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SECONDE PARTIE.

NOTES DE BERNARD OVERBERG
SUR CATHERINE EMMERICH.

 

La première fois que je vis la soeur Emmerich, ce fut le 28 mars 1813, jour auquel on célébrait la fête de saint Joseph; je la vis dans l'après-midi et dans la soirée, ainsi que le lendemain matin.

Avant de me conduire chez elle; M. Rensing, doyen de Dulmen, me dit qu'elle lui avait annoncé de la façon la plus claire l'examen qu'elle allait avoir à subir de la part des médecins, et la visite du vicaire-général de Munster et du conseiller de Druffel. Relativement à l'examen des deux médecins, elle avait dit à quelqu'un qui se trouvait auprès de son lit (je crois que c'était le P. Lambert) : " Je ne sais comment tout cela va finir. On délibère chez M. le doyen pour me soumettre à une enquête. Si je ne me trompe, mon confesseur (le P. Limberg), s'y trouve également. "

Cependant, le doyen se rendit chez la malade, afin de la préparer aux visites qu'elle devait recevoir. Avant d'entrer dans sa chambre, il dit à la personne dont on a parlé tout à l'heure : " Je dois annoncer à la soeur Emmerich une nouvelle qui, sans doute, ne lui sera guère agréable. " Il lui dit alors qu'on venait de décider que les deux médecins de Dulmen la soumettraient à un examen sévère. Cette personne répondit qu'elle le savait, que la soeur le lui avait annoncé. A la fin de l'examen des médecins, elle dit à quelqu'un, à M. le doyen, si je ne me trompe : " On ne va pas en rester là; il viendra de Munster p lusieurs personnes pour m'examiner; un prêtre de haute taille, assez semblable à l'évêque qui m'a autrefois donné la confirmation à Coesfeld, et un autre, assez âgé, qui a des cheveux gris, mais assez rares, et qui paraît fort bon. " Je ne saurais dire si elle mentionna encore un ou plusieurs autres visiteurs. Elle m'a dit elle-même qu'elle m'avait vu en esprit avant mon arrivée, m'assurant de plus qu'elle ne m'avait jamais vu auparavant avec les yeux du corps. " Je vous ai vu avec les yeux de l'esprit, " me dit-elle. Cela lui donnait, dans ses rapports avec moi, une confiance telle que si nous nous fussions connus depuis longtemps.

Elle me dit (mais seulement après que je l'eus interrogée, en l'assurant que, si je le faisais, ce n'était pas par curiosité, mais seulement. pour la plus grande gloire de Dieu), qu'elle avait souvent demandé à Dieu de lui faire se ntir quelque chose des souffrances de sa Passion, mais qu'elle n'avait jamais songé à des signes extérieurs. Plusieurs fois même, elle s'était plainte à Dieu de les lui avoir donnés, mais jamais elle n'en avais reçu de consolation. Comme je lui répondais que, puisque Dieu l'avait ainsi voulu, sa grâce lui suffirait. elle me dit tout bas à l'oreille, sans doute à cause de la présence du conseiller de Druffel et de plusieurs autres personnes : " C'est précisément la promesse qu'il m'a faite. "

Le même jour, au soir, on vint nous dire au presbytère qu'elle était immobile; les bras étendus, dans l'extase (cet état se produisait d'ordinaire chaque soir, et durait environ deux heures). Au moment où nous entrâmes dans sa chambre, elle avait les bras croisés sur la poitrine, et nous entendîmes qu'elle disait : " Non, no n, je ne veux pas le faire. " Puis elle fit le signe de la croix. Elle semblait avoir beaucoup de peine à porter la main au front. Elle le fit même en plusieurs fois; quand sa main fut au front, elle fit le signe assez facilement. Elle dit encore une fois : " Non, je ne veux pas le faire, " et répéta son signe de croix. Puis elle retomba dans une immobilité complète, ne donnant plus le moindre signe de vie. Le conseiller de Druffel lui tourna la tête, qui conserva la position qu'il lui avait fait prendre. Il voulut aussi lui ouvrir les paupières, mais elles retombèrent aussitôt. Il lui releva la tête, en lui passant la main derrière le dos, et, le corps, sans se plier aucunement, reçut, comme aurait pu le faire une statue, l'impulsion qu'il lui avait donnée; il lui souleva ensuite les pieds, et constata qu'ils étaient également roides. Observant alors les muscles du cou et ceux de la jambe jusqu'au; genoux, il y remarqua une tension extrême.

Pendant tout la temps que dura cet examen, elle ne donna absolument aucun signe de vie. On lui adressa différentes questions; pas de réponse et pas de signe de vie. Enfin, le vicaire-général lui dit : " Au nom de la sainte obéissance, je vous ordonne de répondre. "

A peine ces paroles avaient-elles été prononcées, qu'elle tourna la tête du côté où nous étions, avec une rapidité difficile à imiter. Elle porta les yeux sur nous avec une grande expression de bonté, et répondit à toutes les questions que nous lui adressâmes. Voici les particularités les plus intéressantes de cet interrogatoire : " Dans cet état d'insensibilité, savez-vous où vous êtes ? Non. - Comment vous trouvez-vous alors ? - Tantôt gaie et ta ntôt triste. - De quoi provient le contentement que vous éprouvez ? De la pensée de la grande miséricorde de Dieu à l'égard des pécheurs ; il les poursuit pour les ramener auprès de lui, et les reçoit avec un amour extrême. - En voyez-vous quelques-uns en particulier auxquels il accorde cette grâce de la conversion? - Non, excepté peut-être une personne que je connais. - Et quelle est la cause de votre tristesse? - C'est la pensée des péchés qui offensent si brièvement la sainteté de Dieu. " Elle me dit encore que, dans cet état, elle ne sentait rien de ses misères et de ses souffrances physiques.

Elle me raconta que, depuis l'âge de six ans, rien ne l'avait plus réjouie sinon Dieu, et rien ne l'avait plus attristée sinon l'injure que le péché fait à Dieu; c'était là la source unique de ses joies et de s es peines. Avant son entrée au couvent, elle s'était livrée à des mortifications bien plus rigoureuses qu'elle ne l'avait fait depuis; elle ne savait pas qu'on ne devait rien faire en ce genre sans l’autorisation expresse de son confesseur. Les instruments de pénitence dont elle me parla ainsi en passant, consistaient en chaînes de fer, en cordes qu'elle s'attachait autour du corps, enfin, en une camisole de l'étoffe la plus grossière qu'il lui avait été possible de trouver; elle s'était fait elle-même ces différents objets. Le soir, quand tout le monde était couché, elle sortait secrètement de chez elle, et priait, les bras étendus, dans le jardin ou dans les champs. Je ne lui ai pas demandé combien de temps duraient ces exercices. Elle me dit aussi, pour répondre à une question que je lui avais faite, que le démon avait souvent essayé de l'effrayer pendant s es prières, en faisant un grand vacarme autour d'elle, ou en lui montrant des apparitions

