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APOLOGIE DE LA VIE MONASTIQUELIVRE PREMIERCONTRE LES ENNEMIS DE LA VIE MONASTIQUE.
ANALYSE.
Ceux qui déclarent la guerre à Dieu sont punis infailliblement. Cette vérité est prouvée par lexemple des peuples qui voulurent empêcher la reconstruction du temple de Jérusalem après le retour de la captivité de Babylone. Ce début a quelque chose de poétique et de majestueux. il y a de lexagération dans le tableau du châtiment des ennemis du peuple de Dieu, une exagération qui sent le jeune homme. De ceux qui combattaient loeuvre de la reconstruction du temple à ceux qui troublent lEglise de Dieu en persécutant les moines, la transition est naturelle et facile. Détails pittoresques de cette persécution, saint Jean Chrysostome feint de lapprendre de la bouche dun témoin qui lui donne le conseil décrire contre les persécuteurs. Cette entrée en matière a quelque chose de dramatique et qui rappelle les dialogues de Platon. Saint Chrysostome entre dans la composition de son livre avec mie émotion profonde; il nest pas ému de colère , mais de compassion pour les malheureux persécuteurs. Il se compare dune manière charmante à une mère qui ne veut pas que son petit enfant la frappe, non pas à cause du mal quil lui sait à elle, mais de celui quil pourrait se faire à lui-même. Les persécuteurs des saints se nuisent beaucoup à eux-mêmes et nullement à ceux quils persécutent. Cette vérité est démontrée, par lexemple de saint Paul et de Néron, et par la parole de Jésus-Christ Heureux serez-vous, lorsque les hommes vous ha iront, etc. (Lue. iv, 22, 23); donc saint Jean Chrysostome écrit dans lintérêt des persécuteurs plus que dans celui des persécutés; il espère quils écouteront ses conseils et quils les apprécieront dès cette vie, de peur quils ne soient obligés de les apprécier quand il sera trop tard, à lexemple du mauvais riche. Les ennemis de la vie monastique sont plus coupables que le mauvais riche; sa faute consistait seulement à omettre de faire du bien, tandis quils empêchent, eux, les autres den faire. Ils sont aussi coupables que les juifs qui persécutèrent les Apôtres et sopposèrent à la propagation de lEvangile. Mais aussi par quels châtiments ils payèrent leur impiété dès cette vie. Longue citation de lhistorien Josèphe. La foi ne suffit pas pour être sauvé, la bonne vie est nécessaire au salut. De nombreux textes sont cités pour appuyer cette thèse quon dirait écrite exprès contre les protestants. On objecte quil y aura donc beaucoup dhommes qui seront damnés. Mais le grand nombre ne saurait prévaloir contre la vérité. Le fléau du déluge sappesantit sur la totalité de la race humaine, excepté deux ou trois personnes, et il ne se commettait pas plus de crimes alors quaujourdhui. Tableau effrayant de la dépravation du monde à lépoque où vivait saint Jean Chrysostome.
1. Lorsquau retour dune longue captivité, les enfants des Hébreux voulurent relever le temple de Jérusalem, dont les ruines, depuis tant dannées, jonchaient le sol, des peuples barbares et cruels sopposèrent à cette religieuse entreprise. Sans respect pour Dieu, sans pitié pour une nation si longtemps malheureuse, sans crainte de la justice divine qui punit toujours les auteurs de pareils attentats, ils essayèrent dabord darrêter louvrage avec leurs seules forces. Linutilité de leurs efforts les contraignit de sadresser au roi de Perse. Ils lui écrivirent que Jérusalem était une ville portée à la révolte, et quelle aimait la guerre et la nouveauté. Ils demandèrent et obtinrent quon leur fournît les moyens dempêcher les travaux, tombèrent sur les Juifs avec une nombreuse cavalerie, dispersèrent les ouvriers et (1) interrompirent, pour un temps, la reconstruction du temple de Dieu. Cette victoire, dont ils auraient dû se frapper la poitrine, les remplit de joie et dorgueil. Leur complot injuste et impie avait réussi, ils sen applaudirent comme dun grand succès. (II. Esdras, IV.) Or cétait là le prélude et le commencement des maux qui allaient bientôt fondre sur eux. En effet, louvrage avançait de jour en jour, il sachevait glorieusement; et ces misérables apprirent, et par eux tout le monde, que cest combattre contre Dieu que dattaquer ses adorateurs, et que Mithridate 1 lui faisait alors une guerre impie, comme la lui font tous ses semblables, lorsquils persécutent ceux qui travaillent pour sa gloire et se consacrent àson service. On ne sattaque pas à Dieu impunément. Si le châtiment se fait parfois attendre, cest un délai que la Bonté souveraine accorde à lhomme téméraire pour lexciter au repentir, et lui donner le temps de revenir comme de son ivresse. Sil persiste dans son égarement, et quil ne profite pas de la patience divine , il sera du moins utile aux autres hommes: il leur apprendra par lexemple de son inévitable punition à ne pas saventurer dans une lutte contre Dieu, aux mains invincibles de qui nul ne saurait échapper. Ces ennemis du peuple de Dieu furent accablés de tant de misères et de calamités si grandes, quelles obscurcissent et quelles surpassent tout ce que lon a vu de sanglant et de tragique dans lunivers. Dans les massacres et les boucheries que firent les mains victorieuses de ce peuple religieux, injustement persécuté, la terre fut si abreuvée du sang des impies, quelle se couvrit partout dune boue ensanglantée. Au milieu de ces cadavres de chevaux, de ces cadavres dhommes jetés en un affreux pêle-mêle et tout labourés de plaies, pullula bientôt une telle quantité de vers, que les corps disparaissaient dessous, comme la terre sous les corps morts. A voir ce. champ de carnage, on ne leût pas dit jonché de cadavres, mais semé de sources innombrables, vomissant à flots cette espèce dinsectes. Pas dinondation comparable à ce débordement de pourriture et de vers. Et cela dura non pas dix ou vingt jours, mais plusieurs années. Tels furent déjà les châtiments quils essuyèrent en cette vie, châtiments qui ne sont rien si on
