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Pourquoi cette étude ? - Son importance pour le monde et pour la France. - Son actualité. Pourquoi d'après le Cardinal Pie ? - Nature de ce travail et méthode suivie. - Plan général.
Notre Seigneur Jésus-Christ venu sur la terre pour sanctifier les âmes, y est-il aussi descendu pour imposer Sa volonté aux institutions sociales, aux codes, aux assemblées, aux souverains eux-mêmes et devenir ainsi le Roi suprême des nations et des peuples ? C'est la question qui va nous occuper, et pour y répondre avec précision et ampleur, nous ne ferons autre chose que d'exposer l'enseignement du Cardinal Pie sur la Royauté du Christ.
Pourquoi donc ce sujet et pourquoi en demander la doctrine à l'évêque de Poitiers ? Il n'y a pas de question plus capitale que celle de la Royauté sociale du Christ. C'est pour le monde une question de vie ou de mort. Les peuples sortent à peine de la plus effroyable guerre qu'ils aient connue et ils en sont encore tout ébranlés. Avec angoisse, ils recherchent une paix durable dans le respect des droits de tous et dans les liens de fraternité qui grouperont les nations en une seule famille. Cette paix si passionnément poursuivie, ni les armements, ni les ressources multiples de la diplomatie, ni les conférences internationales, ni les décisions du tribunal suprême de la Société des nations ne pourront la donner au monde. Seule, la reconnaissance officielle par tous les peuples de la Royauté pacifique du Christ peut l'assurer à la terre.
Benoît XV l'a déclaré hautement : «c'est l'athéisme légal érigé en système de civilisation qui a précipité le monde dans un déluge de sang»[1]
Ce n'est que l'abolition de cet athéisme légal, c'est-à-dire la proclamation officielle des droits de Jésus-Christ sur la société, qui peut écarter les flots d'un nouveau déluge encore plus sanglant et plus universel.
Sa Sainteté Pie XI, dans son admirable Encyclique Ut arcano Dei consilio, insiste sur ce grave avertissement de son prédécesseur. «Qui donc ignore, écrit-il, cette parole de l'Écriture : Ceux qui abandonnent le Seigneur seront consumés et l'on ne connaît pas moins les paroles si importantes de Jésus, le Rédempteur et le Maître des hommes : Sans Moi vous ne pouvez rien faire, et : Celui qui ne ramasse pas avec Moi, dissipe. «Ces jugements de Dieu se sont exécutés en tout temps, mais c'est maintenant surtout qu'ils s'exécutent aux yeux de tous. C'est parce que les hommes se sont misérablement éloignés de Dieu et de Jésus-Christ qu'ils ont été plongés de leur bonheur antérieur dans un déluge de maux».
Parlant ensuite du remède si désiré de la paix : «Lorsque les cités et les républiques auront tenu à suivre les enseignements et les préceptes de Jésus-Christ dans leurs affaires intérieures et étrangères, alors enfin elles auront dans leur sein la vraie paix... La paix digne de ce nom, c'est-à-dire la désirable paix du Christ, n'existera jamais si les doctrines, les préceptes et les exemples du Christ ne sont gardés par tous, dans la vie publique et dans la vie privée, et si l'Église dans une société ainsi ordonnée n'exerce enfin sa divine fonction, protégeant tous les droits de Dieu sur les individus et sur les peuples. C'est en cela que consiste ce que nous appelons d'un mot le Règne du Christ» [2]
Et, résumant toute sa pensée dans un mot d'ordre, qui depuis le nouveau Pontificat a fait le tour du monde, il conclut . «Voulons-nous travailler de la manière la plus efficace au rétablissement de la paix, restaurons le Règne du Christ. Pas de paix du Christ sans le règne du Christ» [3]
Mais de toutes les nations, il en est une qui a plus souffert de la guerre et qui, plus que toute autre, aspire ardemment et loyalement à la paix du monde. C'est la France. Nous avons des témoignages précis qui attestent que la France a reconnu que son impiété sociale avait été pour elle la cause principale du terrible fléau. Voulant réparer le passé, avec l'élan chevaleresque qui la caractérise, elle s'emploie à rendre à Jésus-Christ la place royale qu'il doit occuper dans la société. La question de la Royauté sociale du Christ commence à devenir populaire en France [4]. En pleine guerre, l'emblème du Sacré-Coeur, placé par des mains pieuses sur des milliers de drapeaux et de fanions, était déjà une proclamation de cette Royauté. Depuis, nos évêques, nos prêtres, nos publicistes ont traité souvent ce grave sujet. [5]Aux congrès eucharistiques de Lourdes et de Paray, des voeux ont été émis pour qu'une fête mondiale affirmât la royauté sociale de Jésus-Christ dans tout l'univers. Ce noble zèle des catholiques français pour la cause du Christ Roi a été encouragé encore par la canonisation des deux saintes de la patrie : sainte Jeanne d'Arc et sainte Marguerite-Marie, car toutes deux ont été les apôtres du règne social du Christ. Jeanne d'Arc, auprès de Charles VII[6] et Marguerite-Marie, à la cour de Louis XIV.
Ce magnifique mouvement qui porte l'élite de la France catholique aux pieds du Roi des nations s'accentue de plus en plus et ainsi la question de la Royauté du Christ, tout en restant une question essentiellement universelle, deviendra néanmoins la question française par excellence.
D'une importance souveraine pour la paix du monde et pour la prospérité de la France, la Royauté sociale du Christ s'impose avec une actualité poignante. Cette actualité s'affirmera toujours davantage. De plus en plus la question du Règne social du Christ se posera, de plus en plus elle se discutera, car la lutte va s'engager entre les partisans déclarés du Christ et de sa civilisation et les tenants de la civilisation païenne et athée. La lutte n'est pas là, disent les clairvoyants. «Le monde est arrivé à un point où il doit périr ou renaître. Tous les entre-deux seront broyés par la destruction ou rejetés avec dédain par la reconstruction»[7].
Point n'est besoin maintenant d'expliquer qu'une question si capitale et si actuelle doit être étudiée avec soin. Combien elle est ignorée ! C'est la question la plus méconnue de nos contemporains. L'élite intellectuelle elle-même semble ne pas savoir qu'il y a une doctrine sociale chrétienne, une politique chrétienne. C'est pour aider à combattre cette ignorance que nous avons essayé ce modeste travail. En le composant, nous avons pensé non seulement aux fidèles épris de zèle pour la grande cause du Christ-Roi, mais encore aux hommes instruits qui cherchent la vérité, surtout aux élèves en théologie. Dans leurs manuels, la question de la Royauté de Jésus-Christ est traitée trop sommairement pour qu'ils puissent y attacher l'importance qu'elle mérite.
Aidés par cette étude, ils auront une idée plus exacte, plus complète et saisiront mieux la haute portée sociale de ce titre de Roi que nous donnons au Christ et, devenus prêtres, ils seront les apôtres ardents et les chevaliers sans reproche du Roi Jésus.
Mais comment procéder dans cette question ? Comment arriver avec sécurité aux conclusions hardies qu'elle comporte ?
Il nous faut pour guide un Maître approuvé par l'Église, un docteur contemporain, connaissant à fond les bouleversements sociaux de ces derniers siècles et ayant traité avec précision la question qui nous occupe. Ce Maître, c'est le Cardinal Pie, évêque de Poitiers.
Le Cardinal Pie jouit déjà dans l'Église de toute l'autorité d'un docteur. Les papes l'ont loué. Pie IX lui écrivait en 1875 à l'occasion de la publication de ses œuvres :
«Non seulement vous avez toujours enseigné la saine doctrine, mais avec votre talent et l'éloquence qui vous distingue, vous avez touché avec tant de finesse et de sûreté les points qu'il était nécessaire ou opportun d'éclairer, selon le besoin de chaque jour, que pour juger sainement les questions et savoir y adapter sa conduite, il suffisait à chacun de vous avoir lu » [8].
En 1879, Léon XIII créait cardinal l’Évêque de Poitiers, cette nomination, suivant de si près la publication de ses œuvres, est une approbation implicite de sa doctrine. Pie X, donnant audience au Séminaire français, déclarait avoir "lu et relu souvent"[9] les œuvres du Cardinal Pie. Et la première encyclique du saint Pape reproduisait en grande partie la première lettre pastorale de Mgr Pie à son diocèse de Poitiers.[10]
Enfin le Cardinal Gasparri, au nom de Benoît XV, écrivant au Chanoine Vigué pour sa publication des Pages choisies du Cardinal Pie, loue en ces termes ces pages «où l'évêque de Poitiers apparaît dans ce rôle de docteur qu'il remplit avec tant d'éloquence et d'autorité ; il y apparaît comme un adversaire redoutable du naturalisme, du libéralisme et des restes insidieux du gallicanisme. Nul n'exposa avec plus de clarté, contre les diverses formes du naturalisme, l'obligation primordiale qui incombe à tout homme d'adhérer à la Révélation surnaturelle et nul ne défendit avec plus d'éclat contre le libéralisme les droits imprescriptibles de Dieu et de l'Église dans l'organisation de la société... L'action que le Cardinal Pie a exercée de son vivant est de celles qui doivent se perpétuer au sein du clergé français et dans l'Église universelle. » [11]
Nous avons donc un éloge ininterrompu donné par les Souverains Pontifes à notre guide dans le sujet que nous traitons.[12]
Le Cardinal Pie est notre contemporain. Mort en 1880, il n'a pas connu, il est vrai, toutes nos lois de déchristianisation sociale. Toutefois, remarque le Cardinal Billot, « ce qui est advenu de nouveau n'a été qu'une évolution de l'état de choses qui existait de son temps ; ce ne fut que le développement des principes dont il avait vu avec une rare pénétration les conséquences et les suites ; le résultat des institutions, des opinions, des doctrines qu'il n'avait cessé de combattre pendant tout le cours de sa carrière». (Eloge du Cadinal Billot)
Enfin, le Cardinal Pie a traité notre sujet. A la vérité, il n'a jamais donné une étude ex professo sur le règne du Christ, mais tout lecteur de ses oeuvres reconnaît facilement que le règne social de Jésus-Christ fut son grand objectif.[13]
Lui-même, un an avant sa mort, recevant la barrette cardinalice, le disait au président de la République en ces termes:
«Une obligation plus étroite m'est imposée d'employer les derniers restes de ma vie, les dernières ardeurs de mon âme, à inculquer à nos contemporains la sentence apostolique dont les trente années de mon enseignement pastoral n'ont été que le commentaire, à savoir : «Que personne ne peut poser un autre fondement en-dehors de celui qui a été posé par la main de Dieu et qui est le Christ Jésus» et que, pour les peuples comme pour les individus, pour les sociétés modernes comme pour les sociétés antiques, pour les républiques comme pour les monarchies «il n'y a point sous le ciel d'autre nom donné aux hommes dans lequel ils puissent être sauvés, si ce n'est le nom de Jésus-Christ » (Discours au Président de la République, 26 mai 1879, X, 7-8.)
