours. Il semble que la Providence en disposa ainsi, afin que son corps, étant rapporté à Marennes, y fût reçu comme en triomphe. Tout le peuple alla au devant. C'était une procession perpétuelle. Le chemin, jusques à deux lieues de la ville, était rempli de monde qui allait lui rendre honneur, aussi bien les hérétiques (lue les catholiques .. Un témoin digne de foi, assure qu'il vit pleurer plus de deux mille personnes. Surtout les pauvres jetaient des cris qui perçaient le coeur de tout le monde. Le saint corps lut porté d'abord en la halle, pour satisfaire à la dévotion du peuple. Il y avait sept à huit mille âmes, qui entendirent avec une grande attention et avec beaucoup de larmes, l'oraison funèbre, prononcée par le R. P. Supérieur de la Résidence de la Compagnie de Jésus (François Penot) qui avait été son directeur, et qui fit le récit des choses les plus illustres qu'il savait des vertus héroïques et des grâces extraordinaires de cette sainte femme. Son corps fut enterré dans l'église de la même compagnie à Marennes comme le coeur de la Bonne Armelle chez les jésuites de Vannes où sa mémoire sera en vénération, tandis que les fidèles en conserveront le souvenir (1).
Le plus incrédule aura senti, j'en suis assuré, la
(1) Lettres spirituelles, I, pp. 113-14a, passim. Le P. Surin dit, dans cette lettre-notice, qu'on préparait une vie de Marie Baron. J'ignore si ce livre a été publié.
172
beauté de ce triomphe et la sobriété pathétique de ce récit Avec des mots tout spirituels un seul excepté, mais très heureux : la halle Surin nous fait voir ce qu'il a vu et nous gagne à ses propres émotions. Ce mystique n'ignorait pas l'art d'écrire et ne jugeait pas frivole le souci d'une composition harmonieuse. Sans la terrible maladie qui le guette, que de chefs-d'oeuvre et d'une justesse parfaite, ne nous aurait-il pas donnés! Hélas ! à l'heure même où s'éteignait la sainte de Marennes, une autre ville, moins heureuse, commençait à parler beaucoup d'une autre femme. Si le P. Surin ne connaissait pas encore le nom de Jeanne des Anges, il ne tarderait pas à l'apprendre. Bien. tôt même de mystérieux pressentiments lui donneraient à penser que sa propre destinée était comme liée à celle de cette malheureuse, mortelle à plusieurs, dangereuse à tous. Aux tristes combats qui l'attendent, une autre mystique de Marennes va le préparer. Uno avulso, non deficit alter. Après Marie Baron, voici venir Madeleine Boinet. Celle-ci nous est connue par une précieuse relation, insérée dans la correspondance du P. Surin et que j'attribuerais volontiers au P. Champion. Si ma conjecture se trouvait fondée, nous aurions là un fragment de cette vie du P. Surin que préparait, nous l'avons dit, l'insigne historien de l'école Lallemant, et qui ne parut jamais. « Marie Baron laissa comme par héritage, son esprit à une jeune fille, nommée Madeleine Boinet. Cette fille était née en Saintonge, de parents hérétiques et de basse condition. Son père était un chaudronnier qui demeurait à Saintes. La nature lui avait donné tous les avantages de l'esprit et de grandes disgrâces de corps. Elle était petite et mal faite, mais elle avait l'esprit bon, le jugement très solide, un courage et une grandeur dâme extraordinaire, toutes les dispositions naturelles qu'on demande pour le recueillement intérieur et pour l'oraison. » A cette phrase si bien conduite, à ce rare mélange de profondeur, d'aisance et de lucidité, on voit que la
173
notice n'est pas du premier venu. Le lecteur ne veut pas sans doute que je le fatigue ainsi de mes dévotions privées, mais ces écrivains de l'ancienne école s'annoncent si peu, y vont si bonnement et d'un tel air de n'y pas toucher qu'il n'est pas toujours inutile de souligner leur maîtrise. « Bien qu'élevée dans l'hérésie », Madeleine Boinet « ne fut jamais véritablement hérétique, une lumière intérieure lui fit toujours connaître les vérités de la foi, et clans son coeur, elle les croyait, invoquait les saints, aimait tendrement la Sainte Vierge, goûtait la retraite et le silence et possédait la présence de Dieu dans une douce paix. « Ce qui la détermina à se déclarer ouvertement catholique, fut une faveur qu'elle reçut de la Sainte Vierge, un jour comme elle était au prêche. Cette reine des vierges lui apparut dans une vision intellectuelle, l'appelant amoureusement et lui marquant une bonté de mère. Elle lui manifesta le glorieux privilège de son Immaculée Conception, lui imprima une haute idée de l'admirable union que Dieu a faite en elle de la virginité avec la maternité, et lui fit faire réflexion sur le peu d'estime et d'amour que les Huguenots témoignent pour la virginité. » Au point où nous en sommes de nos enquêtes, plus rien ne doit nous surprendre. Cependant une Bernadette protestante, sous Louis XIII et à deux pas de La Rochelle, qui l'aurait imaginé ? « Madeleine était en la vingtième année de son âge, quand elle fit publiquement profession de la religion catholique. Sa demeure à Marennes lui procura la connaissance et la conduite du P. Surin. Elle lui ouvrit son coeur et le Père y reconnut ces précieux trésors de grâce qui étaient demeurés jusqu'alors cachés. Il marque dans quelques-unes de ses lettres l'estime qu'il faisait de cette belle âme et les avantages qu'il tirait de ses entretiens. Ce fut lui qui la donna à Mme de Saujon pour avoir soin
