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LIVRE TROISIÈME.A UN PÈRE CHRÉTIEN.
Analyse
Dans le troisième livre, saint Chrysostome entreprend de prouver aux pères chrétiens quils ont tort dempêcher leurs fils dembrasser la vie monastique. Il u convaincu le père infidèle avec les seules ressources de la raison et de la philosophie profane lEcriture saintesera son principal secours contre le père chrétien. Avant tout, afin de rendre le coeur et loreille de son contradicteur plus dociles à recevoir les enseignements quil va développer, il lui rappelle le Jugement dernier et les peines de lenfer, brièvement mais vigoureusement décrits. Les Chrétiens sont tenus de veiller au salut de leur prochain; textes de saint Mathieu et de saint Paul cités à lappui de cette thèse générale. ils sont tenus à bien plus forte raison de veiller au salut de leurs enfants. Exemple du grand-prêtre Héli; lécrivain ou, pour mieux dire , lorateur raconte et commente éloquemment cette histoire, doù il conclut que Dieu punit souvent dès cette vie les pères qui élèvent mal leurs enfants, ainsi que les enfants mal élevés. Dieu a fait des lois positives pour la bonne éducation des enfants. Textes de lExode, de la Genèse, de lEpître aux Ephésiens, et de lEpître à Timothée. Lauteur va au-devant dune objection, et dit que ceux qui auront violé ces lois de Dieu nauront aucune excuse, parce que cest volontairement que nous devenons bons ou mauvais. Autre objection : Ne peuton se sauver en demeurant dans une ville, en habitant une maison, avec une femme et des enfants? Concession : il est vrai quil y a de nombreux degrés de salut, saint Paul le déclare : Autre est léclat du soleil, autre léclat de la lune, autre léclat des étoiles, etc. Mais que faut-il en conclure, sinon quun père doit faire en sorte que son fils arrive dans la cour du Roi des rois au plus grand éclat possible ? Au lieu de cela les pères, trop souvent, ne font pas même connaître à leurs enfants la loi de Dieu. ils ne leur apprennent que deux choses : lamour de largent et lamour de la vaine gloire. Ces deux amours sont deux tyrans pernicieux; lâme quils ont une fois saisie ne peut plus sen débarrasser que dans la solitude. Exemple des Hébreux que Dieu conduisit au désert comme dans un monastère pour les guérir de ce double mal quils avaient rapporté dEgypte. Les pères ne sen tiennent pas là, mais ils infectent les âmes de leurs enfants de certaines maximes qui ont cours dans le monde et qui contredisent formellement la morale de lEvangile. Il est un crime plus abominable que tous les autres, que lauteur na pas encore osé nommer, tant il lui inspire dhorreur, tant il outrage la nature. Cependant il est obligé den parler: les médecins ne guérissent pas une plaie sans y toucher; dailleurs le règne hideux de ce vice abominable, si répandu dans la ville dAntioche, est un motif bien puissant pour porter à la vie monastique. Ce crime, cest celui des Sodomites. Peinture effrayante de la dépravation des moeurs dans la ville dAntioche : rien nétait plus propre à faire aimer le désert que cet affreux tableau. Autre objection : Mais si tout le monde embrassait la vie chrétienne dans sa perfection, toutes les choses de ce monde sen iraient en décadence, la société périrait. Réponse : Les dangers qui menacent la société ne viennent pas de ce côté : cette pensée est développée très-éloquemment dans un parallèle entre le mondain et le chrétien. De là deux tableaux, lun de la société mondaine, lautre de la société monastique. Autre objection : Il est bon, disent certains pères de famille, de faire étudier les lettres et léloquence aux enfants, avant de les laisser sengager dans la vie monastique. Réponse : Les bonnes moeurs valent mieux que léloquence; léloquence sans lhonnêteté est un grand mal; nécessité des bonnes moeurs pour acquérir la science et léloquence ; léloquence nest pas indispensable, même à lexécution des plus grandes choses; les Apôtres nen ont pas eu besoin pour convertir le monde. Histoire dun jeune homme élevé par un moine : saint Chrysostome consent à ce que ceux qui peuvent suivre dans le monde la perfection chrétienne y demeurent mais ceux qui en sont capables sont très-peu nombreux. Il est plus facile de se sauver moine que séculier. Pour les moines elles séculiers les préceptes sont les mêmes. Le véritable père est celui qui soccupe du salut de son fils. Celui qui donne son bien, comme le moine, en est plus véritablement le maître que celui qui entasse ses richesses. Nécessité de contracter lhabitude de la vertu dès le jeune âge. Histoire dAnne et de Samuel. Péroraison du troisième livre, exhortation aux parents délever chrétiennement leurs enfants.
Allons, apprenons maintenant au père chrétien quil ne faut pas combattre ceux qui engagent son fils à suivre les volontés de Dieu. Mais peut-être ce travail risque-t-il désormais dêtre superflu; peut-être va-t-il arriver le contraire de ce que je disais auparavant. Jai dit plus haut que la loi du combat ne nous force pas de descendre dans la lice contre les païens; que lapôtre saint Paul, qui nous fait un devoir de juger ceux qui sont dans le sein de lEglise, nous laisse libre de combattre contre ceux du dehors. Maintenant, à mon sens, nous ne sommes pas même tenu de lutter contre les chrétiens. Car si, même avant le discours (28) précédent, il nous semblait déshonorant davoir à entamer une contestation avec un chrétien sur un pareil sujet, à plus forte raison maintenant. Un chrétien ne rougirait-il pas davoir besoin dexhortation pour croire des vérités, au sujet desquelles linfidèle na rien pu nous répondre? Cependant, est-ce une raison suffisante pour que nous nous taisions, pour que nous najoutions pas une parole? Loin de là! Sans doute, si nous trouvions quelquun qui nous garantît lavenir, qui nous assurât que personne ne se portera désormais aux excès que nous déplorons, il faudrait nous taire et laisser tomber le passé dans loubli. Comme toute garantie nous manque à cet égard, il faut bien que nous recourions aux avertissements. Si nos remèdes rencontrent des malades, ils produiront leur effet; si au contraire lépidémie est passée, nos désirs sont accomplis. Cest le devoir des médecins de préparer des remèdes, tout en faisant des voeux pour que personne nait besoin den faire usage. De même nous souhaitons maintenant quaucun de nos frères nait besoin de nos exhortations; sil en est autrement, ce quà Dieu ne plaise! il leur restera, selon le proverbe, une deuxième planche de salut. Supposons donc notre chrétien tel que linfidèle; quil lui ressemble en tout excepté du côté de la religion; quil se lamente comme lui, quil se roule aux pieds de tous ceux quil voit; quil montre ses cheveux blancs; quil mette en avant sa vieillesse, sa solitude et tout le reste, et quil excite tant quil voudra les juges à la colère. Toutefois ce nest pas devant les hommes que nous avons à nous débattre avec lui; il sait ce que nos saintes Ecritures, inspirées du Saint-Esprit, ont dit touchant le terrible et redoutable tribunal qui nous attend après notre mort. Il faut donc lui rappeler ce jour suprême et le feu qui coule comme un fleuve, et la flamme qui ne séteint jamais, le soleil disparu, la lune dérobée, les astres qui tombent, le ciel qui se roule, les puissances ébranlées, la terre secouée de toutes parts et bouillonnante, le son terrible et alterné des trompettes, les anges qui parcourent la terre; les milliers qui les entourent et les myriades qui les servent; les armées qui se meuvent autour du juge, le signe qui paraît devant lui, le trône qui lui est disposé, les livres ouverts , la gloire inaccessible et la voix terrible, effrayante du juge, qui envoie les uns dans le feu préparé au diable et à ses anges, qui écarte les autres des portes du ciel, malgré les longues luttes de la virginité, qui ordonne à quelques-uns de ses ministres de lier livraie et de la jeter dans la fournaise, aux autres de lier les pieds aux coupables, denchaîner leurs mains, de les précipiter dans les ténèbres extérieures et de les abandonner au terrible grincement de dents. Il faut lui rappeler que le juge inflige le châtiment le plus rigoureux et le plus redoutable, aux uns pour des regards impudiques seulement, aux autres pour des rires intempestifs; à celui-ci pour avoir condamné sans raison son prochain, à cet autre pour lavoir seulement maudit. Et pour preuve que de telles fautes reçoivent ce châtiment, nous en pouvons entendre lannonce et la menace de la bouche même de celui qui ordonnera ces supplices. Il faut quau sortir de cette vie nous comparaissions tous devant ce juge et que nous voyions ce jour où seront dévoilées, mises à nu, non-seulement nos actions, non-seulement nos paroles, mais jusquà nos plus secrètes pensées. 2. En effet nous rendrons un compte de choses qui maintenant nous paraissent petites; tant le juge mettra de rigueur, une rigueur égale, à nous demander raison et de notre salut et de celui du prochain! Aussi saint Paul nous recommande-t-il partout de ne pas rechercher notre bien, mais celui du prochain. (I Cor. X, 24.) Aussi réprimande-t-il fortement les Corinthiens de ce quils nont montré ni prévoyance ni soin à légard du fornicateur, et ont négligé sa blessure encore saignante. Et, écrivant aux Galates, il disait : Mes frères , si quelquun est tombé par surprise en quelque péché, vous autres, qui êtes animés de lesprit de Dieu, relevez-le. (Gal. VI, 1.) Et auparavant il donnait aux Thessaloniciens les mêmes conseils, disant: Exhortez-vous les uns les autres, comme vous faites. Et encore : Redressez ceux qui sont dans le désordre, consolez les pusillanimes et soutenez les faibles. (I Thess. V, 11 et 14.) Pour que personne ne dise : Quai-je affaire de songer aux autres? que celui qui se perd consomme sa ruine, et que celui qui se sauve soit sauvé; cela ne me regarde pas; je nai reçu ordre que de moccuper de mes affaires; pour que personne ne dise cela et pour supprimer cette pensée sauvage et inhumaine, lApôtre dresse autour de nous comme une barrière inviolable (28) le précepte de mépriser en plusieurs circonstances nos propres intérêts pour soigner ceux du prochain; et il prescrit de garder partout cette règle sévère de conduite. Dans son Epître aux Romains, il leur ordonne de regarder cette prévoyance comme une grande partie de leur devoir, recommandant aux forts de servir de pères aux faibles, et les exhortant à veiller à leur salut. (Rom. XV, 1.) Ici il leur donne ces avis sous forme dexhortations et de conseils; ailleurs au contraire, il ébranle avec toute la vigueur possible les esprits des auditeurs; il dit que ceux qui négligent le salut de leurs frères pèchent contre Jésus-Christ lui-même, et sapent lédifice de Dieu. (I Cor. VIII, 12.) Et il ne dit pas cela de lui-même, mais pour lavoir appris du Maître. En effet, le Fils unique de Dieu, voulant montrer que cest là une obligation indispensable et que les plus grands maux sont réservés à ceux qui sy soustraient, avait dit: Si quelquun scandalisait un de ces petits, il vaudrait mieux pour lui quon lui suspendit ,,au cou la meule de lâne et quon le précipitât ainsi dans la mer. (Math., XVIII, 6.) Celui qui rapporte son talent nest pas puni pour avoir négligé son propre salut, mais pour navoir pas travaillé à celui du prochain. Notre vie, à nous, aurait beau être irréprochable, cela ne nous exempterait pas sûrement de lenfer où nous pouvons être jetés pour notre négligence vis-à-vis du prochain. Si aucune raison ne peut justifier ceux qui nauront pas voulu secourir corporelle-ment leur prochain, et sils sont éloignés de la chambre nuptiale, quand même ils auraient pratiqué la virginité; celui qui aura omis un point bien plus important (car le soin de lâme est de beaucoup préférable à celui du corps), comment ne serait-il pas justement condamné aux plus terribles châtiments? Dieu na point créé lhomme pour quil borne ses soins à lui-même, il veut quil les étende à tous ses frères. Aussi saint Paul appelle-t-il les fidèles des flambeaux, montrant par là quils doivent servir aux autres. (Philipp. II, 15.) Car le flambeau, sil néclairait que soi, ne serait plus un flambeau. Cest pourquoi il dit que ceux qui négligent leur prochain sont pires que des païens : Si quelquun, dit-il, ne prend pas soin de ceux qui le touchent, principalement de ceux de sa maison, il a renié la foi et il est pire quun infidèle. (I Tim. V, 8.) Quel sens voulez-vous donner ici à ce mot de soin? Sagit-il de fournir au prochain ce qui est nécessaire pour soutenir sa vie corporelle? Pour moi, je crois que lApôtre veut parler du soin de lâme; et si vous me contestez ce point, mon raisonnement nen sera que plus fort. Si saint Paul entend cette parole du corps, et sil voue à un tel châtiment celui qui naura pas fourni le pain de chaque jour, sil le déclare pire quun païen, quelle peine ne subira pas celui qui néglige un soin plus grand et plus important? 3. Voyons, considérons maintenant la grandeur de notre faute, et remontant peu à peu, montrons quil ny en a pas de plus grande que de négliger ses enfants, et que ce péché atteint le comble de la perversité. Le premier degré de méchanceté, de dépravation et de cruauté, est donc de mépriser ses amis; ou plutôt partons de plus bas; je ne sais comment jallais oublier que la première Loi, celle qui fut donnée aux Juifs, ne permet point de laisser dans labandon les animaux de ses ennemis tombés ou égarés, peu importe, mais quelle ordonne de les ramener au chemin et de les relever. En commençant par les choses inférieures, le premier degré de méchanceté et de cruauté, cest donc de voir souffrir les animaux et les bestiaux de ses ennemis et de passer outre sans leur porter secours. Le deuxième en remontant, de refuser tout service à ses ennemis; car autant lhomme est supérieur à la brute, autant cette faute lemporte sur la précédente. Le troisième degré, cest de négliger ses frères, quand même ils seraient inconnus. Le quatrième, de en prendre aucun soin de ses parents. Le cinquième, de ne pas les assister non-seulement dans leurs corps, mais surtout leur âme exposée àse perdre. Le sixième, de négliger non-seulement ses parents, mais ses enfants qui se perdent. Le septième, de ne pas chercher des personnes qui pourraient en prendre soin. Le huitième, dempêcher et décarter deux -ceux qui voudraient les secourir. Le neuvième, de ne pas les éloigner seulement, mais encore de les combattre à outrance. Si le feu de lenfer est le châtiment destiné au premier, au deuxième et au troisième degré de méchanceté, quelle punition sera donc réservée à celui qui les dépasse tous, celui où vous vous trouvez, le neuvième enfin? Encore on ne se tromperait pas en lappelant non pas le (29) neuvième, non pas le dixième, mais bien le onzième. Pourquoi? Pour deux raisons; dabord ce péché surpasse en lui-même et par sa malice naturelle, tous ceux que nous venons dénumérer; ensuite il emprunte une gravité nouvelle à la circonstance du temps où nous vivons. Comment cela, direz-vous? Oui, nous serons plus sévèrement punis que les Juifs, si nous commettons les mêmes fautes; Ce peuple vivait sous la loi de Moïse, et nous nous vivons sous celle de Jésus-Christ; nous recevons de plus grandes grâces, nous jouissons dune doctrine plus haute et plus parfaite, nous sommes comblés de pins dhonneurs. Une faute si grave par sa nature et par ses circonstances attirera, vous le comprenez, un châtiment terrible sur les coupables. Des exemples vont appuyer ma doctrine, pour que vous mie laccusiez pas de légèreté ni de témérité. Vous verrez que pour se sauver il ne suffit pas de