1. Un de ceux qui écrivent au roi Artaxerce pour empêcher la reconstruction du temple. ( Voir I Esdras, IV, 7.)
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les compare, tant pour la durée que pour la rigueur, à ceux qui les attendaient dans lautre monde. Mille ans, dix mille ans, ce nest rien; deux ou trois fois autant, toujours rien; cest durant un nombre infini de siècles que, dans leurs âmes et dans leurs corps réunis à jamais pour leur malheur, i1s souffriront des maux inouïs, dinénarrables douleurs. Le saint prophète Isaïe connaissait cette double punition; et Ezéchiel, trouvé digne de contempler les plus merveilleuses visions, ne lignorait pas non plus; à eux deux ils ont décrit fous les châtiments de ces hommes : lun, ceux de la vie présente, lautre, ceux de la vie future. 2. Ce nest pas sans raison que jai rappelé ces exemples. Je viens dapprendre une nouvelle, pleine damertume, fâcheuse, et dont loutrage va jusquà Dieu même : il se trouve aujourdhui des impies qui ont laudace et la témérité de ces barbares, et qui poussent même plus loin leur méchanceté et leur injustice. Les zélateurs de la vie monastique sont lobjet dune persécution acharnée; on leur interdit, non sans de graves menaces, douvrir la bouche pour parler de ce genre de vie, et pour lenseigner à qui que ce soit. Je me récriai de toutes mes forces à cette étrange nouvelle, vingt fois jinterrompis celui qui me la racontait pour lui demander sil ne plaisantait pas. Plaisanter! répondait-il, plaisanter sur une pareille matière! sachez donc que loin dinventer de pareilles choses pour le plaisir de les raconter, je voudrais de tout mon coeur et pour tout au monde, ne les pas connaître, nen avoir pas entendu parler, maintenant quelles sont trop réelles. Alors, soupirant plus amèrement : Oui, dis-je, tout ce que Mithridate et ses complices ont fait contre les Juifs napproche pas de ces excès impies, dont lénormité est dautant plus grande que le temple spirituel quils empêchent de construire est incomparablement plus auguste que celui de Jérusalem. Mais, dites-moi, je vous prie, qui sont ces hommes? doù viennent-ils? pourquoi? pour quel sujet commettent-ils toutes ces violences? quont-ils en vue pour jeter des pierres, lancer des dards contre le ciel, et faire enfin la guerre au Seigneur, qui est le Dieu de la paix? Saméas et les Pharathéens , et les princes des Assyriens, et tant dautres étaient des barbares, comme on peut le voir par leurs noms seuls; ils étaient aussi étrangers quon peut lêtre aux murs (2) juives; ils ne voulaient point voir se multiplier des voisins, dont lagrandissement leur semblait une menace pour leur propre puissance. Quest-ce que ceux-ci vont alléguer de pareil? Leur liberté est-elle en danger et leur indépendance compromise? Ces barbares dont ils imitent la conduite, trouvaient au moins dans les rois de Perse, des princes tout disposés à seconder leurs vues. Tandis quil ny a rien de commun, jaime à le croire, entre nos pieux empereurs et les sacrilèges ennemis de Dieu. Aussi suis-je au comble de la surprise , quand vous me dites que, sous, des empereurs pieux, de tels attentats se commettent au milieu des villes. Où en serez-vous, me dit-il, si je vous apprends encore quelque chose de plus étrange? Les auteurs de ces impiétés veulent-passer pour gens dune dévotion consommée. Ils se disent Chrétiens sincères, et même plusieurs dentre eux sont initiés aux saints mystères. Il y en a un qui, à linstigation du diable, a osé dire de sa langue insolente, ce mot exécrable, quil renoncerait à la Foi, et quil sacrifierait aux démons, parce quil crève de dépit de voir des hommes dune condition libre, dune naissance illustre, et qui pourraient vivre dans les délices, embrasser un genre de vie si dur et si austère. Ces dernières paroles me percèrent jusquau coeur, et prévoyant tous les maux qui sortiraient de là, je me pris à pleurer sur la terre entière et je dis à Dieu: Arrachez mon âme de mon corps, affranchissez-moi de mes nécessités et délivrez-moi de cette vie périssable; transportez-moi dans un lieu où personne ne me dira plus, où je nentendrai plus jamais de telles horreurs! Il est vrai quen sortant de ce monde, je trouverai les ténèbres extérieures, où il ny a que pleurs et grincements de dents; mais les grincements de dents me seront moins désagréables que de telles paroles. Alors me voyant abîmé dans ma douleur Ces lamentations, me dit-il, sont hors de saison. Vous ne sauverez point par vos pleurs les âmes qui se perdent en ce moment, ni celles qui se perdront encore, car je nimagine pas que le mal finisse si tôt. Il faut voir comment nous éteindrons lincendie, comment nous arrêterons le fléau; voilà notre mission; et, si vous vouliez men croire, vous composeriez un discours pour donner à ces malades, à ces révoltés, des conseils pour leur propre salut et pour le salut de tous les hommes. Pour moi, je me charge de prendre votre livre, et de le mettre entre les mains de ces malades pour leur servir de remède et de contre-poison. Il y en a plusieurs qui sont de mes amis, je leur ferai lire votre ouvrage une fois et deux fois et plus encore, sil est nécessaire, et je suis certain quils seront bientôt guéris. Sans doute, lui dis-je, vous mesurez mon talent à votre