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CHAPITRE PREMIER : CRITIQUE DE LA PRIÈRE DITE VOCALE
I. Le problème de la prière vocale au XVII° siècle. - Tendance moderne à déprécier les formules ; M. Vincent et « la disgrâce de n'être qu'une prière vocale ». - Origines de cette tendance : diffusion foudroyante de la prière dite « mentale ». -
II. L'étude de la prière vocale tient peu de place dans la littérature spirituelle de cette époque. - Que la peur du psittacisme tourne à la phobie. - Guilloré et les illusions des prières vocales. - Bonnes pour les « trop bouchés » ou « trop grossiers ». - Trois désastres. - Les alarmes de Guilloré et la prière liturgique. - Encore la « disgrâce ».
III. Arnauld et une critique plus philosophique des formules. - Facilité des actes de contrition; difficultés de la contrition elle-même. - La psychologie janséniste de l'amour. - Les actes expriment bien des pensées, mais leur niveau est de n'exprimer que des pensées.- Les outrances d'Arnauld modérées par Nicole. - Dynamisme foncier des formules. - Qu'on ne saurait trop recommander la prière vocale.
IV. Les formules et l'angoisse des spirituels. - La prière vocale vengée par Duguet. - « Qu'il me soit fait selon votre parole », non selon la mienne. - Jésus-Christ est « tout l'esprit », et la vérité de nos formules.
Ce siècle sublime, qu'on peut appeler le siècle de l'Esprit, ou encore du Pur Amour, est aussi, parmi les siècles chrétiens, un des plus attachés, non seulement à la vie sacramentelle de l'Église, comme nous l'avons montré dans le volume précédent, mais encore, et c'est l'objet des présents chapitres, aux formules de la prière, soit officielle, soit privée. Dès le début nous arrête un problème qui a tourmenté
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plus que de raison certains esprits, inquiets ou extrêmes, de ce temps-là, Antoine Arnauld, par exemple, et le jésuite Guilloré, mais que, d'ailleurs, la claire conscience du plus grand nombre a tranché, comme elle devait faire, par un haussement d'épaules, c'est-à-dire en n'admettant même pas que le problème se posât. C'est le problème des formules religieuses ou dévotes, ou, pour me servir d'une expression mal venue et pleine d'équivoques, le problème de la Prière vocale. Ouvrons Richelet : « Vocal, mot qui vient du latin et qui veut dire : qu'on entend, qui est articulé, formé par la voix (une prière vocale; elle est opposée à la prière mentale.) - Vocalement opposé à mentalement». Et le docile Larousse : « Vocal... Relig. Prière vocale : se dit par opposition à mentale. » Ainsi, par définition, celui qui récite une prière vocale, n'agit pas en homme raisonnable, ou mentalement, mais en perroquet; aucune de ses activités mentales ne participe à l'exercice ridicule qui l'occupe; son intelligence n'attache aucun sens aux mots qu'il débite ; sa volonté ne s'approprie d'aucune façon les sentiments que ces mots expriment. Bref, la prière vocale est un cercle carré ou un cadavre vivant; elle prie, puisqu'elle est prière, et puisqu'elle est vocale, elle ne prie pas. Sainte Thérèse, ayant rencontré cette définition qui, de son temps, avait déjà cours, souffle sur elle en riant :
Quand je dis le Credo, écrit-elle, il me semble qu'il est à propos que j'entende et que je sache ce que je crois, et quand je dis le Pater, l'amour requiert que je connaisse qui est ce Père... Ainsi, je désire que vous sachiez que, pour bien réciter le Pater, il ne faut point vous tenir loin du Maître qui vous l'a enseigné. Vous me direz (avec Richelet) que c'est là une considération, et que vous ne pouvez ni ne voulez prier que vocalement... Vous avez raison de dire que c'est déjà oraison mentale; mais je vous dis certainement que je ne sais pas comment.., si on pense à qui on parle,
on peut prier vocalement sans prier mentalement. « Penser
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à ce que nous disons et entendre avec qui nous parlons..., c'est oraison mentale... Que le nom ne vous épouvante point (1) ! » Dom Baker est encore plus net sur ce point. « La division commune entre prière vocale et prière mentale ne tient pas debout: car les deux termes de cette division are coincident. En tant qu'elle se distingue de la prière mentale, et, à plus forte raison, en tant qu'elle s'oppose à celle-ci, la prière vocale n'a plus rien d'une prière (2). » En dehors de certaines expériences peu communes - l'oraison de silence, par exemple, où, du reste, se glissent toujours me semble-t-il, quelques mots imperceptibles - l'expression « prière vocale » est un pléonasme comme panacée universelle ou comme humides marais. Pour l'immense majorité des humains, prier c'est parler à Dieu. Exaudi vocem meam..., Labia mea aperies... L'Évangile nous invite à la prière solitaire, ou secrète, mais non pas à une prière sans paroles. Après les Prophètes, Notre-Seigneur rappelle sans doute que les lèvres toutes seules ne sauraient prier, mais il n'en canonise pas moins la prière parlée, et par ses leçons et par son exemple : « Pater noster... Prolixius orabat, eumdem sermonem dicens », la même « prière vocale ». Ainsi, je crois tous les Pères. Un des premiers, semble-t-il, qui ait appliqué aux expériences de la vie intérieure une sorte de curiosité scientifique, Cassien commence génialement par où finiront les. mystiques du XVII° siècle, c'est-à-dire par l'apothéose des « oraisons jaculatoires ». In adjutorium meum intende. Peu de mots, sans doute, mais enfin des mots. A une date que j'ignore,
(1) J'emprunte ces textes aux Justifications de Mme Guyon, Cologne, 122o, pp. 179-181. (2) Holy Wisdom (édition de Dom Sweeney), p. 343. Excellente définition de Benoît, XIV : « Oratio vocalis ea est quae voce exprimitur, ita tamen ut mens ori conjuncta sit... ; Oratio vero mentalis sine voce sensibili expletur. » De can. III, c. 25. « La prière mentale est celle que l'on adresse intérieurement à Dieu sans aucun mouvement de voix et sans aucun bruit de paroles; la prière vocale est celle où la parole extérieure s'ajoute au mouvement de l'esprit. » Fayet, Examen des « Institutions liturgiques », Paris, 1846, pp. 58, 59.
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l'agglutination « prière vocale » s'impose aux savants par où ils veulent distinguer des formes plus hautes ou plus libres de la prière la simple, mais toute religieuse, récitation de formules fixes. Ce n'est certainement que beaucoup plus tard que se formera autour de ces dévotes syllabes un je ne sais quel halo de misère. « La disgrâce, (pour le chapelet), écrit un auteur contemporain, de n'être qu'une prière vocale (1) ! » « Disgrâce » hélas ! que partagent le Pater et le Canon de la messe! Pour aboutir sous nos yeux à de telles étourderies, il aura fallu sans doute une longue série d'à peu près et d'équivoques. Mais cette série, où s'amorce-t-elle? La campagne de l'humanisme chrétien contre les superstitions du moyen age finissant est peut-être à l'origine de cette défaveur. Non pas qu'Érasme, pour ne nommer que lui, ait été l'ennemi des formules, en tant que formules. Il rappelle bien, avec saint Jean qu'il n'y a de vraie prière que la prière « en esprit » «Il faut donc que vous deveniez esprit, si vous voulez vous entretenir avec celui qui est un pur Esprit » (2) - mais il n'en est pas encore à imaginer que seule soit « prière en esprit » la prière sans paroles. Et tout au contraire :
L'on n'emploie pas trop de paroles dans la prière lorsqu'on n'en emploie qu'autant qu'il en faut pour exprimer nos désirs. Il n'y a point de répétition trop fréquente, lorsqu'un esprit animé comme une flamme qui paraît plus grande de moment à autre, emploie les mêmes paroles; autrement vous blâmeriez dans les Psaumes une sainte et continuelle répétition.... Le Seigneur n'a pas dit simplement : « Ne parlez pas beaucoup », mais il ajoute « comme les payens car ils croient qu'ils seront écoutés à force de parler (3). »
(1) Francis Vincent, Saint
(2) La manière de prier Dieu, trad. de 1713, p. 77. (3) Ib. pp, 67-68. Il n'est d'ailleurs question, dans ce livre délicieux, que des formules de prière : la formule type qui est naturellement le Pater ; puis les formules innombrables que l'on trouve dans les Saints Livres; puis celles « qui nous ont été laissées par les Anciens ». « On les appelle Collectes... ; ces sortes de prières ressentent et respirent un certain esprit apostolique et pour la plupart en peu de paroles finissent le sens d'une manière très claire. » p. 136-137. Il y a là de très curieuses observations. sur ce qu'on pourrait appeler la rhétorique de la prière, qui n'est pas la rhétorique de Cicéron : « Je vous ai donné trois formules de prière, quoique rien n'empêche que l'on ne puisse se servir de n'importe quelles paroles pour faire connaître à Dieu les dispositions de son coeur, surtout lorsque l'on prie seul, pourvu qu'on demande au nom de J.-C. Il n'était pas permis aux payens, lorsqu'ils invoquaient Jupiter, de se servir d'autres paroles que de celles qui étaient marquées; et celui qui ignore les manières ordinaires de parler aux rois... doit craindre lorsqu'il a quelque chose à leur demander...; (mais) Dieu n'est pas difficile à contenter; il prend tout en bonne part et ne s'offense pas des mauvais termes dont on se sert en priant,. pourvu que le mobile soit sincère. » pp. 193-14o.