D'autres lui rendent ce témoignage.[14]Le R.P. Longhaye, annonçant les huit premiers volumes de ses œuvres, écrit dans une sorte d'épilogue : «Il y a unité dans cette oeuvre épiscopale, si multiple et si diverse en apparence... c'est le surnaturel, c'est le droit de Jésus-Christ à régner socialement, revendiqué par une affirmation incessante, variée à l'infini dans ses formes comme les rébellions qu'elle combat, toujours une dans son fond comme la vérité qu'elle proclame... S'il fallait une épigraphe aux œuvres de Mgr de Poitiers, quelle autre choisir que le cri passionné de [[saint Paul|saint Paul : "Il faut qu'Il règne, Oportet autem illum regnare" ? Tout y est plein de cette pensée. Elle préoccupe dès 1844 le jeune et éloquent panégyriste de Jeanne.[15] Elle inspire en 1848 le grand vicaire de Chartres appelé, chose piquante, à bénir un arbre de la liberté.[16] L'évêque lui devra ses plus fiers accents. J'oserais presque dire qu'il lui devra tout ; car dans son enseigne- ment répandu selon le jour et le besoin, sans intention d'unité ni de méthode, prédication solennelle, homélies familières, entretien avec le clergé, polémique avec les ministres, la pensée du règne social de Jésus-Christ reparaît toujours. Là même où elle n'est pas directement en vue, on la sent qui circule pour ainsi dire à fleur des choses, comme un feu latent qui donne à tout chaleur et vie. Ainsi I'oeuvre devient une, et en jetant sa parole à tout vent comme une semence, le maître a fait un livre sans le prétendre et sans le savoir».[17]
Ainsi, Mgr Pie a enseigné le Règne social de Jésus-Christ et il a osé le faire en face de l’opposition formidable de la société contemporaine. L'Église par la voix officielle de ses papes l'a loué. Nous ne pouvons donc mieux faire que d’aller demander à ce chevalier du Christ les principes d'après lesquels doit régner notre Roi.
Comment avons-nous procédé dans ce travail ?
Écartons d'abord certaines formules chères à quelques modernes : nous ne faisons pas l'histoire d'une pensée, comme si la pensée de ce règne avait évolué dans l'esprit de Mgr Pie. Non, cette pensée a pour lui et dès ses débuts toute la force et toute la précision d'un dogme.[18]
Nous avons seulement compulsé toutes les oeuvres du Cardinal Pie (œuvres sacerdotales et épiscopales) en en dégageant les pensées qui se rapportent au Règne du Christ. Groupant ces pensées, nous avons essayé de réduire comme en une synthèse tout son enseignement sur ce sujet capital. Ce modeste travail voudrait être un traité suivi et logique de ce qui est épars dans les douze volumes de l'évêque de Poitiers.[19] C'est bien sa doctrine intégrale que nous livrons dans cette étude, dont le plan seul est nôtre dans ses grandes divisions et dans la structure de chacune d'elles.
Voici ce plan. Il comporte quatre parties.
1° Jésus-Christ est Roi des nations. Les nations Lui doivent obéissance.
2° Les nations modernes sont révoltées contre Lui. Conséquences de leur rébellion.
3° Comment restaurer ce Règne social ? les Restaurateurs et leurs devoirs ; le programme de restauration ; les difficultés
3° les Modèles du gouvernement chrétien.
4° L'avenir de la Royauté sociale du Christ.
Cette division, qui semble disséquer les idées, donnera à notre travail une forme un peu aride et comme scolastique. Le lecteur nous le pardonnera s'il y gagne la précision sur un sujet, traité ordinairement en forme plus oratoire que didactique.
Toutefois, en publiant ce travail qui pourra suffire à documenter avec précision, ceux qui ne possèdent pas les oeuvres complètes de Mgr Pie, nous ne prétendons nullement dispenser ceux qui en auraient le loisir, de l'étude directe et de la lecture attentive de l'œuvre intégrale du grand évêque.[20] Tout au contraire, nous ne saurions trop leur recommander cette lecture méditée et suivie. Elle leur donnera de suppléer aux lacunes de notre synthèse et complétera la pensée que nous avons voulu mettre en relief.
Nous ne croyons pas non plus que Mgr Pie ait épuisé le sujet et nous ait donné un traité auquel on ne puisse ajouter. On s'apercevra vite, dans la première partie, par exemple, que les preuves scripturaires et patristiques ne sont indiquées
que sommairement. On regrettera aussi de n'y pas trouver une étude spéciale sur la nature intime et le caractère tout d'amour de cette Royauté.
Il faut le reconnaître cependant : l'évêque de Poitiers a donné toutes les grandes lignes d'un vaste et magnifique édifice doctrinal sur la Royauté du Christ.
Toute notre ambition comme toute notre récompense aura été de montrer dans le Cardinal Pie, le Docteur de la Royauté sociale du Christ et le chef qui doit nous entraîner au bon combat pour la restauration sociale chrétienne.
Comme le titre l'indique, nous exposons d'abord les preuves de la royauté sociale de Jésus-Christ ; nous traitons ensuite de l'obligation qui s'impose aux nations de reconnaître cette royauté.
Quelques preuves scripturaires. - Les deux textes commentés de préférence par le Cardinal Pie.
Le 8 novembre 1859, Mgr Pie, prêchant à Nantes le panégyrique de saint Émilien, en prenait occasion de poser magnifiquement la thèse du Christ-Roi.
«Jésus-Christ, disait-il, est roi ; il n'est pas un des prophètes, pas un des évangélistes et des apôtres qui ne Lui assure Sa qualité et Ses attributions de roi. Jésus est encore au berceau, et déjà les Mages cherchent le roi des Juifs Ubi est qui natus est, rex Judoerum ? Jésus est à la veille de mourir : Pilate lui demande : Vous êtes donc roi : Ergo rex es tu ? Vous l'avez dit, répond Jésus. Et cette réponse est faite avec un tel accent d'autorité que Pilate, nonobstant toutes les représentations des Juifs, consacre la royauté de Jésus par une écriture publique et une affiche solennelle.
Et faisant siennes les paroles de Bossuet, Mgr Pie continue : «Écrivez donc, écrivez, ô Pilate, les paroles que Dieu vous dicte et dont vous n'entendez pas le mystère. Quoi que l'on puisse alléguer et représenter, gardez-vous de changer ce qui est déjà écrit dans le ciel. Que vos ordres soient irrévocables, parce qu'ils sont en exécution d'un arrêt immuable du Tout-puissant. Que la royauté de Jésus-Christ soit promulguée en la langue hébraïque, qui est la langue du peuple de Dieu, et en la langue grecque, qui est la langue des docteurs et des philosophes, et en la langue romaine qui est la langue de l'empire et du monde, la langue des conquérants et des politiques. Approchez, maintenant, ô Juifs, héritiers des promesses ; et vous, ô Grecs, inventeurs des arts ; et vous, Romains, maîtres de la terre ; venez lire cet admirable écriteau ; fléchissez le genoux devant votre Roi». [21]
Ce sont là quelques preuves scripturaires de la royauté de N.-S., Mgr Pie en donne d'autres ça et là dans ses œuvres.[22] Nous ne pouvons les recueillir toutes, parfois pour leur brièveté, mais sur deux d'entre elles : la mission que J.-C. donne à Ses apôtres, et la prière du Pater, il s'arrête davantage.
«Entendez, nous dit-il, les derniers mots que N.-S. adresse à Ses apôtres, avant de remonter au ciel : Toute puissance M'a été donnée au ciel et sur la terre. Allez donc et enseignez toutes les nations. Remarquez, mes frères, Jésus-Christ ne dit pas tous les hommes, tous les individus, toutes les familles, mais toutes les nations. Il ne dit pas seulement : Baptisez les enfants, catéchisez les adultes, mariez les époux, administrez les sacrements, donnez la sépulture religieuse aux morts. Sans doute, la mission qu'Il leur confère, comprend tout cela, mais elle comprend plus que cela, elle a un caractère public, social car Jésus-Christ est le roi des peuples et des nations. Et comme Dieu envoyait les anciens prophètes vers les nations et vers leurs chefs pour leur reprocher leurs apostasies et leurs crimes, ainsi le Christ envoie Ses apôtres et Son sacerdoce vers les peuples, vers les empires, vers les souverains et les législateurs pour enseigner à tous Sa doctrine et Sa loi. Leur devoir, comme celui de saint Paul, est de porter le nom de Jésus-Christ devant les nations et les rois et les fils d'Israël»[23].
Ainsi, Jésus-Christ donne à Ses apôtres la mission officielle de prêcher son règne social, bien plus, Il veut que ce règne soit proclamé par tous les fidèles. Il le fera demander chaque jour par tout chrétien dans la prière du Pater. «Jamais, nous dit l'évêque de Poitiers, le divin fondateur du Christianisme n'a mieux révélé à la terre ce que doit être un chrétien, que quand il a enseigné à Ses disciples la façon dont ils devaient prier. En effet, la prière étant comme la respiration religieuse de l'âme, c'est dans la formule élémentaire qu'en a donnée Jésus-Christ qu'il faut chercher tout le programme et tout l'esprit du christianisme. Écoutons donc la leçon actuelle du Maître. Vous prierez donc ainsi, dit Jésus. Sic ergo vos orabitis. Notre Père qui êtes dans les cieux, que Votre nom soit sanctifié, que Votre règne arrive, que Votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel» [24]. Mgr Pie, reprenant le Pater, démontre que ces trois demandes se résument et se condensent en une, celle du règne public, social, car, explique-t-il, le nom de Dieu ne peut être sanctifié pleinement et totalement s'il n'est reconnu publiquement, la volonté divine n'est pas faite sur la terre comme au ciel si elle n'est pas accomplie publiquement et socialement [25]. Et il conclut :
«Le chrétien, ce n'est donc pas comme semble le croire et comme l'affirme tous les jours et sur tous les tons un certain monde contemporain, ce n'est donc pas un être qui s'isole en lui-même, qui se séquestre dans un oratoire indistinctement fermé à tous les bruits du siècle et qui, satisfait pourvu qu'il sauve son âme, ne prend aucun souci du mouvement des affaires d'ici-bas. Le chrétien, c'est le contre-pied de cela. Le chrétien, c'est un homme public et social par excellence, son surnom l'indique : il est catholique, ce qui signifie universel. Jésus-Christ, en traçant l'oraison dominicale, a mis ordre à ce qu'aucun des siens ne pût accomplir le premier acte de la religion qui est la prière, sans se mettre en rapport, selon son degré d'intelligence et selon l'étendue de l'horizon ouvert devant lui, avec tout ce qui peut avancer ou retarder, favoriser ou empêcher le règne de Dieu sur la terre. Et comme assurément les œuvres de l'homme doivent être coordonnées avec sa prière, il n'est pas un chrétien digne de ce nom qui ne s'emploie activement dans la mesure de ses forces, à procurer ce règne temporel de Dieu et à renverser ce qui lui fait obstacle».[26]
L'évêque de Poitiers ajoutait une très grande importance à cette preuve tirée de notre prière quotidienne, et il n'oubliait jamais d'apporter cet argument irrésistible en faveur de la Royauté sociale de Notre-Seigneur.[27]
- Droit de naissance. - Droit de conquête. - Comment Jésus-Christ a conquis sa Royauté ? - Conclusion.
