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Les Disciples de l'Évangile - par Émile Catzeflis

 I

 Qui sont les Disciples ?

« Dieu est Esprit et il faut que ceux qui L'adorent, L'adorent en esprit et en vérité ».  

    Si l'Absolu est esprit pur, rien de ce qui est matériel ne peut donner une idée de Lui. De là l'échec des systèmes philosophiques, des synthèses savantes et de toutes les tentatives de l'intelligence humaine, dans leurs essais pour s'approcher de ce Soleil de vérité.   Cet échec vient de ce que ces essais, quoique entrepris par de puissants cerveaux, s'appuient tous sur les constatations des phénomènes du monde physique ou du monde mental ou du psychique, mondes bornés, conditionnés et par conséquent matériels.  

 Ces vastes travaux permettent peut-être de conclure, par voie de déduction logique, à l'existence de Dieu et de l'âme immortelle, mais leurs froids syllogismes n'émeuvent pas le coeur et laissent l'intelligence elle-même en dehors du plan où résident ces Réalités supérieures.   Ils montrent de loin le Temple, mais ne nous y font pas entrer. Or, tandis que ces intelligences d'élite, à qui pourtant manque souvent l'humilité, se heurtent ainsi à l'impossible problème d'em-brasser l'Infini et, découragées, en concluent qu'Il est inconnaissable, d'autres hommes, constatant les limites et la faiblesse de la raison, ont trouvé la bonne route pour les conduire à la connaissance et à la possession de l'Absolu.  

 Ayant le désir insatiable de la Lumière, ceux-ci ont suivi l'intuition de leur coeur, cette clarté qui ne trompe pas, et qui les assure que le Créateur a dû donner à Sa créature le moyen d'arriver à Lui.   Autrement, Il n'aurait pas mis en elle une aspiration inextinguible vers le Bien et le Beau suprêmes.   Ils ont trouvé qu'en effet, échelonnés dans l'espace et le temps, des initiateurs religieux ont partout parlé, qui étaient, en même temps, doués de vertus héroïques et possesseurs de pouvoirs et de dons extraordinaires.   Ils ont appris d'eux que l'accès à la Vérité et à la Vie n'est pas d'ordre intellectuel, mais moral; pas affaire de science, mais de discipline intérieure.   Il ne s'agit guère d'un problème à résoudre par l'esprit, mais d'un Idéal à réaliser par une vie d'amour et de sacrifice.   Et leur intuition profonde leur a révélé que ce devait être là le chemin du Vrai.  

 Comme le dit Sédir, dans son étude des Saints placée au début de l'ouvrage sur « Quelques Amis de Dieu », ces hommes étaient « des dormeurs dans une chambre close; comme pour nous, le Vigilant éternel, l'Ami, dut attendre sur le seuil.   Mais eux, quand ils se retournaient sur leur couche, un obscur instinct leur faisait jeter un regard vers la porte, et, un jour, soudain, leurs yeux éblouis ont rencontré l'insondable regard du Veilleur, passant par une fente des planches.   Et ce regard les a réveillés.   C'étaient des dormeurs comme nous; ils se sont éveillés; ils se sont levés; ils sont partis.   Tandis que nous, nous nous rendormons.   L'inexplicable, c'est l'instinct obscur qui troubla leur sommeil. »

 Ils se sont éveillés; ils se sont levés; ils sont partis.   Telle est l'histoire des Disciples authentiques de l'Évangile, objet de la présente étude et je tremble à la pensée de mon indignité de vous parler d'eux.   Ce sont ces hommes de bonne volonté qui ont enfin trouvé la perle précieuse et qui ont tout vendu  pour l'acquérir.   Ils ont compris que les choses extérieures, quelque immenses qu'elles paraissent, ne sont, en définitive, que d'humbles créatures qui ne méritent pas que notre coeur s'y attache; que la science la plus compliquée et la plus vaste ne fait que tâtonner dans les ténèbres et que toute perception par l'intellect n'est qu'un reflet sur un miroir.   Pour eux, le Père est la perfection infinie ou Il n'est pas; pour s'approcher de Lui, le simple bon sens indique donc qu'il faut d'abord se perfectionner, se purifier.   C'est notre coeur l'enclume sur laquelle il faut forger la clef mystique qui ouvre le Royaume, car, selon la parole de vie, « ce royaume est au dedans de nous. » 

 Ainsi, « cerveaux froids, coeurs brûlants », ces êtres admirables sont allés à la conquête de l'Absolu, décidés à lui sacrifier toute chose, y compris leur propre vie.  

 Dès leurs premiers pas sur la route, une lueur des certitudes tant désirées est venue les réjouir et les réconforter.   Ce n'était que la dragée promise à l'enfant s'il est bien sage.   Ensuite le travail sérieux commence et, avec lui, les difficultés.   Eux, aux premières vérités entr'aperçues, s'étaient crus presque arrivés à l'objet de leurs rêves; illusion commune à tous les débutants !   Voici que la lumière se voile, les chutes arrivent, permises par l'Ami, pour prévenir ces néophytes contre la présomption et l'orgueil.  