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L'heure de la « disgrâce » n'aura donc sonné, semble-t-il,. pour la « prière vocale » que vers le milieu du XVI° siècle, lorsque s'établit dans les masses catholiques, et avec quelle étonnante rapidité! l'usage de la méditation méthodique exercice qui n'était certes pas nouveau., mais qui se classait désormais parmi les pratiques normales de la vie dévote.. A cette conquérante, célébrée par tant de voix et de plumes, il fallait donner un nom; et fatalement, on lui en donnerait plusieurs. « Méditation », qui disait tout le nécessaire et qui ne se teintait d'aucune nuance agressive, aurait suffi; ou encore, bien que plus équivoque « Oraison » ; ou, Si l'on voulait une appellation plus savante « Oraison discursive; mais, le diable peut-être s'en mêlant qui aime la pêche en eau trouble, on ajouta à ces nombreux synonymes, tous innocents, « Oraison mentale » qui ne l'était pas : mot d'ailleurs fâcheux, puisqu'il pouvait faire croire aux étourdis que, jusque dans ses colloques, la méditation est muette. Remontez à l'origine de toutes nos querelles, vous y trouverez presque toujours quelque baptême manqué. Honni soit, par exemple le maladroit qui eut l'idée saugrenue d'appeler passive la plus active de toutes les prières. A la vérité, on ne prévoyait pas alors, et on souhaitait moins encore les fâcheuses conséquences que pourrait avoir ce baptême-ci; et l'auteur des Exercices spirituels moins que personne. Mais les mots ont leur destin. Bon gré mal gré, un impérialisme confus gonflait les voyelles d'« Oraison mentale ». Un jour viendrait où d'autres maladroits dégageraient, ou
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sembleraient dégager, ce monopole latent; et où la méditation parai trait mentale, non seulement par excellence, mais encore en vertu d'un privilège exclusif, les autres formes de la prière étant exilées de ce chef, en dehors des frontières de l'intérieur, dans la zone pharisaïque ou puérile des psittacismes. Il y a des centaines d'Académies, mais pour les bonnes gens il n'y en a qu'une. A Delphes, sur la porte du gardien des fouilles, j'ai lu de mes yeux cette carte : X... officier de l'Académie française. Auprès de la grande, les petites sont comme si elles n'étaient pas. Plus piteuse encore l'apparence de la prière vocale. Son nom même crie sa honte. Comparée à la mentale, elle a si peu d'âme qu'elle se confond avec les autres bruits de la nature., la grêle sur les toits ou le tic-tac des moulins. Comment lutter contre un bloc de spiritualité pure? Que peuvent les flèches mêmes fugitives des oraisons jaculatoires contre l'épais trident des trois puissances ? Ainsi aura commencé l'humiliation des formules. Leur « eau pure a fui goutte à goutte », leur gloire s'est obscurcie, rayon par rayon. J'ai cité plus haut un historien d'aujourd'hui, proclamant cette déchéance comme un lait acquis désormais, et qui plus est, comme une des victoires de l'esprit moderne. L'honneur en reviendrait, nous dit encore M. Vincent, à saint
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la pierre) qu'on serait à peine moins stupéfait. Des formules dévotes, voyons, voyons, Monseigneur, à un génie tel que le vôtre, le «mental» ne suffit-il pas? Il grandira toutefois :
Mais il se dégage vite... En i6o8, il écrit : « Ne vous mettez pas en peine de faire beaucoup d'oraisons vocales...» Ce n'est pas, en tout cas au nombre des prières que s'évalue la sainteté,
comme on l'avait cru, hélas ! jusque là. Mais, il n'est jamais trop tard.
Un autre, dit-il, avec une pointe d'ironie, s'estimera dévot, parce qu'il dit une grande multitude d'oraisons tous les jours. » On trouvera même assez souvent sous sa plume l'expression d'un certain détachement à l'égard de la prière articulée... A la différence d'un saint Antonin qui, un siècle plus tôt, accablait de récitations ses dirigées, il tend à réduire dans la vie chrétienne la part des prières vocales.
Noble dessein, mais dont l'exécution exigeait beaucoup de prudence. Déjà tout « mental », lui-même,
Ce serait encore le mal connaître que de le croire hostile aux prières consacrées par la tradition et surtout aux prières données à l'humanité par Dieu. Aux prêtres... il prêche l'amour de leur office, aux fidèles la dévotion au Credo, à l'Ave, au Pater.
Logique ou non avec les principes qu'on lui prête, le saint fait habilement la part du feu. Il ira même jusqu'à dire - et c'est là, paraît-il, quelque chose d'extrêmement « curieux » - que le Pater « est la générale et nécessaire prière de tous les fidèles ». M. Vincent n'en croit pas ses yeux. Mais les textes sont là. Reste à les tourner; et c'est bien facile. Apprenez donc que si, pendant de trop longs siècles,
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l'antique Pater a connu « la disgrâce de n'être qu'une prière vocale », une magique transmutation, dûe à la hardiesse géniale de
Même les prières saintes qui nous viennent en droite ligne de l'Evangile et de la Tradition apostolique, même le Pater, l'Ave et le Credo,
« même », c'est-à-dire, celles de ses bonnes vieilles prières qui semblaient se refuser le plus désespérément à la métamorphose qui se prépare ;
sont élevées par lui à la dignité de prières intérieures. Leur valeur éducative est à ce prix
Ceci est bien remarquable : Notre-Seigneur nous apportant la lettre du Pater; rien que la lettre;
(1) Vincent, op. cit. pp. 355-363, passim. Comme on le voit, l'auteur rattache ici à ce qui fait l'objet propre du chapitre que nous discutons, c'est-à-dire à la critique de la prière vocale, ses propres vues, non moins singulières, sur la philosophie générale, ou sur la lin même de la prière, de toute prière : vues où se ramène tout son livre sur
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Ai-je besoin de dire que tout cela n'est qu'un roman, d'ailleurs très utile à méditer, puisqu'il nous fait comme toucher du doigt le terme extrême de l'évolution descendante dont nous tâchons laborieusement de tracer la courbe. Heureuse et fringante logique des enfants terribles; ils nous livrent dans des formules de cristal les derniers secrets de la maison et jusqu'à ceux que leurs timides parents ne s'avouaient pas à eux-mêmes. C'est ici, en effet, à l'état pur, cette phobie de la prière vocale, dont les premiers symptômes se laissent entrevoir chez nous, vers le milieu du XVII° siècle, mais imperceptibles, honteux, scrupuleusement effacés aussi vite qu'ébauchés. Quel chemin - mais rectiligne - parcouru depuis le jour lointain où l'on eut la fâcheuse idée d'appeler la méditation « prière mentale »! Toutes les fautes se paient, tôt ou tard, même celle des lexicographes. Quant au Docteur incomparable, assurément il n'eût voulu à aucun prix des éloges dont l'accable M. Vincent. Construire, en un tel sujet, un nouveau « système »
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lui eût paru le comble de l'extravagance. Et, en effet, il n'a jamais rien dit sur la prière que toute l'Église, ni même que Notre-Seigneur n'ait dit avant lui. Bien loin de condamner les formules, il trouva toujours à les réciter un goût merveilleux. Il veut certes que vaille que vaille, on en saisisse le sens :
Si vous me croyez, vous direz votre Pater, votre Ave Maria et le Credo en latin; mais vous apprendrez aussi à bien entendre les paroles qui y sont en votre langage, afin que, les disant au langage commun de l'Église, vous puissiez néanmoins savourer le sens admirable et délicieux de ces saintes oraisons, lesquelles il faut dire, fichant profondément votre pensée et excitant vos affections sur le sens d'icelles, et ne vous hâtant nullement pour en dire beaucoup, mais vous étudiant de dire ce que vous direz cordialement (1)...