épouvantables; ainsi, une fois, il s'était montré à elle sous la forme d'un grand chien, qui lui avait, mis la tête sur les épaules; mais, grâce à un secours spécial de Dieu, sa prière n'avait jamais été plus fervente que quand le démon avait cherché à l'effrayer. Un jour, qu'elle priait devant le Saint.-Sacrement, un personnage qu'elle prit pour le diable vint se placer si bruyamment sur une chaise à côté d'elle, qu'elle entendit le banc craquer. Une autre fois, qu'elle lisait le livre de la Règle, et que la soeur Sontgen lisait à côté d'elle

un autre livre de dévotion, la lumière s'était éteinte tout à coup, et la Règle s'était fermée bruyamment. Une autre fois, c'était pendant son s&eac ute;jour au couvent, qu'elle était malade et qu'elle tenait le lit, la supérieure et la maîtresse des novices étaient venues la gronder et l'avaient menacée et traitée avec tant de dureté, qu'elle n'avait pas répondu un seul mot pour se justifier. Le lendemain, elle se convainquait que ni l'une ni l'autre ne lui avaient fait visite. Elle ajouta encore qu'elle avait eu souvent des tentations d'impureté, mais que, en pareil cas, Dieu l'avait toujours si visiblement protégée qu'elle n'avait jamais cru devoir en parler à son confesseur.

Le conseiller de Druffel lui ayant dit que, si on lui liait les mains, on l'assisterait pour les petits soins du ménage, sa soeur et elle répondirent en même temps qu'elles n'avaient aucunement besoin d'être assistées. Sa soeur paraissait extrêmement contrariée de ce que l'on ne s'en remettait pas à elle seule des soins à do nner à la malade.

Je lui demandai encore comment elle connaissait M. N., comment elle savait que c'était lui ; elle me répondit qu'elle le voyait intérieurement. Elle dit encore qu'elle voyait tous les nuits les souffrances auxquelles elle devait être exposée le lendemain; aussi commençait-elle toujours sa. prière du matin par demander à Dieu la patience. Actuellement, elle était menacée d'une grande épreuve; elle croyait que c'était une grande humiliation que Dieu voulait lui ménager, cependant la chose ne lui apparaissait encore que d'une façon assez obscure.

Le 7 avril 1813, le vicaire-général, le conseiller de Druffel et moi, nous retournâmes à Dulmen pour faire une nouvelle visite à la soeur Emmerich.

Mon examen devait spécialement porter sur la question de savoir si elle ne s'était pas fait au fait faire les plaies qu'on avait c onstatées sur son corps. Je commençai par lui faire comprendre, d'une manière aussi pressante que possible, qu'elle était obligée d'obéir à ses supérieurs ecclésiastiques et que l'obéissance lui faisait un devoir de dire toute la vérité, alors même qu'elle aurait promis avec serment à celui qui lui avait fait ces blessures de n'en parler à personne, parce qu'un serment qui empêcherait l'accomplissement d'un devoir rigoureux d'obéissance, serait nul et sans effet, enfin qu'elle aurait tout à redouter de la sévérité des jugements de Dieu si elle ne disait pas la vérité tout entière. Elle me dit qu'elle tombait d'accord avec moi sur tous ces points ; alors je lui demandai si elle ne s'était pas (elle avait pu avoir en cela bonne intention) blessée aux mains avec un canif ou avec un clou, si elle n'y avait pas enfoncé quelque cho se, afin de mieux compatir à la passion du Sauveur. Elle répondit qu'elle ne l'avait jamais fait. . N'avez-vous pas employé pour cela de l'eau forte ou la pierre infernale? - Je ne sais même pas ce que sont ces choses-là. - Quelque personne qui se serait intéressée à votre âme, à votre progrès dans la vertu et qui aurait remarqué votre dévotion particulière pour la passion du Sauveur, n'aurait-elle pas produit ces blessures par l'impression d'un corps solide, par une piqûre faite avec une pointe, par l'application d'une substance corrosive ou par l'emploi de quelque moyen analogue? – Oh ! non ! " Pendant les avis préliminaires que je lui avais donnés aussi bien que pendant tout l'interrogatoire, elle était restée calme et impassible.

Elle ajouta qu'elle n'avait pas remarqué elle-même l'existence de ses plaies. Une autre personne (je crois qu'e lle désigna l'abbé Lambert) les avait remarquées la première et avait attiré son attention sur ce phénomène extraordinaire, mais en lui disant en même temps : " Ne vous croyez pas pour cela une autre sainte Catherine de Sienne; vous en êtes encore bien éloignée. " Je lui fis observer que ce qu'elle me disait ne me paraissait guère probable; car quand on se fait une blessure, on s'en aperçoit très-facilement. Elle me répondit : " Ce que vous dites est vrai, mais je ressentais la douleur longtemps avant la formation des plaies, ainsi il n'y avait pas de différence entre les deux états. - Combien de temps avant la formation des plaies avez-vous commencé à ressentir la douleur ? - Quatre ans. " (Il est possible qu'elle ait dit alors trois ans au lieu de quatre; lorsque plus tard je lui fis la même question, elle m'a dit, toujours dit trois ou quatre ans.) " Quant à la douleur du front, j'ai commencé à la ressentir trois ou quatre ans avant mon entrée au couvent. - Dans quelle circonstance cela vous est-il arrivé ? Je priais seule au pied d'un crucifix, dans l'église des Jésuites de Coesfeld. " Relativement à cette douleur de la tête, elle me dit qu'il lui semblait qu’il y avait un cercle d'épines autour de sa tête et que tous ses cheveux é taient transformés en épines; elle ne pouvait même pas poser la tête sur l'oreiller sans éprouver une douleur extrême. " A quelle époque ont apparu les plaies que vous avez sur le corps? - Celle de la région de l'estomac, le jour de la fête de saint Augustin; la croix inférieure de la poitrine, environ six semaines plus tard, à la fête de sainte Catherine martyre; la croix supérieure, le jour de Noël, l'ann&ea cute;e dernière; les plaies des pieds, des mains et du côté, entre la Noël et la nouvelle année. - A quelle époque de votre vie remontent vos souvenirs les plus anciens? - A l'âge de trois ans. - Que vous rappelez vous de cette époque ? - Je me rappelle très bien que je demandais souvent à Dieu la grâce de mourir. - Quel motif vous portait à faire cette prière ? - J'avais souvent entendu dire qu'en devenant grand, on est exposé à offenser le bon Dieu. .