amitié; mais je nai aucune éloquence, et celle que je parais avoir, je rougirais de lemployer pour un pareil sujet; je craindrais de dévoiler nos misères aux yeux de tous les païens, eux, que jattaque sans cesse pour leur indifférence religieuse et la licence de leur vie. Sils venaient à savoir quil y a parmi les Chrétiens des hommes qui sont les ennemis déclarés de toutes les vertus, des hommes qui non-seulement ne prennent pas la peine de devenir sages, mais qui ne peuvent même souffrir quon parle de sagesse; des insensés qui vont jusquà faire la guerre, une guerre à outrance à ceux qui pratiquent et font pratiquer la vie parfaite; si, dis-je, ils venaient à savoir cela, je craindrais quils ne nous regardassent plus comme des hommes, mais comme des bêtes et des monstres à forme humaine, comme des génies pernicieux et ennemis de la commune nature: ce quil y a de plus fâcheux, cest quau lieu de porter ce jugement sur les seuls coupables, ils létendront à toute notre religion. Plaisante raison, me répondit en souriant mon ami; craignez-vous de divulguer par vos discours ce que des faits scandaleux ont appris à tout le monde? Ces événements sont dans toutes les bouches, ils font le sujet de toutes les conversations; on dirait quun esprit malin a soufflé dans toutes les âmes. Allez sur la place, dans les boutiques des pharmaciens, et sur tous les points de la ville, où se rassemblent les oisifs, vous serez témoin de la joie folle qui éclate dans tous les cercles. Or, le sujet de cette gaieté, cest le récit des persécutions dirigées contre les saints. De même, en effet, que certains hommes darmes, victorieux en beaucoup de combats, et qui ont érigé des trophées de leurs victoires, aiment à raconter leurs exploits; de même ces braves dun nouveau genre senorgueillissent de leurs attentats. Vous entendrez dire à lun : Cest moi, qui le premier ai mis la main sur tel moine et lai accablé de coups.... A lautre: (3) Cest moi qui ai découvert sa cellule. Moi, dira un troisième, jai su, mieux que les autres, irriter le juge contre lui. Un autre se vante, comme dun titre dhonneur, davoir fait jeter en prison et fait maltraiter les solitaires, de les avoir traînés sur la place publique, et ainsi du reste. Tous ces récits sont assaisonnés de grands éclats de rire. Voilà ce qui se passe dans les réunions des Chrétiens! Les Païens se moquent et des rieurs et des victimes, des uns pour ce quils ont fait, des autres pour ce quils ont souffert. En un mot, cest une véritable guerre civile, ou quelque chose de plus atroce encore. Car ceux qui ont combattu dans une guerre civile ne se la rappellent jamais sans en maudire les auteurs, et sans attribuer à quelque mauvais génie tout ce qui sy est fait de mal. Plus on y a pris part, plus on en rougit. Ceux-ci au contraire se glorifient de leurs forfaits. Ce qui rend encore cette guerre-ci plus criminelle quune guerre civile, cest quelle est dirigée contre des innocents, contre des saints, contre des hommes incapables de nuire à qui que ce soit, et ne sachant que souffrir. 3. Grâce, lui dis-je, grâce! cest bien assez pour moi de ces détails, si vous ne voulez pas me faire mourir tout à fait: laissez-moi partir tandis quil me reste encore un peu de force. Ce que vous avez commandé se fera; seulement, najoutez rien à votre récit, mais priez, en partant, pour que le nuage de douleur qui offusque mon âme se dissipe, et que je reçoive du Dieu quon attaque quelque bonne inspiration pour la guérison des malheureux qui lui font la guerre. Il men accordera sans doute, lui qui est si clément et qui ne veut point la mort du pécheur, mais quil se convertisse et quil vive. Ayant ainsi pris congé de lui, je mis la main à ce travail. Bien certainement, si le mal se bornait aux mauvais traitements quendurent maintenant les saints de Dieu, ces hommes admirables que lon arrache de leurs cellules, que lon traîne devant les tribunaux pour les maltraiter et leur faire souffrir tout ce que je racontais tout à lheure; si, de cette persécution, il ne rejaillissait aucun préjudice sur la tête des persécuteurs, loin de gémir de ce qui sest passé, je men réjouirais de tout mou coeur. Lorsquun petit enfant bat sa mère sans danger pour lui, les coups que celle-ci reçoit ne font que lexciter à rire; et plus le petit enfant y met de colère, plus la joie de la mère est grande: elle éclate, elle se pâme de rire. Mais quà force de frapper toujours plus fort, lenfant vienne à se blesser, que sa main ait rencontré laiguille attachée à la robe de sa mère vers la ceinture, ou la navette fixée sur son sein; alors, cessant de rire, la mère éprouve plus de douleur que lenfant blessé; aussitôt elle soigne la blessure, et dorénavant elle lui défend avec menaces de frapper encore à lavenir, pour quil ne lui arrive plus rien de semblable. Jeusse fait de même, si je navais pas vu que cette espèce demportement puéril de Chrétiens, frappant lEglise, leur mère, était capable dattirer sur eux les plus grands maux. Comme bientôt, quoiquils ne sen doutent pas, dominés quils sont maintenant par la colère, comme bientôt ils doivent pleurer, gémir et pousser des lamentations, non pas des lamentations denfants, mais celles quon entend dans les ténèbres extérieures et dans le feu éternel, jagirai encore comme font les mères, avec cette seule différence que je parlerai à ces hommes, qui sont de vrais enfants, non pas avec des reproches et des menaces, mais avec une grande modération et une tendre condescendance. Quant aux saints solitaires, ce nest pas pour eux que jécris, puisque ces vexations, loin de leur nuire, ne font quaffermir leur