Est-ce là une nouveauté dans l'Église? Ne pas se hâter pour en dire beaucoup, est-ce n'en pas dire? Ayant à diriger des âmes inquiètes qui se feraient scrupule de suivre l'attrait divin qui les arrête sur un des mots de la formule commencée,
(1) Vincent, op. cit. p. 361.
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Mais vous me direz : si l'on prononce ces paroles vocalement, pourquoi l'appelerez-vous oraison mentale? Parce qu'elle se fait aussi mentalement et qu'elle part premièrement du coeur (1).
Que si elle n'en partait pas, elle serait tout ce qu'on voudra, mais non pas du tout « prière ». D'où M. Vincent conclut qu'il n'y a pour
II. - Il est vrai pourtant que ceux qui traitent aujourd'hui de si haut la prière vocale, ne sont pas tout à fait absque patre, absque matre. Une tendance confuse, sinon à mépriser, du moins à humilier, voire à égratigner les formules perce d'ici de là, et plus souvent qu'on ne le voudrait, dans la littérature religieuse du XVII° siècle. Phénomène singulier, paradoxal, pathétique, et qui n'a peut-être pas assez retenu l'attention des historiens. D'autant plus curieux qu'il coïncide avec un phénomène tout contraire: le goût persistant, peut-être croissant pour la prière récitée ou lue, soit officielle, soit privée. Mais, après tout, un certain désaccord entre la spéculation et la pratique n'est pas pour nous étonner. Dépréciation le plus souvent enveloppée, implicite. Attaquer de front les formules, on n'y songe ni de près ni de loin; au besoin on s'en défendrait. Critique plutôt négative, par prétérition. Ne trouve-t-on pas surprenant, si l'on y pense, que depuis la contre-réforme, l'initiation à la prière vocale, tienne si peu de place dans les ouvrages dévots. Avant Dom Guéranger et le renouveau liturgique de nos jours,
1. Cf. Vincent, op. cit., pp. 362, 363.
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connaît-on beaucoup de livres qui aient pour objet principal la défense et l'illustration, l'analyse fervente, minutieuse, poétique de nos incomparables formules : quelque manuel qui remplace et dépasse le livre d'Erasme ? Lacune d'autant plus surprenante que peu de siècles ont été plus catéchistiques, si l'on peut dire, que le siècle de Descartes. Sur l'oraison discursive, des centaines de méthodes; pour la prière vocale, quelques lignes, d'ici de là, courtes, clairsemées, froides, sommaires. Je n'en juge naturellement qu'à vol d'oiseau, n'ayant pas tout lu (1). Je sais bien, du reste, qu'il y a nombre d'exceptions; ainsi telle paraphrase dévote des psaumes, ou tel manuel du Rosaire. Mais ce sont là, pour la plupart, des ouvrages de pratique immédiate et dont les auteurs ne songent pas à dégager ni à généraliser la méthode instinctive qu'ils appliquent. Bref une curiosité qui dort encore. Aussi bien la psychologie religieuse d'aujourd'hui, cette science encore au maillot, semble-t-elle n'attacher qu'une médiocre importance au problème de la prière écrite et parlée. Les formules n'intéressent d'ordinaire ces philosophes que, dans la mesure où elles tiennent de l'incantation. Large mesure, du reste, pour beaucoup d'entre eux, si tant est qu'ils ne confondent pas tout à fait prière vocale et magie (2).
(1) Que l'on prenne, par exemple, l'Index de P. Le Gaudier, spirituel éminent, et, qui plus est, philosophe d'une pénétration rare. Sur les sujets difficiles, c'est toujours par lui que je commence mes enquêtes. Or, sur la prière vocale, il n'a presque rien. La littérature anglicane me paraît - toujours à vue de pays - plus riche sur ce point, Jéremy Taylor et W. Law par exemple. (2) M. Segond est trop maître de son sujet pour négliger les formules, mais il passe rapidement sur la prière dite vocale pour en venir aux rites (lesquels, du reste, sont aussi prière vocale pour un philosophe). Cf. La Prière, 2° édition, refondue, Paris 1925, ch. VIII, La prière collective et rituelle; Cf. aussi l'excellent chapitre de M. J. Bissett Pratt, Prayer and private worship dans The religious consciouness, New-York, 1921. En revanche, une foule de vues et de suggestions sur la prière parlée dans les deux volumes de M. Will, Le Culte, Paris, 1925, 1929, et dans le livre de M. Heiler sur la Prière (traduction française, Paris, 1931). Mais on sait bien que les savants préfèrent explorer les deux régions polaires de l'expérience religieuse, les non-civilisés et les hauts mystiques. L'entre-deux (c'est-à-dire les neuf dixièmes de la carte) les attire moins.
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Autre indice, négatif encore, mais très significatif. S'il faut en croire les traités sur l'oraison dite mentale, rien n'est plus facile, ni plus doux, ni plus sûr que de méditer. La nature nous y prépare dès le berceau. Le plus stupide n'a qu'à tourner le commutateur des trois puissances et la machine marche toute seule. Nul danger à craindre : une promenade en voiture sur une route macadamisée. Que la scène change, et le ton et l'esprit dès qu'on en vient à nous parler de la pauvre vocale! Après le court salut rituel « Elle est toute sainte » - qu'il faut bien quon exécute, on se hâte d'ouvrir la boîte aux épouvantails; psittacisme, pharisaïsme, que sais-je encore ? Pas un qui ne croie urgent d'apprendre à ses lecteurs que remuer les lèvres ne suffit pas. Pour qui écrivent-ils donc? Ceux qui achètent ces livres seraient-ils donc fatalement ou des nigauds ou des comédiens? Au jeune photographe qui va prendre l'essor, les anciens redisent-ils avec insistance qu'avant tout il doit se bien garder d'installer sa boutique au fond d'un puits? « Elle est toute sainte... mais..., mais..., et songez aussi... » La récitation du moindre chapelet prend les proportions d'une aventure formidable; la route est semée de pièges; un diable se cache sous chaque buisson. A la veille d'une traversée critique, la mère de l'aviateur ne paraît pas plus inquiète, et quand notre guide nous a quittés sur une dernière recommandation tragique, nous n'osons plus nous mettre à genoux. Si l'on croit que je m'amuse ou que j'exagère, on n'a qu'à lire le traité du P. Guilloré - ce n'est pas le premier venu, mais, au contraire, un des maîtres les plus fameux et les plus excellents de cette époque - sur « les illusions des prières vocales et des pratiques ». Il commence par le cliché rituel, par le salut que j'ai dit : « Dieu me garde, Théonée, de vous dissuader des prières vocales; car je tomberais ainsi moi-même dans l'illusion... » A ce prélude obligatoire, nous sentons déjà que les formules vont passer un mauvais quart d'heure. Du moins a-t-il le mérite de ne
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pas s'attarder à ces précautions. Encore une ligne, et le coup de poing aura succédé à la caresse :
La plupart des esprits étant trop bouchés et trop grossiers pour être capables de faire oraison, il est nécessaire qu'ils soient occupés de ces sortes de prières et de toutes ces manières extérieures,
pour un peu, il dirait : grimaces,
qui entretiennent la dévotion populaire. Je ne veux donc pas en combattre l'usage ;
bien sûr, et à Dieu ne plaise, mais seulement le discréditer. N'est:ce pas déjà fait, du reste, personne, même parmi les plus humbles, n'aimant à se classer parmi les « trop bouchés » ni les « trop grossiers (1) ». Trois vers rongent, paraît-il, incessamment, infailliblement la prière vocale, toutes les prières vocales. 1° « leur grande longueur »; 2° « leur grande diversité » ; 3° « la grande attache » qu'on y a. 1° « Leur grande longueur ». Nul n'ignore en effet qu'il n'est pas de prière vocale qui ne se prolonge pendant plusieurs heures. D'où suivent, avec une même nécessité, une avalanche de désastres :
Quand on en dit tant, elles se disent sans attention, et on en est avec cela tout fatigué... Ce ne sont qu'extravagances de l'esprit... ; si bien qu'on ne fait plus que battre l'air d'un son de paroles, tandis que l'esprit se promène... (II) n'est pas moins véritable qu'on en est tout fatigué; car on en voit à qui cette longueur de prières est si tuante
qu'au sortir de l'église, il faut les conduire à l'hôpital. Pour la dévotion, n'en parlons pas. Avouez donc, Théonée,
qu'alors vous n'avez pas plus de sentiment... qu'une souche; que votre esprit en est tout stupide d'en tant dire... et qu'en un mot toutes ces prières ne sont pas plus en la bouche qu'une chanson.