Elle me raconta aussi qu'elle n'avait jamais aimé les jeux; le temps passé au jeu lui semblait toujours extrêmement long. Quand elle allait avec d'autres enfants à l'école ou en quelque autre endroit, elle se tenait toujours un peu en avant ou en arrière, de peur d'entendre quelque mauvaise parole. A l'époque où elle allait à l'école, elle prenait souvent un petit bout de chandelle &agr ave; ses parents, et quand tout le monde était couché, elle l'allumait et se retirait dans un coin pour lire ou pour prier. " Ce n'était pas bien, lui dis-je, vous ne deviez pas prendre ces chandelles sans la permission de vos parents. -- Je le sais bien aussi, ,je m'en suis accusée plus tard à confesse. - D'après votre soeur Esweg, vous lui auriez dit, il y a deux ans, à la fête de Noël, que, le même jour à la messe de minuit, une personne que vous connaissiez avait vu l'enfant Jésus dans la sainte hostie; et comme elle insistait pour savoir quelle était cette personne, vous lui auriez dit que vous ne pouviez la nommer. Tout cela est-il exact? - Oui, - Et celle personne, c'était vous? - Oui. – Dites-nous comment la chose s'est passée. - J'étais sacristine; et j'occupais dans le choeur une place de laquelle je ne pouvais voir à l'autel. J'avais cédé ma place à l'une de nos soeurs qui craignait de ne pas entendre convenablement la messe, surtout quand elle ne pouvait voir à l'autel. M'étant approchée du cordon de la sonnette pour avertir au moment de l'élévation, je vis l'enfant Jésus au-dessus du calice. Oh ! comme il était beau ! Il me sembla alors que j'étais déjà transportée au ciel. Je voulus m'élancer au-dessus de la balustrade, afin d'être plus près du divin Enfant; mais je me dis : Mon Dieu, que vas-tu faire? et je me retins, mais j'oubliai de sonner. J'oubliais souvent de sonner, et cela m'attirait des gronderies. "

Elle me dit aussi que, dès ses plus tendres années, elle avait toujours presque exclusivement prié pour le prochain, et surtout pour les âmes du purgatoire. Une fois, une personne qu'elle ne connaissait pas l'avait conduite en un endroit qui lui semblait être le purgatoire. Elle y vit, en proie à d e grandes souffrances, un certain nombre de personnes qui avaient imploré le secours de ses prières. (Voir pour les détails qu'elle donna sur ces infortunés le rapport de M. Rensing). Plusieurs fois, elle avait entendu une voix qui lui disait : " Merci, merci. "

Souvent à table ses soeurs s'entretenaient sur son sujet ; elle ne l'avait remarqué que quand les choses allaient trop loin. Après le repas, elles restaient souvent ensemble, et souvent c'était encore d'elle que l'on s'entretenait. Elle savait toujours, même à distance, ce que ses soeurs disaient d'elle. Comme je lui demandais si elle gardait tout cela pour elle, elle me répondit : " Non, pas toujours. Il me semblait qu'il était utile qu'elles sussent que j'étais au courant de tout ce qu'elles disaient de moi. "

Le 8 avril, peu avant notre départ, elle me dit : " Oh ! combien je voudrais mou rir ! " Je lui demandai si elle n'avait plus la force de souffrir, elle me répondit : " Oh ! ce n'est pas pour cela. " Et son regard me disait assez pourquoi elle désirait la mort.

Au sujet des douleurs que lui causaient ses stigmates, elle dit : " Ces douleurs-là ne sont pas comme les autres, elles pénètrent jusqu'au coeur. " Quelqu'un porta légèrement la main sur le croix qu'elle avait à la poitrine; M. de Druffel, faisant observer que cela ne pouvait lui faire mal, elle répondit : " Extérieurement, non ; mais intérieurement, c'est comme si j'avais toute la poitrine en feu. "  Elle dit au sujet de l’empreinte qu'elle portait sur la poitrine que, dans le principe, c'était comme si l'on avait laissé tomber du feu dessus. Je lui demandai encore comment, dans l'état d'immobilité où elle se trouvait, elle avait si rapidement t ourné la tête sur l'ordre du vicaire-général et si elle avait entendu le commandement qu'il lui avait fait, elle répondit : " Non, mais, dans cet état-là, quand on me commande quelque chose au nom de la sainte obéissance, c'est comme si j'étais appelée à haute voix. "

Le 20 avril 1813, dans l’après-midi, vers les quatre heures et demie, M. le vicaire général, M. Krauthausen, le doyen M. Rensing, deux médecins étrangers et moi, nous nous rendîmes chez la soeur Emmerich ; le doyen l'avait préparée à notre visite. Les médecins examinèrent ses plaies et lui demandèrent si elle ne voulait pas qu'on fit quelque chose sur l'une d'elles, afin de tâcher de les guérir. Cela parut lui faire plaisir, on mit donc une sorte d'emplâtre sur la plaie de la main gauche. Quand je fus seul avec elle, je l'interrogeai, et elle me dit qu'elle avait souffert extrêmement les derniers jours de la semaine sainte. Ses souffrances avaient commencé le jeudi saint au matin; vers le soir, elles s'étaient tellement accrues qu'elle s'était dit à elle-même : " Si tu meurs maintenant, tu mourras certainement de douleur " (Le Docteur Krauthausen me dit qu'il sortit ces jours-là beaucoup de sang de ses plaies. Au reste, le linge qu'elle portait le disait assez, il était tout rempli de sang.). " Ses souffrances avaient conservé la même vivacité jusqu'au jour de Pâques, à trois heures du matin. Elle avait souffert extrêmement dans les nerfs, mais surtout dans ceux des doigts. De plus, elle avait ressenti une chaleur extraordinaire.

Elle me répéta ce qu'elle m'avait déjà dit que si elle avait prié Notre-Seigneur de lui faire ressentir quelque chose de ses souffrances et en particulier de ses saintes plaies, elle n'avait jamais songé à demander l'impression des stigmates. Elle était descendue plusieurs fois dans le purgatoire; une fois seulement, elle y avait été conduite par une personne qu'elle ne connaissait pas. Plusieurs fois, pendant la nuit, une lumière étincelante s'était montrée devant ses yeux, et elle avait entendu une voix qui lui disait : " Merci, mille fois merci. " Elle supposait que c'était une âme que ses prières avaient aidée à sortir des flammes du Purgatoire.

Je lui demandai comment elle distinguait l'immobilité qui provient de la faiblesse de celle qui résulte de l'extase. Elle me répondit : " Dans l'immobilité qui provient de la faiblesse, je me trouve extrêmement mal, je souffre dans tout le corps, et il me semble que je vais mourir. Dans l'extase au contraire, je ne sens plus mon corps ; et je suis tantôt dans la joie et tantôt dans la tristesse. " Elle me dit encore qu'elle avait vu très-souvent la Mère de Dieu; oh ! comme son trône était ravissant ! Elle avait vu en même temps l'enfant Jésus; comme la sainte Vierge était alors bonne pour elle !

21 avril. Ce matin, lorsqu'il me fut possible d'être seul avec la soeur, je lui demandai si elle ne savait pas ce que voulaient dire les croix qu'elle avait sur sa poitrine, et elle me répondit que non; seulement quand elle avait reçu la première empreinte dans la région de l'estomac, il lui avait été dit, dans son ravissement, qu'elle devait s'attendre à souffrir encore beaucoup pour Notre-Seigneur; puis à la Sainte-Catherine, quand elle reçut l'impression de la première croix, que ses souffrances allaient être doublées et de même à la dernière qu'elle reçut à la Noël.