 Avant de commencer à oeuvrer, ils s'imaginaient que peu de chose les séparait de la perfection, étant fiers de se croire et de se savoir honnêtes, loyaux... « pas comme le reste des hommes », pour employer une expression du Livre éternel.   Mais, maintenant qu'ils viennent de mettre la main à la charrue, ils voient que leur sillon contient, non seulement de mauvaises herbes à arracher et à brûler, mais encore de grosses pierres qui empêchent le soc d'aller de l'avant.   Et l'effort devient pénible pour leurs bras encore peu aguerris.  

 Le Maître qui les conduit, lève peu à peu, devant leurs yeux auparavant aveuglés par un égoïsme qui s'ignorait tant il était épais, le voile qui leur cache les distances.   Celles-ci leur semblent, à présent, incommensurables; ils découvrent avec stupeur que ce qu'ils recélaient trop complaisamment sous la figure de l'honnête homme estimé de tous, c'était la grimace de la bête qui ne voulait pas reconnaître ses tares.   Ce n'était qu'un masque et, une fois tombé, il n'y a plus que la laideur, mise à nu, du vieil homme, du « Moi » souverain qui se recherchait lui-même en toute chose.   L'examen des mobiles de leurs moindres gestes leur a montré combien peu ils étaient désintéressés.  

 Mais alors, qu'était-elle leur soif ardente du Vrai ?   Tout simplement, le désir du bonheur pour soi.   De cela à la charité pure il y a la dis-tance de la terre au Ciel.  

 Le but est maintenant entrevu avec cer-titude; le gage de la béatitude est déjà trouvé, mais c'est comme un sommet radieux et lointain qui se perd là bas, au delà des espaces sans fin.  La joie des mystiques n'a donc d'égale que leur souffrance de voir la route immense qui les sépare de ce sommet, comme des alpinistes qui seraient parvenus à un premier contrefort de la montagne, duquel ils peuvent apercevoir le pic géant et mesurer, par là même, le trajet intermi-nable qu'il leur reste à gravir.  

 Il faut tout de même marcher; comment reculer, maintenant que le but est apparu, si éloigné soit-il ?   N'a-t-on pas promis à l'Ami; ne s'est-on pas donné à Lui ?   Et quand, une fois, on a rencontré Son visage ineffable, peut-on jamais avoir de repos qu'on ne L'ait retrouvé ?   Il est, d'ailleurs, trop tard pour rebrousser chemin.   Outre que ce serait lâche, il y a des sentes dans la montagne qu'on peut escalader à la montée, en s'accrochant, tant bien que mal, aux herbes et aux branches des arbres rencontrés, mais qu'on ne peut redescendre sans s'exposer à glisser et à faire des chutes vertigineuses, voire mortelles.  

 On doit donc continuer à monter.   Du reste, l'Ami soutient le voyageur solitaire.   A chaque nouvelle et fatigante ascension, Sa voix si douce lui souffle tout bas que c'est pour son bien, que le  sommet est radieux; qu'à tout prix il faut sortir de l'ornière de l'égoïsme où le disciple s'est vu embourbé, quand il s'est regardé sous la torche du divin Visiteur.   Coûte que coûte, il faut vaincre la bête aux ongles crochus et à la gueule rapace qu'on a découverte en soi-même, quand, en toute sincérité, on s'est confronté avec l'idéal des préceptes évangéliques : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même et tes ennemis comme tes amis ».   « Il n y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime ».   « Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, tourne-lui encore l'autre.   Et si quelqu'un te demande de marcher avec lui l'espace d'un mille, accompagne-le durant deux milles. » Oh là !   se dit-on, si l'on est sincère.   Quelle cime cela représente, et dans quel bas fond ne suis-je pas ?   Dans la vie ordinaire, même chez les gens pieux qui lisent régulièrement l'Écriture, on ne se rend pas compte de ce que ces simples paroles représentent d'élévation incommensurable; de ce que leur réalisation intégrale réclamerait d'efforts, de luttes, d'immolations et de larmes !    

 Par ignorance de leurs travaux séculaires et héroïques, nous sommes portés à mésestimer les mérites des saints; ou bien, pour excuser notre infériorité et notre paresse, notre impuis-sance à reproduire leurs sacrifices, nous nous contentons de dire : « Dieu les a, sans doute, pourvus d'une nature et de dons exceptionnels » Certes, tout vient de cette Source suprême; mais Elle ne distribue pas arbitrairement Ses libéra-lités, et les saints n'ont pu en avoir que ce que leurs fatigues, leurs efforts incessamment répétés, leurs veilles et leurs renoncements innombrables les ont rendus aptes à recevoir.  