confiance, et quaugmenter leur gloire future. Persécuteurs de lEglise de Dieu, je vous ferais envisager les biens et les maux de lautre vie, si je ne savais que votre coutume est den plaisanter et den rire; mais quoique vous fassiez profession de vous railler de tout, je trouverai dans les exemples de la vie présente de quoi vous rendre sérieux. Nous ferons parler les événements et leur voix couvrira votre rire. Vous connaissez sans doute Néron , cet homme fameux par sa débauche, qui fit voir sur le trône des moeurs dune dissolution, dune infamie que le monde ne connaissait pas et quil na point revue. Ce Néron porta contre saint Paul, qui vivait à la même époque, les mêmes accusations que vous dirigez contre ces saints du désert. LApôtre avait gagné à la Foi une concubine que lempereur aimait passionnément ; il lavait de plus amenée à rompre cette liaison coupable. Néron reprocha cette bonne action à saint Paul; il lappela séducteur, vagabond; il lui donna tous les noms que vous prodiguez (4) vous-mêmes aux moines. Il le jeta ensuite en prison, et comme le saint Apôtre continuait dassister la jeune fille de ses conseils, le tyran le fit mourir. Je vous demande maintenant quel dommage en est résulté pour la victime, et quel profit pour le meurtrier? ou plutôt, quel avantage nen a pas retiré saint Paul mis à mort, et quel préjudice nen est pas retombé sur Néron qui le fit mourir? Lun nest-il pas glorifié par toute la terre comme un ange (je ne parle que du présent), et lautre, exécré de tous comme un débauché et un affreux démon? 4. Quant aux châtiments de lautre vie, dussiez-vous ny pas croire, jen dois parler pour les fidèles. Et cependant parce qui tombe sous vos yeux, vous devriez ajouter foi à ce que vous ne voyez pas. Du reste, quelles que soient à cet égard vos dispositions, je parlerai, sans rien déguiser, de ces mystères redoutables. Les rôles seront bien changés alors. Dun côté on verra linfortuné prince accablé de maux et de misères, sale et abattu, couvert de confusion et de ténèbres, les yeux baissés, traîné dans ces lieux de gêne et de supplices, où le ver ne meurt point, où le feu brûle toujours; de lautre, saint Paul se tiendra debout auprès du trône de son Roi, plein de confiance et de liberté, brillant dun éclat admirable, revêtu dune gloire qui naura rien à envier à celle des anges, ni à celle des archanges, et jouissant de la récompense que mérite lhomme qui livre son corps et son âme pour accomplir la volonté de Dieu. Tel est lordre de la justice. Ceux qui auront fait le bien ici-bas, recevront là-haut une ample récompense, et dautant plus abondante, quils auront, en le faisant, couru plus de dangers, et supporté de plus grands maux. Car une bonne action, pour être la même en deux personnes, dont lune aura souffert, et lautre non, ne sera pas suivie des mêmes récompenses; la gloire et la couronne seront inégales selon linégalité des peines et des travaux. De même à la guerre, on donne une couronne à celui qui dresse un trophée des dépouilles de lennemi, mais une plus riche et une plus belle à celui qui montre les blessures auxquelles il doit sa victoire. Je parle des vivants et jai lexemple des morts. Ceux mêmes qui mont point donné dautres marques de valeur que de mourir dans la mêlée, sans être utiles dailleurs à leurs concitoyens, sont néanmoins honorés par des louanges publiques dans toute la Grèce, et considérés comme les protecteurs de la patrie, Mais ces choses vous sont peut-être inconnues, à vous qui ne vous appliquez quà rire et à vivre dans les délices. Cependant si des païens qui, en général, navaient pas de saines idées des choses, se sont guidés par ces vues de justice, et ces sentiments de reconnaissance dans les honneurs quils décernaient aux hommes qui navaient rendu à la patrie dautre service que de mourir pour elle; à combien plus forte raison Jésus-Christ Notre-Seigneur, ce prince si riche et si magnifique, ne récompensera-t-il pas les serviteurs fidèles, morts pour la gloire de son nom, après avoir affronté toutes sortes de dangers et de travaux. Car ce nest pas seulement pour les persécutions, pour les coups, pour les prisons, la torture et la mort, quil propose des couronnes, cest encore pour avoir souffert une injure, ou quelque parole outrageuse. Vous êtes heureux, dit-il, si les hommes vous haïssent, vous rebutent et vous insultent, et sils rejettent votre nom comme odieux, à cause du Fils de lhomme: réjouissez-vous en ce jour et tressaillez dallégresse, car voici quune grande récompense vous attend dans le Ciel. (Luc. VI, 22, 28.) Empêcher ces outrages et ces injures, cest donc rendre service non aux victimes dont ils augmentent la récompense, mais aux persécuteurs dont ils aggravent le châtiment. On ôte ainsi aux saints la matière de leur triomphe et la plus belle perle de leur couronne. Dans leur intérêt je devrais donc garder le silence et laisser un libre cours à ce qui ne fait quaccroître la somme de leurs mérites, et leur donner plus de confiance pour paraître devant le souverain Juge. Mais nous sommes tous membres les uns des autres, et, dussent les solitaires refuser un secours plus nuisible quutile pour eux, il ne serait pas juste de ne pourvoir quà leurs intérêts en négligeant ceux des autres. Quand même ils manqueraient cette bonne occasion de souffrir, ces saints personnages sauront trouver dautres moyens dexercer leur vertu : tandis que leurs persécuteurs ne peuvent que se perdre sils ne renoncent pas à cette guerre impie quils leur font. Ainsi laissant de côté lintérêt des solitaires, je mattache exclusivement au vôtre, vous persécuteurs, et je