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QUATRIÈME PARTIE : L'ANGOISSE DE BOURDALOUE ET LA GENÈSE DE L'ASCÉTICISME
Craignant que ce titre ne parût un peu romanesque, j'ai voulu le soumettre à l'homme de France qui connaît le mieux la pensée de Bourdaloue sur la prière. C'est le R. P. Dæschier, de la Compagnie de Jésus, auteur du récent et excellent petit livre qui a pour titre : La spiritualité de Bourdaloue. Ce livre, que le R. P. Dæschler avait bien voulu me faire lire, avant de l'envoyer aux imprimeurs, m'avait tellement satisfait que l'idée m'était venue de ne pas rendre le manuscrit à l'auteur, et de le publier dans un fascicule séparé de mon Histoire littéraire. Le Révérend Père n'aurait pas dit non. Malheureusement il avait déjà proposé son livre à la collection du Museum Lessianum, qui, pour rien au monde, et je la comprends, n'accepta de s'en défaire. Obligé donc de donner ici un Bourdaloue de ma façon, je demandai au P. Dæschler ce qu'il penserait du titre hardi que l'on vient de lire. Sa réponse fut aussi encourageante que possible, un imprimatur légèrement teinté d'ironie. « Mais non, me disait-il, ou à peu près. I1 n'y a pas là de quoi se cabrer. Moi-même, j'avais eu vaguement, à vue de pays, cette idée d'une angoisse, ou au moins d'un malaise provenant, chez Bourdaloue, des contrariétés d'opinion sur la mystique. Mais, après examen, il m'a semblé que cette angoisse n'était qu'objective. C'est nous qui l'éprouvons, bien plutôt que Bourdaloue. D'autant plus - et ceci m'invite délicatement à ne rien outrer - qu'entre Bourdaloue et les mystiques, la contrariété est loin d'être absolue. Il. n'y a d'angoisse que dans l'esprit du lecteur d'aujourd'hui. C'est un peu comme le vertige des gens qui voient les couvreurs se promener paisiblement au bord d'un toit. Et puis, n'admirez-vous
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pas comme moi l'heureuse, la providentielle facilité avec laquelle l'homme échappe à ce malaise de la contradiction interne, qui, sans cela, ferait le tourment de ses jours et de ses nuits? » A merveille ! et me voici tout ensemble, absous d'une main, redressé de l'autre. L'angoisse donc, ou qui a point Bourdaloue, ou qui aurait dû le poindre, lorsqu'il s'entretenait des choses intérieures avec ses deux intimes, le P. Crasset, le P. Judde, disciples de Lallemant, l'un et l'autre; ou encore, qui le poindrait aujourd'hui, si je pouvais lui soumettre le présent volume. Esprit aussi noble que vigoureux, il n'irait pas me chicaner sur des vétilles; il reconnaîtrait, sans hésiter, que je ne prête rien de mon cru à ce long cortège de maîtres; que, bon gré, mal gré, leur philosophie de la prière n'est pas tout à fait la sienne propre et que, plus ou moins confusément, il a, toute sa vie, résisté à ces claires vérités, attiré tour à tour et troublé par elles. Ou encore, si vous préférez, mon angoisse à moi, le vif chagrin que me cause l'impossibilité où je me trouve de le compter, lui aussi, parmi les docteurs souverains de la prière chrétienne. Bossuet me gêne moins. Ce n'est après tout qu'un sublime poète; habitué qu'il est à changer lyriquement de système, professant avec une égale splendeur le pour et le contre, mystique, un matin, et jusqu'à l'excès, rêvant d'une passivité qui ne fut jamais; antimystique le soir. Bourdaloue ne connaît pas ces sautes d'humeur; il ne dit rien où son âme profonde ne soit engagée. C'est la différence du génie à la sainteté. Aussi bien, dans les pages qui vont suivre, Bourdaloue sera-t-il pour nous un symbole plus qu'une personne, le symbole de ces jésuites innombrables qui affirment plus ou moins explicitement et qui supposent toujours la primauté de l'ascèse sur la prière; depuis le général Everard Mercurian, qui jugea l'oraison du R. P. Balthazar Alvarez irréconciliable avec la tradition spirituelle de la Compagnie, jusqu'aux ascéticistes contemporains qui, poussant les principes de Mercurian jusqu'à leurs dernières conséquences,
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canonisent la thèse de M. Vincent. Bourdaloue, certes, j'en suis trois fois sûr, n'eût pas partagé cet enthousiasme, mais il n'eût pas manqué non plus de se demander si, d'aventure, ses propres vues, fouettées par une dialectique implacable, ne rejoindraient pas, bon gré, mal gré, une telle nouveauté. De là serait venue, aurait dû venir, l'angoisse que nous lui prêtons. Avec cela, on ne s'étonnera pas qu'avant d'en venir au Bourdaloue de l'histoire, j'aie voulu étudier, une fois pour toutes, la genèse du Bourdaloue symbolique. Quomodo obscuratum est aurum, mutatus est color optimus?... Comment a-t-il pu se faire qu'un Ordre religieux, fondé par un mystique et où les mystiques abondent, ait été amené à se hérisser, pour ainsi dire, contre la mystique, ou du moins, à ne la traiter qu'avec la plus extrême défiance ? Cauet legendus, disait, hier encore, du P. Lallemant le P. de Maumigny, un des spirituels les plus autorisés de la Compagnie (1). Ou encore, comment se peut-il que ces théologiens, unanimes sur tous les autres points, ces directeurs incomparables et qui marquent d'une seule et même empreinte héroïque les âmes qu'ils façonnent, n'arrivent pas à s'entendre sur la philosophie même de la prière chrétienne? Tel est l'étrange problème que nous allons tenter de résoudre.
(1) « Très sévère dans ses jugements sur les auteurs dont la doctrine ne lui paraissait pas à l'abri de tout reproche,... le P. de Maumigny terminait toujours la discussion (sur le P. Lallemant) par ce fameux : « Caute legendus! Homme supérieur, mais à lire avec précaution ! » A. Pottier, le P. Louis Lallemant et les grands spirituels de son temps. Paris, 1927, I, p. VI.
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