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CHAPITRE VI : LE PÈRE SURIN ET LE MORALISME MYSTIQUE
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I. L'agonie du P. Surin. Les « deux âmes ». « Dieu occupant un étage et le démon l'autre ». Il se croit damné. Ses confesseurs et ses supérieurs, Surin et François de Sales. « Il suffit que Dieu soit Dieu ». II. Il continue son apostolat malgré cette épreuve. Le sermon chez les carmélites. Son oeuvre littéraire. La dictée du « Catéchisme ». La main à la plume. Vers la guérison. L'esprit d'enfance. Dernières extravagances. Le beau soir d'un triste jour. Surin et le prince de Conti. III. Surin et les adversaires du mysticisme dans la Compagnie. Un mystique de combat. Que dans ses ouvrages il fait trop de place à la controverse. Origines lointaines de cette opposition aux mystiques ; la libido sciendi qui fait perdre le sens de Dieu. « L'effort de l'entendement » et « la voie de l'amour » Le Saint-Esprit. « Dilatation surnaturelle » de l'intelligence. Les intellectualistes et leurs « formes ». La vraie mission du théologien et les limites de son domaine. Les raisonneurs et les « visites de Dieu ». De l'inintelligence an persiflage. Saint Ignace et la « loi intérieure » de charité.. L'obscurité et l'apparente insignifiance des ouvrages mystiques. Non licet homini loqui. Dabitur nosse cui dabitur experiri. Les adversaires du P. Surin et leur excuse. Nul homme sensé « qui ose blâmer l'usage de la contemplation ». Surin et l'Indolence des faux mystiques. IV. Surin et le style jésuite. Emploi constant des termes les plus a ordinaires ». Dangers du phébus prétendu mystique. La pratique des vertus. La bénignité. La crainte et « le style de Dieu ». Pratiquer les vertus communes, mais en les dépassant, en leur donnant « le goût général » du pur amour. « Le motif divin... assujétissant à soi tous les autres motifs ». « L'ordre inférieur » et la perfection de l'amour. L'envers ascétique de la contemplation. Dénûment absolu. Le détiennent et l'initiation mystique. « Laissez opérer cette grandeur qui vous absorbe ». V. La vie mystique elle-même tout abnégation. La contemplation et « l'universelle vérité ». De la métaphysique du pseudo-Denis à Tascétisme. La lettre à la vicomtesse de Roussille. L'humanisme dévot et l'oraison aisée. Paradoxe sur les distractions. Toujours « la notion universelle » et le « goût confus » de Dieu. Confusion apparente entre méditation et contemplation. « Ne s'arrêter qu'aux raisons générales ». Du brouillard à la lumière. Lumen de caligine. La vie mystique offerte aux plus humbles. Liberté et joie du mystique. Surin et Saint-Cyran. Le moralisme mystique. La névrose et le génie du P. Surin.
I. « Représentez-vous un homme dont les tourments surpassent ce que l'on en peut penser; qui a enduré presque toute sa vie... qui a été crucifié au corps et à l'esprit, dans sa vie naturelle, civile et spirituelle; qui a souffert de la part des hommes, des démons et de Dieu même : voilà l'état du Père Surin, état qui renferme l'assemblage de toutes les croix (1). » Il a décrit lui-même, dans une lettre, devenue classique, les prodromes de cette agonie qui devait durer plus de vingt ans. En mai 1635, c'est-à-dire après avoir passé quatre ou cinq mois à Loudun, il mandait à son ami, le P. Doni d'Attichy, jésuite :
Il n'y a guère de personnes à qui je prenne plus de plaisir à raconter mes aventures qu'à Votre Révérence qui les écoute volontiers. Depuis (ma) dernière lettre... je suis tombé dans un état bien éloigné de ma prévoyance, mais qui est entièrement de la conduite de Dieu sur moi... Je suis... à Loudun... en perpétuelle conversation avec les diables... Les choses en sont venues si avant que Dieu a permis, comme je pense, à cause de nies péchés, ce qu'on n'a peut-être jamais vu dans l'Eglise, que, dans l'exercice de mon ministère, le diable passe du corps de la possédée dans le mien :
Il ne dit pas que sa charité avait demandé cette substitution redoutable.
Je ne puis vous exprimer ce qui se passe en moi... et comme cet esprit s'unit au mien, sans m'ôter ni la liberté ni la connaissance de mon âme. Il se fait néanmoins comme un autre moi-même, en sorte que je suis comme si j'avais deux âmes, dont l'une est privée de l'usage de ses organes et se tient à l'écart, regardant faire celle qui a pris possession du corps, et
(1) Boudon Bouix, op. cit., pp. 158, 159.
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l'autre agit dans le corps comme si elle y était la maîtresse. Je sens que l'esprit de Dieu et l'esprit du démon ont mon corps et mon âme comme champ de bataille, et que chacun y fait ses impressions. De la part du démon, ce sont des rages et des aversions de Dieu, qui me donnent un désir impétueux de me séparer de lui pour jamais; et en même temps, j'éprouve une grande douceur, une paix profonde, une joie céleste. D'un côté... il me semble que je souffre la damnation et que je suis percé des pointes d'un désespoir éternel, mais en même temps je me trouve plein de confiance en la bonté de Jésus-Christ... Les tremblements qui me saisissent, lorsque le Saint-Sacrement m'est appliqué, (comme on le faisait alors pour les possédés) viennent, ce me semble, de l'horreur de sa présence.., et en même temps d'une douce et cordiale révérence. Ces deux mouvements me paraissent égaux et il est hors de mon pouvoir de les retenir... Je ne trouve jamais l'oraison plus facile et plus tranquille que pendant ces agitations (1).
Mais tout cela n'était pour lui « qu'un jeu » en comparaison des peines qui l'attendaient. Pendant cette première période, en effet, « son âme était comme retirée à l'écart dans la partie supérieure, regardant ce qui se passait dans l'autre et jouissant d'un profond repos dans la suprême région de l'esprit. Pour lors (donc) il éprouvait bien que sa volonté ne consentait pas à ce qui se passait dans sa partie inférieure, soit raisonnable, soit sensitive ». Ce n'était donc pas « la guerre cruelle » dont parle Racine, ces
(1) Le Triomphe... pp. 337-33e. Cette analyse étant de première importance, en voici une autre version, citée par le P. de Bonniot (Le miracle et ses contrefaçons, p. 4o5) d'après les manuscrits de Surin : « Je distinguais pour lors fort clairement la différence des opérations de Dieu dans l'intérieur et du démon à l'extérieur. Par l'extérieur je n'en-tends pas le corps, mais la partie comme superficielle de l'âme, qui a des impressions souvent fort contraires à ce qui se passe au dedans, Dieu occupant un étage et le démon, l'autre. Tous les jours j'expérimentais ces deux états différents, l'âme passant de l'un dans l'autre, et parfois elle les avait tous deux ensemble. Parfois le démon jetait des cris d'une profonde douleur et du plus profond de l'âme venait un cri de joie et de résignation, et souvent un même cri venait des deux principes contraires, et un bras repoussait le Saint-Sacrement quand on me lapprochait, ne le pouvant souffrir par lopération du démon, et soudain lautre bras l'embrassait comme l'unique objet de son amour et de son respect ».
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« deux hommes », ces deux volontés entre lesquelles la victoire demeure incertaine. Bien que le mal l'enveloppât, l'obsédât et le pénétrât de toutes parts, le P. Surin était sensiblement convaincu, du moins à certaines heures, que Dieu ne l'avait pas abandonné, certitude qui aurait suffi à lui faire trouver douces de plus affreuses tortures. Mais peu à peu cette lumière disparut. Il ne pouvait plus distinguer ces deux régions de son âme et il se croyait formellement coupable de toutes les imaginations, de tous les désirs qui occupaient ses puissances inférieures. Il en vint à penser, mais sans relâche, qu'il était réprouvé de Dieu « et qu'il était tombé dans cet état par quelques péchés secrets. Les démons ne se contentèrent pas de le tourmenter de cette peine par leurs impressions malignes; l'un d'eux lui apparut, sous la forme de Notre-Seigneur, lui prononçant sa sentence de réprobation. Quelle étrange peine dans cet état ! Il était tout pénétré d'une haute et divine notion de l'amabilité de Dieu dans son fond; quoiqu'il ne s'en aperçût pas, il portait une inclination très puissante à l'aimer, et en même temps, il croyait qu'il ne l'aimerait jamais : c'est ce qui le faisait fondre en larmes. A peine cette tentation le quittait-elle, soit le jour, soit la nuit. Il en était poursuivi jusqu'à être tenté de se tuer (1). » Avec cela, muet pendant des semaines entières, paralysé de tous ses membres, « à peine avait-il l'usage de ses mains. Il fut pendant quinze ans (?) qu'il ne pouvait pas regarder distinctement les choses et réduit à être de cette sorte dans une chambre... Les démons lui faisaient faire toutes sortes d'extravagances extérieures qui donnaient un juste sujet de croire qu'il était fou. Et l'usage parfait de la raison, qui lui est demeuré, ne servait qu'à le rendre plus misérable, par la connaissance qu'il lui donnait des mépris et des rebuts que l'on avait pour lui. Il souffrait, non seulement des personnes sans
(1) « J'ai porté sept ou huit ans, dit-il lui-même, l'impression de me tuer. » Le Triomphe... p. 341.
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vertu ou d'une vertu commune, mais, ce qui est une des plus grandes peines, il souffrait des plus grands serviteurs de Dieu, qui ne connaissaient pas ses états (1) ».
J'étais toujours après mes supérieurs et les autres jésuites, écrit-il lui-même, pour leur rebattre les oreilles de ce que j'avais dans l'âme et j'éprouvais la vérité de ce que dit sainte Thérèse, qu'il n'y a point de peine plus grande ni plus insupportable que celle de tomber entre les mains d'un confesseur timide et trop prudent (2).
Si clairvoyants, si prompts à découvrir l'illusion chez les faux mystiques, il est déconcertant que la plupart des jésuites de cette époque aient pris au sérieux les vaines terreurs de ce faux damné.
Un (Père) de grande autorité (le célèbre et saint Père Jacquinot) voulut entendre toute ma confession. Je me rompais la tête à force de rechercher et d'éplucher ma conscience, n'étant point capable en ce temps-là d'application à cause de la faiblesse de mon cerveau. Le pis est que je n'avais confiance qu'en ceux qui prenaient ainsi les choses de travers. Véritablement c'est une terrible chose... car l'âme, ainsi affaiblie, parle comme si elle était dans le sens le plus sérieux du inonde et le confesseur, qui ne peut discerner le principe qui la fait agir, au lieu de la guérir de ses misères, l'y enfonce encore davantage. Il n'y avait qu'un Père qui eût connu mon état durant tout le temps de ma peine (le P. Bastide), et se moquant de ce que disaient les autres, il faisait tout ce qu'il pouvait pour me fortifier. Mais le croyant dans l'illusion, je le fuyais... et me défiais de lui comme d'un trompeur... Cet (autre) Père dont j'ai parlé et à qui j'avais fait ma confession générale... nie confirma tellement dans mon imagination qu'après ce qu'il me dit, je ne faisais nul doute que je ne fusse damné. A la vérité, il ne me le dit pas absolument, mais croyant que les choses étaient telles que je les lui avais confessées, que j'avais vécu en péché mortel depuis plus de vingt ans... il me plongea dans une mer d'angoisse... Tous ceux à
(1) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 159-163. (2) Le Triomphe... p. 257.
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qui j'avais recours, m'en disaient autant et un d'eux, homme grave et fort avancé, soutenait qu'il y avait dans mon fait un secret jugement de Dieu, qui m'avait voulu abaisser, parce que j'avais voulu trop m'élever. D'autres ajoutaient que je n'avais pas l'esprit de la (Compagnie)... et qu'ayant voulu prendre des ailes de contemplatif, Dieu avait permis que je fusse humilié dans cette route spirituelle où tant de gens se perdent. Le seul Père qui connaissait mon état, n'ayant aucun crédit sur mon esprit, mon mal était sans aucun remède humain, afin que tout dépendit de la divine miséricorde (1).
Il ne faut pas que le disciple soit mieux traité que le Maître. Et cum iniquis reputatus est. Comme Jésus devant les princes des prêtres, le P. Surin passera longtemps auprès de plusieurs de ses frères pour un blasphémateur et pour un maudit. Et sans doute, à l'heure même où ils n'osent pas l'absoudre, ils le croient fou; mais dominé par les cruels préjugés de cette époque, sa folie même le condamne à leurs yeux. C'est Dieu qui châtie par là quelque faute secrète et qui veut humilier un spirituel orgueilleux.
L'Assemblée provinciale s'étant tenue à Bordeaux, le Recteur de Saintes (P. Bastide) s'y trouva. C'était ce Père dont j'ai parlé, qui soutenait devant tous et contre tous que mon état n'était qu'une épreuve de Dieu par les opérations des démons, que ce mal passerait et que je jouirais un jour de la paix... Comme il était un des consulteurs de l'Assemblée, il y prit mon parti hardiment et sans respect humain, selon sa coutume, quoiqu'on se moquât de lui, comme d'un homme qui ramenait tout au surnaturel et qui faisait mystère de toutes choses (2).
Si les élites jugent de la sorte, et le plus innocemment du monde, que sera-ce de la foule? Ainsi va, constamment hâtée par l'esprit divin, constamment retardée par la sottise des hommes, cette lamentable et merveilleuse chose que nous appelons le progrès. Paraisse aujourd'hui un
(1) Le Triomphe... pp. 257-259. (2) Ib., p. 263.
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nouveau Père Surin, il ne se trouverait plus, je l'espère, qu'un nombre infiniment petit de directeurs, capables de rudoyer ce pauvre malade et de condamner ce vrai saint. D'autres Pères, plus sensés mais d'une égale matai dresse, le fatiguaient de leurs arguments :
Quand le Père Martinet me disait qu'il avait prouvé dans ses écrits qu'on ne peut être damné dans cette vie, ou que quelque autre docteur me le soutenait, toutes leurs raisons me semblaient de paille (1).
Ces prêtres si distingués, si vertueux, avaient encore beaucoup à apprendre. Tant il est vrai que la direction est le plus rare, le plus difficile de tous les arts ! Lorsqu'un homme est ainsi torturé par une idée fixe, au lieu de discuter avec lui, il faut entrer dans son jeu, si l'on peut ainsi parler et faire concourir à sa guérison ses hallucinations elles-mêmes. La grâce n'agit pas autrement. Le jeune François de Sales se croit-il prédestiné à l'enfer, une invitation céleste l'invite à s'incliner généreusement (levant cette sentence, d'ailleurs illusoire. S'il doit glorifier la seule justice de Dieu par sa damnation, il accepte de plein gré la fin qui lui est assignée dans les décrets éternels, d'autant plus décidé à « servir Dieu de toutes ses forces durant sa vie et avec d'autant plus d'affection qu'il lui semblait qu'il n'en aurait pas le pouvoir pour l'éternité (2) ». Ainsi fera le P. Surin. Il ne peut plus prétendre à aucun bien pour lui, de quelque côté qu'il jette les yeux, soit vers le ciel, soit sur la terre : tout est perdu pour lui, à ce qu'il s'imagine. Mais il suffit à cette âme héroïque que Dieu reste. « Tous nos intérêts sont perdus, dit-il, il n'y a plus rien à faire; mais l'intérêt de Dieu subsiste, il faut travailler pour le divin intérêt. Mes péchés ont mérité que je sois condamné aux enfers où il n'y a plus d'amour... » Et là-dessus, les torrents de
(1) Le Triomphe.., p. 251. (2) Cf. Humanisme dévot, pp. 86-91.
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larmes lui coulaient des yeux... « Mais non, poursuivait-il, cela ne m'ôtera rien du service que je dois à mon grand Maître. Si nous ne le pouvons aimer, travaillons le reste de nos jours à le faire aimer. » Et il a laissé par écrit « que jamais il n'a eu un plus grand désir que Dieu fût honoré et aimé (1). » « Il suffit que Dieu soit Dieu, s'écriait-il encore, pour qu'il soit digne de nos services (2). » C'est ainsi que Dieu fait tourner à sa gloire jusqu'aux extravagances des saints. Assurément le P. Surin déraisonne lorsqu'il se voit à jamais exclu du ciel, mais il redevient homme dès que, s'oubliant lui-même, il veut magnifier son juge autant et plus que ne le firent jamais ceux que stimule l'espoir d'une récompense éternelle. Il n'y a pas trace d'illusion dans ce pur amour qui se fonde, en quelque sorte, sur une illusion. Bossuet lui-même l'a reconnus (3).