Jésus-Christ est Roi des nations. Mgr Pie l'a prouvé par l'Écriture. Mais quels sont ses titres à la Royauté ? L'importance de ces titres ne lui a pas échappé. Il les indique dans son panégyrique de saint Émilien, où parlant de cette royauté il dit :
«Elle date de loin et elle remonte haut cette universelle royauté du Sauveur. En tant que Dieu, Jésus-Christ était roi de toute éternité ; par conséquent, en entrant dans le monde, il apportait avec Lui déjà la royauté. Mais ce même Jésus-Christ, en tant qu'homme, a conquis Sa royauté à la sueur de Son front, au prix de Son sang » [28]. Le grand évêque ramène ainsi à deux les titres de Jésus-Christ à la royauté : le droit de naissance et le droit de conquête. Ce dernier, la conquête, lui donne thème à un magistral développement dans une homélie[29] qu'il consacre précisément à l'universalité de la royauté de Jésus-Christ. Voici ce passage : «Assurément le nom et l'attribut de Maître et Dominateur suprême appartient par droit de nature au Fils de Dieu fait homme : c'était l'apanage obligé de la personnalité divine.
«Mais, à son droit de naissance, Il a eu la noble ambition de joindre le droit de conquête, il a voulu posséder à titre de mérite, et comme conséquence des actes de Sa volonté humaine, ce que la nature divine lui octroyait déjà par collation.
Et quelle a été la source de ce mérite ? De quels combats victorieux, cette conquête a-t-elle été le prix ?
«Dans son épître aux Philippiens, saint Paul nous l'apprend : « Étant l'image vivante et consubstantielle du Père, et ne commettant point d'usurpation en revendiquant d'être égal à Dieu, Il s'est pourtant anéanti Lui-même, prenant la forme de l'esclave et devenant semblable aux hommes. Que dis-je ? Il s'est humilié Lui-même, Se rendant obéissant jusqu'à la mort et jusqu'à la mort de la croix. Or, poursuit l'apôtre, «voilà pourquoi Dieu L'a exalté et Lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus, tout genou fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers». Chacune des paroles du texte sacré a besoin d'être pesée. Entendez-vous : "Exinanivit semetipsum". Il s'est anéanti Lui-même, il s'est abaissé Lui-même. Lucifer aussi est descendu, il a été abaissé au-dessous de son rang primitif. Mais ce n'est pas de lui-même, qu'il est descendu. Bien au contraire, par un sentiment orgueilleux, de lui-même, par un effet sacrilège de sa volonté, par un crime de lèse-majesté divine, il a voulu se grandir, se hausser au-delà de sa propre stature ; il a dit : Je monterai et je serai semblable au Très-Haut, et c'est par châtiment, c'est par punition qu'il est déchu de son état premier. Pareillement l'homme est tombé au-dessous de lui-même et de sa dignité native ; mais pour lui aussi ç'a été la juste peine infligée à l'ambition dont il s'était laissé séduire et eritis sicut dii, scientes bonum et malum : Vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. Il n'en a point été ainsi du Verbe Incarné. C'est librement, c'est par choix, c'est par amour pour nous, que le Fils de Dieu, égal et consubstantiel à Son Père, a résolu de s'abaisser jusqu'à prendre notre nature. Puis, ayant poursuivi ce dessein, c'est par un acte méritoire de Sa volonté humaine et de Ses facultés créées que non content de s'être fait homme, Il S'est fait esclave, qu'Il a choisi la confusion de préférence à la gloire, la pauvreté de préférence à la richesse, la souffrance de préférence à la joie et finalement qu'Il a poussé le sacrifice jusqu'à l'acceptation de la mort et de la mort de la Croix. «Or, dit le grand Apôtre, à cause de cela, "propter quod" et abstraction faite du nom, du rang et de l'empire que lui assurait Sa céleste origine, Dieu L'a exalté et Lui a donné un nom au-dessus de tout nom[30] en l'établissant, à un titre nouveau, celui de conquête, Roi, Maître et Dominateur suprême. Peut-on mieux établir que ne le fait ici Mgr Pie les titres de Jésus-Christ à une royauté universelle ? Il ne lui reste plus qu'à conclure avec saint Paul, en exigeant des hommes une soumission universelle.
«Tout genou, s'écrie-t-il, omne genu, toute langue, omnis lingua. N'établissez donc point d'exceptions là où Dieu n'a pas laissé place à l'exception : in eo enim quod omnia ei subjecit, nihil dimisit non sujectum. L'homme individuel et le chef de famille, le simple citoyen et l'homme public, les particuliers et les peuples, en un mot tous les éléments quelconques de ce monde terrestre doivent la soumission et l'hommage à Jésus Roi».[31]
L'affirmation de l'Écriture. - Remarque importante du Cardinal Pie pour l'interprétation des textes. - Identité des trois Règnes : de Dieu, de Jésus-Christ et de l'Église. - L'enseignement des Pères et en particulier de saint Augustin. Réfutation des objections scripturaires et patristiques. - La preuve de tradition. - La preuve de raison. - Conclusion.
La soumission et l'hommage de toute créature : telle est la conséquence de la Royauté de Jésus-Christ. Nous avons tous la rigoureuse obligation de reconnaître notre Roi Jésus-Christ et de nous soumettre à ses lois. Mgr Pie a traité avec la même ampleur de cette obligation qui atteint tous les individus,[32] mais ne perdant pas de vue son thème spécial qui est la royauté sociale du Sauveur, c'est aux peuples eux-mêmes, en tant que peuples et par conséquent à leurs chefs en tant que chefs, qu'empruntant les paroles de l'Écriture, il intime l'obligation de reconnaître Jésus-Christ Roi.
«Venez, ô patries des peuples, s'écrie-t-il avec David, venez apporter au Seigneur l'honneur et la gloire, venez Lui offrir la gloire due à Son nom. Prenez des victimes et entrez dans Ses parvis. Que toute la terre soit émue devant Sa face, dites parmi les nations que le Seigneur a régné» (ps. 95). «Tous les rois de la terre L'adoreront, toutes les nations Le serviront. Les peuples marcheront dans Sa lumière, les rois dans la splendeur de Son lever» (ps. 71), et avec Isaïe : «Épanchez, Seigneur, le flot de Votre courroux sur les nations qui n'ont voulu pas Vous connaître et sur les royaumes qui n'ont pas invoqué Votre nom. Toute nation et tout royaume qui ne Vous aura pas servi périra». (Isaïe LX, 12).[33]
Ces textes, il est vrai, apportés par l'évêque de Poitiers, pourront paraître à quelques-uns ne point s'appliquer à la Royauté de Jésus-Christ, car quelle apparence que David et Isaïe, parlant de Dieu en général, aient visé Jésus-Christ en particulier ? C'est cependant ainsi qu'il faut les entendre. Mgr Pie, suivant toute la tradition catholique dans un de ses enseignements les plus essentiels, ne distingue absolument pas entre le règne de Dieu et celui de Jésus-Christ et il identifie avec ces deux règnes, celui de l'Église. Voici sa déclaration formelle : «Le règne visible de Dieu sur la terre, c'est le règne de Son Fils incarné, et le règne visible du Dieu incarné, c'est le règne permanent de Son Église».[34]
C'est pourquoi Mgr Pie peut apporter à l'appui du règne de J.-C. tout ce que les prophètes ont dit du règne de Dieu et y ajouter tout ce que les Pères ont dit ensuite du règne de l'Église.
C'est en ce sens qu'il cite saint Augustin dans ses lettres à Macédonius, haut fonctionnaire de l'empire, et à Boniface Comte d'Afrique. Écoutons le grand docteur cité par Mgr Pie : «Sachant que vous êtes un homme sincèrement désireux de la prospérité de l'État, écrit saint Augustin à Macédonius, je vous prie d'observer combien il est certain par l'enseignement des Saintes Lettres que les sociétés publiques participent aux devoirs des simples particuliers et ne peuvent trouver la félicité qu'à la même source. Bienheureux, a dit le Roi-prophète, le peuple dont Dieu est le Seigneur. Voilà le vœu que nous devons former dans notre intérêt et dans l'intérêt de la société dont nous sommes les citoyens ; car la patrie ne saurait être heureuse à une autre condition que le citoyen individuel, puisque la cité n'est autre chose qu'un certain nombre d'hommes rangés sous une même loi».
Et dans l'une de ses admirables lettres au gouverneur Boniface il ajoutait : « Autre chose est pour le prince de servir Dieu en sa qualité d'individu, autre chose en sa qualité de prince. Comme homme, il le sert en vivant fidèlement ; comme roi, en portant des lois religieuses et en les sanctionnant avec une vigueur convenable. Les rois, poursuit-il, servent le Seigneur en tant que rois quand ils font pour Sa cause ce que les rois seuls peuvent faire». Et ailleurs : «Nous appelons heureux les empereurs chrétiens, s'ils mettent principalement leur puissance au service de la majesté divine pour l'accroissement de Son règne et de Son culte.» [35])
Donnant cette doctrine intégrale de la Royauté de Jésus-Christ, Mgr Pie ne pouvait manquer de rencontrer devant lui l'opposition de ces catholiques qu'on appelle libéraux et dont le groupe était particulièrement puissant à l'époque où l'évêque de Poitiers donnait ses enseignements.[36]
Ils lui objectaient la parole du Christ : Mon royaume n'est pas de ce monde. Il répond avec toute la tradition catholique que cette parole de Jésus à Pilate indique simplement que le royaume de Jésus est avant tout un royaume spirituel qui s'établit par la puissance divine et non par la force des armes. Mais il ne résulte aucunement de ces paroles, que Jésus ne veuille pas régner socialement, c'est-à-dire imposer ses lois aux souverains et aux nations. Les textes cités précédemment déterminent le sens des paroles du Christ.[37]
Ils objectaient aussi que les textes scripturaires se rapportaient à l'ancienne nation d'Israël régie par une constitution théocratique. Il prouve que ces textes sont généraux et s'appliquent à tous les peuples et à toutes les nations, quelle que soit la forme de leur gouvernement. [38]
«Jésus-Christ, écrit-il, n'a point dicté aux nations chrétiennes la forme de leur constitution politique. En cette matière, le temps, les volontés et surtout les passions des hommes peuvent quelquefois amener et nécessiter des changements.Il y a là un élément humain sujet aux vicissitudes de la terre. Mais quelque forme que prennent les gouvernements humains, une condition essentielle s'impose instinctivement à eux, c'est leur subordination à la loi divine. Le domaine de Dieu sur les peuples n'est pas moins absolu que Son domaine sur les particuliers.»[39]
«Ils lui objectaient encore certains Pères de l'Église comme opposés à ce que les princes portassent des lois religieuses. Mgr Pie oppose à l'insinuation le plus catégorique démenti : «Si plusieurs princes, dit-il, encore néophytes et trop peu déshabitués des allures absolutistes du césarisme païen ont changé dès l'origine en oppression leur protection légitime ; s'ils ont (ordinairement dans l'intérêt de l'hérésie et à la requête d'évêques hérétiques) procédé avec une rigueur qui n'est pas selon l'esprit du christianisme, il s'est trouvé dans l'Église des hommes de foi et des hommes de coeur, tels que nos Hilaire et nos Martin,[40] tels que les Athanase et les Ambroise pour les rappeler à l'esprit de la mansuétude chrétienne, pour répudier l'apostolat du glaive, pour déclarer que la conviction religieuse ne s'impose jamais par la violence, enfin pour proclamer éloquemment que le christianisme qui s'était propagé malgré la persécution des princes, pourrait encore se passer de leur faveur et ne devait s'inféoder à aucune tyrannie. Nous connaissons et nous avons pesé chacune des paroles de ces nobles athlètes de la foi et de la liberté de l'Église leur mère. Mais, en protestant contre les excès et les abus, en blâmant des retours intempestifs et inintelligents, parfois même attentatoires au principe et aux règles de l'immunité sacerdotale, jamais aucun de ces docteurs catholiques n'a douté que ce ne fût le devoir des nations et de leurs chefs de faire profession publique de la vérité chrétienne, d'y conformer leurs actes et leurs institutions, et même d'interdire par des lois soit préventives, soit répressives, selon les dispositions des temps et des esprits, les atteintes qui revêtaient un caractère d'impiété patente et qui portaient le trouble et le désordre au sein de la société civile et religieuse». [41]
Les libéraux poussaient plus loin leurs objections et prétendaient trouver, dans un texte de saint Anselme, une approbation ou une définition formelle de l'Église libre dans l'Etat libre. Ce texte : «Dieu n'aime rien tant ici-bas que la liberté de Son Église». «Ce texte mille fois cité, répond l'évêque de Poitiers, a-t-il été vraiment compris ? Ne sait-on pas que cette liberté pour laquelle saint Anselme a combattu, pour laquelle saint Thomas Becket, l'un de ses successeurs sur le siège de Cantorbéry, a succombé, c'était précisément l'immunité ecclésiastique et l'immunité des personnes et des choses saintes ? Grand Dieu ! quelle serait la stupéfaction de ces héros et de ces martyrs de la liberté ecclésiastique, s'ils s'entendaient dire que cette liberté de l'Église consiste simplement dans le droit commun de toutes les doctrines vraies et fausses et dans l'égalité de tous les cultes devant la puissance séculière. Franchement, aucune citation ne pourrait être faite plus à contre sens.»[42]
La preuve traditionnelle ne comprend pas seulement les Pères. Aussi Mgr Pie entend qu'on ajoute à leur témoignage «les canons des Conciles, les Décrétales et les Lettres des Papes, les capitulaires des princes», et il ajoute : «Nous défions qu'on puisse jamais établir à cet égard, entre la doctrine primitive et la discipline postérieure de l'Église, d'autre divergence et d'autre opposition que celle qui résulte de la diversité de l'application selon la diversité des circonstances. Au début, comme plus tard, dans cette matière comme dans presque toutes les autres la question de conduite est venue se combiner avec la question de principe. Mais le droit, le principe de l'État chrétien, du prince chrétien, de la loi chrétienne, je ne sache pas qu'il ait jamais été contesté jusqu'à ces derniers temps, ni qu'aucune école catholique ait jamais pu entrevoir dans sa destruction, un progrès et un perfectionnement de la société humaine...