bien vivre, mais quil faut encore bien élever ses enfants. Ce que je vous rapporterai nest point de moi : cest un fait que je trouve consigné dans les saintes Ecritures. Il y avait chez les Juifs un prêtre, homme sage et vertueux. Il se nommait Héli. Cet Héhi était père de deux enfants; et les voyant avancer dans le sentier du mal, il ne les retenait ni ne les arrêtait; ou plutôt il les retenait et les arrêtait, mais il ne le faisait pas avec toute lénergie quil aurait dû déployer. Les vices de ses enfants étaient la débauche et la gourmandise. Ils mangeaient, dit lEcriture, les viandes sacrées, avant quelles eussent été sanctifiées par loblation de la victime à Dieu. (I Rois. II, 16.) Apprenant cela, leur père ne les châtia point. Il essaya seulement par ses paroles et ses exhortations de les détourner dune telle abomination; et il leur disait continuellement ces paroles : Non, mes enfants, ne faites pas ainsi; ce que jentends dire de vous est pénible, on dit que vous êtes cause que le peuple nadore point le Seigneur. Si un homme vient à pécher contre un homme, on priera Dieu pour lui; mais si lhomme vient à pécher contre Dieu, qui pourra intercéder pour lui? (I Rois. II, 16.) Ces paroles ne manquaient certes ni de poids, ni de dignité, elles étaient bien capables de ramener celui qui eût eu de la raison; car elles redressaient la faute, en montraient la gravité et révélaient le terrible et redoutable châtiment qui la devait punir; néanmoins, comme Héli ne fit pas tout ce quil aurait dû faire, il périt avec ses enfants. Il fallait, en effet, les menacer, les chasser de sa présence, sarmer de la verge, se montrer en un mot plus ferme et plus sévère. Il nen fit rien, et cest ce qui arma le bras de Dieu contre ses enfants et contre lui-même; et pour avoir ménagé ses fils à contre-temps, il les perdit, et se perdit lui-même avec eux. Ecoutez donc ce que lui dit le Seigneur; ce nest même plus à lui quil sadresse; il-ne le jugeait plus digne désormais de réponse; comme un serviteur qui a commis les fautes les plus graves, il le faisait instruire par dautres des châtiments quil lui réservait, tant était grande alors la colère de Dieu! Ecoutez ce quil dit au jeune Samuel, disciple dHéli, remarquez encore une fois que cest au disciple quil parle et non au maître; il se serait adressé à tout autre prophète, plutôt quà Héli, tant il avait déloignement pour celui-ci. Enfin voici ce que le Seigneur dit à Samuel. Héli savait que ses enfants maudissaient Dieu, et il ne les reprenait pas; ou, ce qui est plus exact, il les réprimandait, mais ses réprimandes nétaient ni assez fortes ni assez énergiques: cest pourquoi Dieu les condamnait. Vous voyez par là que, quand même nous pourvoirions -au bien de nos enfants, si nous ne le faisons dans la mesure convenable, ce nest plus pourvoir, cest avertir stérilement comme Héli. Ayant donc exposé le crime, il en révèle le châtiment dans lexcès de sa colère : Jai juré, dit-il, à la maison dHéli, que son crime ne sera jamais expié ni par les parfums, ni par les sacrifices jusquà léternité. (I Rois. III , 14.) Avez-vous remarqué cette violente indignation, ce châtiment sans rémission? Il faut, dit-il, de toute nécessité quil périsse, et non pas lui seulement, ni ses enfants, mais toute sa maison avec lui , et il ny aura pas de remède pour guérir une telle plaie. Cependant, hormis cette faiblesse pour ses enfants, Dieu navait absolument rien à reprocher à ce vieillard; il méritait même dêtre admiré pour tout le reste de sa conduite, et lon peut se con-vaincre de sa sagesse non-seulement par le témoignage des autres, mais aussi par les circonstances de son malheur. En effet, lorsque Samuel lui notifia les menaces divines, lorsquil vit que son châtiment était imminent, il ne montra nulle aigreur, nul dépit; il ne dit rien de ce que tant (30) dautres eussent dit à sa place : Suis-je donc le maître de la volonté des autres? Je dois subir la peine de mes péchés propres; mais mes enfants ont lâge de discrétion, il serait juste de les punir eux seuls... Non, il ne dit rien de-tout cela, il ny songea même pas; comme un serviteur dévoué et qui ne sait quune chose, se plier à toutes les volontés du maître, quelque dures quelles puissent être, il prononça ces paroles pleines dune noble résignation : Le Seigneur est le maître, il fera ce qui sera agréable à ses yeux. (I Rois. ni, 48.) Nous pouvons juger sa vertu, non-seulement par là, mais par un autre fait encore. Une guerre éclata, guerre désastreuse pour les Israélites; un messager vint en raconter les malheurs au Grand-Prêtre. Il lui apprit dabord que ses fils étaient tombés honteusement et misérablement dans le combat: il resta impassible à cette nouvelle; mais lorsque le messager eut ajouté que lArche avait été prise par les ennemis, alors, foudroyé par la douleur, le vieillard tomba de son siége à la renverse près de la porte, et se cassa la tête. Or cétait un vieillard grave et recommandable, et il avait jugé pendant vingt ans le peuple dIsraël. Si un prêtre, un vieillard, un homme recommandable qui pendant vingt ans avait régi sans reproche le peuple des Hébreux, qui avait toujours vécu avec honneur, dans des temps qui ne réclamaient pas une grande perfection, na pu trouver néanmoins en aucun de ces titres une suffisante justification; si, pour navoir pas veillé assez scrupuleusement sur ses enfants, il a subi une mort terrible et misérable; si ce péché de négligence, comme une vague furieuse, irrésistible , a couvert tout le reste et submergé toutes ses vertus; quel châtiment fondra sur nous, qui vivons d-ans des temps où une vie plus parfaite est exigée, sur nous qui sommes si loin de la vertu dHéli, et qui non-seulement ne veillons pas sur nos enfants, mais même attaquons et combattons ceux qui le voudraient faire, sur nous enfin qui nous montrons à légard de nos enfants plus intraitables et plus durs que les Barbares? La cruauté des Barbares, en effet, se borne à lesclavage, à la dévastation et à lasservissement de la patrie, aux maux du corps enfin; et vous, vous asservissez lâme, vous lenchaînez comme une captive et vous la livrez à des démons pervers et furieux et à toutes leurs passions. Car voilà ce que vous faites, lorsque vous ne donnez à vos enfants aucun conseil pour leur bien spirituel, lorsque vous écartez même ceux qui voudraient leur en donner. Et quon ne me dise pas que beaucoup de parents, après avoir négligé leurs enfants plus encore quHéli ne faisait, nont rien éprouvé de semblable. Beaucoup ont subi le même châtiment, beaucoup en ont souffert de plus terribles, et pour la même faute. Doù viennent ces morts prématurées? Doù viennent ces maladies douloureuses et fréquentes qui nous assaillent, nous et nos enfants ? - Doù ces accidents, ces calamités, ces catastrophes, et toute cette variété de maux? Nest-ce point de ce que nous laissons nos enfants grandir dans le vice? Les malheurs de ce vieillard suffisent à vous prouver que ces paroles ne sont pas une simple conjecture. Je veux -vous citer encore à ce sujet un mot dun de nos sages; parlant quelque part des enfants : Ne vous glorifiez pas, dit-il, denfants impies; car si la crainte de Dieu nest avec eux, ne comptez pas sur leur vie. (Eccli. XVI, 1-3.) Vous pleurerez dans votre deuil prématuré et vous apprendrez soudain quils ne sont plus. Beaucoup, comme je vous lai dit, ont subi de semblables punitions; et ceux qui ont échappé, néchapperont pas toujours. Ils nen sont que plus à plaindre; car sortis dici, une justice plus rigoureuse les attend. Pourquoi donc, direz-vous, tous ne sont-ils pas punis ici-bas? Parce que Dieu a fixé un jour dans lequel il doit juger la terre, et ce jour nest pas encore venu. Sil en était autrement, toute notre espèce serait détruite et consumée promptement. Pour navoir pas à anéantir le genre humain, et en même temps pour tenir le plus grand nombre en haleine pendant lattente du jugement, Dieu prend quelques coupables, et en les châtiant ici-bas, il apprend aux autres, par cet exemple, la mesure des punitions qui leur sont réservées, afin quils sachent bien, que quand même ils nauraient pas été châtiés ici, ils nen rendront quun compte plus sévère dans lautre monde. Nallons point nous endormir, parce que Dieu ne nous envoie plus de prophètes, parce quil ne nous prédit plus notre peine, comme il fit à Héli; ce nest plus le temps des prophètes, Je me trompe, il en envoie même encore aujourdhui. Comment nous le prouverez-vous? Ils ont, dit le Seigneur, Moyse et les Prophètes. (Luc. XVI, 29.) Tout ce qui a été (31) dit aux hommes de lancienne loi ne sadresse pas moins à nous; Dieu na pas seulement parlé pour Héli, mais il menace par lui et par ses malheurs tous ceux qui -commettent le même péché. Dieu ne fait acception de personne, et sil a renversé avec toute sa famille un homme dont les fautes étaient relativement légères, il ne laissera pas sans châtiments ceux qui en auront commis de plus graves. 4. On ne peut pas dire que Dieu soit indifférent à la bonne éducation des enfants, puisquà cet égard on le voit montrer partout la plus grande sollicitude. Il a dabord déposé dans le fond de la nature ce désir violent qui porte chacun à pourvoir aux besoins de ceux quil a engendrés, et qui fait de laccomplissement de ce devoir une impérieuse nécessité. A cette loi naturelle, il en a ajouté de positives, jusquà entrer dans le détail des soins que réclame linstruction de lenfance. Quand il établit des fêtes dans lAncien Testament, il ordonne aux pères den apprendre aux enfants les raisons et de leur en découvrir tout le mystère. Ainsi, après avoir parlé de la Pâque, il continue : Et vous lapprendrez à votre fils en ce jour, lui disant : voici pourquoi Dieu ma ordonné ces choses; cest quen ce jour je suis sorti de lEgypte. (Exode, XIII, 8, 14, 15.) Il fait de même pour la loi des premiers-nés; après lavoir portée, il ajoute encore : Et si votre fils vous questionne à ce sujet, disant:
que signifie ceci? vous lui direz : cest que le Seigneur ma tiré par la force de .son bras de lEgypte, de la maison de servitude. Mais comme Pharaon endurci refusait de nous laisser partir, Dieu fit mourir tous les premiers-nés dans la terre dEgypte, depuis les premiers-nés des hommes jusquaux premiers-nés des animaux : voilà pourquoi je sacrifie à Dieu tout enfant mâle qui ouvre le sein de sa mère. (Ibidem.) Amener les enfants à la connaissance de Dieu par toutes les voies, tel était lordre du Seigneur. Il prescrit aussi de nombreux devoirs aux enfants à légard de ceux qui leur ont donné le jour, récompensant les fils reconnaissants, punissant les ingrats, nouveau moyen de les rendre encore plus chers à leurs pères et mères et de redoubler les liens qui existent entre eux. Quand on nous établit maîtres de quelquun, plus on nous donne dautorité sur lui, plus cet honneur entraîne lobligation den prendre soin; à défaut dautres, cette seule raison, que ses affaires sont entre nos mains, suffirait à nous entraîner, et nous ne saurions nous décider à trahir jamais celui qui nous a été ainsi confié. Dun autre côté Dieu soutient lautorité paternelle, sa colère sallume contre les enfants qui la méprisent, il ressent les insultes faites aux pères plus vivement que les pères eux-mêmes, il punit toujours les coupables. Cest encore un nouveau lien qui resserre lunion des pères et des enfants. Voilà ce que Dieu a fait. Le premier lien quil a établi est un lien naturel, il oblige les parents pour ainsi dire malgré eux à nourrir et à élever leurs enfants selon le commandement divin quils trouvent gravé dans leurs coeurs. Mais comme ce lien naturel, affaibli de plus en plus par linsoumission des enfants, pourrait se rompre tout à fait, le Seigneur a élevé comme une barrière pour les retenir dans le devoir, il a établi une double sanction émanant et de lui-même et des parents; par ce moyen il subordonne rigoureusement les enfants à leurs pères, et du même coup il inspire à ces derniers un plus grand amour pour leurs enfants. Ce qui constitue un second et même un troisième lien. Ce nétait pas assez; Dieu en a formé un quatrième qui quadruple la force de cette union. Je viens de dire quil punit les fils insoumis et ingrats, et quil récompense les bons fils; or, il agit de même vis-à-vis des parents ; il punit très-sévèrement les pères négligents, et il comble dhonneurs et de louanges ceux qui sacquittent avec soin de tous leurs devoirs paternels. -Nous avons déjà vu le châtiment exemplaire quil fit souffrir à ce vieillard de lAncien Testament, coupable davoir mal élevé ses deux fils, quoique dailleurs il fût très-illustre par sa vertu. Au contraire il récompense le patriarche Abraham pour sa sollicitude paternelle non moins que pour ses autres vertus; car, énumérant les nombreux et magnifiques dons quil a promis de lui faire, entre autres causes quil en indique, on remarque celle-ci : Car je sais quAbraham ordonnera à ses enfants et à sa maison après lui, de garder les voies de Dieu, leur Seigneur, et dagir selon la justice et léquité. (Gen. XVIII, 19.) Apprenons par là que Dieu naura point dindulgence pour ceux qui auront négligé ces objets de sa vive sollicitude. Il ne se peut pas que le même Dieu soccupe à ce point du salut des enfants, et quil laisse néanmoins en paix ceux qui (32) lauront négligé. Non, il ne les laissera pas en paix, mais son indignation éclatera contre eux, lhistoire que nous venons de rapporter le prouve assez. Cest pourquoi saint Paul nous donne continuellement ces conseils: Pères, élevez vos enfants dans la discipline et la crainte du Seigneur. (Ephes. vi, 4.) Si nous sommes tenus de veiller sur lâme de vos enfants, nous étrangers, si Dieu doit nous en demander compte, quelle ne sera pas votre responsabilité, vous qui les avez engendrés, élevés, nourris dans votre maison? Un père ne pourra pas plus avoir recours aux excuses ni à lindulgence pour les fautes de ses enfants que pour les siennes propres. Cest ce que saint Paul nous démontre encore jusquà lévidence. Lorsquil détermine les qualités nécessaires à ceux qui sont préposés au gouvernement des hommes, entre autres vertus quils doivent absolument posséder, il exige le soin de leurs enfants, parce qui1 ny aura pas de pardon pour nous si nous les laissons se pervertir. Et quoi de plus juste? Si les hommes devenaient méchants par la nécessité de leur nature, on aurait quelques raisons de chercher des excuses et quelque espoir den trouver, mais comme cest par notre libre arbitre que nous sommes ou bons ou mauvais, quelle raison, je ne dis pas solide, mais spécieuse, pourrait apporter le père qui aura laissé lobjet de ses plus chères affections se pervertir et devenir mauvais? Dira-t-il quil na pas même essayé de le rendre vertueux? Mais jamais aucun père ne voudrait prononcer une telle parole, la nature est là qui le presse et lexcite constamment à remplir ce devoir. Quil na pu ? mais lexcuse est inacceptable : recevoir un tout petit enfant, le recevoir dès le principe et comme au sortir des mains de Dieu, avoir seul toute autorité sur lui, le garder continuellement chez soi; tout cela rend aisé et facile le redressement de ses défauts. De sorte que la perte des enfants ne saurait venir dune autre cause que de la folie qui attache leurs parents aux intérêts du monde,; navoir que ces intérêts matériels en vue, ne rien vouloir y préférer, voilà ce qui les force à négliger leurs enfants et le salut de leur âme. Ces pères (et quon ne prenne point ceci pour une parole demportement), ces pères, je nhésiterai pas à le dire, sont pires que des parricides. Ceux-ci séparent lâme du corps; mais