174
de l'éducation de ses filles. » Non pas simple bonne d'enfant, comme on pourrait croire de la fille d'un chaudronnier. Qu'on lise plutôt la lettre où le P. Surin lui propose de venir à Saujon :
M. et Mme de Saujon m'ont témoigné un grand désir de vous avoir pour élever mesdemoiselles leurs filles. Voyez si cela vous accommode. Cet emploi serait à la gloire de Dieu. Ce sont des personnes d'un grand mérite et d'une grande vertu. Mandez moi là-dessus votre sentiment et si, au cas que vous ne voulussiez pas vous engager tout à fait, vous ne pourriez pas leur donner du moins trois mois de ce printemps. Madame doit faire un voyage à Paris pendant lequel elle voudrait bien laisser ses filles entre vos mains (1).
On aimera sans doute ce jésuite gentilhomme, traitant une fille « de basse condition » comme il ferait une grande dame. « Elle demeurait (mais non pas encore, je le crois du moins, comme gouvernante) dans cette illustre et pieuse maison, lorsque Mme du Verger mourut. Elle la servit pendant sa maladie et l'assista au lit de la mort. Ce fut pour elle une source de bénédictions. Cette sainte femme en mourant jeta sur elle un regard ferme dont elle fut si pénétrée qu'en ce moment elle se sentit comme toute changée, avec un attrait pour la vie intérieure et de grands mouvements de pénitence. L'esprit de Marie Baron passa dans l'âme de Madeleine Boinet, et celle-ci se trouva investie des mêmes grâces et des mêmes dons que l'autre avait possédés. »
(1) Lettres spirituelles, pp. 155, 156. La lettre est datée du 28 décembre 1632. Le printemps dont il est question serait donc le printemps de 1633. Bien qu'il y ait dans l'édition des Lettres, plusieurs erreurs de dates, cette dernière me paraît probable. Néanmoins comment l'accorder avec l'affirmation de l'éditeur qui veut que Madeleine ait été gouvernante chez Mea de Saujon au moment de la mort de Marie Baron (octobre 1632) ? Voici comment je résoudrais la difficulté. Madeleine, très attachée à Marie Baron, sera venue à Saujon, en octobre 1632, dès qu'elle aura su la grave maladie de son amie. Les Saujon qui la connaissaient déjà par le bien que le P. Surin leur en avait dit, auront alors vu de leurs yeux ce qu'elle valait et auront désiré la prendre chez eux. Du reste aucun doute n'est possible sur la scène capitale qu'on va lire.
175
Et de même, détail charmant, Madeleine hérita des enfants de Marie Baron. « Quelques mois après, la Providence l'attira de la maison de Mme de Saujon en celle de M. du Verger, pour y avoir soin de ses deux filles (1). Elle les éleva si saintement qu'on peut dire qu'elle leur rendit en quelque manière cet esprit intérieur qu'elle avait reçu de leur sainte mère. Toutes deux quittèrent le monde et se firent carmélites au monastère de Saintes où elles sont mortes en réputation de sainteté. » Après l'entrée en religion des deux petites du Verger, elle « demeura en divers lieux et partout elle donna des preuves d'une solide perfection... Elle passa ses dernières années à Bordeaux au service de Mlle Du Sault qui lui confia l'éducation de ses filles, emploi dont elle s'acquitta si heureusement qu'elle en gagna deux à Dieu, leur ayant inspiré le mépris du monde et la vocation pour l'Ordre des Carmélites. Elle avait reçu de Dieu des grâces fort extraordinaires, un éminent don d'oraison, un rare don de prophétie, de discernement et de lumière surnaturelle sur toutes sortes de choses... Mlle Du Sault, qui priait souvent avec elle, a témoigné que, pour empêcher les extases qui lui arrivaient dans l'oraison, elle se levait du lieu où elle était à genoux et se mettait à courir par la chambre, mais qu'à la fin ne pouvant plus résister à l'attrait intérieur, elle s'asseyait sur un petit banc où elle demeurait plusieurs heures immobile, clans un profond ravissement, le visage tout enflammé. « La dévotion qu'elle avait pour la Sainte Vierge était conforme à sa disposition intérieure de recueillement.' Elle ne consistait point à faire en son honneur diverses pratiques, ni à lui donner, mais plutôt à recevoir d'elle et à l'honorer par un respectueux silence. Madeleine se tenait devant la majesté de cette auguste Reine, dans une simple attention d'esprit, sans lui rien dire, ni lui faire
(1) Il est probable que ne voulant pas s'éloigner longtemps de Marennes, elle n'aura accepté l'invitation des de Saujon que pour le printemps de 1633.