 Le Père tient Ses dons magnifiques à la disposition de tous Ses enfants, mais, ne voulant pas les leur imposer, Il ne peut les leur conférer que quand ils s'en rendent dignes et quand ils leur font la place nette dans leur coeur.   Un esprit encore trop épris des illusions et des mirages d'ici-bas ne peut pas héberger les divines clartés.   De même le Soleil physique illumine toute l'étendue; mais, si nous maintenons notre chambre hermétiquement close, ses rayons n'y pourront pas pénétrer.  

 Les travaux du disciple ont, précisément, pour résultat, d'ouvrir les fenêtres de son esprit de manière à le rendre accessible à la lumière spirituelle.   Quand il s'aperçoit de la ténèbre dans laquelle il avait vécu et de la dis-tance qui le sépare du vrai Bien, il n'a plus qu'un souci : rejoindre celui-ci et franchir celle-là.  

 C'est à cette stase de la vie intérieure que se place l'appel du Précurseur : « Faites pénitence, car le Royaume s'est approché de vous ! » A la vue de ses innombrables défail-lances que son orgueil voulait jadis ignorer ou nier, les larmes du disciple commencent à fertiliser en lui les déserts du coeur.   Il a, maintenant, moins de répugnance à prendre sa croix.  

 Impossible, en effet, sans immolation, de réparer le passé, de rendre en bien aux autres le mal qu'il leur a fait.   Dans la longue période de sa vie égoïste, les efforts du disciple tendaient à satisfaire son moi, à l'enrichir au détriment de ses frères.   Lorsqu'il commence à ouvrir les yeux à la Lumière, c'est l'inverse qu'il va être obligé d'entreprendre : donner tout aux autres, son argent, son temps, ses fatigues, ses veilles, sa considération de soi-même et jusqu'à sa propre vie.   Or, son moi était attaché à toutes ces choses; bien qu'extérieures à lui, elles étaient devenues la chair de sa chair, la substance de son propre sang; leur sacrifice lui sera donc, chaque fois, un arrachement et une mort.  

 Et, au fur et à mesure qu'il avance sur cette « voie étroite », il s'aperçoit qu'à chaque immolation il s'est dégagé d'un lien, d'une ser-vitude.   Il reconnaît que c'est à la lettre que le Seigneur rend au centuple ce qu'on fait pour Lui.   Ces soi disant biens qui l'enchaînaient de leurs mailles serrées ne sont, en effet, que des illusions qui appesantissaient sa conscience : -celle-ci se dégage libre et joyeuse dans la pro-portion où il y renonce, et les attaches de toute sorte qui le tenaient prisonnier tombent, comme par enchantement, et perdent tout prestige dès qu'il a délibérément rompu avec elles.   Tant-qu'il s'y complaisait, elles paraissaient indispensables à sa vie; mais dès que, appréhendant ces fausses divinités,  il a osé en déchirer les vêtements en lambeaux, elles se sont effritées comme de la poussière entre ses mains.   Ce n'étaient que des mirages.  

 Et le moi profond, le moi immortel, au cours de cette lente élaboration qui le dépouille de l'externe et du superficiel, avance vers son Centre stable qui est en Dieu, et goûte, par moments, la félicité de ce contact céleste.  

 Qu'importent dès lors les croix ?   Il les accueille avec un tranquille sourire, car il sait qu'elles vont lui permettre de collaborer plus intimement avec le Sauveur.   Il sait que la dou-leur subie avec résignation est l'instrument magique qui lui ouvrira les coeurs endurcis, et que les larmes répandues en silence l'aideront à fertiliser des consciences jusque là fermées au rayonnement d'En-Haut.  

 Un univers inconnu s'ouvre, immense, devant ses yeux éblouis, habitués, auparavant, à juger des choses par leur apparence matérielle.   L'aspect spirituel et intérieur des êtres com-mence à se révéler à lui.   Le monde des causes le laisse découvrir quelques-uns de ses secrets.  

 Il ne doit point, cependant, s'attacher à ces faveurs; s'il s'y arrête, il sera, de nouveau, prisonnier de l'orgueil du moi, et le lien qui l'enserrera, devenu plus subtil, n'en sera que plus fort et plus tyrannique.   Il lui faut donc passer outre et continuer son travail de dépouil-lement jusqu'à ce qu'il ait rejoint l'unique Seigneur et qu'il se soit comme fondu en Lui.  

 Ceux qui vont ainsi jusqu'au bout de l'effort, qui ne s'arrêtent jamais en chemin, quelqu'enchanteur que soit le paysage, ceux qui sacrifient délibérément les dons reçus et ne veulent voir que l'Invisible Donateur, ceux-là sont les vrais saints, et leur mystérieuse société forme ce qu'on peut appeler l'Église intérieure.  