(1) Les progrès de la vie spirituelle... suivis de secrets... qui en découvrent les illusions (réédition de Paris, 183o, pp. 353, 354.
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Et moi j'ajouterai, Théonée, que de telles prières méritent plutôt d'être vomies de la présence de Dieu; elles font sortir la personne bien plus criminelle qu'elle n'y est entrée (1).
2° C'est en vain que pour atténuer la catastrophe, on tâche de varier formules et pratiques : remède pire que le mal. Ce n'est là en effet
qu'une pure impatience de nature, qui veut toujours courir à cent choses...; c'est l'instabilité de cette même nature qui, par la légèreté qui lui est naturelle, puisqu'on veut lui donner malgré elle de la dévotion, remue toujours, s'impatiente et s'ennuie pour passer sans cesse à de nouveaux changements (2).
Pendant que l'esprit divague, le corps se console comme il peut; on s'étire « on ne fait que bailler » ; immodesties de toutes sortes qui n'accompagnent jamais, comme vous savez, la méditation discursive. On ne veut pas néanmoins quitter cet exercice, ne serait-ce que pour une demi-heure « d'oraison ». C'est bien simple. Nous tenons à ces formules parce qu'elles sont tout ensemble une contrefaçon de la vraie prière et un refuge contre la vraie prière; elles nous font croire que nous prions et elles nous dispensent de prier.
Voulez-vous, Théonée, aller jusqu'au secret de ceux qui font ces longues prières vocales. Ce n'est point autre chose sinon qu'ils veulent éviter la peine qu'il y a à prier en esprit, dont la manière est infiniment plus fatigante...; aussi ces personnes se condamneront-elles plutôt à dire des prières vocales l'espace de plusieurs heures qu'à faire une demi-heure d'oraison, parce quelles en sont quittes pour remuer les lèvres en donnant toute la liberté à leur imagination; et, faisant l'oraison, il faut donner sans cesse la gêne à son esprit: c'est ce qu'elles ne peuvent supporter (3).
Prière indigne de ce nom, puisqu'elle est toute extérieure et qu'il n'est de vraie prière que de l'esprit.
(1) Illusions, p. 355. (2) Ib., p. 357. (3) Ib., pp. 355-356.
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Cette occupation diverse et tumultuaire de pratiques et de prières vocales est bien dommageable à la vie intérieure, puisque cette vie y trouve aussi sa perte dans la paresse de l'esprit...
Non pas, grands dieux! que, si réfractaires qu'elles soient à « l'esprit », Guilloré veuille qu'on se dispense
jamais entièrement des prières vocales. Ce serait une grande illusion d'en user ainsi. Il n'y a que les illuminés qui s'en défont et qui croient que c'est un abaissement qui empêche l'élévation de l'esprit; c'est où ils renvoient les âmes communes qui en ont absolument besoin pour s'occuper (2).
Tiens! tiens ! mais, vous-même tantôt ne faisiez-vous pas de la prière vocale la suprême ressource des « bouchés » et des « grossiers » ? Il faut aussi, Théonée, que je lève
une difficulté qui peut vous tomber dans l'esprit, et qui regarde principalement les prières vocales que les religieux chantent en choeur, des cinq ou six heures par jour; où vous devez savoir que cette sorte de prières a été réglée par l'Eglise..., et que selon l'intention de leur établissement, elles doivent être faites par forme d'oraison,
tandis que, manifestement, le chapelet ne saurait être une « forme d'oraison »,
et que le fonds en est divin, n'étant que le pur langage de l'esprit de Dieu,
tandis qu'un simple Pater, un Ave Maria... !
J'ai donc la vénération la plus profonde pour cette sorte de prières, ne voulant ici parler que de celles dont la dévotion des particuliers fait le choix (1) ;
telles que rosaire, chemin de croix, et autres pratiques , dévotes d'ailleurs recommandés aux particuliers par l'Église. L'étrange façon de raisonner! Ce qui est vrai de la prière
(1) Illusions, p. 36o. (2) Ib., p. 356.
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vocale en soi, doit l'être aussi de la prière liturgique, où vos trois vers de tantôt se seront vite glissés. «Cinq à six heures », c'est assez long; vingt et quelques psaumes, des leçons, des hymnes..., c'est assez « divers » et éparpillant. Et pour que rien ne manque à ces ferments de corruption, ne voilà-t-il pas que nombre de religieux, voire de chanoines, « s'attachent », les malheureux ! à leur office. Conclusion pratique.
Lorsque vous aurez de certain temps libre..., ne délibérez jamais du choix; mais, laissant la vocale, occupez-vous toujours de la mentale. La vocale ne doit être que comme un délassement de l'oraison, ou bien quelque fois comme un souffle pour en allumer les ardeurs... Sitôt que quelque temps favorable pour l'oraison se présente, n'en donnez rien, tant que vous le pourrez, aux prières vocales : car ce serait en avilir le saint usage, en pouvant le rendre précieux (1).
Il finit donc comme il avait commencé, je veux dire par le mépris : la vocale, un pis-aller, tout au plus un « délassement » et qui « avilit » le temps même qu'on y perd. Là-dessus qu'on ne dise pas qu'il n'en veut qu'aux abus, ou « illusions » de la prière vocale. C'est bien là son propos sans doute, mais la psychologie qu'il invoque va beaucoup plus loin, puisqu'elle oppose comme deux activités essentiellement différentes, et le plus souvent ennemies, la récitation d'une formule, et la prière de l'esprit. Ce qui est vrai de la formule endormie aux pages ,d'un livre fermé, ou de la même formule débitée par un phonographe, il semble le croire également vrai de la formule ressuscitée et spiritualisée par le chrétien de bonne volonté qui la récite. Fasciné par un suridéalisme qui lui fait oublier jusqu'aux éléments de la théologie sacramentelle, il se représente la prière normale comme un je ne sais quel solo de l'esprit pur - solo sans paroles, mais aussi, qu'il y prenne garde, sans pensées. Et comme tout de même il ne peut escamoter le grand fait de la prière universelle, qui fut toujours parlée et mimée, il
(1) Illusions, p. 361.
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permet aux lèvres d'associer parfois leur vile gymnastique au chant de l'esprit - oh ! le plus rarement possible, et seulement quand le soliste lui-même ou bien menace de s'endormir, ou bien a besoin de quelque « délassement ». L'idée ne lui vient pas que, dans la réalité vivante d'une récitation humaine, les lèvres et l'esprit, les mots et les pensées, l'intérieur et l'extérieur ne font qu'un ; qu'il n'y a pas là juxtaposition chaotique de deux activités disparates mais une seule et même prière où tout l'homme est engagé (1).
III. -Paresse des dévots qui, pour fuir l'effort de l'oraison méthodique, marmotteront plutôt des milliers de prières vocales; je veux bien, mais encore paresse des moralistes eux-mêmes qui, plutôt que de réfléchir sur le problème de la prière parlée, s'étendent à perte de vue sur les abus qu'entraîne fatalement la pratique de cette prière. Prendre sur le fait, stigmatiser éloquemment soit le pharisaïsme, soit le psittacisme dévot, quoi de plus facile, de plus vain, de plus imprudent. Ni les perroquets ni les tartuffes ne renonceront pour si peu à leur routine ou à leurs grimaces. Dans ces tableaux satiriques - lieux communs qu'on se passe de génération en génération, - seules se reconnaîtront ces bonnes âmes qui n'ont déjà que trop de pente à douter de leur prière. Combien plus philosophique, et du coup plus
(1) Le bons sens n'est pas la qualité maîtresse de Guilloré, ni la mesure Mais bien qu'il l'expose avec une outrance et une imprudence qui ne me paraissent pas défendables, la doctrine de ce chapitre est foncièrement exacte. Il ne le dit pas, et devrait le dire, mais enfin il ne s'adresse qu'à des âmes déjà très hautes, et qu'il voudrait apprivoiser avec l'oraison de recueillement, ou de silence, à laquelle il les croit appelées. Tout en écrivant, il vise telles ou telles de ses pénitentes, qui ont dû souvent l'agacer, encombrées qu'elles étaient de prières et de pratiques. L'opposition est ici, non pas entre la prière vocale et la méditation, mais entre l'une et l'autre de ces deux prières et une oraison plus dépouillée. Il sait mieux que nous que les critiques qu'il fait ici de la prière vocale, il pourrait aussi bien les adresser à la méditation discursive - et il ne s'en privera pas. Cf. Des illusions de l'oraison, p. 535, seq. Aussi bien, après tout un traité sur les Illusions des prières vocales, en consacre-t-il un autre aux Illusions de ceux « qui prétendent que pour vaquer à l'oraison, il faut laisser toute sorte de prières vocales » (p. 548. seq.). Mais de l'un à l'autre de ces deux chapitres, sa philosophie des formules ne change pas d'une manière appréciable.