ceux-là, emportant lâme avec le corps, les jettent lune et lautre dans le feu de lenfer. La première mort, il la fallait toujours recevoir de la nature; et la seconde on pouvait léviter, si la faiblesse des parents ne leût donnée. De plus la mort du corps sera détruite et effacée par la gloire de la résurrection, mais la perte de lâme est irréparable; pour elle plus de salut possible, mais des châtiments nécessaires et éternels. Ce nest donc pas sans raison que nous disions que ces pères sont pires que ceux qui tuent leurs enfants. Aiguiser un glaive, en armer sa main, le plonger dans la poitrine dun enfant, nest pas chose aussi cruelle que de corrompre et de perdre son âme; car nous navons rien que nous puissions comparer à lâme. 5. Eh quoi! direz-vous, pour quiconque habite une ville, possède une maison et une femme, il ny a donc pas de salut à espérer? Sans doute il y a plus dune voie de salut; il y en a même beaucoup et de bien diverses. Jésus-Christ nous le dit implicitement quand il déclare quil y a beaucoup de demeures chez son Père. Saint Paul, de son côté, nous le répète avec une certaine précision, quand il dit : Autre est léclat du soleil, autre léclat de la lune, et autre léclat des étoiles. (I Cor. XV, 41.) Voici ce quil veut dire : Les uns brilleront comme le. soleil, dautres comme la lune, et dautres comme les étoiles. Et il ne sest point arrêté à cette différence, mais il montre encore quil y a parmi eux une grande variété, une variété aussi étendue quon la peut supposer dans nu pareil nombre. Létoile même, dit-il encore, diffère de létoile en clarté. Or, partant de limmensité du soleil, descendez jusquau dernier de tous les astres, et songez combien il vous faudra parcourir de degrés de splendeur. Quelle étrange chose! Vous faites tout au monde pour introduire votre fils dans le palais du roi, vous lexhortez à ne rien négliger, à tout souffrir pour approcher la personne du prince; il doit compter comme rien la dépense, le péril, la mort même. Sagit-il de la milice céleste, loin de chercher à le pousser aux premiers rangs, vous nêtes pas attristés de le voir aux dernières places, aux dernières de toutes. Du reste, allons plus loin, si vous le voulez bien, et voyons sil est possible que celui qui sagite dans un milieu mondain puisse obtenir lhéritage céleste. Saint Paul a tranché la question en peu de mots; il dit que ceux qui ont des femmes ne peuvent se sauver quen vivant (33) avec elles comme sils nen avaient pas, en nabusant point des biens du monde. Si vous y consentez, examinons encore un point si important. Pouvez-vous vous flatter que votre fils sache, pour lavoir appris de vous, ou compris par lui-même, que celui qui jure, quoique avec sujet, ne laisse pas doffenser Dieu? Que celui qui garde du ressentiment ne peut se sauver? Car les voies des vindicatifs, dit lEcriture, conduisent à la mort. (Prov. XII, 28.) Lui ayez-vous appris que Dieu a flétri le calomniateur jusquà le priver de lire la divine Ecriture? Quil a chassé du ciel et condamné à lenfer larrogant et linsolent? Quil punit comme véritablement adultère celui qui lance des regards impudiques? Et ce péché, si commun chez tous les hommes, de juger son prochain, et de sattirer par là un plus rigoureux châtiment, lui avez-vous jamais conseillé de léviter, et lui avez-vous fait connaître les lois portées par Jésus-Christ à cet égard? Ou bien ignoriez-vous que tout cela existait? Or, comment le fils pourra-t-il pratiquer des vertus dont le père qui doit linstruire ignore le précepte? Et plût à Dieu que vous ne fussiez coupable que de ne rien conseiller de bon à vos enfants! Le mal serait moins grand ; mais maintenant vous les portez aux vices et à tout ce qui est de nature à compromettre leur salut. Ecoutez des parents exciter leurs enfants à létude des belles-lettres, vous nentendrez pas sortir de leurs bouches dautres raisons que celles-ci : Un tel était obscur et dhumble extraction, mais il a étudié, et léloquence quil a acquise la élevé aux plus hautes charges : il a amassé une fortune immense, il a épousé une femme très-riche, bâti une maison splendide, il est redouté et honoré de tous... Un tel, dira un autre, sest rendu savant dans la langue latine, et maintenant il brille à la cour, cest lui qui gouverne. Un second fait ressortir un autre avantage, et tous relèvent ceux qui se distinguent sur la terre. Quant aux illustrations du ciel, nul nen fait mention, et si quelquun ose en parler, on léconduit comme un homme qui nest bon quà tout bouleverser. 6. Voilà les enseignements que vous ne cessez de faire retentir aux oreilles de vos enfants dès quils peuvent vous entendre. Et que faites-vous par là, sinon de mettre dans leur âme la matière de tous les maux, en y introduisant les deux passions les plus tyranniques, je veux dire lamour des richesses, et cet autre plus désordonné encore, lamour dune vaine et inutile gloire. Chacun de ces deux amours est capable lui seul de tout bouleverser; mais quand ils se liguent pour fondre ensemble sur lâme tendre dun jeune homme, se précipitant comme des torrents, ils dispersent toutes ses qualités, et charrient tant dépines, de sable et de vase, quils rendent cette âme infertile et incapable de porter aucun fruit de vertu. Les auteurs profanes, au besoin, nous prêteraient ici leur témoignage : parlant dune seule de ces passions, lun deux lappelle la citadelle; un autre, la tête des vices. Mais si, prise isolément, une seule de ces passions est une citadelle, une tête, lorsque lautre qui est beaucoup plus mauvaise et plus puissante, je veux dire lamour de la vaine gloire, sera venue rallier la première, et que, liguées entrelles, ayant fait ensemble irruption dans lâme dun jeune homme , elles sy seront solidement implantées, établies, et quelles la posséderont tout entière, qui est-ce qui pourra désormais expulser ces ennemis si funestes, surtout lorsque les pères sont dintelligence avec eux, et quils travaillent de. toute leur force à enraciner comme à propager leur domination malheureuse? Il faudrait navoir aucune expérience pour ne pas désespérer du salut dun enfant formé par de tels enseignements ! Il faudrait sestimer heureux quavec des leçons tout opposées une âme pût éviter de tomber dans le mal. Mais, quand partout on lui propose les richesses comme le but et la récompense de la vie, les hommes les moins estimables comme les modèles quil doit imiter, quel espoir de salut reste-t-il encore? Il est de toute nécessité que ceux qui ambitionnent les richesses soient envieux et méchants , jureurs et parjures audacieux et insolents, voleurs et impudents, éhontés et ingrats; quils réunissent en un mot tous les vices. Jai pour garant de ce que javance lapôtre saint Paul, qui dit que la racine de tous les maux de cette vie , cest lavarice. Avant lui, Jésus-Christ avait montré la même chose, quand il déclarait que celui qui est esclave de cette passion ne peut servir Dieu. Mais, quand dès le principe le jeune homme est entraîné dans cette servitude, comment pourra-t-il jamais devenir libre? Comment pourra-t-il relever la tête au-dessus des flots, lorsque tout ce qui lentoure le repousse, le replonge (34) dans labîme, et lui ôte les moyens de se sauver? Ah! ne le repoussez pas, tendez-lui plutôt la main, et si, dans ces conditions, il parvient à remonter, à voir le ciel et à secouer la vase du péché, il faudra vous en réjouir et en bénir Dieu. Que si, après cela, linfluence sacrée des divins enseignements peut le délivrer de toutes ces maladies, il faudra le combler déloges et laccabler de couronnes. Cest une terrible chose que lhabitude, terrible pour dominer et maîtriser une âme, surtout quand elle trouve le plaisir pour auxiliaire, tandis que la vertu vers laquelle nous tendons, exige de nous tant defforts et de travaux. Aussi, quand Dieu voulut faire perdre aux enfants des Hébreux lhabitude invétérée des vices quils avaient contractés en Egypte, il les prit à lécart dans le désert, les éloigna le plus possible de leurs corrupteurs, réforma leurs âmes dans ce désert comme dans un monastère, mettant en oeuvre tous les moyens de guérison, les plus violents comme les plus doux, et ne négligeant rien de ce qui pouvait contribuer à leur rendre la santé. Malgré ces précautions, ils ne purent être guéris de leur malice, et tout en recevant la manne, ils regrettaient les oignons, lail et les autres séductions de lEgypte. Tant lhabitude est un mal déplorable! Les Hébreux, objets dune telle sollicitude de la part de Dieu, qui avaient eu un chef si grand, si généreux, qui avaient été instruits par la crainte et la menace, par les bienfaits, par les châtiments, de toute manière enfin, qui voyaient saccomplir tant de merveilles, les Hébreux nen étaient pas meilleurs; et vous, vous espérez que votre fils, qui tout jeune encore habite au sein de lEgypte, ou plutôt, qui est campé dans les retranchements mêmes du diable, qui nentend jamais de vous un bon conseil, qui voit, au contraire, tout le monde le pousser au vice, surtout ceux qui lont mis au monde et élevé; vous espérez quil pourra éviter les piéges du démon? Comment le fera-t-il? Est-ce grâce à vos leçons? Mais vous le poussez au mal; vous ne lui permettez pas dentrevoir, même en songe, la perfection chrétienne, vous faites sans cesse miroiter devant ses yeux la vie terrestre sous toutes ses faces! nest-ce donc pas lattirer au milieu dune tempête où il ne peut que faire naufrage? Est-ce grâce à lui-même, à ses bonnes dispositions? Mais le jeune homme est complètement incapable par lui-même de pratiquer la vertu. Je suppose que son fonds contienne quelque bon germe ; vos perfides conseils y tombant continuellement, comme une pluie pernicieuse, lauront étouffé, avant quil ait pu croître et grandir. De même quun corps, qui, au lieu dune nourriture saine, ne reçoit que des aliments insalubres, ne peut se soutenir, même pendant un temps assez court; de même, il est impossible que lâme formée par de telles leçons ait aucun sentiment noble et généreux, il faut de toute nécessité, quaffaiblie, énervée, minée continuellement par le vice, comme par une peste sourde, elle ne devienne bonne quà être jetée dans lenfer pour y être irréparablement perdue. 7. Si vous croyez que je me trompe, si vous prétendez que lon peut concilier lamour des richesses et de la gloire avec la pratique de toutes les vertus; si vous le soutenez sérieusement et non pour plaisanter, nhésitez pas à nous apprendre cette nouvelle et étrange doctrine. Car je ne veux point inutilement me donner tant de maux, je ne veux pas sans profit me priver de tant de jouissances que je pourrais goûter en suivant votre exemple. Mais ne nous abusons pas, cette science si commode, hélas! nexiste pas; je le conclus de vos exemples et de vos paroles, qui enseignent tout le contraire de ce que vous soutenez. En effet, comme si vous vous appliquiez à perdre vos enfants de propos délibéré, toute la pratique de votre vie les entraîne à une infaillible damnation. Voyez donc la chose dun peu haut. Malheur, dit Jésus, à ceux qui rient! Et vous, vous fournissez à vos enfants toutes les occasions possibles de rire. Malheur aux riches! Et vous, vous mettez tout en oeuvre pour quils amassent des richesses. Malheur à vous, quand tous les hommes vous combleront déloges !/ (Luc. VI, 24 et suiv.) Et vous, vous avez souvent sacrifié tous vos biens pour conquérir ces applaudissements du peuple. Notre-Seigneur dit encore : Celui qui injurie son frère est passible de la peine de lenfer; et vous, vous traitez de lâches et de poltrons ceux qui endurent en silence les outrages des autres. Jésus-Christ interdit à ses disciples les combats et les procès; et vous, vous ne cessez de vivre dans cette dangereuse atmosphère. Il a ordonné darracher son oeil, lorsquil devenait une occasion de perte; et vous, vous navez pas (35) damis plus chers que ceux qui peuvent vous enrichir, fût-ce même en vous rendant vicieux. Il ne permet point de renvoyer son épouse, excepté pour cause dadultère; et vous, quand il est question de gagner de largent, vous êtes davis quil ne faut pas tenir compte de cette défense. Il a défendu les serments; et vous, vous riez, si vous voyez quelquun garder ceux quil a faits. Celui qui aime sa vie, dit Jésus, la perdra (Jean. XII, 25); et vous, vous ne négligez rien pour engager votre fils dans cet amour. Si vous ne pardonnez, dit-il, aux hommes leurs offenses, votre Père céleste ne vous pardonnera pas (Matth. VI, 14); et vous, vous reprenez vos enfants quand ils ne veulent pas se venger de ceux qui les ont offensés, et vous les dressez le plus tôt possible à cet esprit de vengeance. Jésus-Christ a déclaré que ceux qui recherchent la gloire, perdent tout le fruit de leurs oeuvres, soit-quils prient, soit quils jeûnent, soit quils fassent laumône; et vous, vous exhortez votre fils à dépenser toute son activité au service de cette idole. Quest-il besoin dénumérer toutes ces oppositions coupables, lorsque celles que je viens de rapporter suffiraient à nous précipiter au plus profond de lenfer, je ne dis pas réunies toutes ensemble, mais chacune prise à part et isolément? Et vous, vous réunissez tout cela, vous en faites un faisceau énorme de péchés que vous mettez sur la tête de vos enfants, et puis vous les lancez ainsi dans le fleuve de feu. Comment pourraient-ils se sauver, jetés dans le feu avec tant de matières inflammables? Vous ne vous bornez pas à prôner des maximes contraires aux préceptes de Jésus-Christ, vous parez encore le vice de noms séduisants. Ainsi, courir les hippodromes et les théâtres, cest le bon ton; senrichir, cest assurer son indépendance; désirer la gloire, cest de la grandeur dâme; linsolence est de la franchise, la prodigalité de la charité et linjustice du courage. Ensuite comme si cette supercherie ne suffisait pas, vous travestissez la vertu en la présentant sous des noms qui la rendent ridicule; vous appelez rusticité la tempérance, pusillanimité la douceur, imbécillité la justice; léloignement du luxe devient de la bassesse, et la patience des injures, de la faiblesse : craignez-vous donc que, venant à connaître par dautres le vrai nom des choses, vos enfants néchappent à la corruption? Car ce nest pas peu de chose pour détourner du vice que de lui donner son propre nom, sans déguisement; ce moyen a tant de force pour frapper les pécheurs que bien souvent, ceux qui se sont signalés par les vices les plus honteux ne peuvent souffrir dêtre appelés ce quils sont; ils se mettent en colère et se déchaînent comme si on leur faisait la plus grande injure. Que quelquun vienne appeler votre femme adultère, votre fils débauché, il se rend votre irréconciliable ennemi, il vous fait la plus sanglante injure, surtout sil dit la vérité. il en est de même de lavare, de livrogne , de linsolent, en. un mot de tous ceux qui ont lhabitude du vice, quel quil soit ; vous les verrez moins peinés et moins affligés du fait même et de lopinion du public que du nom de leurs vices. Jen sais beaucoup qui ont été corrigés de cette manière et que ces sortes daffronts- ont rendus plus sages. Mais vous, vous anéantissez même cette ressource extrême; et le plus terrible, cest quà lenseignement par la parole, vous ajoutez celui de lexemple, bâtissant des palais fastueux, achetant de riches domaines, vous entourant de tout le luxe imaginable, en un mot enveloppant les âmes de vos enfants des plus épais nuages que vous pouvez.. Comment croire maintenant le salut possible pour vos fils, quand je vous vois les pousser à tous les péchés qui, daprès la parole même de Jésus-Christ, doivent perdre les hommes