II. On aura bien deviné qu'il faut lire avec précaution les plaintes du P. Surin. Il est tout à fait sincère, mais, sans le vouloir, peut-être romance-t-il plus ou moins la conduite de ceux qui l'ont fait souffrir et qui ne sont plus là pour se défendre. De ses vingt années de détresse, il n'a retenu que les heures les plus noires. Nulle rancune chez lui et pas le moindre soupçon d'amertume. Il veut seulement et à bon droit que cette douloureuse expérience éclaire les directeurs de l'avenir. Ne lui demandez pas néanmoins de peser froidement le pour et le contre et de maîtriser ses impressions. Je croirais de même assez volontiers qu'il exagère quelque peu, sinon l'acuité, du moins la continuité de sa longue épreuve. Parfois, souvent peut-être, son état diminuait de violence. Il devait alors se gouverner à peu près comme tout le monde et jouir en paix des nombreux privilèges que lui accordait la bienveillance des supérieurs. Des religieux moins considérables auraient eu moins de liberté. En dehors de ses
(1) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 119, 120. (2) Bouix, préface du Traité inédit. (3) Bossuet-Lachat, t. XIX, pp. 448, 449.
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crises, il sortait beaucoup, il allait où il voulait. Connu, aimé, vénéré de tous, malgré les innocentes bizarreries qui lui échappaient, il continuait à diriger les âmes comme si de rien n'eût été.
Il se présente à nous, écrit-il, des troupes de voyageurs pour être conduits au pays du pur amour. Mais nous ne choisissons que des personnes déterminées à tout souffrir (1).
Il écrivait régulièrement à une foule de personnes. Il catéchisait les enfants et les villageois; « une de ses visites ordinaires était aux hôpitaux » (2). Pour tout dire en un mot, on lui permettait de prêcher. « Durant trente ans (?), ce lui fut une grande préparation que l'espace d'environ un demi-quart d'heure pour monter en chaire... Un jour, étant de retour à Bordeaux, la veille du premier dimanche de l'Avent, il fut prié, dès qu'on le sut, de prêcher les dimanches et les jeudis dans une paroisse de la ville, et le reste de la semaine dans quatre monastères. Dans un pareil engagement et si prompt, il voulut lire quelque chose des discours qu'il avait composés autrefois. Mais ils ne lui servirent de rien, ce qui lui fit mettre sa confiance en Dieu, et par un mouvement de l'esp it de Notre-Seigneur, il jeta tous ses sermons au feu. Dans ce moment, il se trouva dans une grande dilatation de coeur et rempli de grands desseins et d'une abondance de pensées animées par quantité de mouvements. « Une autre fois, dans le temps qu'il était accablé de ses peines, étant dans l'église des Carmélites le jour de l'Épiphanie, il se trouva un grand concours du beau monde à cause d'une princesse (Mme de Longueville) qui y était venue pour entendre le sermon qu'un abbé devait faire. Lorsque (celui-ci) devait monter en chaire, il manda qu'il ne pouvait prêcher. On achevait vêpres ; les carmé, lites, l'ayant appris par une tourière du dehors, se
(1) Lettres spirituelles, II, 4. (2) Boudon-Bouix, p. 125.
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trouvèrent fort en peine ; mais la tourière leur ayant dit que le P. Surin était à l'église, elles l'envoyèrent prier de suppléer le prédicateur, ce qu'il accepta sans difficulté. Il monta en chaire, n'ayant point d'autre temps pour se préparer que celui de prendre le surplis. Quoiqu'il eût l'esprit abîmé dans un océan de peines, il se trouva tout à coup rempli du dessein de faire voir la petitesse des grands et l'abaissement qu'ils doivent porter aux pieds du saint Enfant Jésus. Il fit un sermon admirable, dont la princesse fut très édifiée, ainsi que le reste de l'auditoire (1).» Cependant ces divers ministères ne suffisent pas à son zèle. « C'est à toutes les âmes et de siècle en siècle qu'il voudrait faire connaître et aimer Jésus-Christ et, dans ce but, au milieu du martyre le plus cruel, il compose ses ouvrages (2).»
Comme je brûlais au milieu de toutes mes peines de contribuer en quelque chose à la gloire de mon Créateur, je ruminai fortement en mon esprit le moyen de faire connaître aux hommes la méthode de procéder à son service, suivant l'expérience que j'en avais eue dans la conduite des âmes possédées... C'est pourquoi, avant que de penser à rien faire mettre par écrit, parce que j'en avais perdu la facilité et que depuis plusieurs années je ne pouvais assez ordinairement faire le signe de la croix, je composai dans mon esprit le livre intitulé : Catéchisme spirituel... Après l'avoir composé et mis par ordre, je me sentis pressé de le dicter à quelqu'un... Je le dictai enfin à un prêtre qui venait me trouver un quart d'heure tous les jours, sans pouvoir presque m'en empêcher, et je le dictai mot à mot, comme je l'avais conçu dans mon esprit.
Il n'avait, assure-t-il, aucun dessein de publier cet ouvrage, et du reste, aucun espoir d'obtenir les approbations nécessaires.
Mais il fut bientôt imprimé, à mon insu, à Lyon, en Bretagne, à Paris et ailleurs.
(1) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 126, 128 (2) Bouix, préface du Traité inédit.
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Ce qui est remarquable... c'est que je le dictais tout entier nu milieu des horreurs d'un homme qui souffrait comme s'il eut été en enfer; mais avec une telle vigueur de sens et une mémoire si heureuse, qu'il ne me souvient pas dans ma vie d'avoir fait une action avec plus de facilité. Quoique j'y parle de toutes les voies mystiques et même des peines intérieures par où j'avais passé, je ne m'imaginais pas que cela me regardât ni que je fusse un de ceux qui expérimentaient ces choses et passaient par ces états comme venant de Dieu. A présent même j'ai bien de la peine à me le persuader.
Activité sublime et douloureuse. On imagine sans peine la banale psychologie du prédicateur ou de l'écrivain religieux qui ne croient pas ce qu'ils enseignent. A celui-ci, plein de foi, manquait l'espérance. Comment, se demande M. Boudon, « comment un homme, tout obsédé du démon, qui lui liait l'imagination, et n'étant rempli que de pensées noires de l'enfer et de sentiments qu'il était damné, a-t-il pu parler si dignement des peines surnaturelles et donner des avis si judicieux à ceux qui les souffrent? Comment ne se les appliquait-il pas à lui-même ? Il on donne la raison dans une lettre. Il dit « que la doctrine du Catéchisme spirituel coulait en lui comme un petit filet d'eau à travers un torrent de soufre ». Et de vrai, c'était une chose merveilleuse de lui voir dicter, dans l'état où il était, tant de saintes vérités, et garder même de l'ordre, comme il est aisé de voir par toutes les divisions qu'il fait (1) ». Il remarque toutefois lui-même et cela est aussi fort intéressant que ce travail « causait dans son esprit quelque dilatation et quelques ouvertures pour les bonnes choses qui sont dans ces trois petits volumes » du Catéchisme. Qu'est-ce à dire sinon que, l'âge venu, il touchait à la fin de son épreuve? Dieu aidant, la composition de ces livres lumineux aura fini de le pacifier et de le guérir.
(1) Boudon-Bouix, op. cit., pp. 128, 129.
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Après le Catéchisme il se mit à composer ses Dialogues spirituels.
Je dictai le premier (volume), comme j'avais fait mon catéchisme et mon esprit se dilatait de plus en plus. Je dictais plus longtemps... Sentant un jour une grande chaleur dans mon esprit pour produire mes pensées et souffrant de ce que mon écrivain tardait à venir, je pris avec impétuosité la plume, et quoique depuis dix-huit ans j'eusse si peu écrit que cela pouvait passer pour rien, j'écrivis deux ou trois pages, avec de tels caractères néanmoins qu'ils ne me semblaient pas formés de la main d'un homme, tant ils étaient confus. Dans ce même temps, un de mes amis m'ayant mené chez lui à la campagne, je pris une plume qui était sur la table où nous avions dîné et, poursuivant mon ouvrage, j'écrivis sans discontinuer jusqu'au souper. Ainsi furent achevés les quatre volumes de Dialogues spirituels qui seront ce que Dieu voudra (1).
Ces différents ouvrages ont dû être écrits ou dictés entre 1652 et 1658 ou 1659, date approximative de sa délivrance définitive (2). Celle-ci fut immédiatement précédée par une singulière expérience que le P. Surin a fort bien décrite :
Entre les grandes faveurs que j'ai reçues de la divine bonté après mon état de peine, je compte celle de l'état de la sainte enfance. Car Jésus-Christ m'a donné cette impression d'innocence et de simplicité chrétienne, avec tant d'abondance, qu'ayant plus de (cinquante) ans, j'avais toutes les manières d'un enfant de trois ans. J'agissais envers Dieu comme un enfant agit avec son père... J'avais surtout une si grande tendresse pour l'image de l'enfant Jésus que, quand j'en rencontrais de celles que l'on
(1) Le Triomphe... pp. 284, 287. (2) Les dates précises nous manquent. Il y en a bien quelques-unes dans la correspondance, mais discutables. Ou l'éditeur n'a pas su lire tous les chiffres du manuscrit, ou l'imprimeur s'est permis plusieurs coquilles. Voici néanmoins la courbe probable. La tentation de suicide qui a dû commencer vers 1636 ou 1637, a duré de dix à onze ans, mais la violence de cette obsession a dû décroître insensiblement. Ou peut en dire autant, de la paralysie quasi générale. Les premiers indices de détente ont dû paraître vers 1649 ou 165o. C'est alors que le P. Surin se remet à catéchiser, à prêcher, puis à composer ses ouvrages.
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fait en bosse, je les caressais et les baisais d'une manière qui aurait dû me faire honte. Mais je n'y faisais point réflexion, agissant par une douce et ravissante impétuosité. Tout cela était absolument contraire à mon humeur qui est extrêmement sérieuse et à mon esprit qui s'occupe presque toujours de pensées profondes. De là on peut juger de l'étonnement où étaient... nos Pères, quand ils me virent faire ces actions. Car comme la mélancolie de l'état précédent m'avait fait faire des choses ridicules (mais d'un ridicule sombre et sinistre... ils furent bien surpris de me voir en apparence dans une folie tout opposée à la première (1).
Cette nouvelle expérience fut du reste assez courte. Le Père la juge fort bien :
Il y avait sans doute beaucoup de l'opération de Dieu dans cette enfance. Mais comme j'étais encore obsédé.., le démon poussa les choses si loin que, ne pouvant retenir au dedans cet esprit de simplicité, il me faisait faire beaucoup d'enfances qui ne conviennent pas à la qualité de prêtre et de prédicateur. Comme je n'avais pas la tête assez forte, je ne pouvais faire le discernement des deux esprits qui agissaient en moi ; et comme je ne trouvais point d'autre inconvénient, en suivant cet attrait, que de passer pour fou, à quoi j'étais accoutumé, en ayant depuis longtemps la réputation, je m'y abandonnais entièrement. Mais j'ai connu depuis que j'ai fait une grande faute et qu'il faut absolument se maintenir à l'extérieur dans les règles que prescrit la sagesse, et croire que l'esprit de Dieu a toujours une conduite judicieuse et ne veut rien de déréglé, surtout d'un homme obligé par état à travailler au salut des âmes.
D'où il tire un avis « très important » pour les personnes « à qui Dieu fait des grâces extraordinaires » : C'est de croire que le démon se mêle toujours dans les opérations qui ne sont pas ordinaires, et qu'il faut toujours en arrêter l'excès, parce que le démon pousse plus loin que la grâce ne veut, afin de jeter l'âme en quelque péril.
(1) Chez les oratoriens de Londres et notamment chez le P. Faber, il y eut, pendant les premières années de leur conversion, une crise analogue. Réaction contre le froid et la sécheresse de l'anglicanisme de ce temps-là.
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Le P. Surin oubliait jadis ce grand principe, lorsqu'il encourageait les folles exhibitions de Jeanne des Anges.
Car j'aurais pu agir avec Dieu dans cet esprit d'enfance qu'il lui avait plu de me donner, étant dans mon particulier. Je crois que c'était lui qui m'y portait; mais ce fut le démon qui me porta à ne prendre aucune mesure. Pendant l'espace de plusieurs mois, je me suis senti pénétré de cet esprit de simplicité et dans la petitesse d'un véritable enfant. Cette grâce est ravissante ; elle tient l'âme dans un goût de Dieu si céleste, que la sagesse humaine est bien éloignée de le comprendre. Mais ce bien, encore un coup, est un de ceux qu'on doit le plus cacher, conservant toujours au dehors une sagesse divine et humaine (1).
Enfin délivré, les dernières années de sa vie ne furent qu'une longue extase. « Il écrit « que la joie du Seigneur venait à lui comme une mer qui se décharge dans un petit vaisseau et qu'ainsi il en regorge ; en sorte que, si auparavant les flots de la colère de Dieu l'avaient comme submergé, pour lors il se trouvait tout inondé de ses divines consolations ». Il disait même « qu'il ne savait pas comment sa joie et sa paix pourraient s'augmenter sans en mourir »... Et écrivant dans une entière confiance à la Mère des Anges, il lui mande : « Il n'y a rien en moi que Dieu ne convertisse en l'attrait du pur amour, par cette joie qui est inexplicable et incompréhensible ; la vue... de la moindre chose... me transporte... » S'il se mettait en retraite, il semblait que tout le paradis lui tombait. Voici ce qu'il en écrit : « ...Dès que je me suis présenté devant Dieu, il me sembla que les cataractes du ciel étaient ouvertes. Mon âme s'est trouvée toute blessée d'amour et... liée à Notre-Seigneur. Le mouvement qu'il me donne est bien fait pour me laisser abîmer en Dieu et y demeurer comme perdu »... Il semblait qu'il était sorti d'une espèce
(1) Le Triomphe..., pp. 353-355.
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d'enfer pour entrer en paradis. Dieu, tout bon, prenait plaisir quelquefois à revêtir tous les objets qui se présentaient à ses yeux d'une beauté ravissante et à lui faire entendre des voix angéliques... Il a eu le don de prophétie... Il s'est vu investi de flammes sacrées et tout environné de clartés célestes qui paraissaient sensiblement aux yeux du corps. Enfin il lui semblait être dans la gloire (1).»
