3° Critiques particulières de deux amis de Brentano : Melchior Diepenbrock et Louise Hensel.

 

Arrivons maintenant aux critiques plus sérieuses de Melchior Diepenbrock et surtout de Louise Hensel, deux amis de Brentano. Ces critiques portent :

1° sur le style et la composition de la Douloureuse Passion ;

2° sur quelques visions renfermées dans la Vie de Jésus éditée par le Père Schmœger.

Voyons d'abord les critiques faites sur la Douloureuse Passion. C'est le seul livre qui ait été imprimé pendant que le Pèlerin était en vie. Melchior Diepenbrock et Louise Hensel prétendent retrouver trop facilement au milieu des Visions de ce livre la marque personnelle du poète. – C'est une affaire d'impression en somme, difficile à discuter, et sur laquelle nous nous serions à peine arrêté, si Louise Hensel n'avait pas porté des accusations plus précises.

 

Répondons cependant à cette première critique. Brentano était obligé de traduire en « bon » allemand le patois westphalien d'Anne-Catherine. Bien plus, quand elle souffrait trop il ne pouvait que prendre des notes. Revenu chez lui il développait ses notes le plus simplement possible, mais il leur donnait nécessairement une forme personnelle. Dans son ouvrage, on pouvait donc trouver le style d'Anne-Catherine, mais aussi le style de Brentano. De là vient l'impression faite par ce livre sur Louise et sur Melchior.

Louise Hensel ne s'en tint pas à cette impression. Elle interrogea Brentano sur la composition du livre. Il répondit très franchement à ses questions : « De toutes les visions d'Anne-Catherine que j'ai recueillies, lui dit-il, celles qui se rapportent à la Douloureuse Passion étaient de beaucoup celles qui avaient le moins de liaison entre elles. Pour pouvoir les présenter d'une façon convenable, je les ai reliées l'une à l'autre en prenant surtout pour modèle la Vie de Jésus du Père Cochem. » Louise Hensel blâma Brentano d'avoir agi de la sorte et lui dit qu'il aurait dû au moins prévenir le lecteur. Brentano répliqua qu'il ne présentait pas son livre comme renfermant des révélations divines, mais simplement comme un ouvrage d'édification. Ne lui avait-il pas donné pour titre : La douloureuse Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ d'après les méditations contemplatives d'Anne-Catherine Emmerich ?

 

Ce simple fait a fait couler beaucoup d'encre. Rieks, pour sa part a vu dans le livre du Père Cochem une des sources les plus importantes des visions d'Anne-Catherine. On pouvait s'y attendre. Il faut cependant voir les choses telles qu'elles sont. Brentano nous dit : Les visions sur la Douloureuse Passion étaient fort mal reliées entre elles. En effet, Anne-Catherine avait eu en 1823 des visions suivies sur la Passion de Notre-Seigneur ; mais en raison de ses souffrances, il y avait beaucoup de lacunes dans les notes du Pèlerin. Il fut obligé pour combler ces lacunes d'avoir recours aux visions, qu'Anne-Catherine avait eues auparavant. Il rechercha donc dans ses manuscrits les détails qui se rapportaient à la mort du Sauveur. Il en trouva un grand nombre, car Anne-Catherine revoyait le drame du Calvaire chaque année, non seulement à l'époque de la mort de Jésus, mais encore à tout instant : la Passion de Notre-Seigneur formant pour ainsi dire le centre autour duquel gravitaient toutes les visions ; tantôt c'était un détail, tantôt c'en était un autre qui avait frappé le plus vivement la visionnaire. Quand le Pèlerin eut extrait de ses manuscrits tous ces détails qui se rapportaient à la Mort du Sauveur, il dut être bien embarrassé pour les ordonner. Il chercha donc un modèle et il prit dans ce but le livre du Père Cochem. Il n'y avait rien de répréhensible dans ce fait : il fallait bien que le Pèlerin composât son livre.

 

Malheureusement, Brentano se laissa aller à emprunter au Père Cochem et à d'autres auteurs quelques données qu'il intercala entre les visions d'Anne-Catherine. Ces interpolations étaient bien insignifiantes, déclare elle-même Louise Hensel. Des recherches ont été faites à ce sujet. On a comparé la Douloureuse Passion avec les manuscrits, et l'on est arrivé à dresser la liste très courte des données ajoutées aux visions d'Anne-Catherine. Brentano a emprunté au Père Cochem et à d'autres auteurs :

- 1° ce qui se rapporte au temps qu'il faisait le jour du vendredi saint ;

- 2° l'histoire de la femme de Pilate dans les années qui suivirent la Passion ;

- 3° l'origine de la dévotion appelée chemin de la Croix.