«Saint Paul proclame que Dieu a fait Son Fils Jésus chef de toutes choses, et de peur qu'on ne doute de l'universalité de cet empire, l'apôtre ajoute que dans cet assujettissement universel, rien n’a été excepté (Hebr. II, 8) Les nations spécialement Lui avaient été promises en héritage (Ps. II) Or le Fils de Dieu n'a point été frustré de cette glorieuse portion de son apanage. Et la plénitude des nations étant une fois rentrée sous Son sceptre, celles qui auraient le malheur de Le rejeter ont reçu d'avance leur nom de la bouche même du Seigneur. Elles sont ces nations apostates, gentes apostatrices, qui se sont retirées de Dieu et ont sacrilègement brisé le pacte glorieux qu'Il avait daigné faire avec elles».[43]
Telle est dans son ensemble la preuve traditionnelle ajoutée à la preuve scripturaire. Pour suivre l'ordre des démonstrations théologiques, il faut ajouter la preuve de raison qui doit, elle aussi, rendre hommage à la Royauté sociale de Notre Seigneur.
La raison nous apprend que Dieu est l'auteur de la société, non pas seulement en ce sens qu'Il a tiré du néant les individus qui la composent, mais encore parce qu'Il lui a donné la vie propre qui la caractérise : la vie sociale. L'homme, en effet, s'épanouit en famille et la famille en nation, en vertu d'une tendance et suivant des lois qu'il a reçues du Créateur. Et après les avoir fondées, Dieu fait vivre les nations et les gouverne ; Il leur envoie la richesse ou la pauvreté, les victoires ou les défaites, les bénédictions ou les châtiments, suivant qu'elles sont fidèles ou rebelles à sa loi.
Puisque les peuples, en tant que peuples, dépendent ainsi du Créateur, ils doivent, en tant que peuples, reconnaître son autorité. Ils doivent à Dieu un hommage public, social, national.
Voilà la preuve de raison. Mgr Pie nous l'expose dans sa 3e Instruction synodale. Commentant les paroles de saint Paul : «Dieu, dit-il, a fait naître d'un seul, tout le genre humain ; Il lui a donné le globe entier pour demeure, Il a défini le temps de l'apparition de chaque peuple et lui a marqué le lieu de son établissement. ...L'ordonnateur suprême a fixé l'heure de chacune des nations, assigné leurs frontières, déterminé leur rôle, réglé leur durée et leur part d'action dans l'œuvre générale (V, 181), et, complétant la preuve de raison par la Révélation qui nous apprend que Dieu a donné les nations en héritage à Son Fils, leur Rédempteur, il s'écrie, faisant siennes les paroles d'un illustre écrivain : Les nations sont voulues de Dieu et conçues dans Votre grâce, ô Jésus-Christ ! A chacune d'elles Vous avez donné une vocation. En chacune d'elles vit une idée profonde qui vient de Vous, qui est la trame de ses destinées.»[44]
Après avoir ainsi constaté, en termes précis et magnifiques, l'action incessante de Dieu sur les nations qu'Il a créées et rachetées par Son Fils, Mgr Pie conclut que les nations en tant que nations, les peuples en tant que peuples sont tenus au même titre que les particuliers «de s'assimiler et de professer les principes de la vérité chrétienne»[45] et de rendre un hommage public et national à Dieu et à Son Christ. Qu'on lise dans la 3e Synodale les développements qu'il donne à cette conclusion. Toute citation, toute coupure les amoindrirait. Il faut les méditer dans le souple et rigoureux enchaînement qu'il leur a donné lui-même.[46]
Ainsi, nous croyons avoir dégagé de I'œuvre de Mgr Pie, une véritable thèse théologique, établissant par l'Écriture, la tradition et la raison, que N.-S.J.-C. est véritablement Roi, non seulement du Chrétien individuel, mais des peuples et de leurs chefs.
L'attitude des nations en face de la Royauté du Christ dans le passé. - Cette Royauté reconnue. Dans le présent, sécularisation progressive de la société et apostasie des pouvoirs publics.
Cette Royauté sociale de Jésus est-elle acceptée par les nations et par les peuples ? Le Droit chrétien, qui est le code du règne social de N.-S., est-il la règle de conduite des sociétés humaines ? Mgr Pie jette d'abord un regard sur le passé et il constate que pendant de longs et beaux siècles, la royauté sociale de Jésus-Christ était reconnue par la famille des nations européennes : «Le droit chrétien, nous dit-il, a été pendant mille ans le droit général de l'Europe»[47] et il a été pour elle, en même temps que la source de tous les bienfaits, un principe de gloire incomparable, car, poursuit le grand évêque, nous ne craignons pas de l'affirmer, l'histoire à la main, les temps et les pays chrétiens ont vu plus de grands règnes, des règnes plus purs, plus saints que les temps d'Israël. Qu'on compare les livres des Juges, des Rois et des Machabées avec les annales des nations catholiques et qu'on dise si le désavantage est du côté qui offre ici les Charlemagne et les saint Louis, là les saint Henri d'Allemagne, les saint Étienne de Hongrie, les saint Wenceslas de Bohême, les saint Ferdinand de Castille, les saint Édouard d'Angleterre, enfin tant de princes et de princesses non moins illustres par l'éclat religieux de leur règne que par leurs grandes et royales qualités.»[48]
Et à l'objection sur les vices et les crimes de ces époques de foi, il répond ainsi : «Certes, cette société eut ses vices, et les hommes encore à demi barbares qui la composaient ne purent être tous transformés jusqu'à dépouiller leur première nature. Mais ce qu'on peut affirmer, c'est que tout ce qu'il y eut de nobles sentiments et de grandes actions à cette époque, et il y en eut beaucoup, fut le fruit des doctrines et des institutions, c'est que si le cœur humain resta faible par ses penchants, la société fut forte par sa constitution et ses croyances ; en un mot, c'est que le vice ne découla pas de la loi et que la vertu ne fut pas l'inconséquence et l'exception.»[49] Et encore : «Beaucoup de crimes, assurément, ont été commis alors comme aujourd'hui. L'humanité, depuis les jours de Caïn et Abel, a été et sera toujours divisée en deux camps. Parfois même les passions ont été plus violentes, plus énergiques en face des vertus plus fortes et de la sainteté plus éclatante. Mais personne de sensé ne le niera : tout ce qui subsiste aujourd'hui encore de vraie civilisation, de vraie liberté, de vraie égalité et fraternité a été le produit du christianisme européen ; l'affaiblissement du droit chrétien de l'Europe a été le signal de la décadence et de l'instabilité des pouvoirs humains ; enfin ce que I'œuvre d'ailleurs si négative et si désastreuse des révolutions modernes pourra laisser de bon et de salutaire après elle, aura été la réaction contre des excès et des abus que réprouvait le régime chrétien».[50]
Le passé, malgré ses vices et ses misères, reste donc la belle époque pour l'Europe. Jésus-Christ était alors reconnu et proclamé Roi des peuples et des nations.
Et le présent ? «Le présent, c'est Jésus-Christ chassé de la société, c'est la sécularisation absolue des lois, de l'éducation, du régime administratif, des relations internationales et de toute l'économie sociale.»[51]
Étudiant la politique contemporaine, Mgr Pie constate qu'elle n'est qu'une vaste conspiration contre le droit chrétien.[52]
«Vers quel but, écrivait-il le 27 décembre 1862 au comte de Persigny, ministre de l'Intérieur, vers quel but le monde nouveau fait-il hautement profession de tendre, sinon vers une complète sécularisation, ce qui veut dire, dans le langage actuel, vers la rupture absolue entre la société «laïque» et le principe chrétien ? L'indépendance des institutions humaines par rapport à la doctrine révélée est préconisée comme la grande conquête et le fait culminant de l'ère moderne. Et comme notre siècle est hardi à tirer les conséquences, voici que l'alliance du pouvoir civil et de l'orthodoxie est spéculativement et pratiquement attaquée dans son dernier représentant et dans sa suprême personnification qui est le roi Pontife. La démolition radicale et raisonnée de ce qui reste de la chrétienté européenne : voilà le fait et la théorie qui se dressent en face de nous».[53]
L'évêque de Poitiers avait déjà, le 28 juillet 1859, dans une belle lettre au Pape Pie IX, formulé un jugement semblable. «Le gouvernement temporel du Vicaire de Jésus-Christ, écrivait-il au Souverain Pontife, est aujourd'hui l'asile à peu près unique de la politique orthodoxe. Quel triomphe pour l'enfer si cette dernière forteresse du droit public chrétien était forcée et renversée. Votre Sainteté, du sommet où Elle réside, l'a discerné mieux que personne : la crise actuelle est moins politique et internationale que religieuse et ecclésiastique. C'est un effort suprême de la Révolution et de l'enfer pour introduire les principes de 89 dans toute l'Italie et jusque dans les États de l'Église, afin que l'Église n'ait plus ni la pensée ni la possibilité de rétablir les principes du Droit chrétien dans les sociétés civiles».[54]
Quelle profondeur de vue et quelle saine appréciation des tendances du monde moderne ! Comme les faits ont donné raison à Mgr Pie ! Aussi, quelques années plus tard il pouvait s'écrier : «L'erreur dominante, le crime capital de ce siècle, c'est la prétention de soustraire la société publique au gouvernement et à la loi de Dieu.»[55] Soulignons ces paroles : L'ERREUR DOMINANTE, LE CRIME CAPITAL, C’EST L'APOSTASIE DES NATIONS. Chassé des gouvernements, le droit chrétien se réfugie-t-il dans les individus ? Y est-il à l'état d'énergique aspiration, de sainte revendication ? «Hélas ! nous dit Mgr Pie, on veut bien de Jésus-Christ Rédempteur, de Jésus-Christ Sauveur, de Jésus-Christ Prêtre, c'est-à-dire sacrificateur et sanctificateur, mais de Jésus-Christ Roi on s'en épouvante, on y soupçonne quelqu'empiètement, quelqu'usurpation de puissance, quelque confusion d'attributions et de compétence».[56]
Telle est, d'après l'évêque de Poitiers, la situation lamentable du monde moderne, et pour son œil clairvoyant, il est évident que tous les maux qui affligent et menacent la société découlent de cet état d'apostasie générale. «Tous les périls et tous les maux d'une société découlent de ses erreurs et de ses crimes»[57] nous dit-il.