(1) Boudon-Bouix, pp. 172-175. Pour être complet je devrais étudie ici les principaux correspondants du P. Surin et, entre autres, la première présidente de Pontac. Mais ceci nous divertirait trop de l'essentiel de notre sujet. Je crois néanmoins devoir donner quelques renseignements sur les relations entre le P. Surin et le prince de Conti, lequel encombre, en quelque manière, lhistoire religieuse de ce temps-là. Cependant son histoire propre est encore assez mal connue. Ce qu'en dit Sainte-Beuve (Port-Royal, V) ne suffit pas Ce qu'en dit le récent biographe de Pavillon, pas davantage. (Et. Dejean, Un prélat janséniste au XVIIe siècle, Nicolas Pavillon..., Paris, 1909). D'ailleurs c'est à peine si grâce à M. Auguste, la lumière commence à se faire sur l'abbé de Ciron à qui Pavillon avait confié la direction de Conti. La prochaine Histoire des Filles de l'enfance que nous promet M. Auguste ne pourra manquer de compléter l'histoire de Conti lui-même. A nous de rappeler que ce prince, cher aux jansénistes, fut intimement lié avec plusieurs jésuites, notamment avec Surin. Les deux hommes ont dû se rencontrer, pour la première fois, pendant la fronde bordelaise. Conti s'installe à Bordeaux en avril 1652 et il y reste jusqu'au 24 juillet 1653. (Cf. une lettre du comte de Cosnac à M. Le Gouvello, le Pénitent breton, Pierre de Kériolet..., Paris, 1910, pp. 4o4-4o5). A cette date le P. Surin n'était pas encore guéri, Conti, pas encore converti. Ils se virent pourtant. Il faut lire à ce sujet deux ou trois pages curieuses et quasi fantastiques du P. Rapin (Mémoires, II pp. 148-151). Il nous parle « d'assemblées secrètes de dévotion », tenues dans le parloir du Carmel de Bordeaux, autour de Mmc Surin, et où assistaient, avec un certain nombre de moines ligueurs, le prince de Conti, la duchesse de Longueville, la duchesse de La Rochefoucauld (Andrée de Vivonne, femme de l'auteur des Maximes), etc. Le prince y aurait introduit trois jésuites de ses amis, Surin, Baiole et Herbodeau. A l'insu de ces derniers et de Mmo Surin, le vrai but de ces réunions aurait été d'organiser la fronde bordelaise et de fomenter le jansénisme. Ainsi présentée et malgré la part de vérité qu'elle contient, c'est une histoire à dormir debout et qui nous rappelle le roman de Bourgfontaine. Ou nous dit expressément que les conjurés avaient un autre local pour leurs réunions. Alors pourquoi ce parloir ? Mme Surin aimait les jésuites. Ni le P. Surin ni le P. Baiole n'ont eu d'intelligences avec le parti et le P. Herbodeau (plus tard provincial de Guienne) si peu que rien. Aux historiens de voir. Il y a là toutefois une piste intéressante, « La personne de confiance de qui j'ai su ce détail, écrit le P. Rapin, prétend que c'était là ce qu'il y eut de plus secret dans l'affaire de la guerre dé Bordeaux ». Pour nous, seule doit nous occuper cette académie de dévotion qui servait « d'amusement à la curiosité du Prince ». A cette époque, le chef de la fronde bordelaise n'en était pas encore au cilice et à la campagne contre Molière. Cependant, au cours d'une grave maladie qu'il fit alors (juin-juillet 1652) il avait pensé à se convertir, peut-être sous l'influence de Kériolet (cf. Le Gouvello, op. cit., pp. 246-249). L'alerte passée, il avait repris son train de vie ordinaire, peu édifiant, comme l'on sait. Mais au siècle de Tartufe, il n'était pas inouï qu'au lendemain d'une orgie, on allât causer perfection chrétienne dans le parloir d'un couvent. Dilettantisme, travail secret de la grâce ? Quoi qu'il en soit, Conti, en pleine guerre de Bordeaux, a trouvé le temps de s'entretenir plusieurs fois avec les deux spirituels que nous avons nommés, les PP. Surin et Baiole. J'imagine que l'histoire de Loudun piquait sa curiosité et qu'il aura volontiers saisi l'occasion de questionner le héros de cette affaire. J'imagine aussi que la conversation de Surin n'aura pas manqué d'impressionner assez profondément cette conscience inquiète. Par là peut-être aura commencé la conversion de Conti, achevée deux ans plus tard par l'évêque d'Aleth. Nous savons du reste que le prince fera publier en 166o le Catéchisme spirituel dont le manuscrit lui avait été communiqué ou par les fidèles de l'auteur, ou par le P. Surin lui-même. Le seul fait de cette communication indiquerait des relations assez intimes. Mais voici plus curieux. Dans sa dédicace à la princesse de Conti, l'éditeur d'une oeuvre posthume de Surin les Fondements de la vie spirituelle s'exprime ainsi : « J'ai vu, madame, le grand et très pieux prince que le ciel vous a ôté, passer doucement trois heures entières à écouter ce serviteur de Dieu (Surin) qui parlait le langage des auges plutôt que des hommes... J'ai vu cet admirable prince.., ravi d'un entretien si divin, ne se pouvoir lasser d'en parler avec estime et très soigneux d'en pratiquer les conseils. « (Les Fondements, a. iiij.). A quelle date placer cet entretien? Très vraisemblablement après la conversion du prince? Le comte de Cosnac et M. Le Gouvello qui ont discuté ce problème, au sujet d'un entretien plus ou moins analogue que le prince aurait eu avec Kériolet, disent qu'à partir de juillet 1653, Conti n'a plus séjourné à Bordeaux (cf. lettre du comte de Cosnac, citée plus haut). Ceci n'est pas tout à fait exact. D'après l'Inventaire sommaire des Registres de la Jurade, publié en 1916, le prince de Conti fit son entrée à Bordeaux, le 3 juin 1658 et il en repartit le 8 juillet, pour se rendre dans le haut pays. Sans quitter Bordeaux, Surin aurait pu voir le prince, pendant ces quatre ou cinq semaines. Il a pu aussi quitter Bordeaux et lui rendre visite. Il semble d'ailleurs qu'ils se soient rencontrés plus d'une fois. Le P. Surin écrit le 17 mai 1662 (?) : « Il court ici depuis peu un bruit que (le gouvernement) de Guienne va être redonné à Son Altesse (Conti)... Ce nous serait une grande consolation. » Il ajoutait en finissant : « Je ne sais si les domestiques de Son Altesse qui sont de ma connaissance, sont avec vous. Obligez-moi de leur faire mes très humbles recommandations, surtout à MM. Bertaud. Souffrez aussi que M. Le Picard trouve ici des marques de mon souvenir. Si Son Altesse repasse par Bordeaux, en s'en retournant à la Cour, nous aurons la satisfaction de voir tous ces Messieurs et ce nous sera une grande joie. » Lettres spirituelles, 1, pp. 195-200. Précieux texte qui nous montre Surin au mieux avec le petit monde qui gravite autour de Conti. Il dirigeait plusieurs de ces Messieurs, entre autre, le marquis de Fénelon. Voilà qui peut-être le montrerait en relation avec la Compagnie du Saint-Sacrement. Il est amusant de voir qu'il ne s'entendait pas toujours avec le marquis. Subtil, comme sera plus tard son neveu, Fénelon soutenait qu'on peut se sanctifier à la Cour. Surin n'était pas de cet avis (cf, Lettres, I, pp. 195-soo). La lettre est de 1662. Trois ans plus tard, Surin fait allusion à ce débat. Il écrit à Mme de Pontac : « La maison où l'esprit du monde fait son séjour, c'est la Cour, et les vrais partisans du monde, quoi qu'en dise M. le marquis de Fénelon, sont les courtisans. » (Lettres, I, p. 269), Si je me suis permis cette longue note, c'est pour montrer qu'en dehors de l'histoire de Loudun, une étude critique sur la vie du P. Surin présenterait beaucoup d'intérêt.
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III. Pour bien comprendre les ouvrages du P. Surin, pour en excuser les quelques outrances et pour ne rien perdre des plaisirs divers qu'ils nous promettent, il faut se rappeler que, jésuite lui-même jusqu'aux moelles, l'auteur, en écrivant, a presque toujours devant les yeux tels ou tels jésuites de sa connaissance et qui lui résistent, J'ai déjà dit qu'à l'intérieur de la Compagnie, et là plus
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qu'ailleurs peut-être, le P. Lallemant et ses disciples se voyaient fort discutés. On se défiait de leur mysticisme, source possible d'illuminisme et d'anarchie. « On criera », laissez crier, avait dit le P. Lallemant. Mais Surin, bouillonnant de zèle, et dont l'esprit fermentait sans relâche, n'était pas homme à laisser crier. Il dut y avoir, il y eut certainement entre lui et ses frères d'interminables disputes. Seul dans sa cellule, il y retrouvait ses adversaires et les poursuivait à nouveau de ses arguments. Ils l'entouraient, l'obsédaient encore, lorsqu'il dictait fiévreusement ses livres, destinés en partie à les convaincre. De là vient le caractère impétueux, agressif de plusieurs de ses chapitres. Les circonstances ont fait de ce débonnaire un mystique de combat. Pour l'historien et pour le profane, c'est tout bénéfice. Un peu de passion fait toujours notre affaire et plus encore dans ces sortes d'ouvrages. La relation sur le quiétisme n'est pas le moins lu des livres de Bossuet. Comment d'ailleurs pourrait-on se désintéresser d'un duel où se trouvent aux prises d'une part la majorité solide, pratique, d'autre part l'extrême droite, les mystiques de la Compagnie. Aussi bien, qu'on n'espère pas ou qu'on ne redoute pas de véritables violences. Surin est tout ensemble un gentilhomme et un saint. Toutefois, bien que très charitable, son insistance défensive et offensive me parait assez fâcheuse. Les livres de Surin s'adressent aux communautés religieuses, au grand public, au sexe dévot. Est-il bon de révéler, à
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ceux qui l'ignorent, que les vérités fondamentales de la vie spirituelle ne rallient pas tous les suffrages? Les apprentis mystiques n'ont déjà que trop de pente à se prendre pour des êtres d'exception. Ne leur apprenez pas qu'ils sont aussi des combattus, des suspects, des prédestinés au martyre. Quelques distinctions, glissées dextrement d'ici et de là, auraient suffi à rassurer les doctes sans risques d'émouvoir les simples. Mais enfin, je dois le redire, le P. Surin ne se possède pas tout à fait. Il exagère une opposition d'ailleurs réelle. On sent chez lui une certaine impotentia, pour parler latin, et une tendance à l'idée fixe. A Dieu ne plaise que je lui reproche quoi que ce soit. Nous montrerons bientôt que dans l'ensemble il reste merveilleusement sage. Il ne faut pas néanmoins que la sympathie que nous inspirent sa personne et ses idées, nous cache les menues imperfections de son uvre. Il ne s'étonne pas de voir un certain nombre de ses frères rebelles aux vérités mystiques. Leur égarement, qui vient de loin, s'explique sans peine. C'est pendant leurs longues années de formation qu'ils ont pris insensiblement le pli fatal et qu'ils se sont habitués à pécher contre la lumière. Cicéron et Virgile d'un côté, Aristote de l'autre, peu à peu les ont perdus :
Dans l'étude des lettres, trouver goût à quelque auteur, par exemple, lisant Virgile, goûter la naïveté, le bon sens et l'éloquence de cet auteur, n'est pas s'enfoncer dans l'étude avec désordre, mais... avoir une pensée ardente ; n'avoir repos jusqu'à ce qu'on ait le livre entre les mains ; passer les jours entiers, et souvent une partie des nuits ; être pressé et tenté de quitter ses exercices de dévotion pour cela, c'est avoir un goût déréglé, incompatible avec le goût de Dieu... On verra parfois un homme ami de l'étude, quoiqu'il soit d'une profession sainte, aller avec grande ardeur vers sa chambre, marcher avec précipitation, fermer sa porte sur soi, puis s'en aller vers son cahier ouvert et se plonger dans la lecture avec une merveilleuse effusion.
Les lignes qui suivent et que je souligne, ont effarouché
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la censure des jésuites. On ne les trouve que dans les éditions subreptices publiées du vivant du P. Surin et sans l'aveu de la Compagnie.
Vous diriez que c'est comme quand un animal a aperçu l'abreuvoir : il redouble le pas et y étant arrivé, il se plonge dedans jusqu'aux yeux... Cette avidité si grande ne peut qu'ôter du coeur l'actuelle présence et goût de Dieu (1).
S'il n'y avait que cela, le mal ne serait pas sans remède, une sérieuse retraite leur aurait bientôt rendu la ferveur première. Le troisième an de saint Ignace n'a pas d'autre but. Malheureusement cette avidité, cette libido sciendi a vicié chez eux jusqu'au sources de la vie spirituelle. Elle leur a fait perdre, non pas seulement le goût, mais encore, si l'on peut dire, le sens de Dieu, atrophiant en quelque manière les délicates antennes qui donnent aux hommes le moyen d'atteindre le monde invisible et de correspondre avec lui. Cette faculté, la plus précieuse de toutes, ils en ont perdu l'usage; bien plus, ils la tiennent désormais pour une maîtresse d'illusion, ils la critiquent, ils la raillent en conséquence. Cette inspiration dont parlent les mystiques est un leurre. Pour eux ils ne connaissent que la raison. C'est par elle seule qu'ils entendent prendre contact avec Dieu. Aristote réglera jusqu'à leur prière. Nous voici au vif du débat.
Il arrive souvent que plusieurs, même des plus doctes, parce qu'ils se SONT ACCOUTUMÉS A CONNAITRF. LA VÉRITÉ PLUS PAR L'EFFORT DE L'ENTENDEMENT QUE PAR LA VOIE DE L'AMOUR, il arrive,
(1) Catéchisme, II, pp. 364, 375. Cf. édition corrigée par le P. Fellon. II, VII, VIII. Quand je citerai le Catéchisme, je renverrai souvent aux éditions correspondantes, je soulignerai parfois, dans le texte, les passages supprimés ou atténués. Ainsi ferai-je pour les Fondements, réédités par le P. Brignon. Cette comparaison curieuse au point de vue de l'histoire du goût, est tout à fait instructive au point de vue doctrinal. Les reviseurs ou plutôt les adaptateurs poussent jusqu'au ridicule l'horreur des images roturières et du mot propre. Mais c'étaient des hommes très intelligents le premier du moins et que la querelle du quiétisme avait rendus circonspects. Rien qu'à méditer les corrections du P. Fellon, l'on apprendrait la théologie mystique.
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dis-je, qu'ils soupçonnent et tiennent pour imagination les instincts de la grâce et les touches du Saint-Esprit... Mais ils devraient considérer que c'est le Saint-Esprit qui conduit les curs, non tant par le raisonnement que par les simples lumières et instincts qu'il ne veut (du reste) pas être pris sur leur simple autorité mais.., accompagnés d'humilité et de dépendance.
Il prévoit naturellement l'objection que des jésuites ne pourraient manquer de lui faire : que deviendra l'autorité des supérieurs ecclésiastiques ou religieux?
Le Saint-Esprit ne veut pas que ceux qu'il régit, si ce n'est en des occasions fort extraordinaires, lesquelles il rend toujours assez acceptables et qu'il manifeste à la fin comme étant de lui, il ne permet pas... qu'ils se passent de l'obéissance... Mais nonobstant qu'il les soumette, il demeure au dedans le PRINCIPAL DIRECTEUR RÉGISSANT L'AME PAR SES MOUVEMENTS (1).
Oui ou non, croyez-vous au Saint-Esprit? Ou mieux encore, pensez-vous qu'il ait abdiqué, abandonnant à nos facultés raisonnantes la régence de son Église ? Telle est, nette, franche, lumineuse, inexpugnable sa position de combat. On se rappelle que le P. Lallemant ne procédait pas d'une autre manière.
Pour entendre ceci, il faut savoir qu'il y a deux voies pour parvenir à la connaissance des choses que l'on appelle science. La première voie est l'étude. Lire beaucoup, écouter les maîtres, prendre grand travail, par ce moyen les hommes se rendent véritablement savants. L'autre voie est en délaissant et se séparant de toute affection aux choses créées, s'approchant de Dieu et s'adonnant à l'oraison. Par là, insensiblement, l'âme... se trouve instruite d'en haut, élevée à une haute connaissance de Dieu et des mystères de notre religion (2).
(1) Traité inédit..., pp. 188, 189. (2) Il dit ailleurs : « Il y a quatre moyens, suivant la doctrine de Saint Ignace, pour savoir la volonté de Dieu en ce monde. Le premier est sa foi ; le second, l'obéissance ; le troisième, l'inspiration ; le quatrième, la raison. L'inspiration est la lumière du Saint-Esprit... La voie de l'inspiration est plus noble que celle du raisonnement ». Il parle ici de la connaissance pratique, c'est-à-dire des différentes lumières qui peuvent nous éclairer, lorsqu'il s'agit de « résoudre une affaire ». C'est pour cela qu'il mentionne « l'obéissance ». Ce texte se trouve dans un petit livre intitulé : Pensées chrétiennes sur divers sujets de piété. par M. l'abbé de Choisy, Paris, 169o, pp. 93, 95. Or voici ce que dit Choisy dans sa préface : « J'ai tiré la plus grande partie de ces Pensées, des manuscrits du P. Surin, jésuite, celui-là même qui a composé le Catéchisme spirituel et Les Fondements de la vie spirituelle, ouvrages dont un prince (Conti), plus grand encore par son esprit et par sa piété que par sa naissance, s'est servi si heureusement dans les derniers moments de sa vie, pour arriver à ce degré sublime de vertu où... etc., etc. » C'est vraisemblablement par les familiers de Conti et peut être par la princesse de Conti, que Choisy aura eu communication des manuscrits dont il parle. Il continue : « J'avoue qu'en lisant les ouvrages d'un si saint homme, j'ai été touché... j'ai pris la liberté d'y ajouter d'autres Pensées ». Celle que je viens de citer est manifestement de Surin, mais retouchée.
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Même les choses humaines et naturelles sont souvent découvertes, avec éclaircissement des secrets que les hommes estiment (1). C'est pourtant chose rare que Dieu donne de telles connaissances naturelles à ceux qui sont entièrement ignorants aux choses humaines, quoiqu'il les instruise pour les choses surnaturelles. Car on voit des personnes idiotes et des femmelettes qui entendent fort bien les choses de Dieu par l'oraison. Mais communément cette lumière abondante se donne à ceux qui ont quelques ouvertures et commencements (2)... Ces personnes, par l'abnégation parfaite d'elles-mêmes, et par l'oraison, viennent à augmenter si fort leurs connaissances qu'elles sont dans les véritables notions des choses, tant naturelles que surnaturelles, et ont comme une fontaine de lumières sur toutes choses, qu'ils n'auraient pas sans le secours de Dieu, sans l'oraison et délaissement des créatures.
(1) « D. Comment se fait cette communication dans l'entendement ? R. Par une participation que l'homme a de l'intelligence de Jésus-Christ, sentant bien, quand il se veut appliquer à quelque chose, qu'il se fait une communication de lumière, avec abondance de sagesse et de connaissance, même souvent pour les sciences naturelles. Si bien que l'homme sent, quand il est question de parler, qu'il se fait en son esprit une ouverture, comme d'un gros tuyau qui dégorge science et connaissance quasi sans limite, quoique cela se limite dans l'usage. Cette abondance est expliquée par ce qui est dit dans l'Ecriture : Tanquam imbres minet eloquia sapientiæ suæ; et par ce que dit Notre-Seigneur : Qui credit in me, flumina de ventre ejus fluent aquæ vivæ... » Catéchisme, I, p. 472 (VII, VIII). (2) L'adaptateur des Fondements, le P. Brignon, fait ici, me semble-t-il, un contre-sens. « Ces lumières, écrit-il, ne se donnent qu'à ceux qui ont pour cela quelque ouverture d'esprit et qui ont déjà commencé à goûter les choses de Dieu », p. sot. Ilne s'agit pas de cela, mais de « commencements » dans l'étude. Surin avait terminé assez rudement sa phrase sur le mot : commencement. Brignon a voulu plus d'harmonie. En général ses corrections sont beaucoup moins intéressantes que celles du Catéchisme spirituel par le P. Fellon.