C'est tout. L'ensemble de ces emprunts remplit trois ou quatre pages dans le livre de Brentano qui compte quatre cents pages. A part ces trois ou quatre pages, tout le reste du texte est composé uniquement à l'aide des visions d'Anne-Catherine.

Les quelques données étrangères aux visions que nous trouvons dans le livre de Brentano ne nous autorisent même pas à suspecter la bonne foi de l'écrivain, puisqu'il s'est retranché derrière le titre qu'il a donné à son ouvrage : La douloureuse Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ d'après les méditations contemplatives d'Anne-Catherine Emmerich. Nous allons revenir sur ce titre, sur sa signification et sur son importance ; mais voyons encore auparavant les dernières critiques de Louise Hensel.

C'est en 1871, dans une conversation avec le Père Diel que Louise Hensel avait donné sur la composition de la Douloureuse Passion les renseignements que nous venons d'indiquer et qui amenèrent l'enquête dont nous venons également de parler. Elle ne s'en tint pas là. Deux ans plus tard, elle écrivit au Père Diel qu'elle avait quelques doutes sur l'authenticité de certaines visions renfermées celles-là dans la Vie de Jésus éditée par le Père Schmœger, d'après les manuscrits de Brentano. Louise Hensel appelait l'attention du Père Diel surtout sur les visions relatives  au Paradis Terrestre et à la Montagne des Prophètes. En 1817-1818 elle avait beaucoup discuté, dit-elle, avec Brentano sur certains ouvrages singuliers qu'il avait dans son intéressante bibliothèque. Or elle se souvenait avoir vu dans ces ouvrages quelques récits semblables à ceux qui se trouvaient dans les visions incriminées. Elle ajoutait enfin : « Il y avait en Brentano une source vive de poésie tellement puissante que malgré la bonne volonté du poète, elle devait submerger en lui la froide raison. »

 

Remarquons tout d'abord que Louise Hensel cette fois exprime des doutes. Elle ne nous apporte plus, comme dans le cas précédent, un fait certain. Si ses doutes étaient des certitudes, la critique serait fort grave, car, en fait, Louise s'attaque maintenant à la composition des manuscrits. Elle semble nous dire que Brentano nous donne parfois comme visions d'Anne-Catherine des données que lui-même a empruntées à certains livres peu connus. On s'est empressé bien entendu de faire des recherches sur les visions en question. Il a été impossible de trouver quoi que ce soit à reprendre dans la rédaction de ces visions. La date de chacune d'elles est nettement indiquée dans le manuscrit. L'écriture, le style ne contrastent en rien avec l'écriture et le style des visions qui les précèdent ou qui les suivent. Il ne s'agit nullement de passages ajoutés à une époque postérieure. Si ces « visions » ne sont pas d'Anne-Catherine, Clément Brentano a trompé sciemment ses lecteurs. Il est alors vraiment un mystificateur sacrilège, un homme sans conscience et sans caractère.

 

Cependant Louise Hensel elle-même ne doutait, ni de l'honnêteté de Brentano, ni de la sincérité de ses convictions religieuses. Elle savait avec quel soin il avait recueilli les visions d'Anne-Catherine. Elle avait passé à plusieurs reprises quelques jours auprès de la pauvre stigmatisée et elle avait déclaré que toujours, le soir, le Pèlerin venait lire son travail à la Visionnaire pour pouvoir y faire les retouches nécessaires (Voir Louise Hensel, par Binder, page 159). N'était-ce pas elle encore qui avait écrit à Brentano, huit ans après l'apparition de la Douloureuse Passion : « Mes élèves ont tant de plaisir à entendre parler de notre chère Emmerich ! Auras-tu bientôt mis en ordre une autre partie de tes papiers ? »

On peut se reporter au livre du docteur Binder sur Louise Hensel, particulièrement aux pages 230, 301, 307, 316 à 319, on verra combien Louise estimait Brentano et combien elle était loin de suspecter sa bonne foi.

D'où vient qu'en 1873 elle le croit capable d'avoir écrit de fausses visions ?