vous prie et vous conjure avec toutes les instances possibles de vous laisser (5) vaincre par mes prières et de vous rendre à mes exhortations, de ne plus tourner lépée contre vous-mêmes et de ne plus regimber contre laiguillon, et, sous prétexte de tourmenter des hommes, de ne plus contrister lEsprit de Dieu. Je suis certain que vous reconnaîtrez lutilité de mes conseils sinon présentement, du moins plus tard. Je désire néanmoins que ce soit présentement, pour que vous ne le fassiez pas inutilement après le temps de cette vie. Vous avez lexemple du mauvais riche : pendant quil était sur la terre, la loi, les oracles divins, et les avertissements des Prophètes passaient dans son esprit pour des fables et des niaiseries. Il ne fut pas plutôt dans lautre monde quil saperçut combien il sétait trompé; alors son estime pour les vérités de la religion égala son mépris dautrefois, mais hélas! il nétait plus temps pour lui den profiter. Cest pourquoi il pria le patriarche Abraham denvoyer quelquun dentre les morts pour annoncer aux vivants tout ce qui se passe dans lenfer; il voulait leur faire éviter le malheur quil avait eu, lui, de se moquer des saintes Ecritures, pour se voir contraint de les respecter dans les flammes éternelles, quand ii ne servirait plus à rien de le faire. Cependant ce riche fut moins coupable que vous ne lêtes. Il ne donna rien au pauvre Lazare, cest tout son crime; il nempêcha pas, comme vous, les autres de faire le bien quil ne voulait pas faire lui-même. Ce nest pas seulement par cette insensibilité, cest par autre chose encore que vous lavez surpassé. Le crime nest pas égal de ne pas faire le bien soi-même ou de lentraver chez les autres: ajoutez quil y a moins de mal à priver quelquun de la nourriture corporelle, que décarter des sources de la sagesse une âme qui a soif de sinstruire. Ainsi vous avez doublement dépassé ce riche insensible en empêchant ceux qui pouvaient rassasier les affamés, de le faire, et en exerçant votre cruauté non plus contre les corps, mais contre les âmes. Autrefois les Juifs commirent le même crime : ils empêchaient les Apôtres dannoncer aux hommes la parole du salut. Votre méchanceté est encore plus grande. Eux du moins étaient des ennemis déclarés, ils prenaient ouvertement ce rôle, et agissaient en cette qualité, tandis que vous, vous couvrant du masque de lamitié, vous agissez en ennemis. Les Juifs accablèrent les saints Apôtres de coups, doutrages et de calomnies, les faisant passer pour des imposteurs et des séducteurs. Aussi furent-ils frappés dun tel châtiment que jamais calamité ne put se comparer à la leur. Jamais auparavant, jamais depuis, le soleil néclaira un désastre comparable à leur désastre. Jésus-Christ lui-même nous lassure, quand il dit : Il y aura une grande désolation, telle quil ny en eut jamais depuis le commencement du monde jusquà présent, telle quil ny en aura jamais. (Matth. XXIV, 21.) Le temps nous manque, sans doute, pour décrire en détail toutes ces souffrances; mais il faut choisir quelques traits dans cet immense tableau. Vous entendrez, non pas mon récit, mais celui dun Juif qui a raconté cette histoire exactement. Après avoir rapporté lincendie du temple, Josèphe continue ainsi 5. « Voilà ce qui se passait dans le temple; mais, le nombre de ceux qui succombaient dans la ville consumés par la faim, était incalculable, et il arrivait des malheurs qui ne se peuvent raconter. En chaque maison, si lon apercevait quelque ombre de nourriture, cétait la guerre, et les plus chers amis en venaient aux mains ensemble pour sarracher les misérables soutiens de leur existence. On ne croyait pas même au dénuement des morts, et les brigands fouillaient ceux qui expiraient, de peur que quelquun ne feignît dêtre mort pour cacher dans son sein quelques vivres. Les voleurs affamés couraient comme des chiens enragés, là gueule béante, heurtaient aux portes comme des gens ivres, et, sans savoir ce quils faisaient, rentraient aux mêmes maisons deux ou trois fois dans une heure. La nécessité leur mettait tout sous la dent, et ramassant ce queussent dédaigné les plus immondes animaux, ils nhésitaient pas à le manger. Ils népargnèrent ni leurs ceintures, ni les courroies de leurs sandales; ils arrachaient aussi le cuir de leurs boucliers, et ils le dévoraient. On mangeait des restes de vieux foin, on en ramassait, aux portes des maisons, les moindres brins dont une petite quantité se vendait quatre drachmes attiques 1. Mais quest-il besoin de décrire la faim aux prises avec les êtres inanimés? Je vais raconter un fait qui na pas son pareil ni chez les Grecs ni chez les Barbares, fait horrible à dire, incroyable à entendre. La crainte de passer pour un imposteur, aux yeux de la postérité, maurait 1. La drachme valait environ O fr. 93 c. de notre monnaie.