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Ainsi, par exemple, les saints docteurs, Bonaventure, Thomas et peut-être Albert le Grand, ont plus
pénétré dans le secret des sciences, au pied du Crucifix et par la dilatation surnaturelle de leur entendement, que pour avoir feuilleté les livres : car quoiqu'ils les lisent, ils ont, par l'infusion de la grâce, une intelligence plus forte que celle que la nature leur pourrait donner.
En revanche, le pur « intellectuel », j'allais dire le rationaliste,
n'aura pas pour le regard des choses de Dieu la vraie lumière. qu'il faut avoir. II dira bien ce que l'école en dit et fera plusieurs discours qui donneront de l'admiration : mais il ne goûtera jamais les vérités,.. Pour les choses relevées et mystiques de la grâce, il les prendra à contre-sens et jugera bas et extravagant ce qui est très haut et très divin. Il appellera erreur tout ce qui ne peut entrer dans son intelligence... Ainsi, quoique nous ne blâmions pas la philosophie, qui est très bonne, ni les philosophes, qui font fort bien de l'enseigner, néanmoins nous disons que, s'ils prétendent enfermer clans leurs formes tous les sentiments que le Saint-Esprit met clans les âmes saintes, ils se trouveront trompés (1).
Ils parlent de ce qu'ils ignorent et la compétence leur manque, aussi longtemps du moins qu'ils ne se seront pas mis en état de recevoir « l'instruction d'en haut par l'infusion de l'esprit de Dieu. (2) »
Ceux qui possèdent les sciences acquises, les ont par leur travail et par l'exercice de leur entendement, et se servent,, s'ils sont théologiens, de la foi, à laquelle ils joignent leur raisonnement, et ainsi tirent des conclusions qui servent vraiment beaucoup à l'Eglise, qui se soutient par les docteurs,
(1) Les Fondements,.., pp. 85-9o. Dans ce chapitre, le P. Surin commente les mots de l'Imitation : « Plus didicit in relinquendo omnia quam in studendo subtilia ». Remarquons la traduction, peut-être tendancieuse que l'adaptateur Brignon donne de ce texte : «On profite davantage en quittant tout pour l'amour de moi qu'en étudiant et examinant a fond des questions curieuses ». Surin avait dit tout bonnement : « Il a plus appris en quittant toutes choses qu'en s'appliquant à l'étude des questions subtiles ». (2) Ib., p. 295.
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desquels Dieu « guide les raisonnements... quand il est question du bien général de l'Église et des décisions de la foi ». C'est la part des théologiens, elle est assez belle et nul ne songe à la réduire. Le P. Surin pourrait ajouter mais cela va de soi que les mêmes théologiens ont aussi le droit et le devoir de corriger, dans les écrits des mystiques, tout ce qui de près ou de loin s'opposerait à la foi chrétienne.
Mais, hors de là, le jugement de chaque docteur en particulier, quand il est question des choses de spiritualité, n'a pas grand fond pour illuminer et conseiller les âmes,
ce que « la science seule » donne en ces matières étant « fort peu de chose... au prix de l'intelligence donnée par les dons du Saint-Esprit ».
Cependant nous voyons que plusieurs savants prétendent qu'en vertu de leur science acquise, ils sont juges nés de toutes les choses spirituelles et mystiques et que ce qu'ils ne comprennent pas par leur science, ne peut être que des chimères (1).
Ils ressemblent à un paysan qui, n'ayant jamais vu de microscope, nierait l'existence du monde microbien.
Ces gens de qui nous parlons,
un peu trop, je le répète,
et à qui nous répondons, croient que toutes ces unions mystiques ne sont que des goûts de femmelettes, qu'elles ont avec
(1) Les Fondements..., pp. 295-297. Le P. Surin ne dit pas assez nettement que toutes les formules employées par les mystiques, restent soumises au jugement des théologiens, experts jurés en matière de foi. Mais autre chose est telle ou telle formule, prise en soi, autre chose l'expérience que cette formule tâche de traduire. De l'inexactitude, même grave, de la formule, il ne suit pas nécessairement que l'expérience soit illusion. D'où il suit qu'un théologien, à qui les choses mystiques sont étrangères, ne doit pas se hâter de condamner ces expériences, lorsqu'elles sont rapportées par une personne sérieuse et sainte. Mutatis mutandis, c'est un peu le conflit entre le Cid et l'Académie. Puisque, à tort ou à raison, l'on admet un code poétique, l'Académie a qualité pour redresser les infractions commises contre les règles. Mais la poésie, en tant que poésie, lui échappe.
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quelques larmes de dévotion, et que sous des mots pompeux et illustres, on cache des sentiments vulgaires qu'ils ont eux-mêmes... (mais) qu'ils ne font point valoir comme les mystiques, qui ont des beaux mots pour dire des choses communes. Mais ils se trompent prodigieusement. Car les unions surnaturelles... sont des participations très hautes de Dieu, ce sont ces plénitudes dont parle saint Paul : Ut impleamini in omnem plenitudinem Dei (1)... Ce sont des biens de grâce et de vérité qui remplissent l'esprit d'autres lumières que celles que donne l'Ecole ; d'autres goûts et sentiments que Dieu donne communément aux imparfaits... Ce sont les vraies faveurs qui mènent à la sainteté
et qui en découlent (2). Ayant mis le doigt sur le point sensible, il va débrider la plaie. Avant de ridiculiser les contemplatifs, que leurs adversaires s'examinent eux-mêmes :
(Ils) sont de bonne conscience en plusieurs choses mais ont grand appui en leur doctrine et raisonnement, et pour cela ne sont pas dans le goût de Dieu et ne participent à ses visites. Ce sont des gens qui font grande estime de leurs lumières et croient que pour bien approcher de Dieu... il n'y a que de raisonner comme les philosophes. Ils trouvent toujours à
(1) Le P. Surin revient sans cesse à cet argument : « Le principal instinct de cette loi est de chercher Dieu en tout et de remplir sa vie de lui, conformément à cette parole de saint Paul aux Ephésiens : ut impieamini in omnem plenitudinem Dei. Il serait bon d'écouter le texte entier... «... Je fléchis les genoux devant Dieu.., afin que selon les richesses de sa gloire, il vous communique la vertu pour vous fortifier dans l'homme intérieur, afin que Jésus-Christ habite par la foi dans vos coeurs, et qu'étant enracinés et fondés dans la charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints quelle est la longueur et la largeur, la hauteur et la profondeur... afin que vous soyez remplis de Dieu avec toute plénitude ». Ceux qui ont tant de peine à souffrir les termes extraordinaires des mystiques, que peuvent-ils dire à ceux-ci ?Je ne fais point état de rendre raison en particulier de tous les mots de ce passage, mais on voit qu'il élève les chrétiens à être fortifiés par l'Esprit de Dieu en l'intérieur; que cela veut dire des choses grandes et hautes et à remplir l'homme de Dieu en toute plénitude. Il semble que cela dit que par la force de l'esprit dans la vivacité de la foi, on entre en Dieu et on s'applique de telle façon à lui qu'on se remplit totalement de lui, que l'on ne fait rien que pour lui, ne laissant de place en soi que pour lui seul e. Traité inédit, pp. 191, 192. (2) Les Fondements..., pp. 273, 274. Au lieu de ce magnifique : « Ils se trompent prodigieusement s, le P. Brignon écrit « Il y a en cela bien de l'erreur et de l'ignorance », p. 311.
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redire aux spirituels... et croient que leur bonté et tendresse vers Dieu les rend crédules et faciles à être trompés ;
d'où, en bons logiciens, implicitement
et secrètement, ils croient que d'être moins tendres vers Dieu, rend l'âme plus ferme. Comme ils se voient secs en leurs dévotions, ils attribuent cela à une certaine force, disant qu'ils ne sont pas comme des femmelettes et que Dieu ne les traite pas comme des novices ; que, quand étaient enfants, ils avaient des attendrissements, que maintenant, ils découvrent par raisonnement ce qu'ils ont à faire.
Ainsi « leur théologie, du biais qu'ils la prennent », les ancre dans l'illusion et canonise jusqu'à leurs défauts.
Et cependant... nous savons que saint Ignace perdait les yeux à force de pleurer, pensant à Dieu et s'embrasant à son amour.
Le duel devient pathétique, jésuites contre jésuites. Vieux compagnons de piété, d'étude et d'apostolat, ils se connaissent de part en part.
D'où vient donc que ces théologiens n'ont point de pareilles visites?. C'est qu'ils n'en font pas assez d'estime. Ils se plaignent quelquefois et disent : notre métier est misérable. Nous traitons toujours des choses spéculatives et cela dessèche notre affection,
Mauvaise raison. « L'application aux matières de doctrine » n'a pas desséché saint Bonaventure. Ce qui les éloigne « des visites célestes », c'est leur intellectualisme orgueilleux :
C'est cette grande confiance.., qui leur fait... faire grande estime de ce qui est purement moral et humain ; faire des risées de la vie suréminente... et des autres termes des mystiques ; prendre à partie Denis le Chartreux et Joannes a Jesu-Maria et autres saints personnages très capables, pour ce qu'ils n'ont pas mis de définitions avec les règles d'Aristote ; dire que saint Bernard s'est trop laissé aller aux lumières de son oraison ; qu'on a trop déféré à sainte Catherine de Sienne.
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Aucun de ces traits n'est imaginaire : tout cela lui a été dit.
Cela les fait parler définitivement, en prononçant des oracles sur tout. C'est ce qui empêche que l'âme ne reçoive des visites célestes et, faute de telles visites, on tombe dans des aveuglements, on dispute pour des charges, on montre des passions honteuses, on se rit des opérations de Dieu exprimées par les saints... en termes vénérables qu'on traduit bassement pour en faire des moqueries.
Jeu facile qu'on est en train d'inventer et qui aura la vogue trente ans plus tard, lorsque les chansons ou les calembours du gros public accompagneront la retraite des mystiques.
Cela est vraiment avoir confiance en soi-même, attaquer des docteurs et des saints dignes de respect, pour rendre méprisables et ridicules des objets qui donnent piété et sentiments de Dieu aux hommes... On ne voit jamais ces choses partir des personnes que l'esprit de Dieu gouverne... mais seulement de celles qui mettent leur force dans leur science. Les hommes saints font autrement (1).
Au fond cela revient à dire : Êtes-vous donc si pleinement satisfaits de votre prière morne et raisonneuse, qu'il vous paraisse ridicule d'imaginer, de désirer une religion moins distante, plus intime et plus lumineuse? Et sans doute l'argument ne convaincrait pas un pharisien, mais le P. Surin s'adresse à des religieux qui ont le désir inquiet du bien, que la sainteté assiège de toutes parts, à qui tout prêche la vie mystique. Ils se flattent bien d'appartenir à un Ordre raisonnable, positif, pratique. Saint Ignace est l'ennemi mortel de l'illuminisme ; les Exercices, un manuel quasi aristotélicien d'intellectualisme pieux. Mais quoi? Dès la première ligne de ses Constitutions, le fondateur de la Compagnie ne se rallie-t-il pas au mysticisme :
Les Saints Pères et les docteurs spirituels font un très grand
(1) Les Fondements..., pp. 134, 137.
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poids sur cette attention et sujétion que l'âme doit rendre aux mouvements de Dieu. Mais plusieurs doctes rejettent cela et mettent les mouvements intérieurs au rang des chimères, ne voulant rien que leurs raisonnements. Mais je leur demande l'explication de ce que saint Ignace... a mis au commencement de ses Constitutions : « que la loi intérieure de la Charité que le Saint-Esprit a coutume d'écrire et de graver dans les curs, doit aider la Compagnie plus que les règlements extérieurs » ; je leur demande quelle est cette loi intérieure de Charité et en quoi elle consiste? N'est-ce pas dans les mouvements intérieurs de la grâce et dans les touches du Saint-Esprit, auquel tous les saints ont déféré après les avoir légitimement examinés? Or c'est souvent ce qu'ignorent ceux qui ne suivent que la route des sens et de la raison pure. Cette loi est perpétuellement parlante ; mais comme elle est fort douce et fort profonde, elle est écoutée de bien peu. Ceux-là seuls qui sont intérieurs, dégagés et mortifiés, qui sont habitués à chercher Dieu en tout, l'écoutent, l'estiment et se conduisent par elle, sans aucun préjudice de l'obéissance (1).
Et qu'on n'objecte pas contre cette inspiration elle-même, l'étrangeté, le ridicule, l'insignifiance des termes qui essaient de la traduire. Comment, se demande le P. Surin,
comment se peut faire que (les mystiques) en parlant de ces mystères (de la contemplation) n'ont point de paroles extraordinaires et ne disent point chose trop nouvelle ou correspondante à cette lumière ? R. C'est que ces sentiments qui donnent à leur entendement tant de connaissances, n'ont point de paroles qui leur soient proportionnées : tout de même qu'une personne qui viendrait des Indes, ayant goûté les fruits de ces pays-là, ne pourrait aucunement expliquer la différence de tels fruits, bien qu'elle en eût une notion très parfaite ; parce qu'il n'y a point de paroles propres à telles choses. Même ici celui qui voudrait expliquer à un autre la différence d'entre le muscat, l'abricot et le melon, serait bien en peine et ne pourrait que par geste, ou par quelque ton d'admiration, expliquer sa pensée, quoiqu'au dedans la connaissance qu'il a d'un de ces fruits pour le
(1) Traité inédit..., pp. 189, 190.
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distinguer de l'autre, ait en soi-même une grande étendue. Ainsi pour les choses surnaturelles... Non licet homini loqui. C'est pourquoi sainte Thérèse, en parlant des choses qu'elle expérimentait, s'indignait de la faiblesse des termes, n'y voyant aucune proportion avec ce qu'elle voulait dire (1).
Et encore :
Les mystiques ne disent rien. Ils allèguent de beaux ternies : qu'ils ont des touches divines, des blessures extérieures... On leur demande ce que c'est; ils sont incontinent à bout et après qu'ils vous ont parlé, vous n'en savez pas davantage que devant. C'est pourquoi quelques-uns font des.., risées de leurs discours... A cela je réponds que plus les choses sont divines... moins elles sont faciles à expliquer. Voyez saint Paul qui dit qu'il a été élevé au troisième ciel où il a ouï des choses étranges, priez-le de vous dire ce que c'est; il vous dira que non licet homini loqui. Saint Jean dans l'Apocalypse
parle tout de même du « caillou blanc » qui sera donné au victorieux,
« sur lequel sera écrit un nom nouveau que nul ne sait que celui qui le reçoit n. Vous direz donc de même à ces deux Apôtres qu'ils vous en ont fait accroire. Saint Bernard sur ce même sujet dit : Dabitur nosse cui dabitur experiri, et saint Bonaventure vous dira : Si quæris quomodo fiant hæc, interroga gratiam, non doctrinam, desiderium, non intellectum, Sponsunt, non magistrum. Le docteur scolastique ne se contentera pas de cela; il voudra une claire explication, et à moins de cela, il dira que je fais des contes. Cependant je ne puis dire autre chose sinon que le chemin pour arriver à la connaissance de ces choses n'est pas le même que la route des autres sciences; qu'effectivement les âmes pures et simples... éprouvent des choses très véritables, très solides, très divines, mais pour lesquelles nous n'avons pas de ternies et que les saints qui les ont voulu déclarer, comme saint Denis, ont parlé d'une façon qui est ridicule au monde et comme enveloppant contradiction. Car il dit « qu'il faut s'élever à la divine notion sans notion (2). »
(1) Catéchisme..., I, pp. 32o, 321 (IV, VII). Au lieu des Indes, l'adaptateur parle « d'un pays éloigné ». Il supprime les fruits de France. (2) Traité inédit..., pp. 295, 297.
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Concluons donc, non pas seulement avec Surin, mais avec tous les Pères, mais avec Pascal et Newman :
C'est quelque chose étrange quand on va dans la vie spirituelle par raisonnement. La spiritualité s'en peut bien servir, mais la plus grande partie et la principale de la vie spirituelle se gouverne plus par impétuosité d'amour ou par les lumières que donne cet amour, que par ce qu'Aristote enseigne en ses trois figures. Ce n'est pas que l'Amour divin ne soit très sage et savant quand il faut, mais c'est qu'il est simple, fervent et ardent... Et quelle est cette science propre des saints ? C'est de surpasser par ardeur leur intelligence, et concevoir que l'amour, en ce qui est de Dieu, passe notre entendement et ses raisonnements (1).