176
des offrandes ou des demandes, se contentant de la regarder avec respect, avec amour et avec confiance et de demeurer ainsi exposée à ses yeux, admirant sa grandeur, s'abandonnant à son pouvoir et attendant les effets de sa bonté. » Elle mourut le 19 octobre 165o. « Son corps fut apporté à Bordeaux et enterré dans l'église de Saint- Siméon où il est conservé avec le respect qu'on a coutume de rendre aux personnes qui ont vécu et qui sont mortes en odeur de sainteté. » Mais revenons à Marennes que nous ne quitterons que trop tôt. Quelques mots du P. Surin, dans ses lettres à Madeleine, nous montrent l'estime qu'il faisait d'elle. Absent, il voulait qu'elle entretint ou relevât la ferveur des âmes qu'il dirigeait.
Aidez franchement M. Ebrard à mortifier ses activités et à s'affermir dans le recueillement intérieur sans cette multiplicité qui embarrasse l'esprit. Adieu, ma soeur (1).
Ou encore :
Adieu, ma soeur, dites à Denise qu'elle persévère à tenir son coeur paisible et qu'elle s'affranchisse de la servitude des créatures, n'agissant non plus par leur considération que s'il n'y avait que Jésus-Christ et elle au monde (2).
M. Ebrard, Denise, un hasard nous permet de saluer ces ombres pieuses. Il y en avait d'autres et Marennes pourtant n'est pas une capitale.
Les démons persécutaient Madeleine « en diverses manières... mais elle se moquait d'eux et les mettant en fuite avec le signe de la croix, elle leur reprochait leur faiblesse et leur lâcheté ». Rien néanmoins qui ressemblât le moins du monde à une possession. Toutefois la « persécution devint bien plus cruelle et plus importune, depuis qu'elle eut entrepris d'assister de ses prières et
(1) Lettres spirituelles, II, p. 16o. (2) Ib., II, p. 16a. Denise est peut-être une des filles de Marie Baron.
176
de ses pénitences le P. Surin dans l'emploi que l'obéissance lui donna d'exorciser les religieuses possédées de Loudun. Il était à Marennes lorsqu'il reçut cet ordre (à la fin de 1634, cinq mois après le supplice d'Urbain Grandier). Il le déclara à Madeleine qui, dans l'entretien qu'il eut avec elle sur ce sujet, connut par une lumière d'en haut ce qui lui devait arriver dans cet emploi et le regardant d'un oeil fixe, lui dit : « Mon Père, vous aurez beaucoup à souffrir. Vous souffrirez des maux extrêmes, mais n'importe, il faut prendre courage ». Il partit donc. Nous allons le suivre. « Un jour, nous dit-on encore, le P. Surin, venant de recevoir de Marennes une lettre que Madeleine Boinet lui avait écrite, après l'avoir lue, il s'en alla aux Ursulines. Il trouva la Mère Supérieure actuellement possédée... et tirant de sa poche la lettre, il lui demanda de qui elle était. « De ta dévote », répondit le démon. Le Père lui commanda de la nommer. Alors le démon lançant le pied de la possédée contre lui, pour le frapper : « C'est, dit-il, de ta Boinette ». Il n'y avait nulle apparence que la Mère sut rien de tout cela, n'ayant jamais ouï parler de Madeleine Boinet (1). » Jamais, est-ce bien sûr? Mais quelle que soit la puissance malfaisante qui possède Jeanne des Anges, il ne nous déplaît aucunement que le seul nom de Madeleine la mette en fureur.
(1) Lettres spirituelles, II, pp. 142-153, passim.
|