qui les commettent? quand je vous vois mépriser leur âme comme une chose secondaire et prendre sOuci de ce qui est réellement laccessoire, comme de la chose nécessaire et principale? En effet, vous faites tout pour que votre enfant ait un laquais, un cheval, le plus bel habit; quant à le rendre meilleur, vous ne daignez même pas y songer, tandis que vous étendez votre sollicitude à du bois, à des pierres; vous ne jugez pas son âme digne de vous occuper seulement un instant. Sagit-il dériger dans votre demeure une statue qui excite ladmiration, dy faire briller un lambris doré, rien ne vous coûte; quant à la plus précieuse de toutes les statues, lâme de votre enfant, vous ne daignez pas vous inquiéter. comment vous en ferez une âme dor. 8. Au milieu de vos iniquités, il y a un vice pour ainsi dire culminant, auquel ma parole na pas encore osé atteindre. Je nai pas encore découvert le pire de tous vos maux. La (36) honte dont jallais vous couvrir et ma propre pudeur mont toujours retenu au moment den parler. Quel est donc ce crime? Car il faut enfin senhardir à le nommer. Aussi bien ce serait une grande lâcheté, quand on veut faire disparaître un mal, de ne pas même oser le nommer, comme si le silence suffisait pour guérir la maladie. Nous ne le tairons pas, dussions-nous mille fois en rougir et vous faire rougir vous-mêmes. Le médecin qui doit nettoyer un ulcère ne craindra pas de sarmer du fer, de plonger même le doigt jusque dans le fond de la plaie; nous aussi nous reculerons dautant moins devant ce sujet que la corruption est plus grande. Quel est donc ce mal? Cest une passion nouvelle et contre nature qui sest introduite dans notre siècle; une maladie très-grave, incurable, qui a fondu sur nous; une peste, plus terrible que toutes celles qui nous ont assaillis. On a imaginé une monstruosité inconnue, insupportable ; dont les lois positives , dont celles mêmes de la nature ont horreur. La fornication ne sera rien désormais en comparaison de cette turpitude ; et de même quune douleur plus cuisante fait oublier la sensation de la précédente; de même lexcès de cette dépravation nous fait paraître supportable ce qui auparavant ne le semblait pas, le commerce licencieux avec une femme. Il semble que ce soit un bonheur que de pouvoir éviter ces nouveaux filets de lenfer; et le sexe court risque dêtre désormais superflu, dès lors que les jeunes gens prennent la place des femmes en tout. Le pire, cest quune telle abomination se commet effrontément, et que la monstruosité devient la loi. Personne maintenant ne craint, personne ne tremble; personne néprouve de honte, personne ne rougit; lon se vante, et lon rit de ces actions; ceux qui sabstiennent semblent des insensés, et ceux qui condamnent, des fous. Sils se trouvent les plus faibles, on les accable de coups; sils sont les plus forts, on rit, on se raille deux, on les assaille de mille plaisanteries. Plus de recours ni dans les tribunaux ni dans les lois; pas davantage auprès des précepteurs, des parents, des serviteurs et des maîtres. Les uns, on peut les acheter avec de largent, les autres ne cherchent quà gagner un salaire. Parmi les plus sages, qui songent encore au salut de ceux qui leur ont été confiés, les uns sont facilement abusés et trompés; les autres redoutent la puissance des impudiques. Celui quon soupçonnerait de vouloir usurper le trône, se sauverait plus facilement, que celui qui aurait tenté darracher à ces débauchés leur proie, néchapperait à leurs mains. Ainsi, au milieu des villes, comme sils étaient dans le désert le plus reculé, des hommes exercent sur des individus de leur sexe leur infernale passion, leur lubrique fureur. Si lon échappe aux piéges de ces monstres, on néchappe pas à leurs calomnies. Etant très peu nombreux, les chastes sont facilement écrasés par limmense multitude des impudiques : ne pouvant se venger autrement de ceux qui les méprisent ces dénions de corruption et de perversité sefforcent de leur nuire par la diffamation. Quand ils nont pu donner un coup mortel, ni atteindre jusquà lâme, ils entreprennent de ternir léclat extérieur de leurs victimes et de leur enlever toute leur bonne renommée. Aussi ai-je entendu bien des hommes sétonner que jusquà présent une nouvelle pluie de feu ne soit pas tombée sur nous, et que le châtiment de Sodome ne se soit point renouvelé sur notre ville, dautant plus digne de punition quelle na point été instruite par les maux des Sodomites. Bien que depuis deux mille ans cette terre maudite et-foudroyée où fut Sodome crie à toute la terre par son aspect, plus éloquemment quaucune voix ne pourrait le faire , de ne point oser de pareils forfaits nos concitoyens nont pas commis ce péché avec moins deffronterie; au contraire ils se sont montrés plus impudents et plus hardis, comme sils étaient résolus de lutter contre Dieu, et quils voulussent prouver quils ajouteront à leurs crimes, à proportion que les menaces deviendront plus terribles. Comment se fait-il que le feu du ciel nous épargne? Comment, puisque les crimes de Sodome se renouvellent, le châtiment de Sodome ne se renouvelle-t-il pas? Ah! cest quun feu plus terrible les attend, et quon leur réserve un châtiment qui naura pas de fin. Quoique des crimes beaucoup plus graves que ceux qui provoquèrent le cataclysme du déluge se soient commis dans le monde depuis cette punition, néanmoins linondation universelle qui engloutit le genre humain ne sest jamais renouvelée, et pour la même raison. Car pourquoi ceux qui vécurent dans les premiers siècles, quand il ny avait pas de tribunaux, pas de magistrats (37) pour inspirer la crainte, pas de lois armées de sanctions menaçantes; quand on navait pas le choeur sacré des prophètes avec ses oracles, ni un enfer nettement révélé, ni lespérance du royaume céleste clairement annoncé, ni toutes les autres raisons, ni des miracles capables débranler les pierres; comment ces hommes, qui navaient rien de tout cela, subirent-ils un tel châtiment de leurs fautes, tandis que ceux qui ont tous ces secours, qui vivent sous lempire de la crainte salutaire quinspirent les tribunaux divins et humains, nont pas encore subi la même punition, bien quils en méritent une plus rigoureuse? La cause en serait évidente, même pour un enfant: je le répète, ils sont réservés à une justice plus sévère. Si ces horreurs nous irritent et nous indignent à ce point, comment Dieu, qui a tant à coeur le salut du genre humain, qui a tant daversion pour le péché et qui le hait dune haine infinie, comment Dieu souffrira-t-il quon loutrage impunément? Non, cela nest pas possible : il étendra sur les pécheurs sa main puissante, il leur fera sentir des coups terribles, et toute lamertume de ses supplices, amertume tellement insupportable que le châtiment de Sodome semblera nêtre quun jeu en comparaison. Au-dessous de quels animaux ne descendent-ils pas par leur infamie? Il y a dans quelques brutes un violent aiguillon, des désirs impétueux qui vont jusquà la fureur; néanmoins elles ne connaissent pas ce désordre, elles se tiennent dans les limites fixées par la nature, et quand tout serait chez elles en ébullition, elles ne les outrepasseraient pas. Et voici que des êtres raisonnables, qui ont reçu les enseignements divins, qui enseignent aux autres ce quil faut faire et ce dont il se faut abstenir, qui ont entendu les Ecritures tombées du ciel, trouvent moins de plaisir à entretenir commerce avec des courtisanes quavec de jeunes garçons. Et ils sabandonnent avec fureur à ces excès, -comme sils nétaient plus des hommes, comme si la Providence de Dieu nétait pas là pour juger toutes les actions; ils sy abandonnent comme si lobscurité dérobait tout et quil ny eût personne ni pour les voir ni pour les entendre. Les pères des enfants ainsi violée supportent tout cela en silence, ils ne sensevelissent pas tout vifs sous terre avec leurs enfants; ils ne cherchent pas de remède contre ces maux. Fallût-il emmener ses enfants en exil pour les mettre à labri de ce fléau, dût-on traverser avec eux les mers, se réfugier dans les îles lointaines, sur une terre déserte et jusque dans les régions situées sous les pôles, il vaudrait mieux prendre ce parti que dendurer de si abominables outrages. Si nous connaissions un lieu qui tût malsain et sujet à la peste, nen retirerions-nous pas nos enfants, sans nous laisser arrêter ni par la considération de richesses à acquérir, ni par la raison que leur santé na pas encore souffert et quelle se conservera peut-être? Et maintenant quune contagion si dangereuse a tout envahi, non-seulement nous sommes les premiers à les pousser dans le gouffre, mais encore nous chassons comme des imposteurs ceux qui les en veulent retirer. Quelle vengeance et quelles foudres nattirons - flous pas sur nos têtes, quand nous faisons tout ce qui dépend de nous pour polir leur langue par la sagesse païenne, tandis que nous laissons là leur âme croupir, entièrement corrompue, dans la fange de limpureté, et que de plus nous lempêchons de se relever malgré ses désirs! Osera-t-on dire encore quil soit possible de se sauver parmi tant de maux, au milieu dune corruption si générale? Les uns, ceux qui ont échappé à la fureur des impudiques (et ils sont en petit nombre) ne peuvent échapper à des passions tyranniques qui perdent tout, le désir des richesses et lamour de la gloire; les autres, plus nombreux, outre ces deux passions, sont encore brûlés de tous les feux de limpureté. Où trouvez-vous ceux qui peuvent opérer leur salut dans un pareil monde? Lorsque nous voulons instruire vos enfants dans les sciences, nous contentons-nous de faire disparaître ce qui pourrait nuire à leur instruction; ne leur fournissons-nous pas encore tout ce qui peut les aider? Nous confions leur éducation à des gouverneurs et des précepteurs, nous dépensons tout largent nécessaire, nous les exemptons de tout autre souci, nous les excitons mieux que ne sauraient faire des maîtres de gymnastique qui forment de jeunes athlètes pour les jeux olympiques, nous leur répétons jour et nuit que lignorance leur apportera la pauvreté, et linstruction la richesse; en un mot, actions, paroles, dépenses, nous népargnons rien pour quils deviennent habiles dans la profession que nous voulons leur faire embrasser, nous nous y employons nous-mêmes, (38) nous y employons les autres. Encore souvent ne réussissons-nous pas! Et nous espérerions que la droiture des moeurs et la régularité dune bonne conduite leur viendront delles-mêmes, malgré tant dobstacles qui les arrêtent? Peut-on rien imaginer qui soit pire que cette folie? Comment! vous attachez le plus grand prix, vous prodiguez tous vos soins à ce qui est plus facile et de moindre importance; et quand il sagit de la chose du monde la plus difficile et la plus précieuse, vous espérez quelle vous viendra, sans que vous fassiez rien pour lacquérir et pour ainsi dire en dormant? En effet, la perfection de lâme lemporte autant sur la culture de lesprit en difficulté et en importance, que la pratique sur la théorie, et que les actions sur les paroles. 9. Mais quel besoin, direz-vous, ont nos enfants de cette sagesse, de cette vie parfaite que vous vantez tant? Voilà précisément la cause de tous nos maux, elle se révèle dans cette objection qui considère comme oiseuse et superflue la chose, la seule nécessaire, celle qui résume toute notre vie. Quel père, voyant son fils malade de corps, demanderait sil a besoin dune bonne santé? Il ny en a pas un au contraire qui ne fût prêt à tout pour le guérir à jamais. Et quand lâme est malade, on prétend que lâme na pas besoin de guérison, et après de tels propos, on se dit père! On insiste et lon dit Faut-il que tout le monde se fasse moine, et déserte la vie ordinaire? Que deviendrait la société si lon vous écoutait? Ah! mon cher ami, ce nest pas lobservation des préceptes et des conseils de Jésus-Christ qui met la société en péril. Quels sont ceux qui troublent le monde et renversent lordre? Sont-ce les hommes qui vivent sagement et régulièrement; ou bien ceux qui imaginent des moyens nouveaux et inouïs de flatter leur gourmandise et leur sensualité ? Sont-ce les hommes qui ont à coeur de protéger les intérêts de tous, ou bien ceux qui se contentent de faire leurs propres affaires? ceux qui ont des troupes desclaves, qui traînent après eux des essaims de flatteurs, ou bien ceux qui croient pouvoir se contenter dun seul serviteur? je ne parle pas ici de la plus haute perfection; je me borne à celle qui est à la portée de tous. Sont-ce les hommes charitables et doux, peu soucieux des applaudissements populaires, ou ceux qui exigent les hommages de leurs frères plus rigoureusement quune dette , et qui exerceront toute sorte de vengeances sur quiconque ne se sera pas levé en leur présence ne les aura pas salués le premier, ne se sera pas incliné devant eux et ne leur aura pas rendu tous les devoirs des esclaves? ceux qui aiment à obéir, ou bien ceux qui désirent des places et des charges, et qui, pour cela, ne reculent devant aucun travail ni aucune peine? ceux qui se croient meilleurs que tous les autres, et qui pour cette raison se croient toute parole et toute action permise, ou bien ceux qui se comptent parmi les derniers et répriment par ce moyen les tyranniques exigences des passions? ceux qui se bâtissent de somptueuses demeures, se font servir des tables splendides, ou bien ceux qui ne désirent rien au delà de la nourriture et du logement nécessaires ? ceux qui cultivent mille arpents, ou ceux qui ne croient pas même nécessaire de posséder une motte de terre? ceux qui amassent intérêts sur intérêts, qui prennent pour arriver à la richesse les voies les plus injustes, ou bien ceux qui prennent sur leur bien pour soulager lindigence? ceux qui confessent la pauvreté de la nature humaine et leur propre faiblesse, ou bien ceux qui ne veulent pas même la reconnaître, et qui dans leur excessive présomption finissent par ne plus se croire des hommes? ceux qui entretiennent des concubines et souillent la couche dautrui, ou bien ceux qui gardent la continence même avec leurs épouses? De ces deux classes dhommes, les uns sont les fléaux de la société; je les compare aux tumeurs qui gâtent la beauté du corps, aux vents furieux qui agitent la mer et causent des naufrages. Les autres, au contraire, comme des phares qui brillent dans la nuit, appellent de tous côtés dans les abris sûrs et tranquilles les malheureux navigateurs ballotés par les vagues, et à deux doigts de leur perte. Allumant sur les hauteurs les flambeaux de la sagesse, ils amènent comme par la main les hommes de bonne volonté dans le port du salut et de la paix. Nest-ce pas par les premiers quarrivent les révolutions, les guerres et les combats, le sac des villes, les chaînes, lesclavage, les captivités, les meurtres et les mille maux de cette vie? Ne sont-ils pas les auteurs non-seulement des maux que les hommes causent aux hommes, mais de tous ceux qui fondent du ciel sur (39) lhumanité, les sécheresses, les inondations, les tremblements de terre, la ruine et lengloutissement des villes, les famines, les pestes , tout ce que le ciel enfin déchaîne contre nous de fléaux. 