Quelles sont donc, indiquées par le grand évêque, les conséquences funestes de l'erreur dominante et du crime capital des nations modernes ? Nous les trouvons ça et là éparses dans ses œuvres. Elles sont multiples. Distinguons celles qui regardent le salut des âmes et celles qui concernent l'existence, le développement, la prospérité de la société elle-même.
Ruine des âmes. - Par la perte de la foi. - L'éloignement du prêtre. - L'infiltration profonde de l'enseignement irréligieux.
D'après Mgr Pie, le gouvernement qui a rejeté le droit public chrétien coopère à la damnation d'une multitude d'âmes. Cette affirmation étonne. Elle n'exprime pourtant que la réalité.
La société qui ne veut pas reconnaître Jésus-Christ Roi, fait perdre la foi aux âmes, les éloigne du prêtre, médiateur officiel du salut, et leur enseigne la doctrine funeste du naturalisme. C'est ce que nous allons essayer de démontrer, toujours guidé par la lumineuse doctrine du Cardinal Pie.
Le gouvernement athée détruit la foi, parce que ne voulant pas reconnaître les droits de Jésus-Christ sur les sociétés, il nie par le fait même la divinité de Jésus-Christ et de l'Église. «Si Jésus-Christ, proclame Mgr Pie dans une magnifique instruction pastorale, si Jésus-Christ qui nous a illuminés, alors que nous étions assis dans les ténèbres et dans les ombres de la mort et qui a donné au monde le trésor de la vérité et de la grâce, n'a pas enrichi le monde, je dis même le monde social et politique, de biens meilleurs que ceux qu'il possédait au sein du paganisme, c'est que I'œuvre de Jésus-Christ n'est pas une œuvre divine. Il y a plus : si l'Évangile qui fait le salut des hommes est impuissant à procurer le véritable progrès des peuples, si la lumière révélée profitable aux individus est préjudiciable aux sociétés, si le sceptre du Christ, doux et bienfaisant aux âmes, peut-être même aux familles, est mauvais et inacceptable pour les cités et les empires ; en d'autres termes, si Jésus-Christ à qui les prophètes ont promis et à qui Son Père a donné les nations en héritage ne peut exercer sa puissance sur elles qu'à leur détriment et pour leur malheur temporel, il faut en conclure que Jésus-Christ n'est pas Dieu».[58]
Et ailleurs, avec beaucoup plus de concision : «Dire que Jésus-Christ est le Dieu des individus et des familles, et n'est pas le Dieu des peuples et des sociétés, c'est dire qu'il n'est pas Dieu. Dire que le christianisme est la loi de l'homme individuel et n'est pas la loi de l'homme collectif, c'est dire que le christianisme n'est pas divin. Dire que l'Église est juge de la morale privée et qu'elle n'a rien à voir à la morale publique et politique, c'est dire que l'Église n'est pas divine.»[59]
Peut-on prouver en termes plus clairs que l'athéisme social conduit à l'athéisme individuel ?
Mais, observera-t-on, l'État laïque ne détruit pas la foi. Il laisse le croyant libre. Il affirme seulement que lui, gouverne- ment, ne reconnaît pas officiellement les droits de Jésus-Christ et de l'Église, et qu'il se maintient dans ce qu'il appelle «l'incompétence» et la «neutralité». Mgr Pie rejette avec dégoût cette neutralité que certains voudraient appeler honnête. Il la déclare «criminelle».[60] Tel est à ses yeux «l'horrible et déraisonnable système de l'indifférence des religions.»[61] Écoutons-le plutôt : «La loi n'est pas athée, a-t-on répondu, mais elle est incompétente. Eh quoi ! au XIXè siècle la société est incompétente à prononcer l'existence de Dieu ? Mais cette déclaration d'incompétence, qu'est-ce autre chose que l'athéisme de l'omission et de l'indifférence, à la place de l'athéisme d'affirmation et de principe».[62]
C'est précisément cet athéisme de l'omission et de l'indifférence, proclamé par le gouvernement, qui arrache la foi du coeur des masses populaires. «Beaucoup d'hommes, écrit l'évêque de Poitiers, beaucoup d'hommes, certainement conservateurs et même catholiques par leur intention et leur volonté, n'ont pas l'air de s'en douter, et la chose est cependant démontrée par l'ex- périence ; quand l'erreur est une fois incarnée dans les formules légales et dans les pratiques administratives, elle pénètre les esprits à des profondeurs d'où il devient comme impossible de l'extirper».[63]
Et ne constatons-nous pas, en effet, avec douleur un fléchissement, une baisse et la presque disparition de la foi, de puis que les gouvernements impies ou neutres sont au pouvoir ?
Il faut donc conclure avec Mgr Pie : "« L'acte de foi, qui est la racine même de la Religion, a été extirpé de la société européenne. Voilà le crime capital»."[64]
La perte des âmes par l'incrédulité. Telle est la première conséquence de l'athéisme de l'État. Il faut y ajouter la perte des âmes occasionnée par l'opposition au sacerdoce catholique, opposition qui écarte des sources du salut une multitude d'âmes.
S'adressant à ses prêtres, l'évêque de Poitiers disait : «Si peu flatteuse que soit cette constatation, nous n'hésitons point à reconnaître qu'en effet le sacerdoce est devenu de nos jours l'objet d'une défiance plus générale et d'une défaveur plus obstinée qu'à aucune époque du passé. Jamais peut-être, l'opposition au prêtre n’avait été poussée si loin et n'avait été partagée par un si grand nombre d'esprits. Toute passion ardente et vivace a coutume de se trahir par un mot : le mot est désormais inauguré au vocabulaire de notre pays. La qualification la plus compromettante pour un citoyen, pour un homme public est celle de clérical. Crayonné sur le dossier du fonctionnaire, elle le frappe d'un discrédit notable et devient un obstacle sérieux à son avancement dans la carrière. Jetée aux passions de la rue, elle appelle sur la tête de celui qu'elle désigne, les dédains, les injures, et au moment donné, les fureurs de la passion populaire. Pourquoi nous le dissimuler ? Nous sommes antipathiques à la génération contemporaine, antipathiques à ce point que nous rendons humainement impossibles et les causes et les personnes pour lesquelles on nous soupçonne d'avoir de la préférence ou qu'on soupçonne d'être animées de bon vouloir envers nous».[65]
Ainsi, Mgr Pie le constate, le prêtre est antipathique et cette antipathie, qui amène nécessairement la défiance et l'éloignement, prive les âmes de la nourriture divine de la parole de Dieu et de la grâce dont le prêtre est le dispensateur. Les âmes alors se perdent.
Mais veut-on savoir quelle est pour le Cardinal Pie, la cause profonde et dernière de cette aversion pour le prêtre ? C'est l'horreur qu'éprouvent les gouvernements modernes pour la royauté sociale de Jésus-Christ et pour le droit public chrétien.
Mgr Pie en trouve la preuve dans l'aveu de nos adversaires eux-mêmes : «Par beaucoup de côtés, nous ne demandons qu'à vous être sympathiques, disent-ils aux prêtres. Mais la barrière insurmontable entre vous et nous, c'est la hauteur de votre mission, telle que vous vous obstinez à la comprendre. Que vous preniez soin de nos âmes, que vous nous prêchiez le devoir privé, nous y sommes consentants. Mais que, dans la sphère des choses publiques, vous opposiez vos dogmes à nos principes, que vous affirmiez les droits de Dieu en contradiction avec nos Droits de l'homme ; que vous parliez au nom du Ciel à propos des intérêts de la terre ; que vous fassiez du christianisme la règle des institutions et des lois humaines ; enfin qu'il vous appartienne de dire le dernier mot de l'orthodoxie sur les attributions de la science, de la liberté, de l'autorité : voilà ce que l'esprit moderne, esprit essentiellement laïque, ne vous concédera jamais. Là est le mur de séparation entre vous et nous.»[66]
Et ailleurs, reprenant la même pensée : «Disons-le hardiment, la révolution n'est si acharnée contre le prêtre que parce qu'elle a placé la souveraineté de l'homme et du peuple au-dessus de la souveraineté divine. De ce dogme fondamental découle tout ce qu'elle appelle du nom très élastique de principes modernes et c'est cette apothéose de l'humanité qui ne lui permet pas de souffrir qu’une autorité, même sacrée et circonscrite dans la sphère morale de la doctrine et de la conscience, ait la prétention de parler de plus haut que l'homme.»[67]
Ces textes sont clairs. Sans hésitation aucune, ils rejettent sur les pouvoirs athées ou neutres, issus de la Révolution, la responsabilité suprême de l'aversion de la société moderne pour le prêtre. Les pouvoirs ne veulent à aucun prix du règne social de Jésus-Christ et ils s'efforcent en mille manières d'éloigner du prêtre, prédicateur obligé du Droit social chrétien, la multitude de leurs subordonnés. En effet, ne voyons-nous pas dans nos églises, le vide immense laissé par les fonctionnaires de l'État et par tous ceux qui ont à attendre quelque faveur du gouvernement ? Que cet éloignement du prêtre soit la cause de la perte d'un grand nombre d'âmes, nous l'avons déjà montré.[68].
Enfin, l'État qui a rejeté l'autorité sociale de Jésus-Christ, entraîne la ruine d'un très grand nombre d'âmes par l'enseignement de cette doctrine que l'évêque de Poitiers désigne sous le nom de naturalisme, doctrine qui fait abstraction de la Révélation et qui prétend que les seules forces de la raison et de la nature suffisent pour conduire l'homme et la société à sa perfection.