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bienfaisante, une analyse qui, traversant, pour ainsi dire la crasse de ces abus, dégagerait l'âme de prière solide qui anime également, étincelle ou flamme, et l'oraison la plus sublime, la moins dépendante des mots, et la récitation la plus mécanique en apparence des formules. Mais cette curiosité affectueuse et pénétrante, d'autant plus pénétrante qu'elle est plus affectueuse, nous ne la demanderons pas au grand Arnauld. Lui aussi, et bien avant le Père Guilloré, il aborde, ou plutôt il effleure le problème des formules, nais en moraliste, en redresseur de torts et en polémiste, non en philosophe. C'est ici encore un épisode important.
Nous l'avons déjà rappelé, le livre de la Fréquente Communion (1643) a pour objet principal, unique presque, la dénonciation des abus - naturellement! - qui, paraît-il, abondaient alors dans l'administration du sacrement de pénitence. Le vrai titre en devrait être : De l'absolution fréquente, instantanée ou automatique. On sort de tuer sa mère; on court au confessionnal ; on raconte cet accident ; on récite un « acte de contrition, » et le prêtre ayant expédié de son côté le nécessaire, on se relève absous, plus blanc que la neige. Arnauld y voudrait plus de façons, et s'explique à ce sujet en quelques centaines de pages. C'est par le biais de cet abus qu'il est amené à discuter la valeur religieuse des formules. On voit bien, en effet, que cette polémique particulière met en cause, avec l'acte de contrition, les autres actes de même nature - foi, espérance, charité..., en un mot la prière parlée elle-même. Joli morceau du reste, plus intelligent que les pages de Guilloré, mais panaché, comme on pouvait s'y attendre, d'outrance déclamatoire et d'étourderie. Arnauld pense toujours contre quelqu'un, et le plus souvent, ici, par exemple, contre les jésuites. Mauvaise condition pour penser tout à fait juste. Nicole toutefois, qui avait le goût plus fin, l'esprit plus serein et plus sûr, appréciait fort cette critique arnaldienne des actes ; il s'en approprie de longs extraits dans son propre
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Traité de l'Oraison (1679), qui est, à mon avis, un chef-d'oeuvre (1).
Je ne crois pas, écrivait Arnauld, au début du chapitre que Nicole a reproduit, qu'il y ait rien de plus pernicieux aux âmes que la confiance qu'on leur donne dans ces actes imaginaires de contrition et d'amour de Dieu, qu'ils pensent assurément avoir faits, quand ils ont récité certaines prières que l'on dresse pour cet effet.
Et peu après, moins nuancé, plus impotens et violent, s'il est possible :
Tout pauvres et tout misérables qu'ils sont, ils s'imaginent qu'avec l'aide de certains termes, toutes les fois qu'il leur plaira, ils se donneront à eux-mêmes les trésors de la charité (2).
Accusation, que d'Abra de Raconis, un de ceux qui ont répondu à la Fréquente, réfute assez joliment, et à la moderne :
Calomnie partout! mais calomnie formée pour avoir lieu de.... décréditer les exercices ordinaires de la dévotion; comme si c'était une espèce de magie, et les termes qu'on emploie pour former des actes de contrition, quelques paroles d'enchantement. Où est l'honneur? Où est la conscience (3)?
Calomnie ou non, pour l'instant, peu nous importe. Mais la critique d'Arnauld est ici beaucoup moins simpliste et banale - que ne la fait voir Raconis ; et, je le répète, beaucoup plus sérieuse et pénétrante que celle de Guilloré. Ne voir dans l'usage des formules qu'une magie ou qu'un psittacisme, c'est la dépréciation, en quelque sorte classique, et où s'arrêtent le plus souvent, soit l'amplification facile des prédicateurs et des moralistes, soit la jeune candeur de la « science des religions » ; - l'enfance de l'art. Le psittacisme poursuivi par Arnauld et par Nicole, n'est pas moins
(1) Revu, refondu et augmenté, le Traité de l'Oraison, assez rare aujourd'hui, est devenu le Traité de la Prière - deux petits volumes souvent réimprimés, et que je cite d'après l'édition de 1724. (2) Fréquente Communion, 2 part. c. 12 ; Traité de la Prière, II, pp. 29, 33. (3) Raconis, p. 381.
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mental, si l'on peut dire, que verbal : des perroquets sans doute, mais raisonnables. Ils ne prétendent pas que les pénitents des jésuites, absous en un tournemain, n'attachent aucun sens aux actes qu'ils récitent. L'esprit n'y a pas moins de part que la langue, ou, si l'on veut, nos deux philosophes ne creusent pas de fossé entre la langue et l'esprit. Bref, avec eux, nous passons enfin, - enfin ! - de la prière parlée, en tant que parlée à la prière tout ensemble parlée et pensée. On avouera bien que ce pas est d'importance.
La contrition et l'amour de Dieu sont des actions de la volonté, et les actions de la volonté ne sont pas des pensées, mais des mouvements, des inclinations, des pentes du coeur vers son objet. Or, dire à Dieu, soit extérieurement, soit intérieurement que nous l'aimons et dresser notre esprit vers lui n'est ;qu'une pensée et une réflexion d'esprit, et par conséquent ce n'est point un acte d'amour de Dieu, mais tout au plus un témoignage de celui que nous lui portons, si nous lui en portons véritablement.
« Qu'est-ce donc qu'aimer Dieu? » C'est-à-dire quels doivent être à son endroit les mouvements de notre coeur, pour que nos actes de charité, bien que nous en pensions tous les termes, soient autre chose qu'un psittacisme ou qu'une magie ? Comme, ou précisément parce que l'amour n'est pas une pensée, la réponse est difficile. Néanmoins on peut essayer.
Qu'est-ce que tous les hommes entendent quand ils disent d'une honnête femme aime son mari ? Ne veulent-ils marquer autre chose sinon que cette femme pense souvent en elle-même qu'elle l'aime, comme on prétend que former la même pensée au regard de Dieu soit I'aimer? Jamais personne n'eut ce sentiment. Et il se trouvera beaucoup de femmes, qui ont eu des affections très ardentes pour leurs maris, et qui peut-être jamais en leur vie n'ont fait de semblables réflexions.
Le voilà bien, toujours le même : prodigieux mélange d'opacité doctorale et d'intelligence. Après ce beau paragraphe où il ramasse en quelques lignes les principaux éléments
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d'une philosophie de la prière - et de ces lignes sortira tout le livre de Nicole - il commence à battre la campagne, ivre d'abstractions, hermétiquement fermé aux réalités humaines. Une femme a mille façons, non pas seulement de prouver, mais de dire à son mari qu'elle l'aime. Les yeux ne parlent-ils pas? Ce mari absent, est-il inouï qu'aux nouvelles qu'elle lui envoie de la maison, elle mêle quelques, formules affectueuses ? Que si elle ne fait pas de a réflexions » sur son amour, il faut bien qu'elle le pense, puisqu'elle le vit. Et comme cet amour n'est pas immuable, il faut bien aussi, puisqu'elle est honnête, qu'à de certains moments, elle se l'affirme à elle-même, qu'elle se le prouve, l'empêchant par là de s'évaporer, Combien plus naturelles et nécessaires, ces protestations et donc ces formules - lorsqu'il s'agit d'un amour tout spirituel, qui plus est, tout volontaire, qui se forme à la fine pointe de l'âme et à qui sont refusées très souvent les certitudes, d'ailleurs douteuses, du contact sensible ! Ce Dieu, qui est toujours présent, mais qui est, sinon toujours muet, du moins toujours invisible, ceux qui l'aiment le mieux ne sont pas sûrs de l'aimer, comme il veut qu'on l'aime, et s'ils multiplient les actes d'amour, c'est pour s'entraîner à l'aimer enfin. Mais ces évidences douloureuses, Arnauld ne les soupçonne même pas, englué qu'il est dans une notion livresque, inhumaine et irréligieuse de l'amour. Pour lui pas d'amour que n'ait provoqué une délectation victorieuse et qui même ne se confonde avec cette délectation; dès qu'il vient de naître, cet amour est déjà parfait; en d'autres termes, ou il est parfait ou il est mensonge. Pas de degrés : la plénitude d'abord, et consciente, et sensible. Ou le paroxysme, ou le néant. « Il semble, disait Mme Necker de Saussure, qu'on croit ou qu'on ne croit pas. Pourtant que de nuances infinies (1). » Entre aimer Dieu et ne pas l'aimer, il n'y a pas moins de nuances.