10. Voilà ceux qui bouleversent lEtat, et qui perdent la république. Ils causent encore beaucoup de maux à ceux de leurs frères quils empêchent de goûter un repos désiré, quils tiraillent, quils harcèlent de mille manières. Cest pour eux quil y a des tribunaux, des lois, des châtiments et divers genres de supplices. Et de même que dans une maison où il y a beaucoup de malades et peu de gens en santé, on voit dordinaire beaucoup de remèdes et de médecins; de même il ny a pas sur la terre un peuple, une ville, où lon ne trouve quantité de lois, de magistrats, de supplices. Car les remèdes ne suffisent pas seuls à guérir les malades, il faut encore des gens qui les appliquent; ce sont les juges qui forcent les malades à recevoir bon gré mal gré les remèdes des châtiments et des lois. Cependant, la contagion va si loin, quelle a triomphé même de lart des médecins, et quelle a attaqué jusquaux juges; et il arrive la même chose que si quelquun, atteint de la fièvre, de lhydropisie et dautres maladies plus terribles, voulait à toute force guérir ceux qui seraient travaillés des mêmes infirmités que lui, quoiquincapable de guérir les siennes propres. En effet, le flot du vice, rompant toutes les digues comme un torrent a fait invasion dans les âmes des hommes. Et que parlé-je de renversements dEtats? Peu sen faut que la contagion amenée par ces scélérats ne bouleverse les idées de la foule sur la Providence de Dieu; tellement elle savance et saccroît, travaille à tout envahir, met tout sens dessus dessous, et sinsurge contre le Ciel même, aiguisant les langues des hommes, non plus seulement contre leurs frères, mais contre le souverain Seigneur de toutes choses. Doù vient, dites-moi, quil est si souvent fait mention du destin dans le discours des hommes? Pourquoi la plupart attribuent-ils les événements au cours des astres, créatures dépourvues de raison? Pourquoi quelques-uns vantent-ils la fortune et le hasard? Pourquoi simaginent-ils que tout marche à laventure et sans ordre? Toutes ces idées viennent-elles de ceux. qui vivent honnêtement et sagement? nu bien de ceux que vous dites les soutiens de lEtat, et qui sont, comme je vous lai montré, les fléaux de la terre entière? Cest assurément de ceux-ci. Personne ne sindigne contre la Providence, parce quun tel sadonne à la vie parfaite, parce quun tel est probe, sage, modéré et méprise les choses présentes; ce qui irrite les colères des multitudes, cest le spectacle de lopulence, des délices, de lavarice des riches, de leurs rapines, de la perversité honorée et prospère. Voilà ce que condamnent et ce que blâment ceux qui ne croient pas à Dieu. Voilà ce qui choque et scandalise les peuples. La vue des gens de bien, loin de leur faire tenir ce langage, les porterait à se reprocher à eux-mêmes une coupable audace qui ne craint pas daccuser Dieu même. Et si tous, ou du moins le plus grand nombre, voulaient vivre sagement, jamais on naurait inventé ces expressions, jamais on nen serait venu au comble des maux, à chercher doù viennent les maux. Si le mal nexistait pas, sil ne se montrait nulle part, qui jamais serait allé chercher la cause du mal et susciter mille hérésies par cette recherche? De fait, Marcion, Manès et Valentin, et la plupart des Grecs, ont commencé par là. Si tous étaient sages, ces questions nexisteraient pas. Le spectacle dune vie passée chrétiennement, montrerait à tous, sans avoir besoin dun autre enseignement, que nous vivons sous le gouvernement de Dieu, -quil prend soin de ce qui nous concerne et conduit nos affaires par sa sagesse et son intelligence infinies. Il en arrive bien ainsi même à cette heure, mais on ne sen aperçoit pas facilement à cause des nuages épais dont ces hérétiques ont obscurci toute la terre. Si tous les hommes vivaient bien, la Providence de Dieu éclaterait comme en plein midi dans un jour serein. Car sil ny avait ni tribunaux, ni accusateurs, ni délateurs, ni tourments, ni peines, -ni prisons, ni supplices, ni confiscations, ni pertes, ni craintes, ni dangers, ni inimitiés, ni embûches, ni querelles, ni haines, ni famines, ni pestes, ni aucun autre des maux que nous avons énumérés; si tous, au contraire, vivaient dans la probité qui leur convient, qui dentre les hommes pourrait mettre en doute la Providence de Dieu? Personne assurément. Il en arrive maintenant pour la divine Providence, comme pour un pilote qui, manoeuvrant adroitement pendant la tempête , sauverait son navire, mais dont lhabileté passerait (40) inaperçue dans le trouble et lépouvante où le péril jette les passagers. Dieu donc gouverne tout le monde, même à cette heure; seulement la plupart ne sen aperçoivent pas, à cause de la perturbation de toutes choses, et de la tempête quils excitent eux-mêmes dans le monde. Aussi non-seulement ils bouleversent lEtat, mais encore ils perdent la religion; et ce ne serait pas se tromper que de les appeler des ennemis communs qui vivent aux dépens du salut des autres, puisque, par leurs doctrines perverses et leur vie licencieuse, ils font tomber dans labîme ceux qui naviguent avec eux. 11. Rien de semblable dans les monastères, et malgré laffreuse tempête soulevée de toutes parts, ils sont abrités dans un port parfaitement calme et tranquille, regardant, comme du haut du ciel les naufrages des mondains. Aussi ils ont choisi une vie toute céleste, et ne différant en rien des anges. Chez les anges il nexiste aucune anomalie affligeante, les uns ne sont pas dans la prospérité et les autres dans la détresse, mais tous jouissent dune même paix, dune même joie et dune même gloire, il en est ainsi chez les moines. Personne parmi eux noutrage la pauvreté, personne nest honoré pour ses richesses; le tien et le mien, cause de tous les troubles et de toutes les révolutions, sont bannis du milieu deux; tout est commun chez eux, et la table, et lhabitation, et le vêlement. Faut-il sen étonner, ils nont tous quune seule et même âme? Tous sont nobles de la même noblesse, esclaves du même esclavage, et libres de la même liberté : tous ont une seule richesse, la véritable richesse, une seule gloire, la véritable gloire; car ce nest pas dans les mots, cest dans les réalités quils ont placé leurs biens, Tous ont un même plaisir, un même désir, une même espérance, et comme si tout était assujetti à la même règle et aux mêmes poids, jamais dirrégularité parmi eux, mais- lordre, la mesure et lharmonie, un accord qui ne se dément jamais, et un continuel sujet de contentement. Aussi tous font-ils et souffrent-ils tout pour conserver la joie et la paix. Ce nest que là et nulle part ailleurs quon peut voir, non-seulement les biens de la terre méprisés, tout prétexte de sédition ou de guerre supprimé, les plus belles espérances conçues pour lavenir, mais encore tous les frères prendre pour eux et sapproprier les joies et les peines de chacun. Car dun côté la tristesse disparaît plus facilement quand tous sunissent pour porter le fardeau dun seul, et de lautre on trouve de fréquentes occasions de joie quand on se réjouit non-seulement de ses propres biens, mais de ceux des autres à légal des siens. Comme nos affaires iraient mieux, si nous imitions ces pieux solitaires! elles ne déclinent et ne dépérissent que parce quon est complètement étranger à ce genre de vie. Et vous qui cherchez à labolir, vous faites absolument comme un homme qui rejetterait une lyre bien accordée, sous prétexte quelle ne vaut rien, et qui en prendrait une autre dont les cordes trop tendues ou trop relâchées seraient toutes en désaccord, disant quelle convient on ne peut mieux pour jouer et pour charmer les spectateurs. Nous naurions pas besoin de chercher une meilleure preuve du mauvais goût de celui qui parlerait de la sorte; nous ne pouvons non plus donner un témoignage plus évident de la jalousie et de la méchanceté des ennemis de la vie monastique, que les objections quils soulèvent contre elle. Quel est le langage des parents les plus sages? Nous voulons, disent-ils, que nos enfants étudient dabord les belles-lettres; puis, quand ils auront acquis léloquence, ils passeront à létude de la vie chrétienne: personne ne les empêchera. Mais qui vous assure quils arriveront à lâge dhommes? beaucoup sont enlevés par une mort prématurée. Cependant supposons que vous en êtes assurés; accordons quils puissent arriver à lâge viril : qui répondra deux pendant le premier âge? Je ne dis pas ceci pour disputer; si quelquun me donnait toute assurance à leur sujet, je ne les emmènerais pas même après quils auraient acquis léloquence; je leur ordonnerais plus que jamais de rester; je napprouverais pas ceux qui les pousseraient à la solitude ; je les détesterais comme les ennemis déclarés de lEtat, parce quen cachant les lumières et en faisant passer les flambeaux de la ville au désert, ils causeraient aux citoyens le plus grand dommage. Mais si personne ne se porte garant pour eux quils resteront vertueux, quel avantage de les envoyer chez des maîtres près desquels ils apprendront le - vice au lieu de la science, et tout en poursuivant un moindre bien, perdront le plus grand, la force et toute la santé de leur âme? Quoi donc! Direz-vous, renverserons-nous les écoles? Je ne dis (41) point cela, je demande seulement que nous ne ruinions pas lédifice de lâme et que nous ne lensevelissions pas vivante. Sage, elle ne perd rien à ignorer léloquence; corrompue, elle perd tout, la langue fût-elle parfaitement exercée. Je dirai même que si la vertu fait défaut, plus léloquence est grande, plus le malheur est considérable la méchanceté armée du talent de la parole produit plus de mal que lignorance. Mais , direz-vous , sils nemportent que leur ignorance au désert, et quils viennent à perdre encore leur vertu? Et si en restant aux écoles , ils corrompent leur âme sans profit pour leur talent? Jai plus le droit de faire cette supposition que vous la vôtre. Pourquoi? Parce que, quand même lavenir serait des deux côtés incertain, il lest encore davantage du vôtre. Comment et pourquoi? Parce que dune part létude de léloquence réclame la pureté des moeurs, tandis que de lautre la pureté des moeurs na pas besoin du secours des lettres. En effet, on peut acquérir la sagesse sans cette étude, au lieu que personne ne saurait, sans les bonnes moeurs, parvenir à léloquence, parce que tout le temps se perd dans le vice et la débauche. De sorte que ce que vous redoutez au désert, il vous faut le craindre aussi à lécole, dautant plus quil y a ici des échecs plus fréquents, et que le risque tombe sur des choses plus précieuses. Au désert, vous navez à vous occuper que dune chose; à lécole, on vous propose deux choses à acquérir, puisquon ne peut acquérir lune sans lautre, léloquence sans la vertu. Mais si vous voulez, supposons possible ce que nous venons de démontrer impossible : quel avantage retirerions-nous de léloquence, si notre vertu vient à recevoir dailleurs un coup mortel? et quel dommage pourrait nous causer lignorance, si du reste nous acquérons les plus grandes vertus? Nous ne sommes pas seuls à proclamer cette maxime; nous qui nous moquons de la sagesse mondaine et qui lestimons une bagatelle, les philosophes païens unissent ici leur voix à la nôtre. Aussi la plupart se sont fort peu occupés de léloquence: les autres lont complétement méprisée et ont vécu dans lignorance de cet art; toute leur vie sest passée dans létude de la morale, sans que leur gloire y ait rien perdu. En effet, Anacharsis, Cratès, et Diogène, ne faisaient aucun cas de léloquence ; quelques-uns disent la même chose de Socrate, témoin celui qui fut son disciple et tout ensemble le plus grand des philosophes, et qui connaissait son maître mieux que personne. Platon suppose que Socrate se rendit au tribunal pour se justifier, et il le fait parler ainsi à ses juges dans son apologie : Vous allez apprendre de moi la vérité toute pure, Athéniens, non point, par Jupiter, dans un discours orné de sentences brillantes et de termes choisis, comme sont les discours de mes accusateurs, mais dans un langage simple et spontané; car jai la confiance que je dis la vérité, et aucun de vous ne doit sattendre à autre chose de moi. il ne serait pas convenable à mon âge de venir devant vous comme un jeune homme qui aurait préparé un discours. Voilà ce quil dit, montrant par là que sil na point appris ni pratiqué cet art, ce nest point par négligence, mais parce quil nen fait point de cas. Ainsi la recherche dans le langage mie convient pas aux philosophes, pas même aux hommes; cest un exercice de jeunes gens qui samusent; tel est le sentiment des philosophes eux-mêmes, et non-seulement des philosophes vulgaires, mais de celui qui les a tous surpassés. Il ne songe pas à augmenter la gloire de son maître en lui attribuant un talent quil juge peu digne dun philosophe. On me dira peut-être que ces raisonnements conviennent à un païen : or je soutiens quils conviennent encore mieux à un chrétien. Lorsque des hommes, dont lunique affaire est de rechercher la popularité, et qui nont pour attirer les regards que le lustre de la sagesse profane, méprisent à ce point léloquence , nest-il pas étrange que nous, chrétiens, nous ladmirions, nous la vantions, jusquà négliger pour elle les choses les plus nécessaires? 12. Ce que je viens de dire suffit sans doute pour répondre à un païen : mais nous parlons à un chrétien; et nous pouvons, outre les exemples qui viennent dêtre rapportés, lui en proposer dautres que nous tirerons de nos saintes Ecritures: ceux des grands hommes et des saints des premiers siècles, quand les lettres nexistaient pas encore; ceux de leurs successeurs, quand les lettres existaient, mais que la rhétorique nétait point encore inventée; ceux enfin des hommes qui vécurent lorsque les lettres et léloquence étaient florissantes. Tous ces hommes ignorèrent et léloquence et les lettres; ils ne possédèrent (42) ni le talent de la parole ni les connaissances littéraires. Cependant, même dans ce qui parait le plus réclamer la force de la parole, ils dépassèrent tellement les orateurs que ceux-ci semblent nêtre à côté deux que de petits enfants. Avec tout leur talent de persuader et toute leur éloquence, les orateurs nont jamais pu triompher dun seul tyran, tandis que des illettrés, des gens du peuple, ont changé toute la terre; la palme de la sagesse revient donc à ces illettrés, à ces gens simples, et non pas aux sophistes et aux orateurs. Tant il est vrai que la science et la sagesse véritable nest autre chose que la crainte de Dieu. Ne croyez pas cependant que je conseille de laisser tous les enfants dans lignorance garantissez-moi la chose nécessaire, la science du salut, et je ne songerai guère à empêcher quon leur donne le superflu, cest-à-dire la connaissance des belles-lettres. De même que, si les fondements dun édifice étaient ébranlés et que tout le bâtiment courût risque de sécrouler, il serait de la dernière imprudence et de la dernière folie de courir aux plâtriers et non aux maçons; de même ce serait chicaner mal à propos, quand les fondements sont solides et bien assurés, que dempêcher denduire les murs et de les orner. En parlant de la sorte je suis sincère, voici un trait qui vous le prouvera. « Un jeune homme fort riche séjourna quelque temps dans notre ville pour y apprendre les deux langues latine et grecque. Ce jeune homme avait toujours à ses côtés un gouverneur chargé uniquement de former son âme. Jallai trouver ce précepteur, que je savais avoir autrefois mené la vie danachorète, et jessayai de connaître la raison pour laquelle, après avoir embrassé la vie ascétique, il sétait rabaissé â cette condition de précepteur. Il me dit quil ne devait plus passer que peu de temps dans cet état et me raconta son histoire dès lorigine. Cet enfant, me dit-il, a un père rude et violent tout adonné aux choses de la terre, et une mère sage, modeste, vertueuse, et qui na les yeux tournés que vers le Ciel. Or, le père, sétant signalé dans les guerres, veut engager son fils dans la même profession; ce parti déplaît à la mère, cest pour elle un malheur