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porté à omettre une telle monstruosité, si je nen avais de nombreux témoins, et si, dans les maux de ma patrie, ce nétait pour elle une faible consolation den supprimer la mémoire. Une femme des bords du Jourdain, nommée Marie, fille dEléazar, du bourg de Béthézob, cest-à-dire Maison dhysope, distinguée par son bien et par sa naissance, sétait réfugiée avec les autres dans Jérusalem, et y subissait les rigueurs du siége. Les brigands lui prirent tout ce quelle avait apporté de la Pérée, et enfin le reste de ses joyaux, et jusquà la nourriture quelle pouvait trouver de jour en jour. Une violente indignation sempara de cette faible femme; elle se mit à injurier les voleurs, à les charger dimprécations, espérant quils lui feraient la grâce de la tuer. Mais voyant quelle nexcitait pas plus leur colère que leur pitié, et quelle ne pouvait plus trouver de vivres nulle part, pressée par la faim dont les tortures déchiraient ses entrailles et pénétraient jusquà la moelle de ses os, et surtout conseillée par sa fureur et son désespoir, elle prend une résolution qui fait horreur à la nature. Elle saisit son enfant quelle nourrissait de son lait : Pauvre petit, dit-elle, au milieu de la guerre, de la famine et de la sédition, pour qui te conserverai-je? Chez les Romains nous attend la servitude, si toutefois ils nous laissent la vie; après la famine, lesclavage nous attend, et pires que ces deux maux, les séditieux nous menacent. Allons, sois pour ta mère un aliment, pour les factieux un rumords vengeur, pour le monde une fable : il ne manquait plus que cela aux malheurs des Juifs I Et disant ces mots, elle tue son enfant, le fait rôtir et en mange la moitié; puis elle cache le reste pour le conserver. Attirés par lodeur de cette viande, les soldats arrivent aussitôt; ils menacent cette femme de légorger, si elle ne leur montre le mets quelle vient dapprêter. Je vous ai gardé votre part, leur répond-elle, et elle leur montre ce qui reste de son enfant. Ils furent saisis dhorreur, et, regardant fixement, ils demeuraient immobiles et hors deux-mêmes. Vous voyez là, reprend la mère, vous voyez mon propre fils, je lai tué; mangez, jen ai bien mangé, moi. Ne soyez pas plus délicats quune femme, ni plus compatissants quune mère. Si la religion vous arrête, si vous abhorrez mon sacrifice, jen ai mangé la moitié; je mangerai encore le reste. Ces hommes sen allèrent tout tremblants, ébranlés enfin par une telle atrocité, et laissant à la mère ce seul aliment. La ville aussitôt retentit de cet horrible événement, et chacun, en songeant à cette action horrible, frissonnait comme sil en eût été coupable. Les plus affamés couraient à la mort; on vantait le bonheur de ceux qui avaient succombé, avant de voir et dentendre de tels malheurs. Les Romains apprirent bientôt cette affreuse nouvelle; quelques-uns ny pouvaient croire; dautres étaient touchés de compassion; la plupart en éprouvaient une haine plus grande contre les Juifs. » 6. Tous ces malheurs et beaucoup dautres furent envoyés aux Juifs pour les punir non-seulement davoir crucifié Jésus-Christ, mais encore davoir entravé la prédication de lEvangile et persécuté les Apôtres. Cest ce que leur reprochait saint Paul quand il leur annonça tous ces maux en disant: La colère de Dieu contre eux est montée jusquau comble. (I Thess. II , 16.) Que nous importe, dites-vous, nous ne nous opposons, ni à la foi, ni à la prédication? Eh ! dites-moi, quel fruit retirez-vous de la foi sans la pureté de la vie? Mais peut-être ignorez-vous encore la nécessité dune vie sans tache, vous qui êtes si étrangers à toute notre religion? Je vous rappellerai donc les oracles de Jésus-Christ. Remarquez bien si les menaces quil fait ne regardent que les péchés contre la foi, voyez si les mauvaises moeurs nont pas leur part de châtiments. Lorsque Jésus fut arrivé sur la montagne, ayant aperçu une foule nombreuse qui se pressait autour de lui, après dautres avertissements, il leur disait: Tous ceux qui me disent: Seigneur! Seigneur! nentreront pas dans le royaume des cieux, mais celui qui ,fait la volonté de mon Père. Et: Beaucoup me diront en ce jour: : Navons-nous pas prophétisé en votre nom? Navons-nous pas chassé les démons en votre nom? Navons-nous pas fait de nombreux miracles en votre nom? Et je leur répondrai : Retirez-vous de moi, vous qui commettez linjustice; je ne vous connais pas. (Matth. VII, 21-25.) Jésus dit encore que celui qui entend sa parole sans la pratiquer est semblable à un insensé bâtissant sur le sable une maison qui doit être détruite par les fleuves , les pluies et les vents. Dans un autre endroit, parlant au peuple : De même que les pêcheurs, dit-il, quand ils ont retiré leurs filets, rejettent les mauvais poissons, de (7) même en sera-t-il en ce jour où les anges jetteront tous les pécheurs dans la fournaise. (Matth. XIII, 47.) Parlant des débauchés et des impudiques, il disait : Ils sen iront où les attend le ver, qui ne meurt pas et le feu qui ne séteint jamais. (Matth. IX, 42.) Et ailleurs : Un roi, dit-il, fit les noces de son fils, et ayant vu un homme revêtu dhabits sales, il lui dit : mon ami, comment êtes-vous venu ici nayant pas lhabit nuptial? Et il ne répondit rien. Alors le roi dit à ses ministres : liez-lui les pieds et les mains et jetez-le dans les ténèbres extérieures... (Matth. XXII, 2.) Voilà pour les impudiques et les débauchés. Les vierges folles furent exclues de la chambre de lEpoux à cause de leur dureté et de leur inhumanité. Dautres encore que lEvangile désigne vont pour la même raison au feu éternel préparé au diable et à ses anges. Ceux même qui parlent témérairement et à la légère sont condamnés : Vous serez condamnés, dit-il, par vos paroles, et justifiés par vos paroles. (Matth. XII, 37.) Après tous ces oracles, prétendrez-vous que la pureté de la vie soit une chose indifférente pour le salut? Nous blâmerez-vous délever si haut limportance de la morale? Je ne le crois pas, à moins que vous ne vouliez soutenir que Jésus-Christ navait pas raison de promulguer ces préceptes, et beaucoup dautres que je nai point rapportés. Si je ne craignais dallonger ce discours, je vous montrerais par les Prophètes, par saint Paul et par les autres apôtres quel prix Dieu attache aux oeuvres. Mais il me semble que jen ai dit assez pour convaincre les plus opiniâtres; je crois même quil ne faudrait point tant de preuves, et quune seule de celles que jai données suffirait pour persuader tout esprit raisonnable. Quand Dieu se révèle, ne parlât-il quune fois, il faut accepter sa parole comme sil lavait plusieurs fois répétée. 