 Cette église existe, cette Compagnie est vivante.   Elle appartient à un autre plan que l'univers matériel, bien que beaucoup de ses membres vivent aussi dans le physique, et sont les intermédiaires entre les deux Mondes.   Ce sont eux le sel de la Terre; ils servent de canaux par lesquels la Grâce céleste descend jusqu'à nos aridités et à nos misères, afin de défricher nos stériles égoïsmes et de transformer nos laideurs.  

 L'Univers spirituel est d'une richesse, d'une complexité et d'une splendeur telles qu'au-cune des beautés créées ne saurait en donner une idée même lointaine !   Et nul ne peut avoir accès dans cet invisible royaume, s'il « n'aime Dieu de toutes ses forces, de tout son coeur, de tout son esprit et de toute son âme et son prochain comme soi-même ».  

 C'est que ce Royaume est l'habitat de l'Amour; il est le séjour spécial de l'Absolu qui est Amour.  

 Quand le Père nous a créés, Il a mis en chacun de nous une étincelle de Sa propre substance : « c'est la Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ».   Ce levain mysté-rieux doit, un jour, faire lever toute la pâte com-plexe de la personnalité humaine; il est propre-ment l'âme éternelle, « la fenêtre par laquelle nous communiquons avec Dieu. » Cette âme est donc la seule partie de nous-mêmes qui soit en rapport direct avec le Ciel et son rôle sera d'amener, peu à peu, en les transmuant, les divers organismes mentaux, astraux, fluidiques...  dont notre être est formé, à participer médiate-ment à la vie céleste.   Comme l'essence de cette vie est amour, seuls les travaux charitables et désintéressés auront le privilège de cette transfor-mation qui arrache nos cellules du royaume de l'égoïsme et du Destin et les introduit dans celui de la Liberté.  

 Aussi le Christ qui veut notre salut, puisque c'est en vue de ce salut qu'Il nous a donné l'existence, ne nous recommande-t-Il, en aucun passage des Évangiles, de devenir des savants ou de multiplier les oraisons et de nous livrer à la contemplation de Ses mystères.   Abor-dant directement le problème de notre régénéra-tion par son centre vivant qui est la charité, Il nous dit, à chaque page du Livre : aimez le prochain, visitez les malades et les prisonniers, pardonnez à votre frère, supportez les injures, portez toutes les croix, donnez à qui vous demande et ne vous détournez pas de celui qui veut emprunter de vous...

 C'est que ces travaux et les autres simi-laires, qui paraissent trop simples à notre orgueil de gens bourrés de science matérielle, renferment le secret de la connaissance vraie et vivante.   Ils nous initient à la pitié et à l'amour, lentement mais sûrement et, en fin de compte, beaucoup plus vite que par les études et les méditations, ils font tomber les voiles de l'illu-sion personnelle.   Ils nous découvrent notre Moi réel et la cause de cette solidarité inexplicable qui nous lie au frère souffrant que nous secourons.   Celui-ci nous apparaît participant à notre être même, par ce Christ qui a dit : « Ce que vous avez fait à l'un de ces plus petits d'entre mes frères, c'est à Moi-même que vous l'avez fait. »  

 Les saints ont compris ce mystère; aussi ont-ils tous témoigné une éminente cha-rité.   Quelques-uns ont pu être des philosophes, de grands conducteurs de foules, d'autres ont mené une vie obscure et simple, passant pour ignorants aux yeux de leurs contemporains; mais tous se sont distingués par une inépuisable bonté.  

 Ai-je besoin de vous rappeler la vie des premières communautés chrétiennes dans les-quelles ce que chacun possédait était la propriété de tous; les traits de charité d'un saint Martin partageant son manteau avec un mendiant; d'un François d'Assise embrassant le lépreux; d'un Vincent de Paul couvrant de sa sollicitude les enfants trouvés ou d'un Jean-Baptiste Vianney se contentant de pain noir pour donner le meil-leur aux pauvres ?   En vérité, c'est leur bonté qui fait les saints.  

 « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges __ a dit saint Paul, dans le chapitre bien connu de sa première lettre aux chrétiens de Corinthe __ si je n'ai pas la charité, je ne suis qu'un airain qui résonne ou une cym-bale qui retentit.   Et quand j'aurais le don de pro-phétie, que je connaîtrais tous les mystères et que je posséderais toute science, quand j'aurais même toute la foi, jusqu'à transporter des mon-tagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien.  

 « Et quand je donnerais tous mes biens pour être distribués aux pauvres, que je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » 

 Comment cela se peut-il, me direz-vous et, si l'on pousse l'héroïsme jusqu'au dépouille-ment de ses biens et jusqu'au martyre de son corps, peut-on manquer d'amour ?  