(1) E. Causse, Madame Necker de Saussure et l'éducation progressive, Paris, 193o, I, p. 163
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Une honnête femme donc ne vit que de, que pour son mari..
C'est par cette image imparfaite que nous devons juger si l'amour de Dieu règne dans nos âmes. Si nous sentons dans le fond de notre coeur un détachement des choses du monde, un attachement à celles de Dieu, un mépris des vanités...; une joie dans l'attente des biens éternels.
De ce pied-là, il peut aller loin : j'abrège donc :
et enfin une véritable disposition dans la volonté d'abandonner père, mère, frères, soeurs, parents, amis, fortune, grandeurs, honneur, estime, plutôt que d'abandonner le service de Jésus-Christ et la voie étroite de l'évangile; si, dis-je, sans nous flatter et sans nous séduire nous-même nous trouvons (en nous) ces dispositions..., nous avons quelque sujet de croire que nous aimons Dieu et de rendre grâce à sa miséricorde. Mais s'il n'y a rien de tout cela, c'est en vain que nous nous persuadons que, pour avoir prononcé certaines paroles, ou formé certaines pensées, nous avons produit des actes d'amour de Dieu (1).
Bref l'acte de charité, n'est un acte religieux que lorsqu'il s'accompagne, au moins implicitement, de la formule jumelle: « Je vous rends grâces de ne pas ressembler au commun des hommes..., à ce publicain... » Après quoi du reste, comme effrayé de ses propres cris, Arnauld recommande à tous, et même aux pécheurs, ces mêmes actes, qu'il ne se souvient déjà plus d'avoir mis à mal.
Afin que la calomnie ne dresse point de piège à mes paroles, je proteste encore une fois que je suis très éloigné de vouloir blâmer ces actes.., qui se trouvent dans les livres de dévotion, J'en loue et approuve extrêmement le bon usage, je n'en reprends que l'abus (2).
Tel le chasseur impulsif qui jette sa cigarette encore allumée sur les feuilles mortes des collines provençales et qui, trois heures plus tard, gourmande à perte d'haleine les pompiers retardataires. Ainsi, plus haut, le P. Guilloré se
(1) Traité de la Prière, II, pp. 31-32. (2) Ib., p. 36.
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défendant d'avoir même songé à humilier les offices liturgiques : également sincères l'un et l'autre, mais ils ne prennent pas garde que, surtout lorsqu'il s'agit des pratiques dévotes, l'abus est si voisin de l'usage qu'il faut parfois de très bons yeux pour les distinguer, et qu'à injurier le premier avec trop de fracas, on risque d'éclabousser le second.
IV. - Le prudent Nicole a bien senti ce danger; aussi, après avoir transcrit docilement les tirades véhémentes d'Arnauld, a-t-il jugé nécessaire de revenir, propria marte et avec plus, de sérénité, à la philosophie des formules (1). Nous avons, M. Arnauld, et moi, écrit-il, représenté plus haut,
l'abus qu'on fait souvent de ce qu'on appelle des actes, en les prenant comme étant certainement des mouvements de la volonté, au lieu qu'ils peuvent n'être que des pensées; mais ce serait un autre abus que d'en vouloir donner du mépris aux fidèles... (qui) en peuvent faire un très bon usage.
Même lorsque, parla faute de celui qui les récite, ces formules ne correspondent pas à un mouvement de l'âme, mais seulement à une « pensée », il faut bien saisir le caractère particulier de cette pensée ; son caractère cinétique, dirait aujourd'hui Nicole; c'est la pensée d'un saint mouvement :
Ces actes sont (au moins) de saintes pensées... Ils ne nous proposent pas seulement des objets (des vérités doctrinales) qu'il est bon de considérer, mais aussi l'image des mouvements et des dispositions où nous devons être en les regardant.
Encore une fois, la description anticipée d'une promenade n'est pas un exercice de marche ; un mouvement pensé n'est pas nécessairement vécu ; mais le seul fait de le penser, et de l'affirmer par un acte, nous invite à le vivre, à « faire
(1) Du vivant d'Arnauld, Nicole intitulait ce nouveau chapitre : Des actes et de leur utilité. (Traité de lOraison, p. 106); Arnauld disparu, le titre change: Que ce serait un grand abus que de condamner généralement les actes (Traité de la Prière II, p. 297).
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passer ces dispositions » dans notre coeur. « S'exciter à l'amour de Dieu par des pensées qui nous représentent les motifs que nous avons de l'aimer, et les mouvements que nous devons avoir pour lui », serait-ce une « spiritualité nouvelle », comme certains le prétendent ? Eh quoi! le livre des Psaumes contient-il autre chose que des formules « d'actes de contrition, de reconnaissance, d'humilité... » ?
Et ainsi, comme la récitation des Psaumes, dans tous les temps de l'Église, a été la dévotion perpétuelle des chrétiens, la pratique de ces actes a été aussi continuelle dans l'Église.
Aux bourdonnements emportés d'Arnauld comparez cette analyse tranquille et lucide :
Celui qui a dit à Dieu avec l'Église : « Heureux ceux qui se conservent purs dans la voie! », doit concevoir deux choses : l'image de ce bonheur; l'image du désir que nous en devons avoir. Car l'un et l'autre est marqué par ce mot heureux, qui représente l'élancement de l'âme vers ce bonheur. Il est vrai que, par la force de cette parole, l'élancement n'est que conçu,
et cette infirmité, celui qui récite le psaume, la connaît bien; mais il espère « que le coeur secondera cette pensée par le mouvement de l'esprit de Dieu, et, en le récitant (il) sollicite et presse la volonté de le former ».
Il faut donc bien se donner de garde de détourner le chrétien de la pratique de ces actes, et l'on ne saurait au contraire les y exciter trop.
Evidemment, évidemment, conclut le cher bonhomme, l'illusion est toujours à craindre. Quand on récite une formule, on n'est jamais sûr d'avoir prié pour de bon. Il se peut toujours faire,
comme nous l'avons prouvé, que tout cela ne soit encore que des pensées. Mais nous ne le savons pas et nous savons que ces pensées sont utiles et que Dieu s'en sert souvent pour faire impression sur notre coeur (1).