Le gouvernement athée n'est pas l'auteur du naturalisme puisque lui-même en est né,[69] mais il en est le propagateur le plus actif et le plus influent par l'enseignement officiel donné au nom de l'État. Le Cardinal Pie a surpris sur les lèvres de nos adversaires[70] l'aveu que l'apostasie de l'État a engendré l'école neutre : «Depuis que nous possédons la liberté de conscience (et c'est Mgr Pie qui les cite) cette précieuse conquête de notre Révolution, disent-ils, depuis l'abolition d'une religion dominante, les principes de la société ne permettent pas qu'une religion positive puisse aujourd'hui diriger l'éducation nationale.»[71]
Nous avons donc une éducation nationale en dehors de Jésus-Christ. Est-ce assez dire ? Mgr Pie, dans la force de sa logique, affirme clairement qu'une telle éducation est contre Jésus-Christ. Dans sa seconde instruction synodale il écrit : «Parce que Jésus-Christ a été constitué roi de toutes choses, parce que son empire ne connaît pas de frontières, parce que la raison et la nature sont précisément le domaine au centre duquel il entend établir le règne de la foi et de la grâce ; en un mot, parce que la philosophie (dont s'inspire l'enseignement de l'État) ne peut éliminer Jésus-Christ comme elle le voudrait, elle est conduite forcément à le nier, à le poursuivre, à le lapider».[72] L'évêque de Poitiers cependant constata plus d'une fois que les textes des lois sur l'enseignement ne formulaient pas ces ultimes conséquences, [73]mais le naturalisme de l'État dirigeant l'éducation nationale, les contenait dans ses principes. Le programme de l'enseignement neutre pleinement appliqué depuis 1880, était déjà élaboré du temps de Mgr Pie,[74] et l'enseignement supérieur donné par l'Université de l'État n'était qu'une leçon de naturalisme.[75]
Il serait trop long de relater ici tout ce que l'évêque de Poitiers a écrit contre ce naturalisme propagé et défendu par les écoles de l'État.[76] C'est la grande erreur qu'il n'a cessé un instant de combattre. Contentons-nous de signaler qu'il démontre avec une clarté et une vigueur incomparables, l'inanité pour le salut éternel de cette religion naturelle et de ces vertus naturelles, l'inanité de ce naturalisme, de cette prétendue religion supérieure de l'humanité, triste conséquence de l'athéisme d'État. Il consacre sa première et sa deuxième instruction synodale sur les erreurs du temps présent, à montrer que cette morale naturaliste, cette morale indépendante de Jésus-Christ et de l'Église, cette morale laïque comme on l'appelle aujourd'hui, «n'aboutit qu'à des vertus dont Bossuet dit que l'enfer est rempli»,[77] et saisi d'épouvante, il s'écrit : «la conséquence extrême et totale sera l'enfer».[78]
Il ajoute encore : «Le grand obstacle au salut de nos contemporains, le Concile du Vatican l'a signalé dès son ouverture et en tête de sa première constitution doctrinale. Oui, ce qui multiplie aujourd'hui la perte des âmes, disons le mot, ce qui peuple l'enfer plus qu'à d'autres époques, c'est ce système trop répandu, ce fléau trop général du rationalisme ou du naturalisme, lequel se mettant en opposition radicale et absolue avec la religion chrétienne, en tant qu'elle est une institution révélée, s'emploie de toutes ses forces à exclure le Christ, notre unique Maître et Sauveur, à l'exclure de l'esprit des hommes, ainsi que de la vie et des mœurs des peuples, pour établir ce qu'on nomme le règne de la pure raison ou de la pure nature. Or, là où le souffle du naturalisme a passé, la vie chrétienne a été tarie jusque dans sa source, détruite jusque dans ses fondements. C'est la stérilité complète dans l'ordre du salut.»[79]
Cette stérilité, qui a son châtiment dans l'éternité, est, en très grande partie, redisons-le, la conséquence logique de l'enseignement de l'État qui ne reconnaît plus Jésus-Christ et «qui donne aux blasphémateurs de Dieu et de Son Fils le mandat direct et officiel d'enseigner du haut des chaires publiques.»[80]
Un très grand nombre d'âmes égarées hors des voies du salut, telle est la plus terrible conséquence de la négation de la royauté sociale de Jésus-Christ.[81]
Avec le Cardinal Pie, nous avons vu que l'État par le fait même qu'il ne reconnaît pas officiellement le Divin Roi Jésus, détruit la foi dans les individus, les éloigne du prêtre et leur donne un enseignement qui n'aboutit qu'à la ruine définitive des âmes.
La grande loi du gouvernement divin : comme les nations font à Dieu, Dieu fait aux nations. Les fléaux, châtiment transitoire de l'apostasie nationale. - La décadence morale de la société, châtiment permanent de cette apostasie. Trois caractères principaux de cette décadence : l'injustice, le sensualisme égoïste et l'orgueil effréné.
Guidés toujours par le grand évêque de Poitiers, considérons maintenant les périls et les maux occasionnés à la société elle-même, par son refus de reconnaître les droits de Jésus-Christ sur elle.
Dieu a fait de la loi du talion la grande loi de l'histoire. C'est là un principe que nous rappelle constamment Mgr Pie : «la grande loi, nous dit-il, la loi ordinaire de la Providence dans le gouvernement des peuples, c'est la loi du talion. Comme les nations font à Dieu, Dieu fait aux nations.»[82]
La société moderne ignore Dieu, Jésus-Christ, l'Église. «Eh bien ! conclut-il, nous ne craignons pas de le dire : à un tel ordre de choses, partout où il existera, Dieu répondra par cette peine du talion qui est une des grandes lois du gouvernement de Sa Providence. Le pouvoir qui comme tel, ignore Dieu, sera comme tel ignoré de Dieu... Or, être ignoré de Dieu, c'est le comble du malheur, c'est l'abandon et le rejet le plus absolu.»[83] Et encore : œil pour œil, dent pour dent, quand il s'agit des nations qui ne doivent point revivre pour recevoir le châtiment dans l'autre monde, cette loi du talion finit toujours par s'accomplir sur la terre. Quiconque Me confessera devant les hommes, dit le Seigneur, Je lui rendrai témoignage pour témoignage, mais quiconque me reniera devant les hommes, Je le renierai à la face du ciel et de la terre.»[84]
Ainsi, pour Mgr Pie, Dieu use de très justes représailles contre la société rebelle à son Fils Roi.[85]
Quelles ont été et quelles sont encore ces représailles ? C'est ce que nous voulons chercher avec lui.
Ici, il faut limiter notre sujet et nous occuper spécialement de la France, car l'évêque de Poitiers a étudié tout particulièrement les conséquences terribles de l'apostasie de notre patrie et il nous a montré que cette grande nation, rejetant la royauté de Jésus-Christ, avait attiré sur elle les plus grands malheurs et introduit dans son organisme social tous les germes de la mort et de la décomposition.
Tous les fléaux qui se sont abattus sur nous depuis la grande Révolution, et tout particulièrement l'humiliante défaite de 1870, ont été la punition de cette apostasie. «Alors, constate-t-il, la fortune nous a surtout été contraire, parce que nous n'avons pas eu Dieu avec nous, et nous ne l'avons pas eu avec nous, parce que depuis longtemps, et dans les œuvres de la paix et dans les œuvres de la guerre, nous avions cessé d'être avec Lui, de travailler et de combattre pour lui.»[86]
Les fléaux, premières représailles de la justice divine, mais ils sont transitoires. A une apostasie qui devient permanente, Dieu veut répondre par un châtiment permanent. Ce châtiment, plus terrible que les fléaux, c'est la décadence morale de la société.
Avec les apologistes catholiques, Mgr Pie établit, par des arguments irrésistibles, que toute société qui rejette Dieu ne tarde pas à tomber dans la plus profonde décadence morale. Écoutons-le. C'est à la France qu'il s'adresse : «O France, plus de cinquante ans se sont écoulés depuis que le nom de Dieu est sorti pour la première fois de ta constitution. Or, je t'adjure aujourd'hui de montrer les fruits de ce demi-siècle d'expérience. Je prête l'oreille et j'entends un murmure confus qui éclate de toutes parts. O mon pays, je ne te juge point témérairement, puisque je te juge d'après tes propres paroles : Ex ore tuo te judico. Il n'y a plus de moralité, plus de justice ; tout s'en va, tout dépérit, tout est à refaire, la société a besoin d'une réforme générale ; tel est l'aveu qui s'échappe de tous les coins du pays. Voilà donc les résultats, voilà donc les progrès obtenus depuis que nous avons donné l'exclusion à Dieu.
« Il n'y a plus de moralité publique, plus de justice, dites-vous. Ces résultats vous étonnent ; il était facile de les prévoir. Est-ce qu'un sage du paganisme n'a pas dit qu'on bâtirait plus aisément une ville en l'air qu'une société sans Dieu ? Est-ce que l'orateur romain n'a pas dit qu'avec le respect de la divinité disparaît la bonne foi, la sûreté du commerce et la plus excellente de toutes les vertus, qui est la justice ? Est-ce que l'Esprit Saint n'a pas déclaré dans un langage plus énergique que partout où règnent les impies, les hommes n'ont à espérer que des ruines : Regnantibus impiis, ruinæ hominum !
«Vous ajoutez : tout s'en va, tout dépérit. Cela encore vous étonne ; il eût été facile de le prévoir... Car la législation qui fait profession de neutralité et d'abstention concernant l'existence de Dieu, sur quel fondement établira-t-elle sa propre autorité ? En me permettant de ne pas reconnaître Dieu, ne m'autorise-t-elle pas à la méconnaître elle-même ? Nous n'avons pas voulu, me dites-vous, mettre le dogme dans la loi. Et moi je vous réponds : Si le dogme de l'existence de Dieu ne se trouve plus dans la loi, la raison de la loi ne se trouve plus dans la loi, et la loi n'est qu'un mot, elle n'est qu'une chimère.»[87]
Dans ce tableau rapide de la décadence sociale que Mgr Pie vient de faire passer sous nos yeux, il nous a montré surtout la disparition de la bonne foi, de la sûreté du commerce, et le règne universel de l'injustice. L'absence de la justice, la plus excellente de toutes les vertus, comme il l'appelle, est en effet un des caractères les plus saillants de la décadence actuelle. Deux autres caractères complètent la physionomie morale de la société moderne : le sensualisme égoïste et l'orgueil effréné. L'évêque de Poitiers les a rigoureusement stigmatisés, et, chose remarquable, il a signalé l'apostasie nationale comme la cause principale de l'effroyable débordement de ces deux vices à notre époque.[88]
Sur le sensualisme égoïste de la société contemporaine, il faut lire la magnifique instruction pastorale de 1853.[89]
«Les sensuels et les égoïstes furent de tous les temps et de tous les lieux, remarque-t-il. Saint Paul s'affligeait devant le Calvaire encore fumant, qu'il y eût beaucoup d'ennemis de la croix ; et cette plainte, l'Église a dû la répéter pendant tout le cours des siècles. Toujours le bien a été mélangé de beaucoup de mal sur la terre... Mais aujourd'hui, plus qu'à aucune autre époque, les ennemis de la Croix de Jésus-Christ se sont multipliés. Il était facile de le prévoir. L'homme n'avait pas accompli une oeuvre abstraite en proclamant ses droits et en décrétant sa souveraine indépendance ; une apothéose purement métaphysique ne l'eût pas longtemps satisfait. C'est le propre de Dieu de s'aimer Soi-même, de rapporter tout à Soi. L'homme étant devenu à lui-même son Dieu, ne fut que conséquent en ramenant tout à lui-même comme à sa fin dernière. La morale et le culte devaient se constituer en harmonie avec le dogme, et le dogme de la déification de l'homme une fois admis, l'idolâtrie de soi devenait un culte rationnel et l’égoïsme était élevé à la dignité de religion. Et Mgr Pie signale les ravages de cette religion de l’égoïsme, de cette morale du «chacun pour soi, chacun chez soi». Ce n'est pas seulement le vice odieux de la gourmandise, aux excès duquel plusieurs savent se soustraire, ni même ces passions honteuses, que quelques-uns savent modérer jusqu'à un certain point, c'est surtout l'introduction dans la société de mœurs profanes et d'habitudes efféminées et voluptueuses. Aujourd'hui, dit-il, ce n'est plus le goût des grandes choses qui domine dans notre nation jadis si magnifique. Nous avons emprunté à un peuple séparé depuis trois cents ans de la croyance et aussi de la morale de l'Église, cet amour du luxe commode, cette recherche de l'aisance et du bien-être, disons le mot, puisque nous l'avons pris avec la chose, ce confortable qui énerve les caractères, qui dévore comme une plante parasite les force vitales de l'âme, qui rapetisse les intelligences et concentre tout entier dans les soins minutieux d'un ameublement de boudoir, dans les détails d'une parure, dans l'ordonnance de divertissements pleins de mollesse. Que sais-je ? Dans ces superfluités de bon ton, dans ces mille riens qui sont devenus une nécessité du temps présent. Et, tandis que chez nos pères, la splendeur et le faste n'étaient guère que pour les yeux du visiteur et de l'étranger, ou pour la satisfaction de l'hôte ou de l'ami, aujourd'hui, c'est vers l'idole du moi, c'est vers la destination intime et personnelle que convergent tous les perfectionnements du luxe et de l'élégance. »[90]
Tels sont pour notre société française les effets funestes de ce sensualisme égoïste, châtiment permanent de notre apostasie nationale.