Elle me dit encore qu'à partir de sa troisième année, elle avait souvent demandé à Dieu la grâce de mourir, parce qu'elle savait qu'en grandissant, on est exposé au danger d'offenser Dieu; souvent elle se disait en sortant de la maison : " Si tu tombais morte maintenant sur le seuil, tu n'aurais plus le malheur d'offenser Dieu. " Elle remarquait elle-même qu'à cette époque, elle évitait le péché, par crainte de ne pas aller en Paradis, et non par un amour pur et désintéressé. Elle répéta encore ce qu'elle m'avait déjà dit que, quand elle devait aller quelque part en même temps que d'autres enfants de son âge, elle avait toujours soin d'aller en avant ou en arrière, de peur d'entendre quelque mauvaise parole. Au reste, ses parents lui avaient fait des recommandations à ce sujet, et lui avaient dit que, quand elle était en voyage, elle devait demander à Dieu tantôt telle grâce et tantôt telle autre. Ses parents étaient pieux et sévères, sans aller jusqu'à la dureté. Elle avait souvent entendu sa mère répéter cette belle parole : " Seigneur, frappez aussi fort qu'il vous plaira, mais donnez-nous la patience. "

Elle naquit le jour de la Nativité de la Vierge en 1774, et fut baptisée quatre jours après sa naissance. Elle avait sept ans quand elle se confessa à Pâques pour la première fois. Elle croyait avoir commis un péché mortel et pleura tellement en se confessant, que le prêtre eut toutes les peines du monde à la consoler. Or voici quel était son péché mortel; elle avait une fois disputé avec une enfant de son âge. Elle avait douze ans quand elle fit sa première communion. Ce jour-là, elle ne demanda pas à Notre-Seigneur un grand nombre de grâces ; seulement, elle le pria de faire d'elle une bonne enfant qui fût toujours douce à ses inspirations; elle avait aussi prié pour ses parents.

Elle avait commencé à se mortifier dès avant sa première communion, mais ce fut surtout après qu'elle s'y exerça sérieusement. Elle comprenait l'absolue nécessité de la mortification. Je lui demandai quelles étaient ses pratiques ; voici ce qu'elle me répondit, non pas d'une manière suivie, mais en satisfaisant aux questions que je lui adressai successivement. Pour les yeux, toutes les fois qu'elle aurait pu voir quelque chose de beau, d'agréable, elle les baissait ou les détournait, surtout à l'église, et se disait : " Ne regarde pas cela, c'est une distraction inutile ; tu pourrais t'y complaire. Qu'auras-tu gagné à satisfaire ta curiosité ? Ne le regarde pas, offre à Dieu ce petit sacrifice. " De même quand elle pouvait entendre quelque chose qui aurait flatté ses oreilles, elle se disait : " Ne prête pas l'oreille à cela, c'est un petit sacrifice dont Dieu le récompensera. " Elle se faisait souvent une loi de se taire, alors qu'elle aurait voulu parler. Elle ne mangeait point de ce qui flattait son palais. Quelquefois ses parents auraient pu le remarquer, attribuer à un caprice ce qui était un acte de mortification et la gronder à ce sujet; alors, pour ne pas les contrarier, elle mangeait un peu de ce qu'on lui présentait. Souvent elle désirait aller en tel ou tel endroit : " Cela pourrait être un danger pour toi, se disait-elle ; tu feras bien d'y renoncer pour l'amour de Dieu. " De même elle s'était souvent refusé des plaisirs qu'il lui aurait été facile de se procurer. Souvent elle se piquait avec des orties, afin de rendre sa chair esclave. Longtemps elle coucha sur une double croix de bois; elle avait fait disposer deux longues pièces de bois, puis deux autres en travers; elle ajouta qu'elle dormait très bien sur ce lit d'un nouveau genre. Elle faisait souvent le chemin de la croix et ordinairement pieds nus. Elle le faisait parfois avec de bonnes jeunes filles de son âge, c'était pendant la nuit et à l'insu de ses parents. Plus tard, quand elle demeurait à Coesfeld, elle avait dû, pour le faire, passer au-dessus des remparts. Une fois, dans la nuit du dimanche au lundi de Pâques, elle avait engagé plusieurs de ses compagnes à faire avec elle cinquante-deux fois le tour du cimetière à l'intention des âmes du purgatoire. Il faisait sombre et le temps était mauvais; en revenant du cimetière, elle tomba, la tête en avant, dans une grande fosse ser vant à la préparation des peaux; heureusement, elle ne se fit pas le moindre mal, et elle se trouva hors de la fosse sans savoir comment.

Dans son enfance, elle était portée à la colère et avait beaucoup d'amour-propre. Ses parents l'avaient même punie pour cela. La mortification de l'amour-propre lui avait extrêmement coûté. Comme ses parents la punissaient parfois sans jamais la louer, ce qu'elle savait que d'autres parents faisaient à l'égard des leurs, elle croyait être la plus méchante enfant qui fût au monde. Cela lui faisait beaucoup de peine, parce qu'elle se disait que, s'il en était ainsi, elle n'était pas bien avec le bon Dieu. Enfin elle s'aperçut qu'il y avait d'autres enfants qui, sans que ce fût leur faute, n'étaient pas agréables à leurs mères. Elle fût contente de cette observation, non qu'elle fût bien aise de voir l'&e acute;tat de ces enfants, mais parce qu'elle se disait qu'elle pouvait être agréable à Dieu malgré la sévérité de sa mère.

Je lui demandai si elle n'avait pas eu parfois un peu de vanité dans sa toilette; elle me répondit : " J'étais toujours mise avec soin, non pour plaire aux hommes, mais pour plaire à Dieu. Parfois ma mère m'en savait mauvais gré. Alors je me cachais d'elle et j'allais me placer devant une pièce d'eau ou un miroir et je mettais ma toilette en ordre. " Elle ajouta : " On ne saurait croire jusqu'à quel point l'ordre et la propreté sont utiles à l’âme. " Quand elle devait communier le matin, avant le jour, elle s'habillait avec autant de soin qu'en plein jour; car elle soignait sa mise pour Dieu et non pour le monde.