 Oui, si le mobile de nos actes est le profit spirituel que nous en attendons, ou le souci de notre propre salut.   Ce qu'il faut, pour qu'il y ait vraiment charité, c'est l'oubli total du « moi ».   Rappelons-nous la parole de saint Jean-de-la-Croix : « Renonce à l'espoir même d'une récompense. »  

 Évidemment, ceci est impossible à la Nature, et Dieu seul peut donner sans espérer recevoir.   L'unique moyen d'y parvenir, c'est donc de laisser passer la vie divine en nous, de manière à pouvoir dire avec l'Apôtre : « Ce n'est plus moi qui vis.  .  . » 

 La vraie voie pour cela, c'est l'humilité, la diminution du moi.   A une personne qui lui demandait ce qu'il fallait faire pour avoir l'amour céleste à un degré aussi intense qu'elle, soeur Marie de Jésus-Crucifié a fait cette belle réponse, après s'être baissée et avoir ramassé un grain de sable par terre : « Il faut devenir petit, dit-elle, comme ce grain de poussière. » Aussi toute la vie de cette extraordinaire  carmélite palestinienne, morte au siècle dernier et dont le Père Buzy nous a narré l'intéressante histoire, a-t-elle été empreinte de la plus profonde humilité.   Mal-gré les visions et les extases fréquentes dont elle était favorisée, elle se considérait comme la dernière des dernières.   Simple soeur converse, elle s'occupait, au couvent, des modestes travaux de la lessive et de la cuisine, et donnait l'exemple de la plus entière soumission.   Quand elle était prise de ravissements, elle croyait simplement entrer en sommeil et se le reprochait; ses stig-mates lui semblaient une humiliante maladie.   Par contre, elle lisait dans les âmes comme dans un livre ouvert, guérissait les malades par son intercession, et ses prédictions relatives à la grande guerre, à la France, à l'occupation de }a Syrie par cette dernière et à divers autres événements, se sont toutes réalisées.   Sa charité et son dévouement aux autres, sa patience et ses dispo-sitions au pardon des injures étaient sans bornes.  

 L'histoire de cette vie si effacée est identique, par certains côtés, à celle de Thérèse de l'Enfant Jésus, devenue, après sa mort, d'une célébrité mondiale, comme par une juste revanche de son caractère d'extrême modestie.  

 Oui, la pierre de touche de la sainteté ce n'est ni l'extase, ni le don de prophétie ou des miracles, mais l'humilité.   On peut, par des entraînements et par une certaine ascèse, arriver à avoir des visions et à opérer des prodiges; l'orgueil intérieur n'est pas vaincu pour cela.   L'adepte est enclin à se croire un surhomme tandis que le disciple de Jésus se considère comme un néant et rapporte tout à Dieu, ainsi que l'affirment tous les biographes des mystiques chrétiens.  

 Quand Jeanne d'Arc entraînait les armées à la victoire et retournait la situation de la France envahie et écrasée; quand le curé d'Ars convertissait des foules de pèlerins venues jusqu'à son modeste village; quand les premiers apôtres multipliaient sur leur passage les gué-risons et les miracles, ce n'est pas à eux-mêmes qu'ils rattachaient ces faits extraordinaires : ils se considéraient comme les pauvres instruments de la Puissance divine.  

 C'est qu'au-dessus d'eux leur Seigneur et Maître à tous, le Verbe incarné, en a donné, le premier, l'exemple.   Il attribuait tout au Père.   Lui, le Fils unique pourtant, ne disait-Il pas : Je ne peux rien faire de moi-même.   Je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé.   Si je rends témoignage de moi, mon témoignage n'est pas véritable, mais un autre me rend témoignage » (JEAN V, 30 et 31).  

 Jusqu'à Sa doctrine, Il disait qu'elle n'était pas de Lui, mais du Père (JEAN VII, 16).   Et Il a répondu à celui qui L'appelait bon maître : « Pourquoi m'appelles-tu bon ?   Dieu seul est bon ».  

 Si tel est le langage de Celui « devant qui tout genou fléchit au Ciel et sur la terre », dans quel anéantissement ne devrions-nous pas nous tenir, nous, pauvres créatures !   La marque essentielle du christianisme, c'est de s'annihiler devant le Père omniscient, de tout rapporter à Lui, de faire tout dépendre de Lui seul.   Et c'est ce qui en fait la religion surnaturelle par excel-lence.  

 Les entraînements des ascèses orien-tales, les méthodes de vie intérieure trouvées par les hommes, les systèmes et les philosophies diverses ne peuvent nous faire arriver qu'à un des sommets de la Nature.   Par la foi au Père, par l'abandon à Sa volonté, par la charité du Fils unique nous rejoignons la Surnature, l'Incréé.  

 Aussi, les membres de l'Église inté-rieure, les vrais saints, ont-ils recommandé le recours direct à Dieu et déploré cette pullulation de petites dévotions particulières, de rites et de pratiques variées qui sont, malheureusement, au sein de l'Église, un retour aux formes du paga-nisme, une régression et non un progrès.   Jeanne d'Arc n'affirmait-elle pas tenir son mandat de Dieu, et ne vouloir obéir qu'à Lui seul?   Saint Paul ne voulait reconnaître qu'une chose : Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié.  
 L'extatique palestinienne dont je viens de parler disait, dans un de ses ravissements, combien on avait tort, en général, d'abandonner le culte de l'Esprit-Saint, le seul véritable, en faveur de dévotions individuelles et combien cela contristait le coeur de Notre-Seigneur.  