Le sensualisme de nos contemporains est intimement lié à un autre vice plus dangereux encore pour la société. C'est l'orgueil effréné, la fièvre du pouvoir et des honneurs, l'ambition des charges publiques, ce qu'un auteur a appelé avec raison «la plus funeste et la plus dangereuse épidémie qui puisse s'abattre sur un peuple.»[91]
Écoutons toujours Mgr Pie : «La plus grande impossibilité du moment, ce qui rend le monde ingouvernable, c'est que la souveraineté de Dieu étant méconnue, chacun veut désormais être souverain dans la sphère qu'il occupe. Le mal de la France, ce n'est pas précisément la méchanceté, la perversité des caractères, non, il y a dans cette noble race, un fond inamissible de bonté, de douceur, de modération. Mais on veut être le premier, et pour le devenir, on se fait violent, perturbateur ; à un jour dit, on se ferait cruel. Combien ne connaissons-nous pas d'hommes remplis de toutes sortes de bonnes qualités, mais toujours agresseurs ! Que faudrait-il pour les satisfaire ? Il ne leur manque qu'une chose, c'est d'être princes, et princes souverains, ou mieux encore c'est d'être ministres tout puissants d'un prince qui n'en ait que le nom, ou enfin, ce qui est convoité par-dessus tout, d'être les chefs suprêmes d'une démocratie constituée à l'état de dictature. Faites cela, créez quelques milliers, ce n'est pas assez, quelques millions de chefs souverains ou de ministres dirigeants, commandant aux autres et n'obéissant à personne, donnant le branle à tout et pouvant s'attribuer le mérite de tout : la plupart de ces hommes se montreront d'assez bons princes ; l'histoire parlera de leur clémence et leur reconnaîtra plus d'une vertu. Mais une société, où les hommes ne sont satisfaits et ne demeurent tranquilles qu'à la condition de trôner et de gouverner, est une société impossible ; un pays où se produit une pareille prétention est un pays perdu.»[92]
Faut-il désespérer du salut de cette société corrompue par le triple mal de l'injustice, du sensualisme et de l'orgueil ?
Souvenons-nous de l'affirmation si souvent répétée par l'évêque de Poitiers. C'est, nous a-t-il dit, l'oubli officiel de la souveraineté de Dieu qui a favorisé les prodigieux développements de l'injustice sociale, du sensualisme égoïste et de l'orgueil ambitieux. Le remède se trouve donc dans la proclamation officielle de cette souveraineté. Si les droits de Dieu, de Jésus-Christ et de l'Église sont comme autrefois officiellement et loyalement reconnus par la société française, un nouvel esprit pénétrera peu à peu toutes les classes sociales : esprit d'humilité, esprit de sacrifice et de renoncement, esprit de justice et de charité. La société sera sauvée.
Tyrannie. - Instabilité. - Nullité des hommes.
Après avoir exposé avec Mgr Pie, les conséquences pour la société de l'apostasie nationale, montrons quelles sont les représailles de la justice divine envers le pouvoir public lui-même.
La responsabilité du Pouvoir est très grande, car en se séparant de Jésus-Christ, il en a séparé officiellement le pays. Le châtiment sera proportionné à sa faute et il aura une répercussion sur la société tout entière, à cause de l'union étroite qui existe entre les chefs et les subordonnés, entre les dirigeants et les dirigés. Voici les maux dont le pouvoir sera at- teint : la tyrannie, l'instabilité, le manque absolu de grands hommes, et il n'en guérira pas qu'il ne soit retourné officiellement à Jésus-Christ.
Tout d'abord la tyrannie.
«Le droit chrétien seul, enseigne le grand évêque, est profondément antipathique au despotisme parce que les institutions chrétiennes sont le plus sûr rempart de la liberté et de la dignité des peuples...
«Quand le droit de Dieu a disparu, il ne reste que le droit de l'homme, et l'homme ne tarde pas à s'incarner dans le pouvoir, dans l'État, dans César»[93] ou dans l'omnipotence anonyme du parlement.
«Quand la religion n'est plus la médiatrice des rois et des peuples, le monde est alternativement victime des excès des uns et des autres. Le pouvoir, libre de tout frein moral, s'érige en tyrannie, jusqu'à ce que la tyrannie devenue intolérable amène le triomphe de la rébellion. Puis de la rébellion sort quelque nouvelle dictature plus odieuse encore que ses devancières. «Après que plusieurs tyrans se sont succédé, dit l'Écriture, le diadème est allé se poser sur une tête qu'on n'aurait jamais soupçonnée» : et insuspicabilis portavit diadema. Telles sont les destinées de l'humanité émancipée de l'autorité tutélaire du christianisme.»[94]
Telles ont été aussi les destinées de notre pays, dès qu'il a été officiellement séparé de Dieu. Il a été livré à la tyrannie des pouvoirs.
Dans la succession des tyrannies qui' ont pesé durement sur la France en punition de son apostasie, le grand évêque signale tous les régimes issus de la Révolution française : «Despotisme de la terreur et de l'échafaud bientôt suivi du despotisme du sabre ; voilà, dit-il, comment la Révolution française a tenu ses promesses d'émancipation. Il n'en pouvait être autrement. Un peuple qui a rejeté le joug salutaire de la foi, retombe de droit sous le joug de la tyrannie. N'étant plus digne, ni capable de porter la liberté, la liberté lui échappe dans toutes ses applications les plus diverses : libertés personnelles et libertés publiques, franchises des corporations, des municipes et des provinces, droits de la famille et de la nation, tout s'effondre à la même heure et disparaît sous un même coup de main. Dans ces jours d'épouvante et de vertige, le despote est accueilli comme un bienfaiteur au moins temporaire, parce que sans lui, la civilisation sombrerait de nouveau dans l'abîme de la barbarie. C'est ainsi qu'après les longs tâtonnements d'un Directoire impuissant et irrésolu, après les interminables et stériles discussions d'assemblées sans doctrine et sans cohésion, on a vu la France, au commencement et au milieu de ce siècle, s'abandonner aux bras d'un absolutisme tout d'abord proclamé sauveur.»[95]
Est-ce tout ? Clairvoyant comme l'Église sa Mère,[96] l'Évêque de Poitiers a signalé une autre tyrannie plus terrible et plus redoutable encore : le socialisme et le communisme. C'est la grande tyrannie de l'avenir. Elle ébranlera, jusqu'au dernier, tous les fondements de la société qui aura rejeté officiellement Jésus-Christ et Son Église.
Écoutons Mgr Pie nous expliquer la genèse de cette dernière décadence sociale qui est à la fois la plus abjecte des tyrannies :
«Les idées gouvernent et commandent les actes. Or, parce qu'il y a encore une société, et que même après qu'elle a méconnu Dieu, trahi Dieu, expulsé Dieu, la société est obligée sous peine de mort, de s'attribuer et d'exercer des droits divins, par exemple d'affirmer certains principes, d'établir des lois, d'instituer des juges, de se protéger elle-même par des armées, enfin d'opposer des digues à ce qu'elle nomme encore le mal, et que d'autres appellent le bien, attendu que c'est la satisfaction d'un besoin naturel, d'une vie naturelle, de cette nature enfin qui est le vrai et l'unique divin, à cause de cela, et en haine des éléments conservateurs qu'elle est forcée de retenir, la société naturelle se voit en butte à toutes les agressions dont l'ordre surnaturel avait été le point de mire. A son tour, elle est la grande ennemie, la grande usurpatrice, le grand tyran, le grand obstacle qu'il faut renverser et détruire à tout prix : société politique et civile, société même domestique, car les deux sont fondées sur la stabilité du mariage qui est pour la nature un joug intolérable, sur l'hérédité qui est une violation manifeste de l'égalité naturelle et enfin sur la propriété qui est le vol par les individus d'un bien appartenant par nature à tous. Et ainsi, de négations en négations, le naturalisme conduit à la négation des bases mêmes de la nature raisonnable, à la négation de toute règle du juste et de l'injuste, par suite au renversement de tous les fondements de la société. Nous voici au socialisme et au communisme.»[97]
Avec la tyrannie, l'instabilité, autre châtiment infligé par Dieu aux gouvernements qui rejettent la royauté sociale de Son Fils.
L'instabilité du pouvoir en France est une constatation familière à Mgr Pie et qu'on retrouvera à chaque page de ses œuvres.[98]
Dans une de ses homélies célèbres, il compare la société française à l'épileptique de l'Évangile. «Manifestement, dit-il, la société actuelle est atteinte du mal caduc. A tout propos, elle est jetée à terre ; rien de plus commun que de voir ses institutions à vau-l'eau ; parfois même, elle devient la proie des flammes. Et ces chutes ont pris un caractère de périodicité qui semble devenu la loi de l'histoire contemporaine. Quantum temporis est ex quo ei hoc accidit?: Combien y a-t-il de temps que cela lui arrive ? demande Jésus au père de l'épileptique. Réponse : Depuis son enfance, at ille ait ; ab infantia. Et vraiment il en est ainsi. Le monde moderne met un certain amour-propre à proclamer la date de sa naissance ; volontiers il se dit l'enfant de 89. Or, depuis cette époque fatidique, notre patrie a été constamment sous l'empire de cette singulière affection morbide que les latins, par une synonymie curieuse dont les lexiques offrent l'explication, appellent d'un nom qui peut également signifier le mal de l'épilepsie et le mal parlementaire, le mal des assemblées et des comices morbo comitiali laborans. A partir de ce temps, la chose publique n'a pas discontinué de subir l'influence des lunaisons. Et ecce spiritus apprehendit eum et subito clamat, et elidit, et dissipat eum cum spuma, et vix discedit, dilanians eum. Tout à coup, et à tout propos, l'esprit de vertige s'empare de son corps : ce sont des cris, des renversements à terre, des contorsions et des convulsions avec écume à la bouche et grincements de dents. Trop heureux quand le pays en est quitte pour des déchirements et des blessures ; et si la mort ne suit pas ces accès de rage, il y a toujours perturbation profonde des intérêts, dessèchement des sources de la vie sociale et de la fortune publique.»[99]
Avec la tyrannie et l'instabilité, le manque total de grands hommes, ce que Mgr Pie appelle «la décadence et la nullité des hommes»,[100] châtiment suprême des sociétés qui ont rejeté le Christ Roi. Châtiment suprême, puisque ces sociétés n'ont plus d'hommes qui puissent les délivrer de la tyrannie et les guérir de la fièvre des révolutions.