que tous ses voeux tendent à conjurer; son plus grand désir est de voir son fils se distinguer dans létat monastique. Mais révéler au père une telle pensée, elle ne lose; elle craint même quil ne pénètre ses desseins secrets , et que pour les déjouer il nengage prématurément ce fils dans les liens du monde, elle tremble que ce cher enfant ne quitte ses pieux exercices pour ceindre lépée et se plonger dans lindifférence religieuse qui caractérise cette profession, et quil ne devienne ensuite impossible de le corriger et de le ramener à une vie meilleure. « Elle imagine alors un nouvel expédient. Elle me mande chez elle, me communique tous ses plans, puis -prenant la main de son enfant, elle la place dans les miennes. Je lui demande pourquoi elle faisait cela, elle me répond quil ne reste plus quun moyen pour sauver son fils; cétait que je voulusse bien me charger de son enfant comme gouverneur et lamener ici, et que je lui en fisse la promesse; que pour elle, elle se faisait fort de persuader au père que létude des lettres est très-utile à qui veut embrasser létat militaire. Si je puis obtenir cela, ajouta-t-elle, vous garderez désormais mon fils à lécart, dans une maison étrangère, et sans être gêné ni par son père ni par aucun parent, vous pourrez le former tout à votre aise et le faire vivre comme dans un monastère. Donnez-moi votre assentiment et promettez-moi dentrer avec moi dans ce stratagème. Je ne vous parle pas ici de choses indifférentes; cest pour lâme de mon enfant que je lutte et que jaffronte le danger. Ne méprisez point ce que jai de plus cher au monde dans un tel péril; retirez-le des piéges qui lenveloppent de toutes parts et de la tourmente, sauvez-le de la fureur des flots. Si vous me refusez cette grâce, je vais appeler Dieu entre nous, et je le prendrai à témoin que je nai rien négligé de ce qui pouvait contribuer au salut de cette âme, et que je suis Innocente désormais du sang de cet enfant. Sil lui arrive quelque malheur, comme il est probable quil lui en arrivera à cet âge et dans cette vie de délices et de désoeuvrement, sachez-le, à partir de ce jour, cest de vous, cest de vos mains que pieu réclamera lâme de cet enfant. » « Par ces paroles et beaucoup dautres quelle ajouta, par les larmes abondantes quelle versa, elle me persuada de me charger de ce soin, puis elle me congédia avec cette mission. » Lindustrieuse piété de cette femme fut couronnée de succès : ce vertueux précepteur (43) forma si vite et si bien lenfant dont il était chargé, il alluma dans son coeur un si violent désir de la vie parfaite , que son élève abandonna tous les biens terrestres, courut senfoncer dans le désert, et neut besoin désormais que dun frein qui le ramenât dune vie trop austère à une plus modérée. En effet lon craignait que léclat de sa piété et de son zèle ne vînt à découvrir le stratagème et nexposât à une guerre terrible sa mère, son gouverneur et tous les moines. Si le père eût appris léloignement de son fils et létat de vie quil avait embrassé, il aurait remué ciel et terre non-seulement contre ceux qui lavaient recueilli, mais contre tous les solitaires sans exception. « Pour moi, continua le solitaire, je pris ce jeune enfant sous ma direction; mes conseils entretinrent et développèrent en lui le goût de la vie ascétique. Néanmoins je ne lui permis pas de quitter la ville; et je voulus quil sadonnât à létude des lettres; mon but en agissant ainsi était quil devînt utile à ses compagnons par ses bons exemples, et quil pût suivre son attrait pour la piété sans éveiller les soupçons de son père. Je croyais cette mesure nécessaire, non-seulement à cause des saints religieux, de sa mère, de son gouverneur, mais encore à cause de lenfant lui-même. Sa sagesse, plante encore si jeune et si tendre, naurait pu résister aux efforts de son père, si dès le commencement celui-ci avait entrepris de la déraciner. Il fallait lui laisser le temps de croître, de se fortifier, denfoncer profondément ses racines dans le coeur, afin que toutes les tentatives quon pourrait faire pour larracher fussent vaines. Cest ce qui arriva; je ne fus point déçu dans mes espérances. Après une longue séparation, le père finit par senquérir de ce que faisait son fils, et, apprenant ce qui se passait, il mit tout en oeuvre pour le faire changer de résolution, mais tous ses efforts naboutirent quà montrer combien la détermination du jeune homme était solidement arrêtée. En outre, beaucoup de ceux qui fréquentaient cet enfant gagnèrent tellement à sa conversation quils embrassèrent le même genre de vie. » Toujours dans la société du maître chargé de le former, il devenait comme une statue qui passe continuellement par les mains de lartiste, et il ajoutait sans cesse à la beauté de son âme. Chose merveilleuse! quand il paraissait en public, il semblait ne différer en rien des autres jeunes gens; il navait point un caractère froid ou sauvage, ne portait point dhabits singuliers; pour la tenue, les regards, la voix, en un mot pour tout lextérieur de sa personne, rien ne le faisait remarquer. Cest ainsi quil put prendre dans ses filets beaucoup de ceux qui le fréquentaient, en tenant soigneusement cachés les trésors de sa sagesse. A le voir dans sa maison, on laurait pris pour un des solitaires retranchés dans les montagnes, car sa maison était ordonnée avec toute la régularité dun monastère, nayant rien au delà du nécessaire. Tout son temps se passait dans des lectures pieuses; très-prompt à saisir les sciences, il ne donnait que fort peu de temps aux études profanes et consacrait tout le reste aux prières et aux saintes Lettres; il passait un jour, et quelquefois davantage, sans prendre de nourriture. Les nuits étaient les confidentes de ses larmes, de ses prières et de ses lectures. Tous ces détails, cest son gouverneur qui nous les a donnés en secret, car lenfant lui en aurait voulu sil avait su que le bruit de ses austérités transpirait au dehors. Le même gouverneur nous disait que son élève sétait fait un vêtement de crin, et quil passait les nuits ainsi vêtu, ayant découvert cet ingénieux moyen pour ne pas donner trop de temps au sommeil. Il faisait toutes ses autres actions avec la régularité dun moine, et glorifiait ainsi continuellement Dieu qui lui avait donné les ailes légères de la sagesse chrétienne. Que lon me donne une âme de cette trempe, un maître de ce mérite, une conduite de cette perfection, et ce nest pas moi qui pousserai ce jeune homme à se retirer dans les montagnes. Quel riche présent ce serait pour nous, comme nous le garderions avec soin à la ville, au milieu du monde, afin que par son âge et son, exemple, il nous fît gagner dautres âmes! Mais je ne, vois personne qui puisse nous faire une telle promesse, personne surtout qui la puisse réaliser. Puisquil en est ainsi, il serait de la dernière cruauté de laisser celui qui ne peut se défendre lui-même, celui qui est abattu, criblé de blessures, celui qui communique encore sa faiblesse aux autres, de le laisser expirer au milieu des coups, quand il faudrait le soustraire à la mêlée. Il faudrait réprimander également et le général qui retirerait des rangs les soldats capables de combattre, et celui qui ordonnerait de laisser dans la mêlée (44) les blessés et les morts qui gênent les combattants. 13. Mais les parents insistent, désireux de voir leurs enfants consacrer à létude des lettres toute lactivité de leur vie, comme si le succès était assuré : ne disputons point sur cela, ne disons pas que ces fils pourront bien échouer, je veux quils brillent dans cette étude et quils arrivent au but où ils aspirent. Supposons une double carrière ouverte devant nous; que lun aille aux écoles, que tous ses efforts tendent à se rendre habile dans les sciences; que lautre se retire au désert pour sauver son âme. De quel côté, dites-moi, le succès est-il préférable? Si votre enfant peut triompher dans lune et lautre lice à la fois, rien de mieux; mais sil lui faut renoncer à lune des deux couronnes, ne faut-il pas aussi fixer son choix sur la meilleure? Sans doute, direz-vous; mais qui nous donnera lassurance que notre fils se soutiendra, persévérera, ne tombera pas? car beaucoup sont tombés. Qui vous dit quil ne se soutiendra pas, quil ne persévérera pas? ceux qui se sent soutenus sont nombreux, plus nombreux que ceux qui sont tombés. Ceux-là vous doivent donc donner plus de motifs de confiance, que ceux-ci de raisons de craindre. Pourquoi ne redoutez-vous pas la même chose dans la carrière des lettres, où précisément il faudrait le plus la redouter? Car dans létat monastique, parmi beaucoup daspirants, très-peu ont échoué, tandis que parmi les nombreux aspirants de léloquence, bien peu ont réussi. Ce motif nest pas le seul qui doive faire craindre les échecs dans la carrière des lettres. La nature ingrate de lenfant, lignorance des maîtres, la faiblesse des gouverneurs, les occupations du père, le manque de ressources pour faire toutes les dépenses nécessaires, la différence des caractères, la méchanceté, la haine et la jalousie des condisciples, et mille autres obstacles empêchent darriver au terme. Ce nest pas tout, le terme atteint, il se présente des difficultés plus nombreuses encore : quand, ayant franchi tous les degrés, le jeune homme arrive au sommet de son éducation sans quaucun de ces obstacles aient pu le faire chanceler, il trouve là de nouveaux piéges. Linimitié dun chef, la jalousie des collègues, la difficulté des temps, le manque damis et la pauvreté font quun jeune homme échoue souvent dans le port même. Il nen est pas de même de létat monastique: on na besoin que dune seule chose, dun noble et généreux désir, et si on la, rien ne pourra empêcher darriver au terme de la vertu. Quand vous avez sous les yeux, et pour ainsi dire entre les mains , les plus -belles espérances, vous craignez, vous vous découragez; et lorsquil sagit despérances toutes contraires, éloignées, placées à lextrémité dune voie coupée par mille obstacles, vous bannissez toute crainte, vous redoublez de confiance à mesure que vous voyez saccumuler les difficultés; quoi de plus déraisonnable. Cest une étrange inconséquence, quand il sagit des lettres, doublier les échecs qui ne sont cependant pas rares, pour ne voir que les succès qui le sont beaucoup plus, et de faire tout le contraire pour la vie monastique, cest-à-dire de ne songer quaux revers malgré des chances nombreuses de succès. Dans les deux cas une seule chose vous frappe : dans lun la réussite, dans lautre linsuccès. Et pourtant, dans les lettres, quand tout ce qui doit concourir au succès vous arriverait à souhait, souvent, au terme même, une mort prématurée emporte lathlète avant quil ait obtenu la couronne méritée par ses sueurs; tandis que dans la vie monastique, si la mort survient au milieu du combat, elle avance le triomphe, bien loin de le supprimer. Si donc lavenir vous inspire des craintes, ce doit être surtout pour la carrière des lettres où de nombreux obstacles empêchent darriver au terme. En fait nous voyons tout le contraire; sagit-il de létude des lettres, vous navez plus dalarmes, vous restez les bras croisés, ne donnant aucune attention aux entraves dont la route est semée, je veux dire la dépense, la misère et lincertitude, vous attendez, les yeux fixés uniquement sur le terme. Pour la vie religieuse, cest autre chose; à peine votre fils en a-t-il franchi le seuil, à peine a-t-il touché à cette belle philosophie chrétienne, que vous vous prenez à craindre et à trembler et vous vous jetez dans toutes sortes de pensées chimériques inspirées à votre esprit par le découragement. Cependant vous disiez tout à lheure : Ne peut-on se sauver en demeurant dans une ville, en habitant une maison? Mon ami, si lon peut se sauver dans une ville, dans une maison, avec une épouse, à plus forte raison sans une épouse et tout le reste. Est-ce bien le même homme qui tantôt se montre plein de confiance dans la possibilité du salut, même (45) au milieu des affaires et des embarras du siècle, et tantôt tremble pour le solitaire délivré de toutes ces entraves, comme si, avec toutes ces facilités, son avenir était encore en péril. Vous prétendez que lon peut se sauver en habitant une ville; à plus forte raison, le pourra-t-on en se retranchant dans le désert. Pourquoi tant de défiance sur la possibilité du salut dans un cas, et tant de sécurité dans lautre où il est cependant plus difficile à opérer? 14. Mais, direz-vous, il y a une grande différence entre pécher quand on est séculier, et pécher quand on sest entièrement consacré à Dieu; on ne tombe pas de la même hauteur dans les deux cas , et les blessures ne sont pas dune égale gravité. Vous vous trompez et vous vous abusez étrangement, si vous pensez quautres sont les obligations des séculiers, autres celles des moines. Toute la différence est dans le mariage et le célibat; pour tout le reste ils rendront un compte égal. Celui qui se fâche sans raison contre son frère, quil soit séculier ou moine, offense également Dieu; et celui qui jette les yeux sur une femme pour la convoiter, en quelque état quil vive, sera également puni pour cet adultère. Et même jajouterai une chose qui est parfaitement fondée en raison, cest que, ce dernier péché sera pardonné plus difficilement au séculier. Si un homme marié, jouissant du soulagement que procure une épouse, se laisse séduire par les charmes dune autre femme, sa faute est plus grave que celle que commet, en se laissant prendre au piège du plaisir, un religieux complétement privé dun tel secours. Celui qui jure, religieux ou séculier, est également condamné. Lorsque Jésus-Christ a défendu de jurer, il na point fait de distinction, il na point dit : si celui qui jure est un moine, son serment est coupable; si ce nest pas un moine, il ny a pas de mal; mais il a dit simplement et sans restriction à tous : Je vous le dis, ne jurez point du tout. (Math. V. 34.) Et quand il dit: Malheur à ceux qui rient! (Luc. VI, 25.) il ne nomme point les moines, il porte la même loi pour tous, et il a fait de même pour tous ses grands et merveilleux préceptes. Ainsi quand il dit : Bienheureux les pauvres desprit, les affligés, les doux, ceux qui sont affamés et altérés de la justice, ceux qui sont miséricordieux, qui ont le coeur pur, les pacifiques, ceux qui sont persécutés pour la justice, ceux qui endureront pour lui de la part des ennemis de la religion tous les outrages possibles (Matth. V, 3-12); il ne nomme ni le séculier ni le religieux ; cette distinction a été introduite par limagination des hommes. Les Ecritures ne connaissent rien de semblable, elles veulent que tous mènent la même vie, solitaires et hommes mariés. Ecoutez en effet ce que dit saint Paul, et citer saint Paul, cest encore citer Jésus-Christ. Ecrivant à des hommes mariés et pères de famille, il réclame deux une régularité qui conviendrait à des moines; il leur interdit toute recherche et dans les vêtements et dans la nourriture en ces termes : Les femmes seront vêtues comme lhonnêteté le demande, elles seront parées avec pudeur et modestie, et non avec des cheveux frisés, ou de lor ou des perles, ou des habits somptueux. (I Tim. II, 9.) Et plus loin : Celle qui vit dans les délices est morte toute vivante. (I Tim. V, 6.) Et encore : Dès lors que nous avons de quoi nous nourrir et de quoi nous vêtir, soyons contents. (I Tim. VI, 8.) Que pourrait-on exiger de plus des moines? Veut-il apprendre à dautres à modérer leur langue, il leur trace encore des règles rigoureuses, et telles que les moines eux-mêmes auraient à faire pour les observer : il ne rejette