7. Quoi donc, me direz-vous, ces vertus si nécessaires au salut, ne peut-on pas les pratiquer en restant dans sa maison? Je le voudrais comme vous, plus que vous. Jai toujours souhaité que les monastères devinssent inutiles; si la vie était assez bien réglée, assez bonne dans les villes pour que nul neût besoin de se réfugier au désert, mes voeux seraient comblés. Mais puisque tout est renversé dans le monde, puisque les villes, où il y a tant de lois et de tribunaux, voient partout linfraction de ces lois et le règne de linjustice, pendant que la solitude produit en abondance les fruits sacrés de la plus haute vertu, dès lors ne vous en prenez plus à nous. Naccusez pas ceux qui retirent les autres du milieu des orages où ils sont exposés à périr, naccusez pas ceux qui conduisent au port les navigateurs battus par les vagues furieuses; accusez ceux qui font du monde une mer où lon ne voit que tempêtes et naufrages, en un mot ceux qui rendent la ville inhabitable pour la vertu: ce sont eux qui nous obligent à fuir dans les déserts. Dites-moi, je vous prie, si quelquun sarmant dune torche au milieu de la nuit venait mettre le feu à une maison spacieuse et habitée par une nombreuse famille, pour faire périr toutes ces personnes pendant leur sommeil, quel serait le criminel, de celui qui réveillerait promptement ces gens endormis et les ferait sortir au plus tôt de cette maison embrasée, ou de celui qui aurait allumé lincendie, et mis tout le monde dans cette extrême nécessité? Je suppose une ville en proie à la tyrannie, ravagée par la peste et la discorde, que diriez-vous de lhomme qui persuaderait à autant dhabitants quil pourrait de quitter cette ville désolée et de senfuir sur les montagnes pour y chercher du repos, et qui faciliterait même leur retraite par toutes sortes de secours et de moyens? Lui feriez-vous son procès parce quil aurait arraché à la tempête les malheureux qui étaient les jouets et qui allaient être les victimes de ses violences et de ses fureurs? ou nattaqueriez-vous pas plutôt celui qui aurait causé ces dangers et ces naufrages? Ne croyez pas que létat du monde soit meilleur que celui dune cité dominée par un tyran cruel; il est encore pire. Ce nest pas un homme, cest le démon qui tyrannise toute la terre, déchaînant partout contre les âmes ses phalanges meurtrières. Je le vois campé comme dans une citadelle qui domine le monde. Il donne à tous ses ordres impies, rompt les mariages, arme les meurtriers, et muet partout la corruption et le désordre. Chose plus triste encore, il sépare lâme davec son Dieu; il rompt lalliance quelle a contractée avec lui, et larrache de ses saints et chastes entretiens; il la livre ensuite de force et la prostitue à ses impurs satellites. Ceux-ci semparent de linfortunée, assouvissent sur elle leur brutale passion et labreuvent des outrages quon peut attendre de ces méchants démons, dont (8) linfernale fureur convoite si ardemment notre perte et notre déshonneur. Après lavoir dépouillée de tous les atours de la vertu, ils jettent sur elle les baillons sales, déchirés et infects du vice, et la mettent dans un état plus honteux que la nudité même. Même quand ils lui ont communiqué tout ce quil y a en eux de souillures, ils ne laissent pas pour cela de loutrager encore, parce quils trouvent leur gloire dans son infamie. Ils ne connaissent ni lassitude ni dégoût à cet impur et abominable commerce. Comme des ivrognes prennent feu en buvant, et séchauffent dautant plus quils avalent plus de vin, de même les esprits immondes, animés contre lâme chrétienne dune fureur toujours croissante, fondent sur elle avec plus de violence et de rage à mesure quils ont plus abusé delle : ils la harcellent, la mordent de tous côtés, lui insinuent leur propre venin, et ne lui laissent pas de relâche quils ne laient amenée à leur propre état, ou quils ne la voient, dépouillée de son enveloppe corporelle, devenir pour toujours la proie de lenfer. Quelle tyrannie, quelle captivité, quel bouleversement, quel esclavage, quelle guerre, quel naufrage, quelle famine ne serait préférable aux maux que je viens de décrire? Quel est lhomme si cruel, si barbare, si stupide et si inhumain, si impitoyable et si insensible qui ne désire dans la mesure de ses forces, arracher à cette fureur impie, à cet ignominieux état, une âme à ce point souillée et déshonorée, et qui consente à la laisser au milieu de telles misères? Et si cest là le fait dun coeur impitoyable et dur comme la pierre, comment qualifier, dites-moi, les hommes qui, non contents dabandonner leurs frères, font encore un mal bien autrement grave, lorsque, voyant de courageux chrétiens se jeter au milieu du péril, plonger pour ainsi dire leurs mains dans la gueule du monstre, braver la peste du vice et ses exhalaisons meurtrières, pour arracher de la gorge du démon les âmes quil a presque déjà dévorées, non-seulement ne louent ni nencouragent pas de si beaux dévouements, mais les proscrivent et les persécutent de tout leur pouvoir? 