Elle me dit encore : " Un jour ma mère se querella avec une femme. J'en voulu beaucoup à celle-ci ; la rencontrant peu de temps après, je passai auprès d'elle sans lui dire bonjour. Mais j'en eu tant de regret que je revins sur mes pas pour lui dire bonjour, et je ne retrouvai la paix qu'après m'être confessée de mon péché. "

Le 24 avril, dans l'après midi, elle me dit que de dix-sept à vingt ans, elle avait éprouvé beaucoup de répugnance pour les offices de l'Eglise et les pratiques de piété qui lui plaisaient tant autrefois. Malgré ce dégoût, elle y était généralement restée fidèle; à certaines époques cependant, elle avait diminué le nombre de ses communions parce qu'elle se croyait indigne de communier si souvent. Durant ces trois années, elle avait eu à lutter contre des tentations très-délicates de vanité et un attrait qui lui faisait rechercher l a société des jeunes gens de son âge. Cependant elle n'avait rien changé dans sa mise; ce n'était point pour le monde qu'elle s'habillait, et elle s'habillait tout aussi bien quand elle allait à l'église pour communier le matin de bonne heure qu'en plein jour. Elle n'avait été qu'une seule fois dans la compagnie de jeunes gens de son âge. Elle avait dû se trouver plusieurs fois dans les parties de plaisirs, parce que ses parents l'y obligeaient; une fois même elle avait dû y chanter et y danser, mais cela l'avait tellement contristée qu'elle s'était retirée secrètement dans un coin pour pleurer à son aisé.

A vingt-et-un ans, elle avait retrouvé le même goût qu'autrefois pour les exercices de piété. Elle avait cherché à être trappistine et s'était rendue secrètement à Darfeld avec l'espérance d'y être reçue. Mais son confesseur l'en avait détournée à cause de la faiblesse de son tempérament et lui avait promis de la placer chez les Clairisses de Munster. Celles-ci auraient consenti à la recevoir si elle avait su toucher l'orgue. Elle voulut se rendre capable de remplir cette condition et alla s'établir pour cela à Dulmen chez l'organiste Sontgen, mais des motifs particuliers l'empêchèrent de continuer cette étude. Sontgen désirait d'ailleurs que sa fille qui songeait à embrasser la vie religieuse ne se séparât pas d'Anne Catherine; il chercha donc à les faire recevoir l'une et l'autre chez les Augustines de Dulmen.

Cependant ses parents avaient toujours été très-opposés à son dessein de se consacrer à la vie religieuse ; cette contradiction lui faisait beaucoup de peine. Elle demanda conseil a son curé et à son confesseur. I ls lui répondirent l'un et l'autre que si elle n'avait eu ni frères ni soeurs pour soutenir ses parents, il lui eût été difficile d'entrer au couvent malgré eux, mais que, comme elle en avait, elle conservait la plénitude de sa liberté. Elle persista dans sa résolution; la veille du jour où elle devait quitter Coesfeld, elle alla chez ses parents et demanda à son père quelque argent pour faire le voyage. Il lui ré pondit : " Si l'on devait t'enterrer demain, je supporterais volontiers les frais de ta sépulture; mais pour ton entrée au couvent, tu n'auras pas un sou. " Il ne lui donna donc absolument rien.

Après sa profession, ses parents redevinrent extrêmement bons à son égard ; son père et son frère, étant allés à Dulmen, pour la cérémonie, lui portèrent deux pièces de toile. - On lui avait peint sous les couleurs les plus noires le couvent dans lequel elle entrait; mais toujours elle s'était dit : " Quelque pauvre qu'il soit et quand je devrais m'y livrer aux travaux les plus rudes et les plus grossiers, j'échapperai toujours à l'agitation et aux dangers du monde. "

Tandis qu'elle pensait à la vie religieuse, ses parents lui avaient souvent parlé du mariage. Elle ressentait une grande opposition au mariage. Plusieurs fois elle se dit que cela provenait peut-être de la crainte que lui inspiraient les charges de cet état et résultait uniquement d'une répugnance naturelle. La volonté de Dieu était peut-être qu'elle se mariât; dans ce cas, elle devait et voulait se familiariser avec le côté pénible de cet état. Elle commença donc à prier le Seigneur de la délivrer de la répugnance qu'elle ressentait pour le mariage, si la volont& eacute; divine était qu'elle se mariât. Mais le goût de la vie religieuse avait toujours été chez elle en se développant.

Elle était toujours disposée à abandonner ce qu'elle avait. Souvent elle ôtait une partie des vêtements qu'elle portait et les donnait aux pauvres. Quand elle avait deux chemises, elle se croyait obligée d'en donner une. Souvent quand il lui manquait quelque pièce de sa garde-robe, sa mère lui disait : " A qui donc l'as-tu encore donnée? Dès ses plus jeunes années, elle ne pouvait rencontrer un malheureux souffrant de la faim sans lui dire : " Attendez un moment, je vais à la maison vous chercher un morceau de pain. " Sa mère le voyait bien, mais elle ne lui en faisait pas de reproche.

Afin de se mortifier, elle ne prenait que fort peu de chose le matin et le soir; à midi même, elle ne satisfaisait pas pleinement son appétit. Ce n'était qu'après s'être livrée aux pratiques de la mortification qu'elle avait senti le pur amour de Dieu se développer en elle et qu'elle avait pu lui dire : " Quand il n'y aurait ni ciel ni purgatoire, je vous aimerais de tout mon coeur. "

22 et 23 avril. - Je lui parlai encore de l'enfant qu'elle avait vu au-dessus du calice le jour de Noël et lui demandai en particulier quelle taille il avait; elle répondit qu'il avait au moins un pied. Elle ajouta qu'il y avait en cela une autre particularité singulière; il lui semblait que le prêtre tenait l'enfant par les pieds, et cependant elle continuait à voir le calice. Je lui demandai si c'était la seule fois qu'elle avait vu l’enfant Jésus, elle me répondit : " Je l'ai souvent vu dans la sainte hostie, mais avec des proportions notablement moindres. Oh ! comme il était beau, comme il était lumineux ! "

Elle m’apprit aussi que, à l'âge de dix-sept ans, elle avait quitté la maison paternelle pour aller demeurer à Coesfeld chez une tailleuse qui lui apprit à coudre; elle y avait demeuré environ trois ans. Puis elle revint chez ses parents et y demeura environ un an. Au bout de ce temps, elle revint à Coesfeld chez l'organiste Sontgen, parce qu'on lui avait fait espérer qu'on la recevrait chez les Clarisses de Munster si elle arrivait à pouvoir toucher l'orgue. Elle y demeura trois ans jusqu'à son admission au couvent des Augustines de Dulmen. A peine entrée au couvent, elle fut soumise à un grande épreuve; elle commença à souffrir d'une maladie de coeur dont elle se ressentit jusqu'à l'époque où elle reçut l'impression des stigmates. Puis elle tomba dangereusement malade. La voyant si délicate et si malade, on ne voulait poin t la conserver. De son côté, elle prévoyait qu'elle aurait beaucoup à souffrir si sa santé, en continuant à être mauvaise, la rendait à charge à la maison ; malgré cela elle voulut rester. " J'y resterais, dit-elle, quand je n'aurais plus que la peau sur les os. "

Comme on ne savait pas si on la conserverait, on retarda sa profession, ainsi que celle de la jeune Sontgen, son amie. Pendant la durée de son noviciat, le démon s'approcha plusieurs fois de son lit sous les traits d'un jeune homme; mais chaque fois il lui suffit du signe de la croix pour le mettre en fuite. Un jour, c'était au temps de son noviciat et dans le cours de sa maladie, elle crut voir la supérieure et la maîtresse des novices s'approcher d'elle et lui adresser le reproches les plus sévères. Le lendemain, comme elle se plaignait à l'une de ses soeurs de ces reproches qui ne lui semblaient pa s mérités, et se convainquit que ni l'une ni l'autre ne l'ait visitée le jour précédent.