pas seulement les paroles déshonnêtes et sottes, mais jusquaux plaisanteries; il condamne aussi dans la bouche des fidèles non-seulement lemportement, la colère et lamertume, mais même les cris : Que tout emportement, dit-il, toute colère, tout cri, tout blasphème, soient bannis dentre vous, ainsi que toute méchanceté. (Ephés. IV, 31.) Cela vous semble-t-il assez sévère? ce quil dit du pardon des injures lest davantage encore :Que le soleil, dit-il, ne se couche point sur votre colère. Veillez à ce que personne ne rende le mal pour le mal, mais soyez toujours prêts à faire du bien et à vos frères et à tout le monde. (Eph. IV, 26; 1 Thess. V, 15.) Et ailleurs: Ne vous laissez pas vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien. (Rom. XII, 21.) Voyez-vous le comble de la sagesse et de la patience? admirez-vous à quelle hauteur sélève la perfection chrétienne? Mais écoutez encore ce quil prescrit au sujet de la charité, la reine des vertus. Après lavoir exaltée et avoir raconté ses victoires, il montre -quil demande aux séculiers la même charité que Jésus demandait à ses disciples. Le Sauveur a dit que le dernier terme de la charité, cest (46) de donner sa vie pour ses amis, et saint Paul insinue la même chose en disant: La charité ne cherche point son avantage; (I Cor. XIII, 5.) et cest cette charité quil ordonne de pratiquer. Neût-il dit que cette parole, cétait déjà une preuve suffisante quil demandait aux séculiers la même chose quaux moines. La charité est le lien ou la racine dune foule de vertus; mais dans le présent passage, lApôtre lanalyse, il en montre les diverses parties. Cette perfection, il lexige de tous les chrétiens; cependant quoi de plus élevé? quand il ordonne de se mettre au-dessus de la colère, de lemportement, des cris, de lamour des richesses, des plaisirs de la table et du luxe, au-dessus de la vaine gloire et de toutes les choses de la terre; quand il ordonne de navoir rien de commun avec la terre et de mourir à son corps, il est évident quil nous demande la même perfection que Jésus-Christ demandait à ses disciples. Il veut que nous soyons morts au péché, comme si déjà nous étions morts réellement et ensevelis. Aussi ajoute-t-il: Car celui qui est mort est affranchi du péché. (Rom. VI, 7.) Quelquefois, non content de nous pousser à limitation des disciples de Jésus-Christ, il nous exhorte à celle du Maître lui-même. En effet, cest en Jésus-Christ quil va puiser ses exemples, quand il nous recommande la charité, loubli des injures, la modestie. Puis donc quil nous ordonne dimiter, non pas les moines, non pas les disciples, mais Jésus-Christ même, et quil menace des plus grands châtiments ceux qui ne limiteront pas, comment pourriez-vous dire que cest là une perfection trop haute? Cest une hauteur à laquelle il faut que tous les hommes sélèvent; et ce qui a bouleversé toute la terre, cest que nous nous sommes imaginé que le moine seul est tenu à la perfection de la règle évangélique, mais que les autres peuvent vivre dans le relâchement. Il nen est point ainsi, certes, non il nen est point ainsi; nous sommes tous obligés à la même perfection, cest lApôtre qui le déclare, je vous laffirme sans hésiter, ou plutôt je ne fais que répéter laffirmation de celui qui doit nous juger. Sil vous reste encore quelque étonnement et quelque doute, prêtez-nous votre attention, et nous puiserons aux mêmes sources de quoi laver et effacer toute lincrédulité qui souille votre âme. (47) Ma démonstration se composera des exemples des châtiments qui se verront en ce jour terrible des justices de Dieu. Le mauvais riche ne fut pas puni pour avoir été un moine sans entrailles, il le fut, sil est besoin dajouter ce commentaire au texte évangélique, parce que, vivant dans le monde au sein de labondance et sous la pourpre, il avait dédaigné le pauvre Lazare dans son extrême dénûment. Mais nen cherchons pas si long et disons simplement: Le mauvais riche se montra dur et sans pitié, et voilà pourquoi il mérita dêtre châtié par le feu de lenfer. Cest pour avoir manqué de charité que les vierges folles furent bannies de la chambre de lépoux; et sil faut ajouter une réflexion de notre propre fond, la virginité atténua leur punition, loin de laggraver. Car elles nentendirent pas la sentence : Allez au feu préparé au démon et à ses anges (Matth. XXV, 41.) Mais seulement: Je ne vous connais pas. Si quelquun me dit que la dernière sentence équivaut à la première, je ny contredirai pas : car ce que jai maintenant à vous montrer, cest que la vie monastique ne rend pas les châtiments plus rigoureux, mais que les séculiers sont sujets aux mêmes peines que les moines, sils commettent les mêmes fautes. Celui dont la robe nétait point assez pure, et celui qui réclamait les cent deniers ne subirent point leur peine pour avoir été moines; ils furent perdus, lun pour sa fornication, lautre pour son impitoyable dureté. Il en est de même des autres, quon les passe en revue, et lon aura la preuve que le châtiment se mesure aux seuls péchés et nullement à la condition des personnes. Les avertissements du Sauveur donnent lieu à la même remarque. En effet, quand Jésus-Christ dit: Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui pliez sous vos fardeaux, et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes (Matth. XI, 28.), il ne sadresse pas seulement aux moines, mais à tout le genre humain. Quand il ordonne de marcher dans la voie étroite, ce nest pas aux moines seulement, mais à tous les hommes quil tient ce discours; de même, quand il ordonne de haïr son âme en ce monde, et quand il donne ses autres commandements, cest à tous sans exception quil les donne. Quand il ne donne (47) pas ses avertissements ou ses conseils à tous, il nous le fait bien remarquer. Ainsi, après avoir parlé de la virginité, il ajoute : Que celui qui peut marcher dans cette voie y marche... (Matth. XIX, 12.) Il ne dit pas ici « que tout le monde, » et il ne propose pas sa pensée sous forme de précepte. Lenseignement de saint Paul, que lon trouve toujours si conforme à celui du divin Maître, lest particulièrement sur ce point; Quant à la virginité, dit-il, je nai point de commandement du Seigneur. (I Cor. VII, 25.) Cest donc une nécessité pour lhomme du monde comme pour le moine, de vivre en chrétien, et de tendre à une perfection qui est la même pour tous les deux, et doù ils ne peuvent déchoir sans se faire des blessures morales aussi graves pour lun que pour lautre; personne, quelle que soit son opiniâtreté et sa hardiesse, ne le niera désormais, je pense. 15. Ce point clairement démontré, souffrez que nous examinions maintenant lequel des deux tombera plus tôt et plus facilement. Certes, la solution de cette question noffre pas de grandes difficultés. Sans doute, celui qui a une épouse gardera plus facilement la continence, à cause du grand secours quil trouve dans le mariage; mais pour les autres vertus, il nen est plus de même, bien plus nous pourrions remarquer quil y a parmi ceux qui pèchent contre la continence beaucoup plus dhommes mariés que de moines. En effet, il y en a bien moins qui passent des monastères à létat du mariage, quil ny en a qui passent de la couche nuptiale aux bras des courtisanes. Si donc, sur un point où la lutte leur est si facile ils tombent néanmoins si fréquemment, que feront-ils, assaillis par les autres passions, où ils trouvent bien plus dobstacles que les moines? Léloignement du commerce des femmes pourra Lien augmenter chez ceux-ci le feu de la concupiscence; mais toutes les autres passions ne sauraient approcher deux, tandis quelles attaquent les séculiers avec une violence qui trop souvent les précipite dans le mal, la tête en avant pour ainsi parler. Si, là où le vent des combats souffle le plus fort contre eux, les moines se montrent néanmoins plus fermes que ceux qui sont moins exposés, il nest pas douteux quils ne résistent beaucoup plus facilement quand ils auront moins dobstacles à vaincre. Naturellement il sera plus facile aux moines quaux séculiers de vaincre lamour des richesses, le désir de la bonne chère, lambition des grandeurs et toutes les autres passions de ce genre. Quand une bataille se livre, le péril est moindre là où lengagement est plus léger, et où lon ne voit que peu de morts tomber, quau centre même de laction, là où les morts, tombant par milliers, sentassent les uns sur les autres; il en est de même dans le sujet qui nous occupe; et lhomme qui passe sa vie dans le tourbillon des affaires de ce monde, triomphera moins facilement de lavarice que le solitaire qui habite, les montagnes. Quil est difficile dans le monde de ne pas être esclave de lavarice ! or, cette passion fait nécessairement de tous ceux quelle maîtrise autant didolâtres. Si lanachorète est riche, il noubliera pas ses parents, il leur fera sans peine labandon de tous ses biens, tandis que le séculier méprisera les siens et même leur fera tort comme à des étrangers : autre espèce didolâtrie pire que la première. Et quai-je besoin dénumérer toutes les autres circonstances où les moines trouvent une facile victoire, et où les séculiers au contraire échouent si fréquemment? Comment donc ne craignez-vous pas, comment ne tremblez-vous pas dengager votre fils à cette vie où il sera si promptement dominé par le mal? Lidolâtrie, vous semble-t-elle si peu de chose? vous semble-t-il si indifférent dêtre pire que les infidèles, et de vous mettre -en révolte contre Dieu par vos oeuvres , prévarication dans laquelle les hommes enchaînés au monde tomberont beaucoup plus facilement que les anachorètes? Voyez-vous maintenant que votre crainte nétait quun prétexte? Sil fallait craindre, ce nétait certes pas pour ceux qui fuyaient la fureur des flots, ni pour ceux qui entraient au port; cétait pour ceux qui étaient battus par la tempête et les vagues en furie. Pour ceux-ci, je veux dire les séculiers, les naufrages sont plus fréquents et plus prompts, parce que les difficultés de la navigation sont plus grandes, et que ceux qui devraient les vaincre sont plus faibles. Chez les anachorètes au contraire, on trouve des orages moins forts, un calme presque continuel et une invincible ardeur dans ceux qui doivent lutter contre les flots. Voilà pourquoi nous attirons au. désert tous ceux que nous pouvons, nous les attirons non pas simple. ment pour quils revêtent le cilice, pour quils (48) prennent le joug et quils se couvrent de cendre, mais afin quils évitent le mal et pratiquent la vertu. Eh quoi! direz-vous, les gens mariés seront-ils tous perdus? Je ne dis pas cela, mais je soutiens quil leur faudra faire de plus grands efforts sils veulent se sauver, à cause des entraves qui les gênent; celui qui est libre court bien mieux que celui qui est enchaîné. Sans- doute, direz-vous, mais celui qui surmonte plus de difficultés, reçoit aussi une plus grande récompense et de plus brillantes couronnes? Point du tout, si cest lui qui simpose cette nécessité, lorsquil lui est loisible de ne pas la subir. Ainsi puisquil nous est clairement démontré que nous sommes assujettis aux mêmes obligations que les moines, hâtons-nous de prendre le chemin le plus facile, entraînons-y nos enfants; mais nallons pas les attirer et les submerger dans les abîmes du vice, comme si nous étions leurs adversaires et leurs ennemis. Si du moins cétaient des étrangers qui le fissent, le mal serait moindre; mais quand des parents qui ont essayé de toutes les choses de la terre, qui savent par expérience combien sont fades et insipides tous les plaisirs dici-bas, sont assez insensés pour attirer leurs enfants à ces misérables jouissances que lâge leur interdit désormais à eux-mêmes; quand, au lieu de déplorer leur passé, ils en appellent dautres -dans leurs voies, et cela, lorsquils sont eux-mêmes aux portes de la mort, au seuil du tribunal redoutable, sur le point de rendre compte de toute leur vie, quelle excuse, dites-moi, peut-il leur rester, quel pardon, quelle miséricorde? Non-seulement ils subiront la peine de leurs propres fautes, mais encore la peine de celles quils ont voulu faire commettre à leurs enfants, quils aient- réussi ou non à les faire tomber dans labîme. 16. Mais, direz-vous peut-être, nous désirons voir les enfants de nos enfants. Comment pouvez-vous faire cette objection, vous qui nêtes pas même pères; il ne suffit pas dengendrer des enfants pour mériter le nom de père. Sur ce point jen appelle au témoignage de ces parents qui, voyant leurs enfants arrivés au dernier degré du vice, les repoussent et les renient comme s~.ils nétaient pas à eux, sans que ni la nature, ni la tendresse paternelle, ni toute autre considération semblable puisse les arrêter. Au reste, quand vos enfants seraient des modèles de vertu, ce nest pas une raison pour que vous puissiez prendre le titre de pères; faites-les naître vous-mêmes à la perfection chrétienne, et cest alors seulement que vous aurez le droit de vous dire pères, que vous pourrez désirer de voir, et voir véritablement les enfants de vos enfants. Ce sont alors des enfants, de véritables enfants nés non pas du sang, non pas de la volonté de la chair, ni de la volonté de lhomme, mais de Dieu même. (Joan. I, 13.) Ces enfants ne donneront point de peines à leurs parents pour des richesses, pour un mariage ou pour toute -autre cause, ils les laisseront exempts de tout souci, ils leur procureront plus de jouissances que sils étaient seulement leurs pères selon la chair. - Ils ne sont pas engendrés ni élevés pour les mêmes fins que les autres, mais pour de bien plus grandes et de bien plus brillantes ; voilà pourquoi ils font bien mieux la joie de leurs parents. Je pourrais dire encore quil ny a rien détrange à ce que les hommes qui ne croient pas à la résurrection trouvent dur de se voir privés de postérité, parce que cest la seule consolation quils peuvent avoir; mais nous qui regardons la mort comme un sommeil, nous. qui avons appris à mépriser tous les biens dici-bas, quel pardon pourrions-nous. espérer, si. nous pleurions pour une pareille cause, et si nous demandions à voir et à laisser des enfants dans cette vallée de misères, doù nous avons hâte de sortir, et où nous ne trouvons que sujet daffliction et de larmes? Jadresse cette réponse à ceux qui sont avancés dans les choses de la foi. En voici une autre pour ces hommes charnels que le siècle tient enchaînés à ses vanités et à ses folies: premièrement, ils ne savent pas si le mariage leur procurera des enfants; ensuite, sils en ont, leur peine nen sera que plus grande; car la joie que nous procurent les enfants nest pas à comparer avec la peine que nous causent nos soins continuels, nos incertitudes, nos craintes à leur sujet. Mais à qui donc laisserons-nous nos champs, nos maisons, nos esclaves et nos trésors? Car jentends encore cette plainte sortir de leur bouche. Vous les laisserez à celui qui en est le plus légitime héritier; vous les lui léguerez avec dautant plus de raison quil en sera le gardien et le maître le plus sur. Dailleurs que de risques courent ces biens, avant quils soient entre (49) les mains de ce maître? Les vers, le temps, les voleurs, les délateurs, les envieux, lincertitude de lavenir, linstabilité des choses humaines, la mort enfin, pouvaient priver votre fils de ces richesses et de ces biens; maintenant il les a placés bien au-dessus de tout cela , il leur a trouvé un inviolable abri où nul des fléaux que je viens de nommer ne peut atteindre. Cet abri, cest le ciel, où il ne se dresse pas dembûches, le ciel plus fertile que toute terre, et qui rend avec usure les trésors quon lui confie. Ce nest donc pas