Mais quoi, demandera-t-on, y avait-il alors des jésuites pour se refuser à de pareilles évidences? Non certes, mais pour les négliger pratiquement et ne les réaliser que d'une manière craintive, lointaine et inopérante. Ils croyaient an Saint-Esprit, et ils l'invoquaient tous les jours : O Lux beatissima Reple cordis intima Tuorum fidelium; néanmoins quand on leur parlait de son activité incessante sur les esprits et sur les coeurs, ils ne disaient pas, mais ils pensaient, ou plutôt ils vivaient comme s'ils pensaient que ces choses étaient vraies surtout pour les premiers temps de l'Église, pour l'époque des charismes, et que depuis le septième jour de cet âge d'or, l'Esprit se repose, abandonnant son Église aux sûres lumières de la foi. Avec cela, plus ou moins semi-pélagiens, non pas de doctrine, quoi qu'en aient dit leurs bons amis de Port-Royal, mais de sentiment, mais de conduite. « Aide-toi », était la chère et saine devise de leur ascétisme volontaire et généreux jusqu'à l'héroïsme. Ils ne contestaient pas les derniers principes du P. Surin, mais, comme il arrive parfois entre docteurs, dans leur discussion avec lui, ils regardaient d'un autre côté. Ce qui les frappait au point de leur faire oublier
(1) Traité inédit..., pp. 242, 243.281 tout le reste, c'était le danger de l'illusion en ces matières, l'anarchie intellectuelle, morale et religieuse qu'entraîne fatalement l'illuminisme. Si leur contradicteur vantait ces rares lumières que Dieu accorde à des femmelettes et qu'il refuse à bien des savants, plus d'un, j'imagine, songeait aussitôt à Jeanne des Anges ou à quelque autre déséquilibrée. Puis la chaleur croissant et la confusion, ils en venaient à prétendre qu'après tout, Catherine de Sienne aurait peut-être bien fait de rester chez elle; ils en venaient à rejeter la «contemplation, comme le repos des lâches et des fainéants, qui, pour se dispenser du travail, se font un sommeil mystérieux d'une oisiveté naturelle et font reposer leurs passions, au lieu de les combattre et de les détruire ». Mais quand tout est dit, continue le spirituel éminent que je viens de citer, le P. Grasset, avec qui nous ferons bientôt connaissance,
Je ne crois pas qu'il y ait un homme sur la terre, pour peu qu'il ait de bon sens et de raison, qui ose... blâmer l'usage de la contemplation, puisque les philosophes même païens se la sont proposée pour le dernier terme de la raison et le comble de la félicité humaine. Les saints Pères et les Docteurs de l'Eglise en ont parlé comme de l'état le plus parfait et le plus heureux de la religion. Les théologiens la défendent et l'autorisent dans leurs écrits. Tons les saints, ou l'ont connue par leur expérience, ou ont désiré passionnément de la connaître. Toutes les personnes dévotes la recherchent avec ardeur... S'il y a des savants qui s'emportent contre ces sortes d'oraisons et qui les traitent d'illusions ou d'oisivetés criminelles, ce n'est pas la véritable contemplation qu'ils condamnent, mais la fausse,... celle qui cherche le repos sans avoir travaillé et qui endort ses vices au lieu de les combattre et de les mortifier (1).
Le P. Surin n'a jamais encouragé ce mais et faux mysticisme. « En même temps qu'il travaille à enfler le coeur
(1) Crasset, La vie de Madame Hélyot, 28 édition, Paris, 1683, pp. 1o8, 112.
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de ceux qu'il instruit et à nourrir leur esprit au grand par les idées magnifiques qu'il leur donne de la perfection, il prend un soin particulier de retenir leur courage dans de justes bornes en leur mettant devant les yeux leur propre faiblesse, et en leur découvrant les illusions où il est aisé de tomber quand on prend l'essor avant le temps et qu'on s'écarte des routes battues pour donner dans une fausse élévation... Il ne fait point de grâce à cette espèce d'orgueil qui engendre l'amour des voies extraordinaires, et il saisit toutes les occasions qui se présentent de recommander la fidélité à s'acquitter des devoirs d'état, à se borner aux pratiques reçues, à préférer les vertus obscures à celles qui sont éclatantes et à suivre tellement l'attrait de la grâce qu'on le soumette toujours à la loi extérieure de la foi et de l'obéissance. De sorte que si l'on voulait faire un précis... de (sa) doctrine, en ce qui regarde la pratique et la correspondance de l'homme aux desseins de Dieu, on n'en tirerait guère que l'attachement inviolable pour les devoirs et les obligations communes, le soin de se recueillir, de se vaincre, de s'humilier, de se renoncer en tout, de ne rien refuser à Dieu et de se défier de ses lumières pour dépendre de celles d'autrui » (1). Ainsi parle un des jésuites qui ont le plus étudié le P. Surin et l'on ne saurait mieux dire. Fidèle, en cela, comme en tout le reste, aux principes du P. Lallemant, ce grand mystique est aussi le plus impitoyable des moralistes et le plus crucifiant des ascètes. Nous l'aurons bientôt montré. IV. Sa langue seule nous l'indiquerait déjà. Surin n'a pas plus de goût que le commun de ses frères pour cette phraséologie excessive, équivoque et bizarre qu'affectionnent d'autres spirituels et qui a si fâcheusement contribué à discréditer la mystique. Tout se tient. Comme leur doctrine spirituelle, la littérature moyenne des
(1) Avertissement du Catéchisme spirituel, pp. VIII, IX.
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jésuites fuit l'outrance, adore le raisonnable, le sensé, le positif. Trop de sublime lui fait peur. A tout prendre, ils préféreraient l'atticisme sans doute, mais tout le monde n'étant pas allé à Corinthe, du moins un prosaïsme élégant et lucide. C'est là, du reste, une des causes principales de leur succès. Je viens de citer coup sur coup deux des leurs, le P. Crasset et le P. Fellon. Quelle sagesse, quel équilibre, quelle force calme! Comme on sent que ces hommes savent exactement ce qu'ils veulent dire et savent le dire ! Il y a chez eux moins de génie peut-être que chez tel autre de leurs rivaux, mais aussi moins de brouillamini et moins de phébus. Leurs mystiques eux-mêmes se sont formés sur les lettres de Cicéron et sur Térence. Ils parlent la langue des honnêtes gens. Soit par exemple, écrit le P. Surin,
saint Alexis qui a demeuré chez son père, méprisant le monde et domptant sa nature propre. Au lieu de dire cela en tenues ordinaires... (on) dira que ce saint a perdu son être propre dans l'être divin (1).
Il ne conteste pas la justesse de cette traduction ou transposition métaphysique, mais celle-ci lui paraît inopportune, obscure, dangereuse. Conseillez à une femme ignorante de se perdre dans l'être divin. Elle ne saurait pas comment s'y prendre. Proposez-lui tel sacrifice particulier; elle comprendra, elle acceptera et, ce faisant, elle se perdra dans l'être divin. Non pas qu'on puisse toujours éviter les termes abstraits, mais il faudrait choisir les moins ambitieux, les plus simples, les plus pratiques.
Ce que les mystiques appellent anéantissement parfait, transformation, deïformité, n'est autre chose que... (l) entière application à Dieu, par laquelle on meurt à toutes choses et à soi-même et l'on ne vit uniquement que pour Dieu (2).
(1) Catéchisme, I, p. 356 (2) Lettres spirituelles, I, p. 59.
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Et de même,
ce sublime état d'union que sainte Thérèse appelle mariage spirituel de l'âme avec Dieu n'est autre chose qu'une application perpétuelle sur les attraits de grâce qui émanent de la vue des personnes divines (1).
Leçon de goût, mais plus encore de prudence et d'humilité. Pour affecter le langage des grands spirituels, beaucoup se croient exemptés déjà des obligations communes. Leur psittacisme mystique leur tient lieu d'initiation. C'est du reste souvent la faute des directeurs. Certain,,
parce qu'ils sont spirituels, ne parlent à ceux qu'ils gouvernent que d'élévations. D'abord qu'ils voient certaines personnes avoir quelque goût de Dieu, ils ne les entretiennent que de l'état passif et mystique, sans considérer si Dieu les y appelle. D'où vient que telles âmes prennent un essor et un vent si haut, que la teinture de la présomption est toute visible. Elles disent que c'est à Dieu à faire tout ; que la créature ne peut rien; qu'à leur égard tout est un. Si on leur parle de leurs obligations nécessaires vers leurs familles, et autres choses de leur devoir, elles répondent qu'elles ne peuvent rien si Dieu ne le fait en elles, et ne marchent point avec le contre-poids nécessaire aux âmes solides, qui est de revenir par leur mouvement aux choses communes aux autres chrétiens, ne s'oubliant jamais de leur propre misère. Ces âmes folles, avec plus de jeunesse que de vérité, ne parlent que d'amour, que tout est amour; sont comme oublieuses de toutes choses, donnant prise au diable de les élever en complaisance et en mépris d'autrui et autres sottises, dont se garantissent celles qui marchent avec la défiance et chaste crainte de Dieu, qui n'empêchent jamais les saintes élévations que l'Esprit divin peut faire en elles, mais les rendent plus solides, plus pures et plus véritables (2).
Commençons par les vertus les plus humbles, par
(1) Lettres spirituelles, II,p. 391. (2) Catéchisme, II, pp. 117, 118 (III, II).
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celles qu'un directeur superficiel ne croirait pas d'ordre mystique :
D. A (quelle vertu) spécialement entre toutes faut-il que s'applique une personne spirituelle? R. C'est principalement à la bénignité... L'exercice de cette vertu est un grand ressort dans l'intérieur de l'homme... Dans la douceur bien pratiquée et dans la suavité et bénignité d'esprit, s'enveloppe l'humilité, l'orgueil étant vaincu et atterré par les réparties douces et débonnaires. Ainsi l'âme ornée de cette vertu est inclinée à faire du bien à tout le monde. Généralement toutes les vertus se nourrissent à la mamelle de la bénignité, prenant force de ses attraits et de sa douceur (1).
Bons, bienveillants, tendres envers le prochain et sévères à nous-mêmes :
J'estime qu'un des points fondamentaux de la vie spirituelle, est d'avoir une continuelle douleur de ses péchés. Une des raisons pourquoi les âmes l'ont d'ordinaire si peu de progrès, et pourquoi il y en a très peu qui parviennent à la sainteté, c'est que l'on s'acquitte trop superficiellement des devoirs de la vie purgative. L'on quitte trop tôt les douleurs et les larmes de la pénitence parce qu'elles sont amères et désagréables à la nature. Ainsi l'on n'affermit pas assez le fondement d'humilité dont les principales pierres sont le souvenir et la contrition des fautes passées (2).
L'on doit « faire toujours état de la crainte », mais à la manière des humanistes dévots :
C'est le style de Dieu et une vraie marque de son esprit que de conduire ses plus chers et ses plus favoris à une expérience de sa crainte. Non pas peut-être qu'il les trouble... mais qu'il les engage à une réflexion et appréhension qui les fait penser à eux plus sérieusement, aimer la pénitence, désirer uniquement d'être conduits de lui en tout, et en effet craindre de mal faire (3).
(1) Catéchisme, I, pp. 141, 142 (II, IV). Au lieu de « bénignité », le P. Fellon met « douceur ». (2) Lettres, I, pp. 87, 88. Ni janséniste, ni même rigoriste. Il s'agit uniquement « de ne perdre jamais la vus CONFUSE de ses péchés », 89. p. 89. (3) Traité inédit,.. pp. 207, 208.
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Pas de sans-façon avec le Très-Haut :
Car quoique Dieu soit excessivement bon et bien meilleur que ne sont les pères et les nourrices les plus tendres à leurs enfants, néanmoins il est pur en soi, il est la sagesse même et ne peut supporter les manières d'agir indiscrètes et licencieuses des âmes folles et légères qui ne savent pas marcher dignement en sa présence et lui rendre les devoirs de ses très humbles créatures qui ne sont de leur être que néant. Il est abîmant en ses miséricordes étonnantes, en ses douceurs et familiarités, mais il se retire des pensées sans entendement, et la moindre présomption de l'âme provoque son indignation ; et il se rend formidable en ses jugements quand une âme se veut émanciper et se dispenser des lois qu'il a prescrites, et c'est ce qui arrive facilement aux âmes qui se retirent de la crainte (1).
Il en va de même pour les autres vertus que propose l'ascétisme chrétien. D'aucune d'elles le P. Surin ne dispense qui que ce soit. Mais bien que pratiquées avec le dernier scrupule, il entend qu'on les dépasse, qu'on les sublimise, pour ainsi parler, et qu'on les pousse à un degré d'héroïsme qu'elles n'exigeraient point d'elles-mêmes.
Le propre caractère des vrais spirituels est, en pratiquant les vertus, de les revêtir et de les consommer par la charité ; en sorte que l'amour divin est le goût général qu'ils donnent à toutes choses et aux vertus distinctes qu'ils font passer en la sainte uniformité, donnant à tout le goût du bon plaisir divin (2).
On ne saurait mieux définir ce que je voudrais appeler le moralisme mystique, ni rassurer plus complètement et en moins de mots ceux qui reprochent aux contemplatifs de rompre avec l'ascèse traditionnelle. La haute mathématique respecte les quatre règles, mais elle ne s'en tient pas là. Les vrais spirituels ne négligent et à plus forte
(1) Traité inédit... pp. 208, 2o9. (2) Ib., p. 213.
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raison ne méprisent aucune vertu, mais « pour s'adonner à tout bien... ils n'ont plus besoin d'autre motif au monde... que le seul intérêt de Dieu qui demande cela d'eux » (1), « le motif divin emportant et assujettissant à soi tous les autres motifs avec un pouvoir dominant, comme celui auquel seul il appartient de reposer en souverain dans les coeurs » (2).
Ainsi pour servir Dieu dans la perfection qu'il mérite, il ne faut admettre dans nos actions.., aucune autre vue que celle du bon plaisir ou de la gloire de Dieu. Il faut que tous nos désirs et toutes nos prétentions soient de contenter Dieu, mettant en oubli tout le reste. Soit que nous fassions pénitence de nos péchés, soit que nous travaillions à nous défaire de quelque vice ou à acquérir quelque vertu... il faut qu'en tout cela rien ne nous meuve que la vue ou le dessein, ou d'obéir à Dieu, ou (le nous rendre des sujets capables de le contenter et de procurer sa gloire... (comme) s'il n'y avait que Dieu seul au monde... Non que je n'avoue qu'il y a d'autres intentions bonnes et louables qui ne sont pas si relevées ; ni que je sois de l'opinion de ceux qui veulent que, hors de ce pur regard de Dieu, tout soit mauvais: je prétends seulement parler ici du parfait service de Dieu, auquel les actes de vertu les moins parfaits ne laissent pas de servir de disposition, et je dis que la perfection demande qu'on agisse par le motif pur et désintéressé que je propose (3).
Fénelon lui-même est moins catégorique sur le pur amour, mais Fénelon, moins moraliste que mystique, au moins dans les Maximes des Saints, donne trop à la spéculation, à la théorie ; il néglige un peu de mettre en lumière l'envers pratique, ascétique et mortifiant de cette doctrine.
Ce n'est pas, reprend Surin, qu'il n'y ait plusieurs choses bonnes dans l'ordre inférieur à cet excellent amour. Et telle est même la méthode que Dieu tient communément. Trouvant l'homme plein de soi-même et voyant que son instinct naturel
(1) Traité inédit..., p. 172. (2) Lettres spirituelles, I, p. 58. (3) Ib., I, pp. 58, 59.
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le porte à procurer son bien, il l'excite par son propre intérêt à se convertir tout à Dieu ; il lui donne la crainte de ses jugements qui lui fait faire de grandes diligences pour se retirer du péché; et pour se faire bon, il lui propose de grandes récompenses et des biens éternels à posséder. Le Saint-Esprit même cause les mouvements de crainte et d'espérance, pour acheminer l'homme à la justification ; il lui propose la douceur et la beauté de la vertu. Mais il est vrai qu'après tout cela, il conduit droitement l'homme à cet état de n'avoir en vue et en considération que l'intérêt de Dieu, et où, soit qu'il craigne, il craint de déplaire à Dieu..., soit qu'il espère, il met son espérance en Dieu. Ainsi il travaille toujours à déraciner du coeur de l'homme le motif des choses passagères, humaines et basses de ce monde, et le réduit peu à peu au seul souvenir de Dieu, jusqu'à ce que, par l'attrait du saint amour, il n'agisse plus que pour faire plaisir à Dieu... Alors on peut dire, quand l'homme a banni... toute vue des créatures, toute pensée d'elles et pour elles-mêmes, qu'il ne se sent touché et ne veut être touché que de l'affection d'honorer, de contenter et de satisfaire son Dieu, et qu'il vient enfin à ne penser non plus à soi-même que s'il n'avait jamais été ; on peut dire vraiment qu'il aime Dieu de tout son coeur et de la totalité de sa puissance, parce qu'il ne reste rien en sa faculté d'aimer qui ne soit rempli et occupé du motif de Dieu, Dieu lui suffisant en tout... Et voilà proprement ce que c'est qu'être une personne spirituelle ; cela s'appelle être homme de Dieu, c'est là aimer Dieu de tout son coeur (1).
S'oublier, mais à la lettre. Le mystique « se comporte en son endroit propre comme une personne dont il ne fait aucun état », ayant à son propre endroit « ce que l'on a naturellement pour une personne que l'on méprise, que l'on ne voudrait pas pour cela tuer, ni lui causer aucun dommage, mais pour qui l'on n'a aucun empressement » (2). Telle est cette suppression du moi, cette « nudité », dont tous les mystiques nous entretiennent et le P. Surin, plus encore peut-être que les autres.
Je n'eusse jamais pensé, écrivait-il en 1634, c'est-à-dire
(1) Traité inédit... pp. 172, 174. Cf. Lettres, I, pp. 74, 75. (2) Ib., p. 239.