 Lui-même, d'ailleurs, ne nous a-t-il pas enseigné à prier le Père et à ne voir que Lui en toutes choses, puisqu' un passereau ne peut tomber sur la terre sans Sa volonté » et que « les cheveux même de notre tête sont comptés » ?  

 Cette foi en Dieu, cette habitude de tout Lui soumettre amènent, progressivement, chez le disciple, avec la charité et l'humilité, une troisième vertu éminente : la simplicité.   Le vrai mystique est simple comme un enfant; il a le coeur sur la main.   Vivant constamment en la Présence auguste, comment pourrait-il tromper la bonne foi de n'importe quelle créature, sachant qu'elle est, comme lui, enfant du même Père ?   D'ailleurs, il ne s'inquiète de rien outre mesure et rien ne le trouble, car il sait que tout arrive par la volonté du Ciel.   Aussi, dans les pires catastrophes, lorsque les visages se contractent par la peur ou la passion, le sien reste souriant et calme.   C'est qu'un autre soleil que le soleil naturel illumine son front impassible; il porte le reflet des clartés aperçues dans l'Au Delà et qui baignent les collines du Royaume de la Paix.  

 Cette simplicité de coeur, cette quiétude immuable et constante est peut-être la qualité la plus distinctive des grands porteurs de lumière, car on voit souvent accomplir des actes de cha-rité et d'humilité par des gens qui se montrent moins vertueux dans d'autres circonstances et qui recèlent encore certaines faiblesses.   Celui-là seul que ne trouble plus aucune passion se montre toujours serein, toujours égal à lui-même.   Sou-venez-vous de la belle figure du Curé d'Ars.   Représentez-vous ce serviteur de Dieu levé, tous les jours, à minuit ou une heure et recevant des confessions jusqu'au matin, recommençant ensuite la même fatigante besogne après l'office de la messe et un frugal repas, appréhendé par des centaines de pèlerins, de quémandeurs, de questionneurs, d'importuns, tiraillé par ici, inter-pellé par là, harcelé de toutes parts et conservant au milieu du tumulte, au sein de la plus grande activité, le même calme, la même douceur, quelles que soient les circonstances.   Ceux qui l'ont connu ont pu témoigner qu'on n'a jamais pu découvrir sur son visage, après des journées de 18 ou 20 heures d'un labeur écrasant, le moindre signe de mécontentement ou d'impa-tience; jamais on ne l'a entendu articuler un mot plus haut que l'autre.   Et il était sollicité par plus de quatre-vingt mille pèlerins par an, sans compter ses paroissiens !   Et nous, nous sommes las quand plus de deux visiteurs se succèdent à notre porte !  

 N'est-ce pas la force divine seule qui est capable de communiquer une pareille maî-trise de soi à ses vrais serviteurs ?   Une telle inlassable sérénité n'est-elle pas le signe de l'élection, beaucoup mieux que le don des extases ou des prodiges ?    

 « Au fruit on peut juger de l'arbre ».   Les êtres qui appartiennent à l'Église intérieure ne peuvent que produire des fruits d'humilité, de charité et de patience.   C'est à cela que nous les reconnaîtrons.   Ces trois vertus d'ailleurs s'en-gendrent l'une l'autre et se tiennent inséparable-ment.   Leur pratique constante finit par illuminer l'âme et y faire descendre la foi comme une vision directe du Ciel, comme un don tout gratuit, car les efforts volontaires ne peuvent rien pour la produire.   Elle est une vertu surnaturelle qui vient à l'appel des hommes de bonne volonté qui ont payé leurs dettes, réparé les méfaits commis et qui travaillent, de toutes leurs forces, en vue du Bien.  

 Le portement des croix, l'acceptation patiente des humiliations, des contradictions et des tyrannies de toutes sortes usent, petit à petit, notre immense orgueil natif « comme le flot finit par miner le roc et le réduire en poussière ».   L'exercice de la charité sous toutes ses formes démantèle, d'autre part, la citadelle de notre égoïsme et, lentement, l'illusion du moi s'affaiblit en nous et la réalité de l'Omniprésent commence à se découvrir à notre coeur.   C'est en cela que consiste l'illumination, l'initiation christique.   Il n'y a pas d'autre initiation, en vérité.  
 Le disciple, à force de mourir à soi-même, finit par vivre en Dieu et pour Dieu qui le rend participant de Sa toute-puissance et de Son omniscience.  