(1) Traité de la Prière p. II, pp. 297-300 - Cette rencontre - et bientôt ce contraste - entre Arnauld et Nicole seraient à étudier de plus près. 11 faut comprendre que le problème des formules n'intéresse pas directement (pas plus du reste, je ne saurais trop le redire, que la question de la communion) l'auteur de la Fréquente Communion. Son objet est tout négatif et agressif ; harceler les. jésuites qui symbolisent pour lui la doctrine de la « voie large s, du salut facile. Dans toute cette discussion autour des actes, écrit-il, « je prétends seulement que lorsqu'il s'agit de ramener une âme à Dieu, et de l'arracher au démon et au péché, ce n'est pas une chose si facile que l'on puisse croire raisonnablement qu'aussitôt qu'on lui aura demandé si elle ne déteste pas le péché de tout son coeur, et si elle n'est pas résolue de servir Dieu à l'avenir, et qu'elle aura répondu qu'oui, l'effet suive la parole et qu'à l'instant même elle brise toutes ses chaînes, pour s'élever jusque dans le sein de Dieu ; que son coeur qui était de pierre se change tout à coup en un coeur de chair, et au lieu qu'auparavant tous ses désirs se terminaient à la créature, elle entre en un moment dans une volonté pleine de ne servir plus que Jésus-Christ. S'y attende qui voudra ! » (Nicole, op. cit., II p. 36). Et encore : « Comment pouvons-nous imiter aujourd'hui cette prudence des Pères, si nous nous persuadons que le plus grand pécheur du monde, en se servant d'une certaine formule qu'on appelle un acte de contrition... est dans le moment tout changé... et devient en un instant digne de la couronne éternelle? » A quoi Raconis répondait : « Prétend-il imputer aux confesseurs et directeurs des âmes qui leur donnent ces formules... qu'ils les assurent qu'en les récitant de bouche et tout au plus dans une pensée intérieure..., ils seront en un moment tout changés ? Ce serait une calomnie atroce. » (Raconis, p. 379). C'est là se faire aisément la partie belle et prêter à Arnauld des énormités qu'il n'a jamais dites. Il est trop évident que nul confesseur, même jésuite, n'a jamais dispensé ses pénitents de ce mouvement du coeur sans lequel l'acte de contrition n'est qu'une pensée. Arnauld dit simplement qu'en de certains cas tout se passe comme si l'on attribuait en effet aux formules une vertu magique et foudroyante. Reproche très exagéré sans doute, mais qui n'était pas, semble-t-il, calomnie pure. En fait les instructions sévères qui furent alors données aux confesseurs par les autorités compétentes montrent que l'abus n'était pas imaginaire, et jusqu'à un certain point donnent raison à Arnauld (Cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, II, pp. 19o-191). Le problème pratique est d'ailleurs aussi douloureux que troublant. Si vivement qu'il secoue ses pénitents, comment veut-on que le confesseur arrive à être sûr qu'ils se trouvent dans les dispositions requises ? Comme les prétendus relâchés, les rigoristes sont bien obligés de s'en tenir, en définitive, aux protestations du pénitent. Mais c'est ici la zone du réel et du contingent, de l'humain en un mot, où l'on sait bien qu'Arnauld n'a jamais mis les pieds. Quoi qu'il en soit, la Fréquente fait ici le procès, beaucoup moins des formules, que de l'automatisme pénitentiel, si je puis dire; le procès, en d'autres ternies, du salut à bon marché. Ai-je besoin d'ajouter que la théologie de la voie étroite, bien que chère aux jansénistes, n'est pas janséniste? Nicole, au départ, ne se distingue pas d'Arnauld. Pour lui aussi, l'essentiel est de rappeler que « Dieu n'a pas voulu que le salut fût si facile ni que la porte de la vie fût si large « (II, p. «4). Mais Nicole a ce qui manquera toujours à son ami, la curiosité désintéressée du savant. Il commence la discussion, comme Arnauld la commence et la finit, en partisan, en polémiste; mais presque aussitôt il se mue en philosophe. De la critique des abus, qui seule intéresse le grand boxeur, Nicole passe à la critique purement scientifique; et, par la force même des choses ou de la vérité, venu, comme Balaam pour maudire les formules; il se met bientôt à les bénir; renversement qui me paraît du plus extrême intérêt; et d'autant plus remarquable que c'est la vive, mais passagère intuition d'Arnauld sur l'essence des formules, - images ou pensées de mouvement et non mouvements - qui, approfondie par Nicole, amène celui-ci à saisir le lien psychologique entre l'image conçue d'un mouvement et ce mouvement. - Aux philosophes d'aujourd'hui, cette analyse peut sembler sommaire. Mais à cette époque, c'était là, me semble-t-il, une initiative presque nouvelle.
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C'est ainsi que, grâce à Nicole, mis lui-même sur la voie par les intuitions d'Arnauld, la critique de la prière parlée s'insinue sans bruit parmi les catégories encore très incertaines de la psychologie religieuse. Nous verrons plus loin, du reste, que d'autres chapitres du beau Traité de lOraison creusent plus profondément le problème des formules. N'oublions pas néanmoins que cette curiosité de Nicole, bien que relativement nouvelle, est née d'une angoisse proprement religieuse, qui était encore moins nouvelle, mais que le mystique progrès de ce temps-là rendait peut-être plus aiguë qu'elle ne l'avait jamais été. A mesure qu'elle s'enrichit, l'expérience religieuse perd toujours plus ou moins de sa primitive simplicité! Plus elles s'appliquent aux diverses formes de l'oraison, plus les âmes sont tentées de se regarder vivre ; plus elles s'écoutent prier, si l'on peut ainsi parler. Aussi les vraiment ferventes n'avaient-elles
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pas besoin qu'on les mît en garde avec une telle insistance contre les abus de la prière parlée. Elles n'inclinaient déjà que trop à s'accuser elles-mêmes de routine, voire de mensonge, dans la récitation de ces formules, qui, d'ailleurs, les soutenaient et les ravissaient. Elles avaient besoin au contraire qu'on leur ordonnât de passer outre, sans plus s'attarder aux introspections indéfinies qu'exigeaient d'elles les cruelles déclamations d'Arnauld. C'est là ce que Nicole a fort bien senti, avec autant d'humanité et de bon sens que de religion véritable; il se peut toujours faire que les formules récitées par nous ne soient que des pensées; « mais nous ne le savons pas » ni ne le saurons jamais ici-bas ; et nous savons que Dieu veut se servir de ces pensées « pour faire impression sur notre coeur ». « Il ne faut pas, écrit-il dans un autre Traité, s'imaginer qu'on soit effectivement
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dans l'esprit de pénitence sitôt qu'on s'occupe de pensées de pénitence ;
mais il est bon néanmoins de s'en occuper, en priant Dieu qu'il nous les mette dans le coeur, la pensée jointe à la prière étant la voie ordinaire par laquelle Dieu forme les dispositions dans le coeur; et c'est pourquoi il se faut prescrire certains exercices qui renouvellent en nous cet esprit de pénitence, et le mettent souvent devant nos yeux. C'en est un, par exemple, de faire quelques prières expressément le matin, à
qui sont des formules.
Monsieur l'Évêque d'Alet ne manquait pas de les réciter plusieurs fois le jour ; on le pourrait donc bien faire une fois (1).
Duguet, moraliste plus sévère et dévot plus tendre que Nicole, plus intraitable, du reste, sur la « délectation victorieuse » et qui, de ce chef, n'a jamais compris la tradition mystique sur la ferveur sensible, Duguet paraît d'abord se
(1) Essais de morale, V p, 278, XIIe traité : de la Préparation à la mort Dans son Instruction sur les Etats d'Oraison, Bossuet que, d'ailleurs. nous retrouverons plus loin, traite assez dédaigneusement les formules. « De tous ces actes, les plus grossiers sont ceux qu'on réduit en formules et qu'on fait comme on les trouve dans les livres... Acte de contrition, de demande... Ces actes sont très imparfaits et même ne sont souvent qu'un amusement de notre imagination, sans qu'il en entre rien dans le coeur, Ils ont cependant leur utilité dans ceux qui commencent à goûter Dieu. C'est une écorce, il est vrai, mais à travers cette écorce, la bonne sève se coule; c'est la neige sur le blé qui, en le couvrant, engraisse la terre et fournit au grain de la nourriture; on en vient peu à peu aux actes du coeur » (Livre V §. 23). « Les plus impurs, les plus grossiers sont ceux qu'on réduit en formules » (Ib. § 24). N'oublions pas que la Fréquente d'Arnauld avait fait sur Bossuet, comme sur presque tous les contemporains, une impression profonde. N'oublions pas non plus que, dans cet ouvrage, il tâche de donner un sens orthodoxe à ceux des mystiques autorisés dont se réclamait Mme Guyon. Quoiqu'il en soit, tout cela me paraît beaucoup mieux dit que pensé. Neige, écorce, comme il voudra; mais comment expliquera-t-il un effet sans cause, c'est-à-dire le coeur déjà plus ou moins remué par une pratique où ce même coeur ne serait engagé d'aucune façon. Il parle des âmes qui « commencent à goûter Dieu » et non pas de simples perroquets. Pour que le grain se nourrisse, ne faut-il pas qu'il soit déjà là; pour que la sève coule à travers l'écorce, ne faut-il pas que l'arbre soit vivant. D'où viendrait, d'ailleurs, cette grossièreté, ou impureté des formules? Sans doute de ce qu'elles sont stéréotypées, et que le fidèle ne les improvise point. Mais le Pater n'est-il pas stéréotypé, lui aussi? Que de confusions
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ranger, et non, sans éclat, parmi les adversaires des for-mules :
Si l'âme est froide et languissante, si le coeur n'est point attendri..., tout ce langage est inutile; c'est une espèce d'hypocrisie ; c'est une illusion que l'esprit fait à la volonté; c'est une méthode pour se tromper soi-même, et pour essayer, s'il était possible, de tromper Dieu.
C'est le lieu commun, fatigué, maussade, mais que nous allons voir bientôt s'évanouir comme une fumée :
J'avoue néanmoins qu'il y a des états où l'on se trouve si dur et si pesant qu'on a besoin d'être soutenu par des prières réduites en méthode. Sainte Thérèse en avait souvent éprouvé l'utilité, et elle avait elle-même écrit certains entretiens fort vifs et fort tendres, pour exciter sa ferveur... après la sainte communion. « Afin, dit-elle, que je me cherche et que je tâche de me retrouver moi-même dans ce que j'écris ; car souvent, mon Dieu, je me sens si faible et si lâche que je ne sais plus qu'est devenue votre servante...