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après sa troisième année de probation... en quelle nudité Dieu veut nous réduire, en quel désert il nous veut mener, pour nous faire arriver à la pureté de sa grâce. En un mot, il faut que l'âme ne sente rien des choses de cette vie, ni de ses propres opérations et qu'elle ne se sente pas elle-même. Il faut qu'elle vive dans une obéissance qui lui renverse tous les mouvements, bons, indifférents et mauvais; dans une pauvreté qui ne lui laisse pas même l'usage de ses facultés libres ; dans une pureté qui ne lui permette pas de prendre plaisir en aucune chose créée ; qu'ainsi dénuée de tout, et devenue comme sauvage dans ce désert,
étrange et splendide comparaison !
elle puisse s'apprivoiser à Dieu et se rendre familière avec lui: que, revenue dans la simplicité de notre nouvelle origine, ayant pris une nouvelle naissance, elle soit méconnaissable à elle-même et aux autres, n'ayant plus de vie ni de mouvement que pour servir un Homme-Dieu (1).
Et qu'on ne dise pas que dans tous ces passages, le P. Surin ne fait que répéter, avec la conviction émouvante du poète et du saint, l'enseignement commun des ascètes sur le renoncement, l'oubli de soi, l'abnégation. Que l'ou soit mystique ou simplement moraliste, on ne peut définir un même objet que d'une même manière. L'abnégation des uns est identiquement celle des autres. Mais de cet objet le moraliste n'envisage, pour ainsi parler, que l'envers humain, le seul qui se présente à ses analyses. L'abnégation est pour lui une vertu, un exercice, à lentraînement volontaire et laborieux. Aidée par la grâce, elle produit en nous ses effets naturels et surnaturels, réduisant peu à peu nos lâchetés instinctives et décuplant nos puissances d'héroïsme. Le mystique pénètre plus avant. Derrière l'effort humain que l'on vient de dire, le aperçoit l'activité divine, Dieu lui-même se hâtant de couvrir cette « nudité », de remplir ce « vide », de peupler ce désert et de « déifier » ce « néant ».
(1) Lettres spirituelles, I, pp. 118, 119.
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Quand l'homme ne fait jamais rien en vue de soi-même, qu'il fait profession ouverte de ne plus s'arrêter à soi, alors
et automatiquement, en quelque sorte,
il entre dans la véritable vie mystique et dans la vraie union (1).
Pour faire comme tout le monde, nous avons parlé souvent d'initiation mystique. Le mot est impropre, car il éveille quasi nécessairement l'idée d'une leçon transmise et péniblement apprise. Ainsi, dans les traditions orphiques, l'initié reste après tout l'acteur principal. A lui de mériter communication de la doctrine ésotérique, à lui de s'assimiler cette doctrine. L'initiation mystique est au contraire toute passive du côté de l'homme. Il n'y a pas d'art de contempler. Nulle ascèse ne peut nous introduire par elle-même dans le saint des saints. C'est Dieu qui fait tout, substituant en quelque manière sa propre vie aux diverses activités de l'initié. L'homme s'oublie, il abandonne « sa propre opération, tâchant de n'agir jamais... par soi-même » ni pour soi-même ; en un mot, il se quitte et Dieu prend sa place (2).
Vous devez, ma chère soeur, pour le regard de tout ce qui vous touche, revenir en quelque manière dans votre néant. Dès le moment que vous vous sentirez vous-même, et votre être corrompu, vous serez comme une damnée. Perdez-vous donc entièrement.
Tout à l'heure, il condamnait cette expression comme trop alambiquée. Force lui est bien d'y revenir.
(1) Traité inédit... p. 218. (2) Les Fondements... p. 325. Qu'on veuille bien se rappeler le texte cité plus haut. a Ce que les mystiques appellent anéantissement parfait, transformation, déiformité, n'est autre chose que cette application de l'âme à Dieu, par laquelle on meurt à toutes choses et l'on ne vit uniquement que pour Dieu s. Lettres, I, p. 39. La formule est équivoque, mais le contexte l'éclaire Du côté humain, il s'agit ici d'une application négative, c'est-à-dire, du travail ascétique par lequel on meurt à soi-même. Ainsi réduite à néant, ce n'est pas l'âme qui s'applique à Dieu, mais Dieu qui s'applique à l'âme.
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Laissez opérer cette grandeur qui vous absorbe; ne vous entremettez de rien avec empressement, mais abandonnez-vous à cet être dominant, qui vous conduira par amour, purifiant votre âme, l'illuminant et la transformant toute en soi. Gardez-vous bien de reprendre le soin de vos intérêts et de diminuer la disposition de simplicité où la grâce vous réduit. Mourez à toutes réflexions sur vous-même et à toute envie de voir comment tout va chez vous. Votre Epoux et votre Roi veut mettre fin à vos misères et vous transférer dans les délices de son royaume, pourvu que vous le laissiez faire... Comme si vous étiez tout à fait insensible, recevez tous les divers événements, soit de faveur, soit de rigueur, sans y rien contribuer de votre part, qu'un très simple consentement.
Toute l'activité de l'âme se réduit à ce consentement, mais c'est là une activité intense, héroïque.
Vous n'avez plus droit... de désirer aucune chose. Demeurez seulement abandonnée à la discrétion de l'amour (1).
V. Et cette vie mystique, repos apparent, est elle-même toute abnégation. Nous touchons ici aux derniers abîmes et si je n'écoutais que mon incompétence personnelle, je ne m'aventurerais pas dans la carrière vertigineuse que nous ouvre le P. Surin. Je dois néanmoins aux philosophes les beaux textes qu'on va lire et qui les enchanteront. Au reste la métaphysique sublime qu'exposent ces textes n'est pas nouvelle. Le P. Surin ne fait que traduire le maître des maîtres, l'aigle, l'Aréopagite légendaire, le pseudo-Denis. Mais, en le traduisant, il le transforme et l'enrichit, et peut-être, il le corrige. Sur cette vénérable tige, il greffe d'une part la tradition ascétique de la. Compagnie de Jésus, et d'autre part la philosophie de l'humanisme dévot. D'où résulte une synthèse étonnante, séduisante, éblouissante, que je n'ai pas le droit de juger, mais qu'ont approuvée certainement nombre de théologiens, Bossuet entre autres.
(1) Lettres spirituelles, II, pp. 9, 10.
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Il s'agit d'expliquer l'inexplicable, de décrire l'indescriptible, à savoir l'acte mystique par excellence, la contemplation.
La contemplation est une opération par laquelle l'âme regarde l'universelle vérité. Le propre de cette opération est d'être fort simple, fort peu distincte, mais qui repose avec paix en quelque chose qui est beaucoup plus inconnue et cachée que découverte et connue. Plus elle est haute, plus elle est confuse ; et quand même par des notions surnaturelles l'âme connaît des choses distinctes et clairement manifestées, il y reste quelque chose d'inconnu et de caché, dont elle fait plus de cas et qui est le meilleur objet de ce qui la touche. (Les hommes) ne prisent d'ordinaire que ce qu'ils possèdent distinctement et... de leur nature sensible sont portés aux choses particulières et limitées : de façon que quand Dieu les attire à cette opération sublime et regard universel, ils ne le prisent pas comme il faut et en sortent pour chercher quelque chose déterminée. Cependant il est certain que la vraie science de l'esprit et la lumière d'en haut se puisent par cette voie, et par ce moyen l'âme s'enrichit des dons de la sagesse divine C'est cette tant vantée ignorance très sage, recommandée par les mystiques, appelée ignorance, parce que, ne se terminant à rien de particulier dont l'entendement demeure instruit, il semble que l'homme n'y apprend rien. C'est néanmoins une grande sagesse : car l'esprit élevé à une haute notion de la vérité éternelle, en revient avec de merveilleux goûts et des impressions de grand prix et profit, qui ne se connaissent pas tant en elles-mêmes que dans leurs effets ; d'autant qu'un homme, accoutumé à ces opérations, est fécond eu lumières et en vertus, même pratiques. Et il ne saurait dire par où, ni comment elles lui sont communiquées. C'est donc en cela... que consiste la contemplation, et non dans la multitude des raisons et des notions dont l'entendement se remplit... laquelle à la vérité ne se peut enseigner par préceptes, ni acquérir par art, mais pourtant peut être assez facilement rencontrée par ceux qui savent ôter les empêchements.., entre lesquels est celui de s'attacher fort au discours et prendre une grande confiance en la méditation et travail de l'entendement (1).
(1) Catéchisme, I, pp. 107, 109 (II ; II). Et un peu plus bas (p. 110). « Cette douce contemplation... cave obscure à cause de l'universalité et de l'indistinction de l'objet... est cette nuée où Moyse fut introduit qui est appelée par saint Denis, divina caligo. Ce n'est pas qu'elle n'ait. grande lumière, mais c'est qu'on ne l'aperçoit pas et l'oeil de la raison demeure ébloui à cause de l'éclat qui le remplit et l'occupe ». Il va sans dire que la comparaison entre le texte primitif et le texte revu est ici tout à fait intéressante.
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Jusqu'ici la métaphysique, la divina caligo, le divin brouillard du pseudo-Denis. Mais qu'y a-t-il là dont un moraliste puisse faire son profit? Cette contemplation qui nous parait toute spéculative, comment sera-t-elle aussi un exercice ascétique? Écoutons encore :
Par cette procédure, l'âme atteint à la perfection évangélique, non seulement par suite des bons mouvements qui sont donnés, mais comme formellement, dans le même acte de contemplation. Car l'homme occupé de Dieu en cette manière, renonce par une vraie abnégation à ses opérations propres, les plus sublimes qui soient dans son entendement. En cet état, son âme étant noyée... dans cet obscur abîme de la vérité universelle, elle ne sait où se prendre et ne se satisfait en nul objet qui puisse naturellement lui plaire. Elle s'élance en Dieu, et par une dévote volonté se plonge elle ne sait où, car elle ne voit rien de particulier où elle s'arrête et ne reçoit le goût d'aucune chose distincte, soit sensible, soit spirituelle, soit naturelle, soit surnaturelle. Ainsi sevrée de tout appas, conduite par la seule foi, elle se précipite dans la Vérité incréée, où elle demeure confondue et perdue. Puis de cette manière de prier suit, en la pratique, la parfaite abnégation de soi en toutes choses, grandes et petites : vu que l'âme, apprise à se séparer de toutes choses distinctes et particulières en l'oraison, ne s'attache plus à aucune, ne distingue plus les conditions des objets créés, pour en avoir sentiment. Elle n'est touchée ni de la douceur, ni de l'amertume. Le haut et le bas lui sont tout un ; elle ne tend qu'à la Vérité qu'elle connaît et en la façon qu'elle la connaît, c'est-à-dire universelle, dépouillée de ses qualités individuelles ; ce qui la maintient en une parfaite pureté et lui donne une éminente sagesse pour discerner de toutes choses, n'étant imbue du goût d'aucune, d'autant que sa pratique est de se dépouiller et de se dessaisir sans cesse de tout ce qu'il y a d'individuel, de limité et de particulier, et se porter à ce qui est innominable et impénétrable. Elle sacrifie au Dieu inconnu qui est plus grand que le Dieu connu, car ce qu'on connaît de Dieu n'est
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rien au prix de ce qu'on ne connaît pas. Et ainsi l'esprit, par la contemplation et par l'action, cherche ce qui est par dessus sa portée et se perd dans un admirable chaos
Comment ne pas admirer l'émouvante lucidité d'une telle page, sa richesse, sa plénitude? Vit-on jamais la métaphysique et la morale se rencontrer, s'embrasser, se fondre l'une dans l'autre avec plus d'aisance? Tout cela parait si beau qu'il ne peut pas ne pas être vrai. Plus belle encore et plus pleine, une longue lettre où le P. Surin adapte cette même doctrine non plus seulement à la contemplation du mystique, mais encore à l'oraison bégayante et laborieuse des imparfaits. Il s'adresse à la vicomtesse de Roussille, et sa lettre est, à mon avis, une des merveilles de notre littérature religieuse (2). On y retrouvera sans peine la transparence de Male- branche, la souplesse de Fontenelle, la poésie, le charme de Fénelon et l'humanité de François de Sales. J'ajoute que lorsqu'il écrivait cette lettre, vers 1662, semble-t-il, la vie du P. Surin n'était plus que joie et lumière :
Une âme qui aspire à la perfection chrétienne et qui veut goûter les avantages qui se rencontrent dans le parfait service de Dieu, doit faire tous ses efforts pour s'adonner à l'oraison. Sans l'oraison elle ne sera qu'à demi bonne et n'aura que la moitié du bien spirituel qu'elle pourrait avoir. C'est pourquoi...
(1) Catéchisme, I, pp. 110-112 (II, II). Chose extraordinaire, le traducteur a maintenu ce « chaos » ! (2) La vicomtesse de Roussille s'appelait aussi Mme de Barrière. Une de ses filles, Madeleine, dite Madeleine du Saint-Sacrement, fut, à plusieurs reprises, prieure du Carmel de Bordeaux. « C'est à elle, dit l'éditeur des Lettres, que nous sommes obligés de cette excellente lettre, dont elle a eu la bonté de nous envoyer une copie » (I, p. 296). Une autre tille de Mme de Barrière, Anne-Marie de Taillefer de Roussille, avait épousé, en 1655, Jean-Isaac de Ségur, baron de Pontchat, dont il sera aussi question dans la lettre du P. Surin. C'est à cette Mme de Pontchat qu'est adressée par l'abbé de Chantérac, sou parent, la lettre sur l'incendie du palais de Fénelon (cf. Bossuet, Correspondance, t. VIII, pp. 511-514). Dans le texte imprimé de la lettre, et a ans les notes, s'est glissée, je crois, une erreur. A la page 296, on parle deux fois de M. et Mme de Pontac c'est probablement Pontchat qu'il faut lire.
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Ici intervient brusquement, impérieusement, la logique de l'humanisme dévot : l'oraison étant nécessaire au plein épanouissement de l'âme, doit être facile.
C'est pourquoi ce saint exercice, étant un des points qui sont de nécessité de bienséance... il importe extrêmement de se le rendre aisé. Et puisque c'est la nourriture de l'âme, il faut que l'usage ne nous en soit pas plus difficile que celui de la nourriture du corps. Dieu, par une sage disposition de sa Providence, a mis de la facilité et du plaisir en tout ce qui est nécessaire à l'entretien de la vie et IL N'EST POINT DE LA DOUCEUR DE SA CONDUITE QU'UNE CHOSE DE LAQUELLE ON NB SE PEUT PASSER, DEVIENNE LABORIEUSE ET PÉNIBLE.
C'est, comme on le voit, la formule même de l'humanisme dévot.
On doit aller à l'oraison comme à un repas. Quelques âmes ferventes y vont avec la même ardeur et le même plaisir que les mauvaises vont à un festin, ou à un bal : ce qui est une grâce fort singulière. On trouve l'oraison aisée quand on la regarde, non comme... un travail d'esprit, mais plutôt comme un divertissement agréable. Pour cela, il faut approcher de Dieu familièrement, et user de la sainte liberté que nous donne la qualité d'enfants de Dieu. Il est notre créateur, il est notre père. Nous pouvons donc, sans choquer la bienséance, aller à lui avec la même franchise et la même simplicité que les enfants vont à leur père et à leur mère... Pourquoi donc nous rendre l'abord et la conversation de Dieu difficile, comme font ceux qui apportent à l'oraison tant d'artifice et tant de travail ? On s'y gène et on s'y tourmente. On en fait une étude ou du moins une affaire. Il est vrai que les enfants ont quelquefois des affaires à traiter avec leur père ; mais quand ils sont petits et dans la simplicité de leurs premières années, leur principale affaire est le plaisir qu'ils prennent à voir leur bon père, à demeurer auprès de leur bonne mère. Cela fait une partie de leur vie et de leur contentement. Nous devrions aller à Dieu de la même façon, simplement, amoureusement, avec une confiance filiale, ne troublant point par
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de fausses idées la paix et la douceur qui se rencontrent dans la conversation divine.
Ne dirait-on pas d'un saint François de Sales, attendrissant, dénudant, et, si j'ose dire, désintellectualisant, ad usum Delphini, à l'usage des enfants de Dieu, la méthode plus austère et, en apparence du moins, plus compliquée de saint Ignace ? Passons maintenant au pseudo-Denis, lequel n'était sans doute attendu de personne. Le génie a de ces bonds.
Dieu veut que nous agissions avec lui selon les conditions de notre nature. Or nous sommes tellement faits que notre imagination est libre et par son mouvement, va d'un objet à l'autre, comme un oiseau qui a la liberté de voler d'arbre en arbre... La contrainte de l'imagination et la violence qu'on lui fait pour l'arrêter est ce qui rend l'oraison fâcheuse. Si, dans mon oraison, je pouvais souffrir cette liberté de mon imagination, sans préjudice du respect que je dois à Dieu, mon âme ne serait point gênée ; elle serait en paix.