Une des raisons pour lesquelles on refusait de l'admettre à la profession était la suivante. Pendant le temps qu'elle avait passé à Coesfeld, elle avait servi de caution à une personne qui avait emprunté une petite somme d'argent. Celle-ci étant hors d'état de payer, le créancier s'adressa, pour être remboursé, à la soeur Emmerich. Elle devait nécessairement acquitter sa dette avant de faire profession; or, la chose lui était tout à fait impossible. Enfin elle trouva une bonne âme qui consentit à payer pour elle la petite somme dont il s'agissait.

Comme tout était préparé pour sa profession, la supérieure lui annonça qu'il lui manquait encore des pièces ainsi qu'à la soeur Sontgen, et qu'il fallait les envoye r chercher à Munster par un exprès, ce qui ne coûterait pas moins de trois risdales. Cela lui fit beaucoup de peine, attendu qu'elle était absolument sans argent. Elle alla trouver l'abbé Lambert et lui fit part de son embarras. Celui-ci lui donna deux écus de six livres. Elle s'empressa de rentrer dans sa cellule, elle y trouva, à son grand étonnement, six écus de trois livres rangés sur la table. Là-dessus elle alla porter les deux écus de l'abbé Lambert à son amie Sontgen qui était aussi dans une grande désolation, ne sachant comment se procurer les trois risdales dont elle avait besoin pour faire revenir de Munster les pièces que l'on exigeait. Trois ans plus tard elle se retrouva encore dans une grande gêne, parce qu'elle ne savait comment subvenir aux frais de son déjeuner; car chaque religieuse, dans ce couvent, devait supporter elle-même les frais de ce premier repas . Un jour, en rentrant dans sa cellule qu'elle avait fermée à clé en partant, elle avait trouvé deux risdales devant la fenêtre. Elle les montra à la supérieure et obtint l'autorisation de les conserver.

Cependant Dieu permit que la supérieure et les religieuses se trompassent sur son compte de la manière la plus étrange. On ne voyait dans toute sa conduite que singularité, amour-propre et hypocrisie et on lui adressait à ce sujet des reproches continuels. D'abord elle avait essayé de se justifier; puis, voyant que tout était inutile, elle avait pris le parti de dire, à chaque observation qu'on lui adressait : " Je tâcherai de me corriger. "

Un jour, pendant son noviciat, comme elle était seule à l'église, occupée à prier devant le Sant-Sacrement, elle avait vu devant elle, sur un banc, un crucifix tout ensanglanté. Cette vu e l'avait effrayée; elle était devenue toute pâle, puis elle avait ressenti en elle une chaleur extraordinaire. Elle l'avait vu non avec les yeux de l'esprit, mais bien avec ceux du corps. La pensée qui lui vint alors à l'esprit fut que Dieu voulait lui annoncer par là qu'elle aurait beaucoup à souffrir. Je lui demandai quelle impression elle avait ressentie à cette pensée; elle me répondit que la nature en avait frémi tout d'abord; mais que, enfin, elle avait pris la résolution d'accepter tout ce que le bon Dieu voulait, pourvu qu'il lui donnât la patience. La croix qu'elle avait vue en cette circonstance avait à peu près les dimensions de celle qu'elle avait avec elle dans son lit, c'est-à-dire environ un pied.

Son confesseur avait voulu qu'elle communiât plus souvent que les autres religieuses. Elle l'avait fait quelque temps. Puis, malgré l'avis contraire de celui-ci, elle ava it cessé depuis la Purification jusqu'après la Pentecôte, et cela en partie par respect humain, parce que ses consoeurs attribuaient ses communions plus fréquentes au désir qu'elle avait de se singulariser; d'ailleurs elle se considérait comme indigne de communier souvent. Elle était tombée, par suite de cela, dans un état lamentable, duquel elle ne savait comment sortir; parfois elle n'avait même pas su s'interdire les plaintes et les murmures. Enfin elle avait reconnu le tort qu'elle avait eu de ne pas se laisser conduire par son confesseur, et de diminuer le nombre de ses communions. Mais sa désobéissance lui avait coûté cher, et, pendant plus de deux ans, elle avait éprouvé une sécheresse désolante. Au bout de ce temps, elle avait retrouvé le goût sensible dont elle avait quelque temps été privée ; elle ressentait alors une telle impatience de communi er qu'il ne lui était pas possible d'attendre l'heure fixée pour la communauté. Son confesseur lui avait dit de faire, avant l'heure de la messe, ses communions extraordinaires, afin d'excite moins l'attention des autres religieuses. Ces jours-là elle allait, le matin de bonne heure, frapper à la porte du vieux père Lambert, qui avait la bonté de lui donner alors la communion. Souvent elle se présentait à sa porte avant l'heure marquée, parce que la soif qu'elle avait de l'Eucharistie était si violente qu'elle devait la satisfaire à tout prix. Une fois en particulier, elle alla frapper chez lui quelques instants seulement après minuit, parce qu'il lui semblait qu'elle allait mourir d'impatience. Il lui semblait que tout son coeur était embrasé et qu'elle s'était rendue à la chapelle avec la rapidité d'un esprit. Le père Lambert commença par la gronder d'être venue a vant l'heure marquée; puis, voyant dans quel état pitoyable elle se trouvait, il vint lui donner la sainte communion.

Quand elle voyait ses soeurs hors de l'église, mais surtout à l'église, elle se sentait le plus souvent obligée de pleurer. On la grondait à l'occasion de ces pleurs qui provenaient, disait-on, de son amour-propre et de sa mauvaise humeur. On la chagrinait surtout quand on la voyait pleurer pendant la messe. On lui reprochait de ne pas assister au saint sacrifice avec dévotion ; au lieu de prier, disait-on, elle se remplissait la tête de choses qui ne faisaient qu'exalter son amour-propre. Ces larmes qu'elle se sentait comme obligée de répandre la jetaient quelquefois dans une grande inquiétude, une grande perplexité, parce qu'elle croyait qu'il y avait peut-être dans son coeur un sentiment de haine contre ses soeurs et que c'était là le motif qui la faisait pleurer. Mais son c onfesseur la tranquillisa, après s'être assuré qu'elle obéissait en cela à un sentiment de compassion et non à un sentiment de haine. Bien qu'elle eût beaucoup à se plaindre de ses consoeurs, elle les aimait tellement qu'elle aurait volontiers donné tout son sang pour chacune d'elles. Elle savait que plusieurs étaient mal disposées à son égard; malgré cela elle ne négligeait aucun moyen de leur être agréable. Elle éprouvait une satisfaction très-vive quand l'une ou l'autre lui demandait un petit service ; cela l'autorisait à croire qu'elles étaient mieux disposées à son égard.