 Ne nous laissons donc pas berner par les infatués de soi-disant mystères, par les pro-messes fallacieuses d'initiations qui se confèrent de bouche à oreille, ou de secrets que renferme-raient les cryptes de l'Inde et les temples du miri-fique Orient.   Toutes ces choses, pour vénérables et savantes qu'elles soient, n'atteignent que des compartiments du Créé, du Relatif.   Elles sont caduques et mortelles comme la Nature elle-même.   Les richesses du Royaume éternel ne sont révélées qu'aux pauvres en esprit, à ceux qui ont annihilé le moi à force de servir et d'aimer, et en qui le Père Lui-même vit par Son Fils unique.  

 Quand le bon Curé d'Ars, pour parler encore de lui, lisait dans les consciences les fautes non avouées; quand, à sa prière, les maga-sins de son orphelinat, laissés vides la veille au soir, se trouvaient remplis de blé au matin; quand il convertissait les coeurs endurcis ou gué-rissait les malades, il n'employait pas, pour cela, des procédés magiques ou savants.   Non, mais les esprits des créatures, reconnaissant en lui la par-ticipation de la vie divine, lui révélaient sponta-nément leurs secrets et obéissaient à sa voix.  

 Une telle maîtrise est seule légitime, car elle s'exerce au nom de l'unique Seigneur et s'obtient ou plutôt elle est gratuitement conférée à celui qui a vaincu en soi tout ferment d'orgueil et de haine.   Elle est donnée ou elle sera donnée ainsi à tous, de la même manière progressive et équitable, sans arbitraire en faveur de quelques favorisés, car, pour l'avoir, une seule chose est requise, qui est possible à tous, quelle que soit leur position sociale ou en quelques circonstances qu'ils se trouvent : c'est d'aimer le prochain et de faire tout son devoir avec perfection.  

 Vous comprenez que le Monde a été construit sur l'harmonie et la justice, car Dieu en est le Maître.   Car, serait-ce juste que la régénéra-tion d'un homme, c'est-à-dire, en définitive, le terme de son voyage cosmique, le but de l'exis-tence qu'il a reçue, dépendît du hasard d'une rencontre, de la possession de certains livres rares ou de moyens matériels et intellectuels pour entreprendre des voyages et des études détermi-nées ?   Non, n'est-ce pas ?   La voie évangélique, proposée et possible à tous, est donc la vraie voie, la seule universelle.  

 Ceux qui croient uniquement à l'exis-tence d'une immense Nature, à la fois Esprit et Matière, où chacun peut puiser ce qu'il désire, sans avoir de comptes à rendre qu'à soi ou à un rigide Karma sont logiques avec eux-mêmes quand ils recherchent les voies d'initiations intel-lectuelles et humaines.   Ils espèrent arriver ainsi à un grade élevé sur les gradins de cet Univers auquel ils bornent leurs convoitises.  

 Mais ceux qui ont le bonheur de savoir qu'il n'y a au Ciel et sur la Terre qu'un seul Maître et Seigneur, que le Monde n'est que le pâle reflet de Son Royaume, ne sauraient limiter leurs ambitions à la possession des splendeurs naturelles.   Par delà les beautés créées ils cher-chent le Créateur; leur passion, c'est l'Infini.   Un regard reçu du Christ leur a donne l'irrésistible nostalgie du Ciel de la Liberté et de l'Éternité, hors des cadres passagers du Destin et du Temps.  

 Un feu s'est allumé en eux qui ne s'éteindra plus jamais, car il y a été déposé par le Verbe et sera attisé par Lui, et ce flambeau brûlera jusqu'à ce qu'il ait rejoint la Source de toute flamme.   C'est ce feu, dont leur coeur était embrasé, que se sont transmis, depuis la venue du Maître, les saint Paul, les Augustin, les Bernard, les Thérèse d'Avila, les Jean-de-la-Croix, la bonne Lorraine, les François d'Assise et, plus près de nous, les François de Sales, les Vincent de Paul et les Jean-Baptiste Vianney !   Assem-blée auguste dont je n'aurais pas fini de citer les noms connus, sans compter ceux que l'histoire a voulu ignorer, parce qu'ils étaient trop grands, sans doute, pour être compris de leur siècle.   Troupe d'élite que  conduit mystérieusement Jean le Vierge, celui que « le Seigneur a voulu qu'il demeurât, jusqu'à ce qu'Il vînt. »  

 Quand on a une telle richesse à sa portée, peut-on comprendre qu'on cherche ail-leurs des débris épars ?   Quand la route pour nous, chrétiens, est jalonnée par de tels éclai-reurs, comment demanderions-nous le chemin de la sagesse au Thibet ou aux Indes, à d'invisibles et mythiques mahatmas ?   Ce serait un aveugle-ment du coeur, une aberration de la raison que d'aller quémander au loin ce que la Providence a mis au pas de notre porte.  