8. Quoi donc, dira quelquun, tous les habitants des villes sont-ils perdus ou à la veille de faire naufrage? et faut-il que laissant leurs maisons et désertant les villes, ils se rendent au désert et habitent les sommets des montagnes? Est-ce là ce que vous nous ordonnez, ce que vous nous prescrivez? Loin de là! Je désire même tout le contraire, comme je lai déjà dit. Ce que je souhaite par-dessus fout, ce que jappelle de tous mes voeux, cest que la vertu puisse établir son règne paisible dans les villes, sur les ruines de la tyrannique domination du mal; quil en soit ainsi, et alors non-seulement il ne sera plus nécessaire de quitter les villes pour se retirer dans les montagnes; mais les habitants du désert pourront rentrer dans les cités, comme des exilés longtemps privés du séjour de la patrie. Mais dans létat où je vois le monde, puis-je y rappeler ceux qui lont quitté? Je craindrais trop, en voulant les rendre à leur patrie, de les jeter dans les griffes de ces bêtes infernales, et, en désirant les affranchir de la solitude et de lexil, de leur faire perdre leur tranquillité en même temps que leur vertu. Vous allez peut-être mobjecter limmense multitude qui peuple les villes, et tenter de mintimider , de meffrayer par là, dans la pensée que je naurai pas le courage de condamner toute la terre. Usez de ce moyen, et à mon tour, armé de la sentence de Jésus-Christ, joserai me dresser en face de votre objection. Car vous ne ferez pas une action si téméraire que de résister en face à celui qui doit un jour nous juger. Que dit Notre-Seigneur? Ecoutez : Elle est étroite la porte, elle est resserrée la voie qui conduit à la vie, et peu la trouvent. (Matth. VII, 14.) Sil y en a peu qui la trouvent, il y en a encore moins qui y marchent jusquà la fin du voyage; tous ceux qui lont prise dans le principe nont pas la force den atteindre le terme; les uns échouent dès les commencements, dautres au milieu, un grand nombre à lentrée même du port. Le divin Sauveur dit encore quil y a beaucoup dappelés, mais peu délus. (Matth. XX, 16.) Puis donc que Jésus-Christ nous enseigne que le grand nombre se perd et que le salut est le lot du petit nombre, pourquoi me contredisez-vous? Vous faites absolument comme si, rappelant la catastrophe dont Noé fut témoin, vous vous étonniez que tout le genre humain y ait péri à lexception de deux ou trois hommes qui échappèrent au châtiment, et que vous eussiez la prétention de nie fermer ainsi la bouche, dans la crainte où je serais de condamner tous les hommes. Je nen suis pas là, je tiendrai toujours pour la vérité même contre (9) le grand nombre. Ce qui se commet maintenant de crimes ne le cède pas en gravité à ce qui se faisait alors; joserai même dire que la malice de notre siècle est pire que celle des contemporains de Noé; ceux-ci ne bravaient que le déluge; nous cest lenfer qui nous attend, et cette menace narrête nullement parmi nous les progrès du mal. Dites-moi, qui est-ce qui ne traite pas son frère de fou? Or, cela rend passible du feu de lenfer. Qui est-ce qui na pas jeté sur une femme des regards impudiques? Or, cest là un adultère consommé; et le feu éternel est le lot inévitable de ladultère. Qui est-ce qui na pas juré?Or, jurer vient du mauvais, et ce qui vient du mauvais sen va droit au châtiment. Qui est-ce qui na pas porté envie à son ami? Or, cela rend un homme pire que les païens et les publicains; et ceux qui en sont là, il est de toute évidence quils ne peuvent échapper au supplice. Qui est-ce qui a banni de son coeur tout ressentiment, et a pardonné les torts de tous ceux qui lavaient offensé? Or, celui qui ne pardonne pas, il faut quil soit livré aux bourreaux: nul de ceux qui ont ouï la parole de Jésus-Christ ne niera cela. Qui est-ce qui na pas servi Mammon? Or, celui qui sert Mammon, a nécessairement renié le service du Christ, et en le reniant, renoncé à son propre salut. Qui est-ce qui na pas secrètement calomnié? Or, lancienne loi ordonne de tuer et détrangler ces coupables. Comment tous ces pécheurs se consolent-ils chacun de leurs maux personnels? Cest en voyant tous les hommes tomber, par une espèce de convention, dans le gouffre du mal : marque certaine de la grandeur du mal qui règne aujourdhui, lorsque ce qui devrait le plus- nous affliger est au contraire ce qui nous console! Nos complices, quel que soit leur nombre, ne diminuent pas nos fautes, non plus que nos châtiments, en les partageant avec nous. Si mes paroles vous impressionnent déjà, attendez un moment, elles vous ébranleront bien mieux quand jaurai nommé des péchés plus graves, les parjures, par exemple. Si le serment, en effet, est chose diabolique, quels châtiments ne nous attirera pas le parjure? Si la qualification de fou mérite le feu éternel, que ne mériterons-nous pas en chargeant de mille outrages un frère qui ne nous a jamais fait de mal? Si le ressentiment est digne de punition, quelles tortures ne sont pas réservées à la vengeance? Mais ne parlons pas de cela maintenant, réservons-le pour sa place naturelle; car, pour ne rien dire autre chose, ce qui nous a forcé à descendre à ces détails, nest-il pas suffisant, lui seul, pour vous montrer le danger de la maladie qui nous possède? En effet, si cest pousser la malice jusquà la dernière extrémité que dêtre insensible à ses fautes, et de pécher toujours sans remords, à quel degré en sont donc venus tous ces nouveaux auteurs dune législation étrange, qui persécutent les maîtres de la vertu avec plus de violence que les autres ne poursuivent les maîtres du vice, et qui font une guerre plus acharnée à ceux qui veulent se corriger quà ceux qui ont péché : bien mieux, ils se plaisent avec ceux-ci, ne les accusent jamais, tandis quils dévoreraient bien les premiers, criant presque et par leurs paroles, et par leurs actes, quil faut sattacher fermement au vice, ne jamais retourner à la vertu, et se garder, non-seulement de ceux qui la pratiquent, mais même de ceux qui osent élever la voix en sa faveur. (10) |