La peine que lui causait la conduite de ses soeurs était d'autant plus vive qu'elle voyait en esprit, qu'elle entendait tout ce qu'elles avaient contre elle au fond du coeur, tout ce qu'elles disaient secrètement entre elles sur son compte, enfin les pe tits complots qu'elles formaient ensemble pour l'humilier, pour la guérir de ce qu'elles appelaient son amour-propre, ses caprices, ses prétentions. " Parfois, me dit-elle, je leur faisais voir que je savais tout ce qu'elles se disaient entre elles, les petits complots qu'elles formaient contre moi. Cependant il aurait fallu que je leur fisse connaître comment je savais tout cela, et la chose n'était pas possible. Elles supposaient donc que c'était l'une d'elles qui trahissait les autres et venait me redire ce que l'on machinait contre moi. "

Une de ses grandes peines aussi, me dit-elle, provenait de ce que la supérieure ne lui commandait que fort peu de chose ou même ne lui commandait absolument rien ; plusieurs fois elle était allée la trouver, la priant de lui imposer quelque chose pour rendre son obéissance méritoire, elle se sentait disposée à faire de tout coeur ce qu'on aurait pu lui com mander. Mais la supérieure lui répondait qu'étant assez intelligente pour voir d'elle-même ce qu'elle avait à faire, il n'était pas nécessaire qu'on lui rappelât ses devoirs. Cette réponse, qui se reproduisait toujours, lui causait une peine sensible. La supérieure refusant de lui donner des obédiences qui pussent rendre méritoire son obéissance, elle se mit à lire la règle avec un soin extrême. Ce fut en cette circonstance que le livre se ferma et que la lumière s'éteignit sans qu'elle vît personne. La soeur Sontgen qui était alors auprès d'elle assura même que le livre se referma à deux reprises différentes. Or ce livre de la règle était un gros in-quarto.

Elle me dit aussi que, après comme avant son entrée au couvent, elle priait beaucoup pour les âmes du purgatoire et pour les pécheurs; au couvent elle priait aussi pour ses soeurs. Elle n'a presque jamais prié pour elle-même. En dehors des prières imposées par la règle, elle récitait peu de prières vocale, mais elle faisait un usage fort fréquent des oraisons jaculatoires. Sa méthode la plus ordinaire consistait â converser avec Dieu de la même façon qu'un enfant avec son père. Elle avait presque toujours obtenu les grâces qu'elle sollicitait avec une insistance particulière. Fort souvent elle avait trouvé de grandes consolations dans la prière; parfois aussi, elle n'y avait trouvé qu'amertume, alors elle ne pouvait que très-difficilement élever à Dieu son esprit et son coeur; puis les consolations étaient revenues. La nuit et le jour, et jusqu'à table, elle conversait familièrement avec Dieu et se livrait à la méditation. Souvent, à cause de cela, elle ne s'apercevait pas de ce qui se passait à table. Quand on s'occupait d'elle, elle ne le remarquait que si les choses allaient trop loin. Le P. Lambert lui dit une fois après le dîner : " Vous n'avez donc pas vu qu'on n'a parlé que de vous pendant tout le repas. " Elle ne s’était aperçu de rien.

Pendant le temps qu'elle passa au couvent, et surtout durant les quatre années qui précédèrent immédiatement sa fermeture, elle éprouva des faiblesses extrêmement fréquentes. Elle les avait partout, au travail, au jardin, à !a chapelle, dans sa cellule. Elle tombait par terre et souvent elle y restait très-longtemps. Le plus souvent cela lui arrivait quand elle se trouvait seule. Elle avait eu à table quelques petits accidents de ce genre, mais elle avait demandé à Dieu de ne plus permettre que cela se reproduisit. Souvent elle s'imaginait qu'elle n'avait pas ét& eacute; plus d'une minute dans cet état; mais, en entendant sonner l'heure, elle se convainquait qu'il s'était écouté un temps considérable.

Parfois, dans ses méditations, il lui semblait que son regard plongeait dans le ciel et qu'elle voyait Dieu dans sa gloire. Souvent, mais surtout quand elle était en proie à la désolation, elle s'imaginait cheminer dans un sentier étroit, ayant à peine la largeur du doigt. De chaque côté de l'étroit sentier était un noir abîme dont elle ne pouvait mesurer la profondeur; mais au-dessus on ne voyait que verdure et fleurs gracieuses. Un beau jeune homme, lui donnant la main, la conduisait le long du sentier périlleux. Souvent, alors qu'elle se trouvait dans la peine et la désolation, Dieu lui disait : " Ma grâce vous suffit. " Dès sa plus tendre enfance, elle s'occupait ordinairement de la passion du Sauveur et elle en parlait toutes les fois que l'occasion se présentait. Elle me parla aussi du zèle, mais j'ai oublié les détails.

Souvent, en se confessant, elle craignait de succomber à la tentation d'omettre quelque chose par mauvaise honte. Alors elle se disait ; " Ce que le diable a pris, il doit le conserver. " Je lui demandai ce que cela signifiait, elle me répondit : "  Le diable prend la honte avant que l'on fasse le mal, et il voudrait la rendre avant la confession : cela ne peut pas être. " Elle avait bien plus peur de l'amour-propre que du dé mon.

Un jour, c'était dans le cours de l'hiver précédent, comme elle était en extase, elle avait vu, assises devant l'autel, trois jeunes filles qui lui avaient semblé avoir une grande piété, leur vue l'avait remplie de joie. Cependant elle remarqua quelque chose de noir qui n'avait pas une forme bien d éterminée. L'une d'elle avait des lignes noires au-dessus des bras et de la ceinture. Il lui sembla que la seconde était extrêmement tourmentée et qu'on la frappait sur la tête à droite et à gauche. La troisième recevait les caresses d'un jeune homme. Il lui fut dit que, de ces trois jeunes filles, la première semblait prier, tandis qu'elle s'occupait, durant la prière, de pensées dangereuses et mauvaises; la seconde é tait déjà dans sa voie, c'est pourquoi elle pouvait soutenir le poids de la tribulation ; la troisième enfin était encore faible, c'est pour cela qu'elle avait besoin d'être encouragée par des caresses et des consolations spirituelles.

Elle avait en somme très-peu lu. Quand elle avait voulu se mettre à lire, elle en avait toujours éprouvé quelque trouble. L'Imitation elle-même, quand elle avait voulu la lire, avait pro duit sur elle le même effet: En examinant de près ce qu'elle y voyait, elle trouvait qu'elle faisait déjà ce qu'on y conseillait. - Une personne lui avait-elle fait quelque peine, elle éprouvait beaucoup de plaisir à l'obliger.