A ce point, comment ne pas froncer le sourcil? Où nous mène-t-il? N'a-t-il pas l'air de préparer un coup d'état? Jusqu'ici l'on nous avait dit de tenir la bride serrée à notre imagination. Saint Ignace propose de menues recettes, destinées à enchaîner cette faculté volage, la composition de lieu, par exemple. Ce jésuite osera-t-il briser les chaînes traditionnelles, rendre à l'imagination la liberté de ses caprices? Oui certes, mais appuyé sur la métaphysique du pseudo-Denis.
Or je dis que cela se peut faire, parce que Dieu est un être universel, le créateur et le principe de tous les êtres, qui nous a mis en ce monde au milieu d'une infinité d'objets, dans lesquels il est par essence, par puissance et par présence. Notre bonheur serait si ces objets, au lieu de nous détourner de Dieu, nous portaient à lui; et notre mal est que dans l'oraison, ces objets se présentent à nous ; l'imagination s'y amuse, et c'est là ce qui nous cause des distractions. Mais si parmi tout cela, si dans tous ces objets, nous regardions toujours Dieu par cette notion confuse d'être universel, tout ce
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qui serait devant nos yeux, tout ce qui se présenterait à notre esprit, nous élèverait à Dieu et nous n'aurions point de distraction. Quand je me retranche dans une idée particulière, une autre idée particulière est une distraction à l'égard de la première. Mais si je m'occupe d'une idée universelle, l'idée particulière qui me viendra, ne me distraira point. Or Dieu est un être universel que je puis atteindre par une notion générale et par un goût général; et pourvu que je conserve en moi cette disposition d'esprit, cette vue et ce goût de Dieu dans cette étendue immense d'être universel, quelque objet particulier et distinct qui vienne se présenter à moi, il ne me sera point un sujet de distraction, et par ce moyen, l'oraison me sera douce et aisée ; je dois seulement prendre garde que les idées distinctes que j'ai, ne soient point (telles qu'elles s'offrent à moi) hors de Dieu. C'est pourquoi je dois envisager toute chose confusément en Dieu.
Les gens d'esprit, les fidèles de Platon et de Malebranche, avoueront qu'ils ont rarement rencontré un pareil et si aimable mélange de subtilité et de candeur; les sots diront qu'il canonise la distraction ; les amis de Dieu reconnaîtront qu'il n'y a qu'un saint pour parler ainsi.
Il y a des âmes à qui l'idée de Dieu se rend si universelle et si familière que presque rien ne les distrait. Elles trouvent Dieu partout et l'être universel se présente à elles dans tous les êtres particuliers. Ainsi rien ne les éloigne de Dieu. L'oraison leur est facile, parce qu'elle est générale et non pas limitée. Il en va ici à peu près comme quand on joue du luth : la grosse corde qu'on touche du pouce, a un ton général qui soutient les divers tons des petites cordes, de sorte qu'ils sont bons et agréables, pourvu qu'ils s'accordent avec le premier ton. De même l'idée de Dieu, quand elle est générale, soutient l'oraison : si bien que quelque pensée qui vienne dans l'esprit, pourvu qu'elle s'accorde avec cette notion universelle de Dieu, elle n'est point une distraction, mais une vraie partie de cette oraison, qui est d'autant plus haute, plus douce et moins gênante qu'elle est plus universelle. Il n'y a donc qu'à se familiariser avec Dieu, ce qui est permis à l'âme innocente ou pénitente. C'est assez qu'elle se soit affranchie de tout attachement criminel et qu'elle n'ait rien à se
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reprocher qui la puisse mettre mal avec Dieu. Quand elle se trouve ainsi disposée, sans tant examiner son état, elle n'a qu'à s'humilier devant Dieu, et puis s'abandonner à nette idée générale de Dieu et faire ainsi son oraison, sans s'inquiéter des pensées vagabondes qui se présentent, tâchant seulement de les réduire à cette idée universelle de Dieu. Pourvu qu'elles s'y accordent, l'oraison sera toujours bonne. Il ne faut point se bander l'esprit par une contrainte gênante (1) ; il suffit de le ramener doucement au ton de cette première corde qui entonne Dieu par un son d'autant plus pur, qu'il est plus haut et plus libre (2).
Également remarquable, mais d'un autre style, la fin de cette lettre rappelle tel Post-scriptum des Épîtres de saint Paul. Bien que le P. Surin s'adresse à Mme de Roussille, il écrit en réalité pour toute la famille, y compris « l'hôtesse », chez laquelle ils se trouvaient tous réunis et qui ne nous est pas connue. Une grande dame certainement et un peu frivole. Ils ont dû lire en commun et à haute voix l'encyclique de leur saint ami. Conquête mystique, dit le titre du présent volume. On voit, une fois de plus, que cette métaphore n'a rien d'outré.
Voilà, madame, à quoi je vous invite. Vous trouverez si vous voulez, dans cette oraison, la source de tous les biens et un avant-goût du Paradis. Mme de Pontchat y trouvera sa joie, sa paix et la tranquillité de son coeur : elle verra même qu'il n'y a rien de tout ce qui se rencontre dans sa condition qui ne lui aide à faire oraison, si elle sait prendre son étendue dans cet esprit de liberté divine qui compatit avec tout ce qui n'est point péché et qui se sert de toutes sortes d'objets pour élever et conduire les âmes à Dieu. Tout se peut accorder avec Dieu, hormis le péché. Otez le péché, je dis que l'exercice de l'oraison est si doux, si raisonnable, si conforme au bien naturel de l'homme que, non seulement Mlle de Roussille, qui va se faire
(1) Il avoue néanmoins « qu'au commencement il faudra un peu se contraindre, pour empêcher les extravagances de l'imagination », mais, ajoute-t-il, « cette peine et ce travail passera insensiblement ». (2) « Je connais des personnes fort sujettes au mal de tête qui trouvent du soulagement dans l'oraison. (Lui-même sans doute). C'est cette notion universelle de Dieu qui produit le bon effet, portant avec elle la paix, la joie, la consolation de toutes sortes de bien. »
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carmélite, mais encore M. de Pontchat, peut aussi bien que M. de Renty, faire l'oraison l'épée au côté, allant à la chasse, rendant visite et s'acquittant des autres devoirs de son état; et que Madame votre hôtesse ne peut légitimement se dispenser de ce divin entretien, qui lui donnera du dégoût pour tout ce qui ne plaît point à Dieu, sans excepter ce jeu dont il lui semble qu'elle ne se peut passer. La douceur de l'oraison lui fera changer ce divertissement du jeu en un autre plus saint, qui est le jeu de la Sagesse incréée, où elle prend ses délices à converser avec les hommes et où les hommes trouvent leur félicité à converser avec elle (1).
(1) Lettres spirituelles, I, pp. 287-297. Je m'étais amusé à réunir tous les testes où le P. Surin traite de cette « notion universelle » et de ce « goût confus de Dieu ». De toutes ses idées, c'est là peut-être celle qui lui est le plus chère, qui le résume le mieux. Voici encore : « Je ne vous saurais dire combien de richesses sont renfermées dans cette notion universelle de Dieu connu eu silence et en paix ; combien il y a d'excellence et de grandeur dans l'idée confuse de ce silence divin, dans ce nuage indistinct de paix, dans ce désert et privation de toutes choses pour Dieu. Je voudrais vous expliquer l'harmonie de cette parole secrète qui se dit au coeur, sans aucun bruit de paroles sensibles et distinctes, sans expression d'aucune chose créée ». Lettres, II, p. 375. Encore une fois, ce n'est pas là une idée propre au P. Surin. Les plus grands mystiques la répètent depuis le pseudo-Denis. Mais l'originalité du P. Surin est d'avoir, pour ainsi dire, annexé cette métaphysique à l'ascétisme. Après les paroles que je viens de citer, il continuait : « Le chemin pour arriver à cet heureux terme est la vraie humilité ». Il écrit à Mme du Houx : « Voyez dans le Catéchisme spirituel le chapitre : De l'activité naturelle. J'y ai mis un remède efficace pour modérer ce grand embarras de pensées et de mouvements qui nous occupent l'esprit. De là vient que l'âme se brouille et que la paix se perd. L'esprit de votre saisit fondateur (Mme du Houx était affiliée à la Visitation) est.., d'une douceur qui est plus dans le fond de l'âme que dans le sens (parole très remarquable). L'âme l'acquiert en se calmant en la présence de Dieu, ramenant peu à peu ses pensées au simple regard de Dieu, arrêtant le sens au bien en général, le vidant d'inquiétude et d'une multitude de choses qui troublent ». (Lettres, II, pp. 196, 197). Dans les Fondements, il se demande : Qu'est-ce que Déiformité? et il répond : « C'est... une... disposition... qui s'établit dans le coeur, lorsque l'âme, accoutumée de ne considérer que cette raison générale, par laquelle elle voit toutes choses d'une même couleur, se trouve entièrement eu Dieu, ne voyant plus rien qu'en Dieu même... Ayant aboli par un long usage les notions des créatures, pour le moins dans l'impression qu'elles peuvent faire en sa volonté, elle n'a que la seule intention, et le seul regard de Dieu en tout ». Fondements, p. 321. Cette discipline mystique nous « ôte ces goûts particuliers des choses qui... peuvent causer de l'ennui », et il donne des exemples tirée de la vie religieuse. Fondements, pp. 167, 168. « Il remarquait, écrit M. Boudon, que l'âme arrive quelquefois à une oraison où elle n'a plus qu'une notion générale qui rend une grande gloire à Dieu ; qu'une marque que cet attrait vient d'un principe divin, c'est qu'il purifie notre esprit et le rend simple... que ceux qui troublent les personnes qui sont dans cet état ont tort et que si ces personnes se troublent elles-mêmes par le recours à des actes distincts, elles ne font autre chose que de se retirer de leur vrai repos ; et que cette notion générale tient l'âme attentive à Dieu où à Notre-Seigneur Jésus-Christ par une vue confuse. » Boudon-Bouix, pp. 102, 1o3. La difficulté saute aux yeux. Ne donner pour objet à la prière que cette notion universelle, n'est-ce pas perdre le bénéfice de toute la révélation chrétienne ? Un Dieu sans « distinction » de personnes, sans attributs « distincts », un Christ sans histoire? Ecoutons Surin. « Vous me parlez d'une bonne âme... dont la disposition intérieure est une simple attention à Dieu. Vous me dites qu'on trouve mauvais qu'elle ne s'applique pas à Jésus-Christ... et à ses mystères. Je ne vois rien là que de bon. Elle n'exclut pas positivement la sainte humanité... mais son attrait l'élève à Dieu .. » Lettres, II. pp. 183, 184. Il s'adresse à une personne éminente et qui le comprend. D'autres mystiques, plus grands que Surin, parlent tout de même. Il n'en est pas moins vrai qu'on aurait le plus grand tort de proposer une telle doctrine au premier venu. Elle n'est valable que pour de hauts états mystiques auxquels Dieu élève qui il lui plaît et dans lequel Dieu agit presque seul. Quoi qu'il en soit, hâtons-nous de dire que le P. Surin fait lui-même et veut qu'on fasse de la sainte humanité l'objet constant de la prière chrétienne. Bien plus, il voit dans l'application à Jésus un moyen court d'arriver à cette contemplation de l'Etre universel, dans la tendresse « particulière » pour Jésus une des formes du « goût confus » de Dieu. Ceci est extrêmement subtil mais les notes ne s'adressent qu'aux savants. « Ce qui me touche le plus en vous parlant d'un sujet si tendre, c'est que par cette double résidence de Jésus en nous et de nous en lui, nous acquérons... ce goût universel de Dieu dans une simplicité parfaite... Tout ne se trouve que dans cette notion universelle, et dans ce goût confus de Dieu. Car les mots distincts et particuliers ne disent pas tout. Les attributs même divins, qui sont les plus hautes notions dont l'esprit humain soit capable, ont une signification (quoad nos) singulière et limitée. Mais le goût général de Dieu qu'ou a dans la contemplation atteint proprement la notion divine qui, dans une vaste étendue et une immense infinité de Dieu, donne tout à l'âme. Car comme ce goût universel de Dieu comprend éminemment les biens distincts et particuliers des perfections divines, et de toutes les choses qui appartiennent à l'Homme-Dieu, l'âme ne peut en être pénétrée qu'elle ne se sente parfaitement rassasiée. Or de toutes les notions distinctes qu'on peut avoir sur Jésus-Christ, la plus désirable et la plus touchante est celle de sa Passion et de sa mort. Car quand l'esprit s'y applique, il ne tombe pas dans la limitation qui nous vient des objets distincts. » Lettres, I, pp. 420, 421. Je ne dis pas que l'explication soit de la dernière clarté. Au reste, cette apparente antinomie est proprement la croix de la mystique. Je ne puis discuter ici un pareil problème et je me contente de donner deux principes de solution. I. Eu fait, le Dieu des mystiques n'est pas le Dieu des déistes ; il est le Dieu en trois personnes et une de ces trois personnes s'est incarnée sans rien perdre de sa divinité. C'est entre ce Dieu ainsi défini et l'âme que la contemplation établit des relations tellement intimes que celui-là seul qui en a eu l'expérience peut s'en faire une Idée. II. Ces relations diffèrent essentiellement de la simple connaissance intellectuelle et de l'amour dont l'homme est naturellement capable. D'où il suit que ces mots : « NOTION universelle », « GOUT confus », sont foncièrement impropres. D'où il suit enfin qu'on ne peut discuter la doctrine du pseudo-Denis et l'adaptation que Surin en a fait sans discuter, du même coup, tout le problème mystique. Cf. Lettres, II, p. 411.
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Les experts auront sans doute remarqué l'équivoque, infiniment savoureuse, qui fait de cette lettre un long paradoxe, brillant et hardi. De quelle oraison le P. Surin pense-t-il ici nous entretenir? Manifestement de celle des commençants. Ni Mme de Roussille, ni sa fille, Mme de Pontchat, ni encore moins leur aimable hôtesse, qui aime les cartes, ne sont encore élevés à l'état mystique. C'est néanmoins à de telles personnes que le P. Surin propose la doctrine éminemment mystique du pseudo-Denis. Confondrait-il les deux ordres ? Il en est bien incapable. Mais sans doute veut-il nous montrer clans la simple méditation elle-même, comme une ébauche de la haute contemplation. Bien qu'il y ait un abîme entre l'une et l'autre, la prière commune devrait en quelque sorte se modeler sur la prière mystique. La méditation est un exercice volontaire de l'intelligence et du coeur, essayant tous deux d'atteindre l'invisible comme ils peuvent, c'est-à-dire par le moyen d'idées ou de « notions » distinctes
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comme sont toutes nos idées et de tendresses particulières, comme sont toutes nos tendresses. La contemplation établit un contact plus direct entre le tout de l'homme et le tout de Dieu. De l'une à l'autre, le moyen de jeter un pont? Rien de plus simple, nous dit le P. Surin. Ce pont est tout trouvé. C'est l'abnégation, laquelle règle, brise, éteint peu à peu nos activités désordonnées, égoïstes, et qui prépare ainsi, autant que cela peut se faire du côté de l'homme, la substitution de l'activité divine à l'exercice ordinaire de nos puissances. Renoncez aux nugis nugarum, plaisirs, honneurs; renoncez aux curiosités particulières, relinque curiosa, et cette ascèse vous prédisposera, autant du moins qu'il est possible, à l'état mystique. Dieu ne manquera pas de faire le reste.
D. Quelle préparation faut-il apporter à l'oraison? R. On peut réduire à deux... points la préparation éloignée... Le premier est de se garder de s'appliquer fortement à quoi que ce soit, mais procéder en toutes ses actions sans presser
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son intérieur : car telle occupation véhémente met et laisse... une obscurité dans l'âme, qui émousse la pointe du Saint-Esprit. La seconde est de se garder de multiplicité ou connaissances distinctes et particulières des choses, autant qu'il est possible... Par exemple, quand on converse avec des personnes, ne s'arrêter qu'aux raisons générales de leur état chrétien... sans considérer leur humeur, l'âge, sexe... ; porter une pensée élevée... aux objets généraux et universels, ne discernant pas beaucoup les circonstances menues et individuelles des choses... touchant et appréhendant seulement les notions confuses. D'autant que telles distinctes notions charrient force fatras d'images, de fantômes et causent un abaissement, lassitude, langueur et impureté dans l'esprit, qui préjudicie à la vigueur qui lui est nécessaire et à la simplicité qu'il doit apporter à la conversation divine (1).
C'est là tout ce qu'il proposait à Mme de Roussille, sachant bien du reste que celle-ci ne parviendrait jamais d'elle-même au « simple regard », à la « notion universelle » et au « goût confus» de Dieu. Mais quoi, demandera-t-on, est-elle donc bien à plaindre de ne pouvoir s'élever si haut ? Définir, avoir des idées claires, et par suite, distinctes des choses, n'est-ce pas là l'objet premier de toute culture ? De vagues universaux, un « génie confus », quel enrichissement peuvent-ils bien nous promettre? Régler, pacifier notre activité, la tendre vers de beaux objets dignes d'elles, tout cela est bon. Encore faut-il des objets clairs et solides qui rassasient notre besoin et de connaître et d'aimer. Étrange renversement que condamnent les épithètes péjoratives que force vous est bien d'employer. Indistinct ! Confus! Vous nous parlez aussi de brouillard, de nuée obscure. Divina caligo ! Pour exalter le privilège de vos parfaits, vous avez recours aux mots, aux images qui nous servent à dépeindre les commençants. Telle est la grande, l'éternelle objection que les non-mystiques font aux mystiques, redoutable en apparence,
(1) Catéchisme, I, p 97, 98 (II, II).