— « S'il l'a fait, dit-elle, c'est contre sa volonté (gegen seinen Willen) ; le sentiment poétique était chez lui beaucoup plus fort que la froide raison. »

Pour pouvoir affirmer chose semblable, il faut n'avoir jamais vu les lettres d'affaires de Brentano, il faut n'avoir pas lu par exemple ses lettres à Dietz et à Gœrres, lettres toutes remplies d'idées extrêmement pratiques. On n'a qu'à lire aussi son ouvrage sur les Sœurs de la Miséricorde pour voir comment il savait gouverner son imagination quand il le voulait. Le style de cet ouvrage est clair et tout à fait classique. Un Boileau ne le désavouerait pas. – Nous avons nous-mêmes donné un passage de Brentano dans lequel il se plaint de la difficulté de sa tâche auprès d'Anne-Catherine et nous avons fait observer à ce sujet, combien ses remarques étaient judicieuses et raisonnables. Dans la seconde partie de sa vie encore une fois, Brentano était un homme d'esprit rassis.

 

En parlant de la source vive de poésie qui coulait intarissable dans l'âme de Brentano et y submergeait la froide raison, Louise Hensel cherchait à expliquer comment elle pouvait être parfaitement convaincue de l'honnêteté du poète dans la notation des visions et admettre cependant qu'il ait pu être poussé « malgré lui » à agir parfois en faussaire.

Nous n'acceptons pas cette explication de Louise Hensel. Quand Brentano rédigeait les visions d'Anne-Catherine, il savait qu'il remplissait une mission et il le faisait avec toute la gravité, tout le sérieux que comporte un pareil travail. La vérité, c'est que les soupçons de Louise Hensel sont injustifiés.

 

D'où lui viennent ces soupçons ? En 1817-1818, elle a lu, dit-elle, dans les ouvrages singuliers de la bibliothèque de Brentano des récits semblables à ceux qui se trouvent dans les visions incriminées. On a le catalogue exact et complet de la bibliothèque de Brentano et on a retrouvé en effet les livres auxquels fait allusion Louise. Ce sont des livres bien connus, livres écrits les uns par les Pères de l'Église, les autres par des Visionnaires. Il n'y a absolument rien d'extraordinaire à ce que Anne-Catherine se soit trouvée d'accord avec d'autres visionnaires ou avec les Pères de l'Église. Tout ce que l'on peut inférer de ceci, c'est que le fond même des quelques visions incriminées n'était plus une nouveauté à l'époque d'Anne-Catherine.

Il ne faut pas oublier que Louise Hensel avait soixante-quinze ans quand elle a formulé ses doutes sur les visions en question. Cette date de 1817-1818, qu'elle donne elle-même, nous prouve que la bonne vieille vivait souvent de souvenirs. Quand elle a écrit sa lettre au Père Diel, elle revoyait Clément Brentano tel qu'elle l'avait vu quand elle l'avait rencontré chez Staegemann, quand il recherchait sa main, quand il venait travailler avec elle à des œuvres poétiques. – La vie les avait séparés plus tard ; ils s'étaient bien revus quelquefois, mais peu de temps chaque fois, et c'est l'image du poète romantique Brentano qui s'était fixée le plus profondément dans sa mémoire.

Ceci s'explique très bien. Tous les contemporains de Brentano qui l'avaient connu avant sa conversion n'ont jamais pu bien s'habituer à l'idée que le fantasque Brentano avait été complètement transformé. Supposons qu'un viveur bien connu vienne à rompre violemment avec sa vie de désordres, qu'il entre à la Trappe et passe le reste de ses jours à expier ses péchés dans d'austères pénitences. Si quelqu'un vient à parler de lui comme d'un saint homme en présence de ceux qui l'ont connu autrefois, ils ne pourront s'empêcher de rire en songeant à ses fredaines et ils diront : « Celui-là, un saint ! Jamais nous ne pourrons le croire ! » C'est à peu près ce qui s'est passé pour notre Brentano et voilà pourquoi les jugements de la plupart de ses contemporains lui ont été toujours plus ou moins défavorables. La postérité juge souvent beaucoup mieux les hommes que ne le font les contemporains.

 

Mais revenons encore un instant à Louise Hensel et cette fois pour dire que deux ans avant sa mort elle reçut la visite du Père Wegener à Paderborn. La conversation roula sur Brentano. Louise Hensel assura au Père Wegener qu'elle n'avait jamais douté le moins du monde de la sincérité du Pèlerin. Elle ne savait qu'une chose, c'est qu'il s'était permis quelques additions insignifiantes (unwesentlich) aux visions rapportées dans la Douloureuse Passion et que Brentano du reste avait fait taire les scrupules qu'elle exprimait à ce sujet en lui disant qu'il ne présentait pas son ouvrage comme renfermant des révélations divines, mais comme un livre d'édification écrit d'après les méditations d'Anne-Catherine. Que reste-t-il de toute cette critique de Louise Hensel ? – On le voit, peu de chose.