Pendant quelque temps, elle se permit de faire à Dieu la guerre parce qu'il ne convertissait pas tous les pécheurs et qu'il punissait éternellement dans l'autre monde ceux qui refusaient de se convertir. Elle lui disait qu'elle ne savait pas comment cela se faisait; cela était, lui semblait-il, en opposition avec la nature divine. Il était si bon, et d'ailleurs il ne lui en coûtait rien de convertir les pécheurs. Il les avait tous dans la main; il devait se rappeler ce que son divin Fils et lui avaient fait pour eux ; que Jésus-Christ avait répandu tout son sang sur la croix et qu'il était mort de la mort la plus affreuse. Il devait se rappeler ce que les hommes lisent dans les saints livres, ce qu'il y dit de sa bonté et de sa miséricorde, des promesses qu'il a faites. S'il ne tenait pas sa parole, comment voulait-il que les hommes fussent fidèles à tenir la leur? Le Père Lambert, auquel elle avait parlé de ces hardiesses, lui avait dit : " Prenez garde, prenez garde, vous allez trop loin. " Elle n'avait pas tardé à comprendre qu'elle s'était trompée. Si Dieu forçait tous les pécheurs à se convertir, ou si les peines de l'enfer n'étaient pas éternelles, les hommes ne feraient plus attention à Dieu et ne s'occuperaient plus de lui.

Je lui demandai de quelle méthode elle se servait pour entendre la messe; voici la substance de sa réponse.

Quand le prêtre commençait la messe, elle considérait Notre-Seigneur au jardin des Olives. Au Dominus vobiscum, elle demandait à Dieu que tous les hommes assistassent pieusement à la sainte messe, que le prêtre offrit le saint sacrifice de la manière la plus agréable à Dieu ; enfin, que Notre-Seigneur jetât sur tous les assistants, comme sur saint Pierre, un regard de compassion. Au Gloria, elle louait Dieu en union avec tous les anges, les saints et les pieux fidèles de la terre ; elle remerciait Notre-Seigneur de ce qu'il daignait chaque jour renouveler le sacrifice de la croix ; enfin, elle conjurait la sainte Trinité d'éclairer tous les hommes et de combler de ses consolations les âmes du purgatoire. A l'Evangile, elle demandait à Dieu de faire que tous les hommes, et elle-même, conformassent exactement leur conduite aux maximes du saint Evangile. A l'offertoire, elle offrait à Dieu le pain et le vin en union avec le prêtre, demandait leur transformation au corps et au sang de Notre-Seigneur, et pensait que Notre-Seigneur n'allait pas tarder à paraître. Au Sanctus, elle formait le voeu que la terre entière s'unît à elle pour chanter les louanges de Dieu. A la consécration, elle présentait le Seigneur à son Père céleste, elle l'offrait pour le monde entier, spécialement pour la conversion des pécheurs, pour la consolation des âmes du purgatoire, pour les mourants qui luttaient dans les douleurs de l'agonie; enfin, pour ses soeurs. Elle se représentait l'autel environné d'anges, qui n'osaient pas lever les yeux pour contempler le Sauveur, et pensait qu'elle était assez hardie pour regarder l'autel; elle ne pouvait en détacher les yeux.

Elle avait souvent vu une grande masse de lumière autour du Saint-Sacrement, et dans la sainte Hostie une croix brunâtre ou d'une autre couleur foncée, mais jamais blanche; si elle avait été blanche, elle se serait confondue avec l'hostie, et il lui eût &ea cute;té impossible de la distinguer. La croix n'était pas plus grande que l'hostie ; mais les hosties qu'elle voyait étaient souvent beaucoup plus grandes que les hosties ordinaires.

Depuis l'élévation du calice jusqu'à l'Agnus Dei, elle priait pour les âmes du purgatoire; elle présentait au Père céleste Notre-Seigneur Jésus-Christ sur la croix, et le conjurait de suppléer à son impuissance. Souvent alors elle tombait en extase, cela lui arrivait aussi quelquefois avant la consécration. Au moment de la communion, elle pensait à la sépulture de Jésus-Christ, et le conjurait d'ensevelir le vieil homme et de nous revêtir du nouveau.

A la messe ou dans les autres offices de l'Eglise, quand elle entendait le chant ou le jeu des orgues, elle se disait : " Comme tout cela est beau ! Quel magnifique accord ! Ces belles choses s'harmonisent si bien l'une avec l'au tre ; comment se fait-il que nos coeurs seulement brisent l'accord ! Oh !combien la musique serait alors plus belle ! " Et elle ne pouvait retenir ses larmes.

Je lui demandai aussi quelle était sa méthode pour communier. Elle me demanda si je désirais savoir ce qu'elle faisait pour cela aux différentes époques de sa vie, avant son entrée au couvent, durant le temps qu'elle y avait passé et depuis. Je lui dis que tout cela m'intéresserait également; elle me répondit : Avant mon entrée au couvent, je divisais en deux parties le temps qui s'écoulait entre une communion et la suivante, et je consacrais la première à l'action de grâce, et la seconde à la préparation éloignée. J'invitais tous les Saints à s'unir à moi pour remercier Dieu et pour le prier; puis je le conjurais, par tout ce qui lui est cher, de disposer convenablement mon coeur. Au co uvent, je suivais la même méthode qu'auparavant, seulement, j'observais plus fidèlement la mortification intérieure. Maintenant, je conjure Notre-Seigneur de me donner son coeur, afin de m'aider à le recevoir. C'est ainsi seulement que je puis le recevoir dignement, l'aimer et le louer autant qu'il le mérite. Je le conjure donc de prendre mon coeur et d'en faire ce qui lui paraît bon. Je lui abandonne tout ce que j'ai, mes oreilles, mes yeux, mon corps, mon esprit, mon essor; je ne conserve absolument rien et je fais une convention avec lui. Puisque je lui abandonne tout ce que j'ai, pourquoi ne m'abandonnerait-il pas tout ce qu'il possède lui - même ? Alors tout ce qui serait en moi pourrait contribuer à le louer et à le remercier. Chaque mouvement de mes yeux, de mes mains, serait un acte de reconnaissance. Je demande que tous les Saints me prêtent ou me donnent quelque chose de leur grandeur, de leur beauté, de leurs ver tus, afin de rendre moins imparfaites ma préparation et mon action de grâces. Mais surtout je m'abandonne à la Mère de Dieu, en la conjurant de me prêter quelque chose de sa surabondance. Je lui demande surtout de me donner l'enfant Jésus de même qu'elle l'a donné aux Mages. Souvent, je parcours, comme une mendiante, les rangs des Saints, et les conjure de me faire l'aumône de leur sainteté et de leur bonté. Je leur dis qu'ils doivent avoir compassion de moi et de me faire la charité ; ils sont dans la surabondance, et moi, réduite à la plus extrême pauvreté, je ne demande qu'un peu de leur superflu. "

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