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enfantine en réalité, puisqu'elle repose sur un jeu de mots. Leur « universel », Dieu lui-même, l'être des êtres, celui qui est, n'a rien de commun avec nos « universaux », et nos « distinctions » les plus nettes sont confuses auprès de leurs a confusions ».
Il y a (une lumière) indistincte, générale et confuse, éclairant l'âme sans spécifier aucune chose particulière, mais la remplissant avec grande paix et accroissement des puissances, sans y rien laisser qu'une idée générale de Dieu, avec un goût amoureux de sa bonté, contenant néanmoins en vertu les vérités distinctes, qui, dans les occasions est besoins, viennent à se produire ; si bien qu'il arrive souvent qu'en l'oraison l'âme est remplie de la lumière céleste, sans notion particulière de quoi que ce soit, sinon de Dieu qu'elle adore au sommet de son intelligence; mais l'esprit en sort plein de force, de recueillement et de science, sans pouvoir dire spécialement ce qu'il connaît. Mais en toute rencontre, ce même esprit est aidé surnaturellement par la vertu de cette lumière parfaite et tranquille qui lui a été communiquée, et il produit de son trésor quantité de connaissances, quand il faut parler de Dieu ; et son trésor a été puisé dans cette lumière qui semblait n'être rien, pendant qu'elle lui était départie, mais qui se trouve en effet toutes choses, comme dérivée du principe universel de tout bien (1).
Ils disent ainsi et leur oeuvre elle-même prouve bien que ce ne sont pas là des assurances chimériques. Après
(1) Catéchisme, I, p. 171 (II, VI). « Quoique l'âme ne semble point agir, n'ayant qu'un simple regard, eus EFFETS néanmoins font connaître qu'elle est dignement occupée. » Ib., p. 172. Quand la contemplation est passée et que les âmes « reviennent à leur pauvreté naturelle, elles se trouvent dans la foi nue, qui leur présente des biens à la vérité très grands, mais dont la possession dans l'état de foi n'empêche pas l'expérience qu'elles ont de leur disette IL LEUR DEMEURE NÉANMOINS UN ÉTAT HABITUEL QUI A DE LA PROPORTION AVEC LES PRÉCÉDENTES OPÉRATIONS DE LA GRACE... » Lettres, II, p. 412. Ou encore : « Cette âme connaît-elle toujours le bien qu'elle possède en cette oraison ? » « Souvent, il arrive qu'elle l'ignore, ne s'apercevant pas de cette lumière, tant elle est simple, et croyant que les autres sont mieux partagés, pouvant dire ce qu'ils ont connu, et ne sachant d'où lui viennent les biens qu'elle éprouve hors de là, et qui pourtant émanent de cette source de son oraison de repos. Mais c'est au directeur de connaître le trésor qu'elle porte et de ne point empêcher l'opération de la grâce par une conduite contraire à celle de l'Esprit de Dieu. » Catéchisme, I p. 172 (Il, VI).
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les beaux textes que nous venons de transcrire, trouve-t-on que le P. Surin ait l'air d'un pense-petit. Ne croyez pas du reste qu'ils méprisent la foule, condamnée à cheminer par le chemin ténébreux des «notions » distinctes. L'ineffable privilège qui les élève à de nouvelles façons de connaître ou plutôt de vivre, leur parait merveilleusement approprié à notre nature et offert à tous :
Je dis encore que vous, âme qui lisez ceci et qui vous sentez toute pleine du monde et de vous-même, pouvez par l'étude et par la correspondance de votre volonté, vous trouver dans quelques années si différente de vous-même et si élevée au-dessus de ce que vous êtes, que cela serait capable de vous faire pâmer d'étonnement, tant la coopération de la grâce est pressante quand l'âme s'y détermine tout de bon (1).
Il suffit de « franchir le pas » comme disait le P. Lallemant. Mais bien qu'ils ne constituent pas une famille de surhommes, une caste fermée, celui que sa propre médiocrité empêche de les rejoindre n'a pas le droit de traiter avec les mystiques sur le pied d'égalité ni encore moins de les protéger comme d'inoffensifs visionnaires. Dans la cité de Dieu, ce n'est pas nous qui sommes les princes ; dans l'école du ciel, ce n'est pas nous qui sommes les maîtres. S'ils avaient moins d'indulgence, nous leur paraîtrions encore plus ridicules qu'injustes, quand nous nous permettons de les censurer. Même dans l'ordre moral, ils
(1) Traité inédit..., p. 2o6. Dieu sans doute prévient quelquefois par des grâces extraordinaires, mais, il faut « croire fermement » que, pour parvenir à l'état mystique, « outre cette voie de prévention, il y a celle de la foi ordinaire ». Il serait janséniste d'eu douter. Même en « travaillant à froid » et dans une sécheresse constante, « on arrachera, comme par force, des mains de Dieu, les douceurs... les onctions, les flammes délicieuses qu'il était comme résolu de ne pas donner. » Ib., p. 224-225. « Il y a deux voies pour arriver à la contemplation, L'une est de pure prévention de grâce, et l'autre de notre effort, non pas qu'on donne de méthode pour contempler, ni qu'on le puisse montrer directement, mais il y a une voie indirecte qui est de s'adonner à la mortification... Cela est non une méthode, mais un chemin ». Fondements, p. 9.65, 266.
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nous dépassent, disposant d'une liberté dont nous ne pouvons même pas nous faire une idée. Cette liberté consiste
en une certaine franchise, en un large et une amplitude, dans laquelle l'homme s'étend sans aucune appréhension à l'égard des choses dans lesquelles il agissait auparavant avec plus de retenue. Par exemple, on voit que ces personnes consommées en vertu, quoiqu'elles soient très exactes dans le bien, font librement des choses desquelles elles s'abstenaient au commencement, et dans lesquelles il est très dangereux de se laisser aller avant que d'être parvenu à cet état. Parfois elles parlent des dons et grâces qu'elles ont reçus de Dieu, comme l'on voit que saint Paul parle de soi-même : Abundantius illis omnibus laboravi ; ce qui vient de ce que ces personnes n'ayant que Dieu en vue, parlent d'elles-mêmes sans considérer que lui seul qui est auteur de tout bien. On voit aussi qu'elles mangent franchement, ayant seulement égard aux affaires qu'elles ont pour Dieu. En un mot, elles font tout ce qu'elles veulent, qui est la vraie liberté des enfants de Dieu. Comme elles sont tout à fait éloignées du mal, elles n'ont aucune volonté pour aucune chose mauvaise, ni même imparfaite, parce que c'est une pure captivité... mais dans le bien elles ont large campagne et se laissent mouvoir au Saint-Esprit : voilà pourquoi elles ne savent ce que c'est que se contraindre... Comme ces personnes sont dans l'amour, elles font ce qu'elles veulent ; elles disent librement ce que d'autres n'osent avoir pensé, parce qu'elles ne craignent rien... Ils n'ont aussi aucun désir. Ils sont comme les oiseaux du ciel, placés en haut, c'est-à-dire en Dieu, ce qui fait qu'ils n'ont aucune limitation. Ubi spiritus Domini, ibi libertas.
Aussi bien, que leur importeraient nos critiques ? Ils n'en souffrent que pour nous, eux qui savent seuls par une expérience bienheureuse ce que c'est que la véritable paix.
Quand l'âme a été longtemps dans les peines... Dieu la fonde dans la paix... Cette paix vient comme un fleuve dont le cours allait dans un pays et qui est détourné dans l'autre, comme par la rupture d'une chaussée. Cette paix entrant fait
(1) Catéchisme, I, p. 529.53o (VIII, VII).
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ce qui ne lui est pas propre, c'est-à-dire des impétuosités très grandes et il n'appartient qu'à la paix de Dieu de faire cela. C'est elle seule qui peut marcher en cet équipage, comme le bruit de la mer qui vient, non pour ravager la terre, mais pour remplir l'espace du lit que Dieu lui a donné. Cette mer vient comme farouche avec rugissement, quoiqu'elle soit tranquille ; l'abondance des eaux fait seule ce bruit et non pas leur fureur... La mer en sa plénitude vient visiter la terre et baiser les bords que Dieu lui a donnés pour limite. Cette mer vient en majesté et en magnificence. Ainsi vient la paix dans l'âme, quand la grandeur de la paix la vient visiter après les souffrances, sans qu'il y ait un seul souffle de vent qui puisse faire sur elle une ride. Cette divine paix, qui porte avec soi les biens de Dieu et les richesses de son royaume, a aussi ses avant-coureurs, qui sont les alcyons et les oiseaux qui marquent sa venue : ee sont les visites des anges qui la précèdent. Elle vient comme un élément de l'autre vie, avec un son de l'harmonie céleste, et avec une telle raideur que l'âme même en est toute renversée, non par aucune opposition à son bien, mais par abondance. Cette abondance ne fait aucune violence, sinon contre les obstacles de son bien, et tous les animaux qui ne sont pas pacifiques fuient les abords de cette paix, et avec elle viennent tous les biens qui sont promis à Jérusalem... comme la casse, l'ambre et d'autres raretés sur son rivage ; ainsi cette divine paix vient avec abondance et opulence de biens et de richesses précieuses de la grâce (1).
N'oublions pas que ce brouillon sublime, comme du reste la plupart des pages que l'on vient de lire, a été dicté ou écrit par un malade, par un désespéré qui se croyait voué à l'enfer.
On quitte à regret un si grand homme. On craint de n'avoir pas su justifier l'admiration intense qu'a fait naître une longue familiarité avec lui. On voudrait le citer encore. Mais l'espace nous manque et Port-Royal nous surveille. Il ne permet pas que l'on donne au plus grand des mystiques de la Compagnie en France, plus de place qu'à
(1) Traité inédit..., p. 281, 282.
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M. de Saint-Cyran. Nous n'affligerons pas non plus les jansénistes par une comparaison entre ces deux malades. Le parallèle éclate assez de lui-même. Laissons la sainteté personnelle que Dieu seul connaît, et ne retenons que le génie. Saint-Cyran n'a que des vues disjointes et qui souvent se contredisent; il n'a que des lueurs intermittentes et qui ne servent qu'à rendre plus noire l'étrange et troublante nuit dans laquelle il se cherche lui-même sens jamais parvenir à se trouver. Beaucoup plus atteint que lui, c'est à peine si quelques frissons de fièvre, vite calmés, nous rappellent la terrible humiliation du P. Surin. Il ne dit que l'exacte vérité, quand il nous parle de ses a deux âmes » dont l'une habite la pleine lumière, pendant que d'intolérables délires tourmentent l'autre, « Dieu occupant un étage et le démon l'autre ». Ordre, fermeté, puissance, profondeur, tout chez lui porte la marque d'une pensée de premier ordre. Lucide et subtil dans l'analyse, solide, harmonieux, sublime dans la synthèse, il possède tous les dons essentiels de l'esprit. Nous ne savons pas ce que veut Saint-Cyran. Chaque ligne du P. Surin nous ramène à un seul et même système, fortement lié et d'une fécondité merveilleuse. A ce système, esquissé déjà par le P. Lallemant, nous avons essayé de donner un nom. Moralisme mystique, disons-nous, voulant désigner par là l'union, la fusion réalisée par ces maîtres entre l'ascétisme le plus mortifiant et la plus haute mystique, entre saint Ignace et le pseudo-Denis. Il disait un jour, avec un peu trop d'émotion, mais, à cela près, magnifiquement :
Les docteurs qui sont enflés de leur science, se croient en droit de juger de tout. Mais sainte Thérèse dit que leur devoir est de décider des points de foi et des cas de conscience, et nullement de ce que Dieu communique au fond du coeur... J'avoue qu'il faut beaucoup de patience avec eux, car ils tranchent et coupent avec une liberté entière, comme s'ils étaient
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tout-puissants. Je crois que ce mal durera dans l'Église jusqu'au jugement. Dieu veuille leur ouvrir les yeux et leur faire goûter combien il est bon ! C'est le seul moyen de les tirer de leurs erreurs. Si une fois ils avaient la connaissance et l'expérience des voies intérieures et qu'avec leur science, ils fussent hommes d'oraison, comme sainte Thérèse le souhaite... la moitié du monde se convertirait par leurs exemples et leurs prédications et toute la terre s'en ressentirait (1).
S'il est aujourd'hui moins que jamais chimérique d'espérer la pleine réconciliation des « docteurs » et des mystiques, le P. Surin aura beaucoup fait pour hâter ce beau miracle. De ses précieuses leçons toute la terre s'est ressentie. Malgré les contradictions qu'il a dû subir, soit avant, soit après sa mort, d'innombrables disciples lui sont venus de tous les côtés. Il n'est certes pas comparable aux Ruysbroeck, aux Tauler, aux Jean de la Croix, en un mot à ces grands lyriques du mysticisme que le dilettantisme contemporain rougirait de ne pas connaître. Simple, clair, tendu vers la pratique, il règne incontesté sur la foule des saints inconnus. Les plus humbles le comprennent. Il les éclaire sans les éblouir. Il règne de même sur les maîtres de ce petit monde. Le plus insigne contemplatif du XVIIe siècle français, Nicolas Grou, n'est guère qu'un second Surin, mais, si l'on peut dire, repensé et traduit par un nouveau Fénelon. Enfin, et pour ne citer que ce dernier nom, l'un des principaux chefs de la renaissance mystique, à laquelle nous assistons aujourd'hui, M. le chanoine Saudreau, s'inspire constamment du Catéchisme spirituel, des Fondements et des Lettres. Après cela, que nous importent les infirmités du P. Surin! Névrose, ou obsession démoniaque, ou les deux ensemble, ce nuage n'enveloppe, n'atteint même, ni sa vertu ni son génie. Demandez plutôt, non aux théologiens, mais aux philosophes, mais aux médecins, à ceux-là,
(1) Le Triomphe..., p. 364.
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dis-je, qui ne partagent pas notre foi. « L'hypothèse pathologique explique-t-elle la totalité ou du moins l'essentiel des états mystiques » ? se demande M. Delacroix. Et il répond : « Il nous parait incontestable que l'hypothèse pathologique explique beaucoup de choses. D'abord, parmi les mystiques d'ordre inférieur (entendez, parmi les faux mystiques)... beaucoup ne sont guère que des malades qui groupent leurs symptômes autour d'une idée religieuse et que leur entourage voit au faux jour d'un merveilleux théologique : bonnes âmes, peut-être, mais dont les convulsions sont banales, comme est banal leur esprit. » Voilà pour Jeanne des Anges. Nous ne lui ferons pas d'autres adieux. Voici maintenant pour son directeur : « Il y a, très loin d'eux, les héros du mysticisme, les grands mystiques, grands par l'intelligence et par la puissance de vie. Or il est à peu près indéniable (nous dirions plutôt : or il arrive plus ou moins souvent) que leur autobiographie nous les montre comme des nerveux, souvent même de grands nerveux, que certaines modalités de leur mysticisme se rapportent à la névrose dont ils sont atteints (ou paraissent contaminés, imprégnés par elle). Mais... (sous les divers phénomènes d'origine morbide) les descriptions des mystiques permettent d'apercevoir... de grandes intuitions de caractère intellectuel et affectif, qui vont s'approfondissant et se répandant, et je souligne parce que ceci est particulièrement vrai du P. Surin une grande impulsion continue, cohérente avec elle-même et tenace, qui dispose la vie (et le travail de l'esprit) comme un inflexible et clair vouloir. En d'autres termes, nous (pouvons)... dégager dans les phénomènes nerveux et les névroses qui les commandent, UN ÉTAT MENTAL INDÉPENDANT, à peu près comme le génie est indépendant des états névropathiques qui le compliquent parfois. L'hypothèse d'une névrose et d'une dégénérescence peut bien expliquer, dans ces deux cas, certains accidents et certaines modalités de la production géniale et de l'invention
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mystique (1) ; elle n'est pas exhaustive. Car s'il n'y avait pas sous la névrose un état mental particulier, il n'y aurait pas de génie artistique pas plus que de génie religieux. L'hystérie à elle seule et en elle-même n'explique(rait) pas sainte Thérèse, pas plus que l'aliénation mentale ou une névrose déterminée n'expliquent cette longue série de génies et de talents chez qui l'on en a montré les symptômes » (2).
(1) Il va sans dire que, du point de vue chrétien, le mot d'invention mystique est impropre. Le mystique reçoit, il n'invente pas. D'où il suit que l'assimilation que M. Delacroix semble établir entre génie littéraire et génie mystique n'est pour nous qu'un simple rapprochement. (2) Delacroix, Etudes d'histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, 19o8, p. 342. 343 M. Delacroix qui n'est pas des nôtres, mais qui n'a certes rien d'un sectaire, voudra bien me pardonner si je me suis permis dorthodoxiser son texte. |