Il n'y a pas d'hommes. «Malgré leurs vains efforts pour se hausser et se grandir, nous dit l'évêque de Poitiers, les hommes continuent à descendre et chacun des sauveurs qui apparaît à l'horizon ne tarde pas à tomber au-dessous de celui qui l'a précédé ; c'est comme une compétition et une rivalité d’impuissance».[101]
«Les principes manquant, explique-t-il, la disette d'hommes est devenue si grande dans le camp de l'ordre qu'on ne voit surgir en ce temps ni chef politique, ni chef militaire, ni prince, ni prophète qui nous fasse trouver le salut.»[102]
«Je le crois bien, continue Mgr Pie, il n'y a pas d'hommes là où il n'y a pas de caractères, il n'y a pas de caractères où il n'y a pas de principes, de doctrines, d'affirmations ; il n'y a pas d'affirmations, de doctrines, de principes, où il n'y a pas de foi religieuse et par conséquent de foi sociale.»[103]
«Jamais, écrit-il encore, le monde n'a été livré aux chances du hasard et de l'imprévu autant qu'il l'est à cette heure. Tout ce qu'il y a de solide dans la raison et dans la tradition naturelle, achève de s'évanouir avec les notions de la foi. Les plus grandes et les plus urgentes questions européennes demeurent sans solution. Avec la fixité des principes, a disparu toute fixité de vues ; les difficultés s'aggravent par les efforts qu'on fait pour les aplanir, comme ces nœuds qui se serrent davantage sous la main qui cherche à les dénouer, comme ces écheveaux qui se mêlent et deviennent inextricables après le travail qui tendait à les débrouiller.»[104]
Combien le grand évêque insiste sur ce point ! Avec quelle douleur, il constate que nos grands hommes, nos prétendus restaurateurs ne sont que des nains.
«Comment, s'écrie-t-il, seraient-ils des guides sûrs quant aux questions pratiques de second ordre, ceux pour qui la question première et capitale n'existe pas encore ? Gens avisés qui pensent à tout, hormis Dieu ; obliti sunt Deum, et qui, ne semblant pas soupçonner le vice radical de nos institutions, sont toujours prêts à recommencer les mêmes expériences, qu'attendent les mêmes châtiments divins. N'apprendront-ils donc point, à l'école de l'histoire et du malheur, ce qu'ils ne veulent pas entendre de notre bouche, à savoir qu'on ne se moque pas de Dieu : Nolite errare, Deus non irridetur ? Or, c'est se moquer de l'Être nécessaire que de se poser socialement en dehors de Lui.[105] Depuis l'Incarnation du Fils de Dieu, le gouvernement de l'ordre moral ne peut être que le gouvernement de l'ordre chrétien. Aussi longtemps que les droits de Dieu ou de Son Christ seront méconnus, passés sous silence, la confusion régnera par rapport à tous les droits secondaires, et cette confusion propice aux complots du despotisme et de l'anarchie reconduira une fois de plus aux alternatives de la servitude et de la terreur.»[106]
Or, dans cette disette de grands hommes ainsi constatée, le Cardinal Pie refuse absolument ce nom à ceux que prétend lui opposer le parti libéral et conservateur. D'un mot il dénonce leur incapacité. «Ils reculent, dit-il, devant la logique du bien»... «à l'heure où il serait si essentiel que les bons fussent pleinement bons, voici que, contrairement à la recommandation de l'Apôtre, il s'est établi une société de la lumière et des ténèbres, une convention du Christ avec Bélial, un pacte du fidèle avec l'infidèle, un accord du temple de Dieu avec les idoles, et quand l'Église nous crie avec le même apôtre : «Sortez de ce milieu, séparez-vous-en, ne touchez pas à cet ordre immonde d'idées et de choses et moi je vous reprendrai sous ma protection et vous replacerai sur mon sein paternel ; voici que c'est le christianisme du siècle qui veut éclairer l'Église enseignante et en particulier lui apprendre dans quelle mesure le droit de maudire et de blasphémer est un droit désormais acquis aux hommes, un droit qui doit être reconnu, proclamé, protégé, organisé au sein des sociétés humaines.»[107]
En d'autres termes, ceux qui veulent nous sauver sont presque tous atteints de cette maladie du libéralisme.[108] Ce sont eux aussi des malades et comme le dit Mgr Pie : «malades désespérés qui invoquent à grands cris le médecin, mais à la condition de lui dicter ses ordonnances et de n'accepter pour régime curatif que celui-là même qui les a réduits à la dernière extrémité. Naufragés qui se noient, et qui appellent le sauveteur, mais résolus à repousser la main qu'il leur offre, tant qu'il n'aura pas à repousser lui-même à son cou la pierre qui les a fait descendre et qui les retient au fond de l'abîme.»[109]
Tyrannie des gouvernements, instabilité des pouvoirs, nullité des hommes, voilà le triple mal qui découle de l'abandon du droit chrétien.
Ce profond enseignement, Mgr Pie osa l'exposer de vive voix à l'empereur des Français Napoléon Ill.
Dans une entrevue mémorable, avec un courage apostolique, il donna au prince une leçon de droit chrétien. C'est par ce récit que, pour corriger l'aridité de cette synthèse, nous terminerons cette seconde partie.
C'était en 1856, le 15 mars. A l'empereur, qui se flattait d'avoir fait pour la religion plus que la Restauration elle-même, il répondit : «Je m'empresse de rendre justice aux religieuses dispositions de votre Majesté et je sais reconnaître, Sire, les services qu'elle a rendus à Rome et à l'Église, particulièrement dans les premières années de son gouvernement. Peut- être la Restauration n'a-t-elle pas fait plus que vous ? Mais laissez-moi ajouter que ni la Restauration[110] ni vous, n'avez fait pour Dieu ce qu'il fallait faire, parce que ni l'un ni l'autre vous n'avez relevé Son trône, parce que ni l'un ni l'autre vous n'avez renié les principes de la Révolution dont vous combattez cependant les conséquences pratiques, parce que l'évangile social dont s'inspire l'État est encore la déclaration des droits de l'homme, laquelle n'est autre chose, Sire, que la négation formelle des droits de Dieu.
«Or, c'est le droit de Dieu de commander aux États comme aux individus. Ce n'est pas pour autre chose que N.-S. est venu sur la terre. Il doit y régner en inspirant les lois, en sanctifiant les mœurs, en éclairant l'enseignement, en dirigeant les conseils, en réglant les actions des gouvernements comme des gouvernés. Partout où Jésus-Christ n'exerce pas ce règne, il y a désordre et décadence.
«Or, j'ai le devoir de vous dire, qu'Il ne règne pas parmi nous et que notre Constitution n'est pas, loin de là, celle d'un État chrétien et catholique. Notre droit public établit bien que la religion catholique est celle de la majorité des Français, mais il ajoute que les autres cultes ont droit à une égale protection. N'est-ce-pas proclamer équivalemment que la constitution protège pareillement la vérité et l'erreur ? Eh bien ! Sire, savez-vous ce que Jésus-Christ répond aux gouvernements qui se rendent coupables d'une telle contradiction ? Jésus-Christ, roi du ciel et de la terre, leur répond : «Et Moi aussi, gouvernements qui vous succédez en vous renversant les uns les autres, Moi aussi Je vous accorde une égale protection. J'ai accordé cette protection à l'empereur votre oncle ; j'ai accordé la même protection aux Bourbons, la même protection à Louis-Philippe, la même protection à la République et à vous aussi la même protection vous sera accordée».
L'empereur arrêta l'évêque : «Mais encore, croyez-vous que l'époque où nous vivons comporte cet état de choses, et que le moment soit venu d'établir ce règne exclusivement religieux que vous me demandez ? Ne pensez-vous pas, Monseigneur, que ce serait déchaîner toutes les mauvaises passions ?»
«Sire, quand de grands politiques comme votre Majesté m'objectent que le moment n'est pas venu, je n'ai qu'à m'incliner parce que je ne suis pas un grand politique. Mais je suis évêque, et comme évêque je leur réponds : «Le moment n'est pas venu pour Jésus-Christ de régner, eh bien ! alors le moment n'est pas venu pour les gouvernements de durer.»[111]
Hélas ! cette doctrine de vie ne fut ni comprise ni appliquée. Les événements donnèrent raison à l'évêque de Poitiers et, seize ans après, il le faisait constater, non plus à l'empereur disparu avec son empire écroulé, mais aux Français eux-mêmes, restés indifférents aux droits suprêmes de Jésus-Christ.
«C'est le Seigneur qui parle, le Dieu des armées, dit-il en commentant un passage du prophète Aggée : Haec dicit dominus exercituum... En vous séparant de Moi, vous avez voulu vous grandir et vous voilà rapetissés... Vous ne parliez que de progrès et il y a eu recul. Vous ne rêviez que gloire, vous avez eu la défaite et l'opprobre. Vous ne connaissiez que les mots de liberté, d'émancipation : vous avez subi et vous subissez encore la domination étrangère ; vous exaltiez la prospérité publique ; vous vous débattez sous les étreintes d'une dette effroyable et vous ne savez comment égaler l'impôt à vos charges. En toutes choses vous avez visé au plus et voici que vous êtes en face du moins. Respixisitis ad amplius et factum est minus. Ce qui était entré dans votre maison, j'ai soufflé dessus et qu'en est-il resté ? et intulistis in domum et exsufflavi illud.
«Pour quelle cause, dit le Seigneur des armées, quam ob causam, dicit Dominus exercituum ?
Parce que, tout entier à votre propre intérêt, vous avez négligé Son service. Chacun de vous s'empressait à sa maison et la Mienne était déserte, à ses affaires humaines et les affaires divines étaient tenues pour rien. C'est pourquoi le ciel a reçu défense de vous accorder Ses faveurs.»[112]
Depuis ce vibrant commentaire, plus de cinquante ans ont passé. Il reste toujours actuel. Au sortir de l'horrible guerre qui a désolé le monde entiers, nous pouvons le regarder comme écrit pour toutes les nations de la terre. Il nous faudra comprendre que si les nations périssent, c'est parce qu'elles ont abandonné le Roi Jésus, et nous ferons nôtre la plainte de Mgr Pie lorsqu'il s'écriait « Hélas ! il en coûte cher à la terre, il en coûte cher aux nations de ne pas fléchir le genou devant le nom et devant la royauté de Jésus.»[113]
Si nous voulons vivre, retournons à notre Roi et rétablissons Son Règne.