Et nous donc ! Mais Duguet n'est pas encore convaincu. « Ces occasions, dit-il, et ces besoins sont rares. » Chez lui, sans doute, qui est toute suavité, qui vit dans un ermitage. Mais nous !
Je craindrais qu'un attachement trop littéral à de certaines prières,
saluons en passant, notre vieil ami Guilloré,
ne produisît deux mauvais effets ; l'un d'endormir le coeur faute d'exercice, et l'autre de dégoûter l'esprit par une lassante uniformité.
Alors que faire ? Renoncer aux formules ? Jamais de la vie. Il faut, au contraire nous en gorger, si j'ose lui prêter de tels mots :
Rien n'est plus fertile ni plus abondant pour les âmes stériles et pauvres, que le 4e livre de l'Imitation de Jésus-Christ.
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Il conseille aussi une douzaine de psaumes, autant dire une grande variété de formules. Tout le fracas par où il avait commencé se réduit à proscrire un « attachement trop littéral » aux mêmes actes. Aussi bien, écrit-il à une darne qui l'avait un peu agacé en lui demandant de rédiger pour elle, de sa propre main, de nouveaux « actes après la communion » : à quoi bon, vous avez l'Imitation, vous avez les Psaumes. Ce qui, d'ailleurs, car il est plein de bonté et n'a pas fait voeu, on l'a bien vu, de cohérence, ne l'empêche pas de rédiger aussitôt quelque trente pages de prières. Et c'est bien heureux pour nous, car il a trouvé moyen de ramasser dans ces actes une admirable philosophie, théologie plutôt, des formules.
Je puis me tromper, en croyant que j'ai dans le coeur ce qui n'est peut-être que dans mon imagination ; et, dans cette incertitude, que puis-je faire de mieux que de m'abandonner à votre miséricorde ; d'espérer en elle malgré même les raisons qui combattent cette espérance; de jeter dans votre sein mes doutes et mes inquiétudes?
Puis attendrissant et illuminant, comme presque seul il sait le faire, la doctrine un peu sèche de Nicole :
Tout ce que je vous demande, o mon Dieu, est que vous ne mesuriez pas votre miséricorde sur mes dispositions ; que vous ne borniez pas vos grâces à mon avidité, et que vous ne les fassiez pas dépendre de ce que je suis, mais de ce que vous êtes : consultez pour agir dans moi, votre puissance,
et non la grandeur de la foi et de l'amour que décrivent et qu'exagèrent sans doute mes formules.
Au lieu de me dire comme vous le disiez souvent dans l'Evangile : Qu'il vous soit fait selon votre foi et votre désir ; permettez-moi de vous dire avec la Sainte Vierge : Qu'il nie soit fait selon votre parole (1).
(1) Préparation pour la Confession, par M. Daguet, pp. 12-15; 22-23. J'ai trouvé cette plaquette, reliée avec d'autres opuscules dévots, dans un recueil de la fin du XVIII° siècle. La destinataire de la lettre n'est pas nommée ; peut-être Mme d'Aguesseau pour qui Duguet avait écrit sa conduite d'une dame chrétienne. Duguet, a du reste, un sens catholique et traditionnel trop vif pour faire fi des formules. « Aimez la prière... Préférez la publique et la commune à toute autre. Regardez les psaumes comme dictés par le Saint-Esprit pour vous en particulier; attendrissez-vous en les prononçant (ce qui veut dire, hélas ! : soyez un autre Duguet) ; entrez dans les intentions du Prophète et prêtez à ses paroles un coeur tel que le sien. Relisez les Confessions de saint Augustin, pour y apprendre à prier et à gémir avec ce grand homme..., et si vous ne pouvez suivre son ardeur et son amour, répétez au moins ses paroles; et unissez-vous à ce que vous entendrez si vous n'êtes pas assez heureuse pour l'éprouver et le sentir. » (Lettres, I, pp. 66-67).
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Verbum tuum substitué au verbum meum : divine psychologie qui demande au dogme de la grâce sanctifiante de résoudre le problème des formules ; Dieu faisant siennes les formules que déjà nous tenons de lui ou de l'Église, les priant en nous, et leur rendant ainsi leur réalité originelle, toujours plus ou moins appauvrie dans le passage du coeur à l'esprit, de l'esprit aux lèvres. Spiritus oris nostri, Christus. Jésus-Christ est « tout l'esprit » de nos formules, écrivait le P. Noulleau :
Mon Dieu, n'étouffez jamais en ma bouche.., cet esprit de ma bouche, mais plutôt ne permettez jamais que mes péchés l'y étouffent. Et qu'ainsi Jésus-Christ seul demande éternellement tout en moi (1).
Même psychologie, tremblante à la fois et confiante, chez le P. Lejeune :
Mon fils! tu as dit souvent ces paroles : « Je ne veux que Dieu seul. Celui-là est bien avare à qui Dieu ne suffit... » Voilà en effet, de belles paroles, mais tu es bien loin de ton compte. - Pardonnez-moi, mon Seigneur, je n'userai plus de ces compliments spirituels... mais néanmoins je voudrais bien que vous fussiez mon tout (2).
Puisqu'il le veut, qu'il le dise sans plus d'inquiétude. Plus ils se tourmentent à la pensée que leurs prières ne sont que des mots, plus ils montrent qu'elles sont de véritables
(1) L'Esprit du Christianisme, 1664, III, pp. 499, 5oo. (2) Solitude de dix jours, p. 319.
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prières (1). Aussi bien et quoi qu'il en soit de la théorie, il faut bien que le xvlle siècle religieux ait refusé de se laisser affoler par la critique des formules, puisqu'il a constamment recours dans sa prière, soit aux formules officielles de la liturgie, soit aux formules de la dévotion privée.
(1) Cf. Les Regrets d'une âme touchée d'avoir abusé longtemps de la sainteté du Pater en le récitant sans y apporter assez d'attention - Paris, 1698 ; livre très répandu, semble-t-il, dans les milieux rigoristes. « Avec quel front, ai-je osé, mon Dieu, vous dire si souvent ces paroles (Ne nos inducas...) moi qui, jusqu'ici, bien loin de craindre les tentations, me suis jeté au milieu d'elles... Tous mes désirs vous crient : Non, mou Dieu, ne m'ôtez point cette tentation... Arrive ce qui pourra, je veux jouir de ce plaisir. Si donc, o mon Dieu, vous écoutez bien plus la voix du coeur que celle de la langue, n'ai-je pas sujet de craindre qu'en voyant mes désirs cachés, vous ne me livriez à moi-même et que, pour punir cette hypocrisie avec laquelle je vous prie en apparence de me délivrer du péril, vous ne m'y ayez déjà abandonné. » pp. 141-142. Evidemment ! et c'est ainsi que plus tard Newman prêchera contre les unreal words, ou contre la prière psittaciste. Mais cette analyse du ne nos induca parait bien épaisse : ou bien la formule a été récitée machinalement - et alors, s'agissant d'un acte qui n'est pas humain, il n'y a plus d'hypocrisie; ou bien elle a été récitée avec une certaine volonté de prier et une volonté de prier, en tant que telle, est incompatible avec un vrai désir de céder à la tentation. Cf. dans le Bouquet (protestant) d'Eden, l'admirable prière « du fidèle qui s'afflige de ce qu'il ne prie pas Dieu comme il faut », empruntée à « M. Le Faucher » : « Quand je pense te prier, je me trouve comme possédé d'un esprit muet... Si je récite quelque prière, je la prononce bien de bouche, mais mon coeur n'y est point... Je doute souvent s'il ne me vaudrait point mieux ne te prier point que de te prier de la sorte. Car je t'offense en cela même, et ma prière m'est tournée en péché... (mais) si tu m'avais abandonné entièrement, je n'aurais point ces sentiments. Car ce n'est pas ma chair qui les produit en moi... Je fais ce que je puis par la voix, par le geste et par autres moyens pour échauffer mon coeur...; mais tant plus je m'efforce, tant plus je reconnais que la faculté de te bien prier n'est pas une habitude qui se puisse acquérir par lindustrie humaine... O Dieu, qui embrasas jadis le sacrifice d'Elie, encore qu'il fût couvert et environné d'eaux... Tu as exaucé David autrefois, encore que bien souvent ses prières fussent plutôt des cris et des rugissements confus que des prières distinctes et bien formées... » Le Bouquet d'Eden ou recueil des plus belles prières et méditations des principaux auteurs modernes, par Abraham Preye..., Francfort, 1673, p. 325, seq.
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