 « Écoute Israël, je suis le Seigneur ton Dieu; tu n'auras point d'autre Dieu que moi. » Telle est la parole éternelle; chaque fois que les hommes s'en sont écartés, ils ont erré dans les détours de l'impiété, du scepticisme ou de l'idolâtrie.   Et de même que, jadis, les Juifs du temps de Moïse ont préféré le culte du Veau d'or à celui du vrai Dieu, nos modernes savants ont voulu remplacer l'unique adoration légitime, celle qui procure toutes les béatitudes et le salut, par la recherche de biens périssables et de sciences incertaines, c'est-à-dire, en définitive, par la poursuite de fragiles idoles. Mais, pour nous, le phare lumineux est là, sur lequel nous devons nous guider.   Nos maîtres et nos modèles ne seront pas les savants de la matière, qui détruisent maintenant ce qu'ils bâtissaient hier et qui contrediront demain ce qu'ils affirment aujourd'hui.   Mais ce seront les membres de l'Église intérieure, ces hommes extraordinaires, à quelque confession qu'ils appartiennent, qui ont toujours enseigné les mêmes éternelles vérités, parce que, ayant aperçu un rayon du Soleil de justice, ils l'ont suivi jusqu'à la mort.  

 Le Seigneur les a récompensés, dès cette vie, en les enrichissant de dons que ne peuvent procurer les initiations secrètes, ni le savoir humain, ni les pouvoirs occultes acquis à grand peine.  

 « Heureux ces serviteurs que le Maître, en rentrant, à trouvés veillant !   Il les a établis sur tous ses biens. » 
 Admirons ici les merveilles de la sollicitude et de la libéralité de Dieu : incommensu-rables dans toutes ses oeuvres, cette sollicitude et cette libéralité éclatent magnifiquement et d'une manière toute particulière dans le grand oeuvre du salut.   Les rapports de l'âme avec Lui sont le poème le plus divin, le plus attendrissant qu'il soit permis au coeur de sentir, le spectacle le plus beau que les yeux de notre esprit puissent contempler !    

 Dans la description si maladroite et si terne que je viens d'essayer de vous faire de l'ascension de l'âme des saints vers leur Sauveur, vous avez vu comment le Père compatissant ménage d'abord nos faibles forces et nous laisse, pendant des siècles nombreux, user de la vie naturelle, jusqu'à ce que nos organes invisibles se soient développés.   Ce n'est qu'alors qu'Il nous appelle, par la voix du Précurseur, à la pénitence et à l'entrée dans la vie véritable : celle de l'amour et du sacrifice.   Auparavant, un tel effort nous eût été impossible.  

 Et même, à cette nouvelle stase, que d'égards n'a-t-Il pas pour notre pauvre volonté encore hésitante et qui dépassent de loin ceux de la plus vigilante des mères!   Il dispose pour nous les rencontres, les tentations, les chutes même; Il règle tout sur notre route, pour qu'enfin notre coeur de pierre s'amollisse un peu, et Il attend inlassablement que ce coeur si froid se laisse d'abord échauffer, puis enflammer au contact du feu de Son Amour.   Il a alors, en principe, gagné la partie contre notre égoïsme et notre inertie.   Mais que de chutes encore de notre part, que de faiblesses, que de trahisons même !   Il revient sans cesse à la charge et aide Son serviteur à reprendre sa croix, jusqu'à ce que tout en lui soit purifié.  

 Ainsi, la personnalité si complexe et si riche du disciple __ car, ne l'oublions pas, c'est un homme qui a goûté à tout, qui est revenu de tout __ se transforme lentement par la grâce de son Seigneur, comme le vase d'argile sous la main du potier.   Et plus il devient malléable et souple, plus  rapide est la transformation.   A la limite, quand ce travail séculaire est achevé, le Maître S'empare de cet être devenu tout obéis-sance et amour et le recrée par le baptême définitif de l'Esprit, le faisant enfant de Dieu et citoyen du Royaume éternel.   L'Église intérieure s'est enrichie d'un homme libre de plus.  

 Le but ultime de la Création s'est réalisé en lui, en attendant qu'il se réalise dans tous ses autres frères.   Le Père lui donne Sa propre joie et le rend participant de Sa vie.  

 Il nous semble, en vérité, qu'aucun autre but n'eût été digne de Dieu : l'Éternel peut Il Se proposer une fin transitoire ?   L'Absolu peut-Il construire un plan caduc, exposé à tomber un jour ?   S'Il a créé des êtres, c'est donc qu'Il veut leur donner une destination éternelle, absolue, la plénitude de la félicité durable.   Or, comment une telle destination peut-elle être réalisée, pour eux, sinon en les associant à la vie divine elle-même ?   Quant à savoir comment un être fini peut être, ainsi, assumé jusqu'à l'Infini, par la vertu du Fils unique, c'est là le mystère d'amour que nous ne comprendrons jamais, qu'il serait téméraire même de vouloir scruter, et devant le spectacle écrasant duquel nous ne pouvons que nous taire et adorer.