maintenant quil faut faire entendre ces regrets; si votre enfant allait mener la vie des hommes du monde, cest alors quil faudrait se lamenter et dire: à qui laisserons-nous nos champs? à qui, notre or, à qui toutes nos autres richesses? Ainsi placés, nos biens deviennent si pleinement notre propriété, que loin den perdre le domaine après notre départ dici-bas, nous nen jouissons jamais tant quaprès que nous avons quitté cette vie, Voulez-vous voir votre fils exercer son domaine dès cette vie? Cela lui sera plus facile dans la solitude que dans le monde, En effet, dites-moi, lequel des deux est le plus maître de son bien, de celui qui le dépense et le donne en toute liberté, ou de celui qui nose y toucher par avarice, mais qui enfouit ses richesses et sabstient den jouir comme sil nen était que le dépositaire? Encore une fois, lequel est le plus maître de ses biens? Est-ce celui qui les dépense inutilement et sans raison, ou celui qui le fait à propos et. suivant la prudence chrétienne? Celui qui sème sur la terre, ou celui qui sème dans le ciel? Est-ce celui qui na pas la liberté de donner à qui il veut tout ce quil possède, ou celui qui sest affranchi des tributs importuns de tous les solliciteurs? Car le laboureur et le négociant sont de toutes parts assaillis par des gens qui les forcent à payer tribut et qui leur réclament chacun sa part; tandis que jamais personne ne vient exercer de semblables contraintes sur celui qui désire dominer son bien aux indigents. Ainsi dès ici-bas ce dernier est plus véritablement maître de ses biens. Si vous trouvez quelquun qui prodigue sa fortune aux femmes, à son ventre, à des parasites et à des flatteurs, qui prostitue ainsi sa réputation, qui perde son salut et se rende, de plus, ridicule, direz-vous quil est le maître de sa fortune? Ne le direz-vous pas au contraire de celui qui la dépensera avec beaucoup dintelligence pour sa gloire et son utilité, ainsi que pour faire la volonté de Dieu? Si telles nétaient pas vos idées, vous feriez absolument comme si, voyant quelquun jeter ses biens à la rivière, vous disiez quil en est véritablement maître, et vous déploriez la condition de celui qui les dépenserait pour des usagés nécessaires, comme sil navait pas la jouissance de ce quil dépense ainsi. Je dirai même que faire servir sa fortune à satisfaire de viles passions, cest plus que dépenser sans utilité, cest dépenser pour se perdre. Dépenser pour le ciel, cela ennoblit, enrichit lhomme, assure son bonheur, tandis que dépenser pour la terre ne peut quavilir, dégrader et compromettre le salut, 17. Mais vous insistez et vous dites : Laissez dabord mon fils se marier et avoir des enfants, puis ensuite quand il sera vieux, il embrassera cette vie plus parfaite que vous lui conseillez. Mais qui nous garantit, dabord que nous arriverons à la vieillesse, ensuite que, supposé que nous y arrivions, nous garderons toujours les mêmes idées? Nous ne sommes pas maîtres du terme de notre vie; cest ce que nous apprend saint Paul quand il dit: Le jour du Seigneur vient tOut â fait comme un voleur de nuit. (I Thess. V, 2.) Du reste notre volonté ne persiste pas toujours dans les mêmes déterminations; cest pourquoi un sage nous dit: Nattendez pas pour vous convertir au Seigneur, et ne remettez pas de jour en jour, de peur quen retardant vous ne soyez brisé et que vous ne périssiez au jour de la vengeance. (Eccli. V, 8.) Mais quand même il ny aurait point là dincertitude, vous ne devriez pas encore retarder ainsi le bonheur de vos enfants ni leur causer sans remords une si grande perte. Ce serait on effet le comble de la déraison, quand le jeune homme a besoin de soutien, quand lennemi se dresse si terrible devant lui, de lui ordonner de sembarrasser dans les affaires du siècle afin quil soit plus facile à vaincre; puis, quand il a reçu mille blessures, quand il na plus dans son âme une seule partie saine, de larmer pour le combat, en lui disant dêtre vaillant, lui qui est si faible, si exténué. Justement, direz-vous, car la lutte sera sans danger et la victoire facile, alors que la concupiscence sera éteinte. Mais aussi quel combat que celui où nul ne ,se présente contre nous pour nous disputer la victoire! Je crains que la couronne du vainqueur ne soit pas très-brillante: Car bienheureux qui a pris le joug dès sa jeunesse! il sassiéra solitaire et gardera le silence. (Jérem. Lament., III, 27.) Celui-là seul est digne déloges, de félicitations et de louanges, qui a su contenir la fougue de sa jeune nature, et qui a sauvé sa barque au fort de la tempête. Du reste, ne disputons pas là-dessus; quil y ait lutte même dans ces circonstances, si vous le voulez. Sans doute, si le moment du combat dépendait de nous, nous aurions raison dattendre ce temps; mais sil nous faut combattre toute la vie présente, à commencer dès lâge le plus tendre, dès lâge de dix ans (en effet, nous portons la responsabilité de nos fautes dès cet âge, comme le prouvent les petits enfants dévorés par les ours pour avoir outragé le prophète Elisée), si Dieu demande de nous que nous luttions dès cet âge, où la guerre est déjà si rude et si violente, de quel droit fixez-vous le temps de la vieillesse pour le combat ? Si vous étiez le maître de commander au démon de ne pas fondre sur nous, de ne pas nous frapper, votre conseil ne manquerait pas encore de raison ; mais si, lexcitant à combattre et à frapper, vous me conseillez de rester en repos, mieux que cela, de me laisser accabler sans me défendre, dites-moi, feriez-vous un plus grand mal, si au fort de la guerre, vous alliez désarmer votre combattant et le livrer ainsi aux mains de son ennemi? Mais il est jeune et faible ! Cest précisèment pour cela quil a besoin de moins sexposer, et de sentourer de plus de moyens de défense. Quil vive donc dans le calme et dans la tranquillité : ne le lancez pas dans les affaires, ne le jetez pas au milieu de ce monde, où lon ne trouve quagitation et trouble. Vous agissez à rebours, vous voulez attirer dans la mêlée du monde ceux qui, à raison de leur âge, de leur faiblesse, de leur inexpérience, ont le plus à redouter les périls du combat, vous les y poussez, comme sils avaient fait leurs preuves et quils eussent toute la force désirable, et vous ne permettez pas quils aillent sexercer dans le désert; vous faites comme quelquun qui ordonnerait au guerrier consommé et capable de cueillir des lauriers de demeurer les bras croisés et de ne faire la guerre que dans le silence et le rêve dune méditation creuse, et au soldat inexpérimenté, incapable de soutenir la vue de la bataille, de se jeter pour cette raison même au sein de la mêlée et de diriger les opérations; vous accumulez à plaisir les obstacles dans une affaire déjà trop difficile en elle-même. Outre cela il faut encore savoir que lhomme marié nest plus maître de lui-même il faut de deux choses lune, ou vivre toujours avec son épouse si elle le veut, ou, si elle désire garder la continence, commettre des adultères dès quon la quittée. Quest-il besoin de parler des assujettissements et des peines inséparables de léducation des enfants, et de toutes les inquiétudes quentraîne après soi la conduite dun ménage? Ces embarras ne sont-ils pas plus que capables démousser la pointe des meilleures résolutions, et de jeter lâme dans des assoupissements épouvantables? 18. Il vaut donc mieux sarmer pour les combats spirituels, dès le jeune âge, lorsquon est encore libre et maître de soi. Ce conseil est justifié par les raisons que jai déjà données, et il le sera davantage encore par celles que je vais apporter. Celui qui attend à la fin de sa vie pour embrasser la vertu, emploie tout le temps qui lui reste à laver par ses larmes, à effacer par les exercices de la pénitence, les péchés quil a commis dans sa jeunesse. Cest là tout ce qui lapplique et loccupe, et souvent quand il sort de ce monde, il emporte dans lautre ses blessures à demi-refermées , nayant pas eu le loisir de les guérir entièrement. Au contraire , celui qui est entré dans la carrière dès ses premières années ne perd point son temps ainsi, il ne sarrête point à panser ses blessures; dès ses premiers exercices, et dans ses coups dessais il remporte des victoires signalées et de glorieuses récompenses. Cest beaucoup pour le premier, quand il peut réparer toutes ses défaites; le second gagne des trophées dès lentrée de la course, il les plante à la barrière. Son courage croît avec ses succès; il cueille tous les jours de nouvelles palmes, comme un vainqueur aux jeux olympiques, qui marche toute sa vie au milieu des acclamations, portant sur sa tête autant de couronnes quil a défait dennemis. Cest à vous de voir maintenant à quel rang vous voulez que votre fils soit placé dans le ciel, Voulez-vous quil soit élevé parmi ces hommes qui peuvent porter avec assurance leurs regards jusque sur les archanges dont ils ont la pureté et la gloire, ou quil reste parmi les derniers, confondu dans la foule? Ceux qui nentrent que tard dans la voie de la (51) perfection nauront jamais que la dernière place, et cela encore à condition quils pourront surmonter tous les obstacles que jai énumérés, si une mort subite ne les emporte pas avant le temps, sils ne sont pas empêchés désormais par une épouse, sils ne reçoivent pas des blessures que le temps de la vieillesse ne puisse suffire à cicatriser, enfin sils persévèrent à garder leur résolution ferme et inébranlable. Quand toutes ces conditions se trouveront réunies, alors ils pourront bien obtenir la dernière place. Voulez-vous que votre fils prenne place parmi eux, ou parmi ceux qui brillent au front de la phalange? Qui serait assez malheureux, pour souhaiter à ses enfants la dernière place et non pas la première? Voilà ce que vous dites, cependant vous ne laissez dajouter que vous êtes bien aise que vos enfants soient avec vous, pour vous servir et vous assister Et moi aussi je le veux, et je désire aussi ardemment que vous, qui êtes leurs pères, quils reviennent à la maison paternelle et quils paient de retour les soins que vous avez pris pour les élever. Je sais bien que vous nobtiendrez de personne une assistance qui vous soit aussi douce et aussi chère que celle qui vous viendra de la part de vos enfants. Mais, je vous en prie, ne leur demandez pas ces secours avant quils en soient- capables. Pour faire instruire vos enfants dans les lettres, vous les envoyez loin de leur patrie vous interdisez le seuil de la maison paternelle à ceux qui vont apprendre un art mécanique, ou quelque métier plus vil encore, vous les forcez de manger, de coucher chez leurs maîtres, et quand ils vont sinstruire, non pas dune science humaine, mais de la sagesse céleste, vous voudriez les retirer aussitôt, avant quils aient atteint le but quils se proposaient, quoi de plus déraisonnable? Pour apprendre àcourir sur une corde tendue, un enfant séloignera pendant longtemps de ses parents; et ceux qui apprennent à voler de la terre au ciel, vous ne leur permettez pas de quitter la mai-son paternelle, quoi de plus absurde? Ne voyez-vous pas que les laboureurs, quelque pressés quils soient de recueillir les fruits de leurs sueurs, se gardent bien de les récolter avant quils soient mûrs? Nallons pas non plus arracher avant le temps, nos enfants aux salutaires exercices du désert, mais donnons le: temps à la science céleste de senfoncer et de senraciner profondément dans leurs âmes. Fallût-il les laisser dix ans et vingt ans dans le monastère, ne nous en troublons pas, ne nous en affligeons pas plus ils passeront de temps dans le gymnase, plus ils acquerront de force. Ou plutôt, si vous voulez, ne fixons pas de temps; quil ny ait point dautre terme que celui qui amènera à leur maturité les fruits de vertu que doit porter votre fils; quil revienne alors du désert, mais pas auparavant. Car nous ne gagnerons rien à trop de précipitation, rien si ce nest dempêcher à jamais la maturité. Le fruit qui est privé avant le temps des sucs nourriciers que lui envoie la racine ne deviendra jamais bon, quelque temps quon le laisse vieillir. Pour éviter ce malheur, souffrons dêtre séparés de nos enfants. Loin de les presser de revenir avant quils soient formés , empêchons-les de le faire, sils en avaient la volonté. Parvenu à la perfection , votre fils sera lhomme utile à tous, à son père, à sa mère, à sa maison, à sa ville et à son peuple; mais sil arrive sans être accompli, il sera ridicule, blâmé de tous et nuisible à lui-même et aux autres, grand malheur quil faut à tout prix lui faire éviter. Quand nous envoyons nos enfants en pays étrangers, si nous désirons les revoir, cest quand ils auront rempli heureusement la mission, objet de leur voyage; et sils reviennent auparavant, nous éprouvons moins de joie en les voyant rentrer au logis que de peine en songeant quils reviennent sans avoir rien fait. Or, ne serait-il pas de la dernière sottise de donner moins de soin aux choses spirituelles que nous nen montrons pour les choses terrestres? Tandis que nous supportons labsence de nos enfants assez courageusement pour désirer quelle se prolonge tant quelle pourra être utile temporellement, est-il raisonnable, quand ils sabsentent dans lintérêt de leur âme, dêtre faibles et tendres, jusquà détruire par cette pusillanimité lespérance des plus grands biens; surtout -quand nous avons les plus grandes consolations, dans la pensée quils vomit à la conquête de tout ce que lhomme peut posséder de plus grand et de meilleur, quils atteindront -certainement leur but, quil nexiste pas dobstacle qui puisse les arrêter, et jusque dans -le privilège de la séparation dont il sagit ici? En effet, on peut les visiter fréquemment au désert; tandis quil nen est pas de même de (52) ceux qui sabsentent pour de longs voyages. Qui donc nous empêche daller dans le monastère où sont nos enfants, de nous transporter chez eux, puisquils ne peuvent venir chez nous, et là, de conférer avec eux sur limportante matière de notre salut. On ne peut dire le profit et le plaisir que lon en peut retirer ; car il est certain que les visites ne se termineront pas à la joie stérile et infructueuse de les avoir vus, de leur avoir parlé; nous retournerons du monastère en nos maisons meilleurs que nous nétions venus, emportant avec nous les fruits admirables de leur sainte et charmante conversation; souvent même nous resterons près deux, gagnés aussi par lattrait de la perfection. Faisons les venir, lorsquils seront forts et capables de rendre service aux autres; nattirons chez nous ces flambeaux que lorsquils seront assez brillants pour être mis sur le chandelier, et quils auront assez de lumière à répandre et à communiquer à tous ceux qui entrent dans la maison. Vous apprécierez alors ce que valent vos fils, vous verrez quelle différence il y a entre eux, et les fils de ces pères dont vous enviez présentement le sort vous connaîtrez alors les avantages de la sagesse, quand ils guériront des hommes attaqués de maladies incurables, quand ils seront acclamés par la voix publique comme des bienfaiteurs, des protecteurs et des sauveurs, quand ils converseront avec les hommes comme des anges descendus sur terre, quand enfin ils attireront tous les regards du monde. Mais quoi que nous puissions dire, rien négalera jamais ce quon verrait par lexpérience même et par les faits. Les législateurs devraient agir autrement quils ne font: au lieu dattendre lâge viril où lunique ressource pour conduire les hommes est la crainte des châtiments, ils devraient les prendre enfants pour former, pour modeler pour ainsi dire leur nature encore tendre selon lordre et la vertu; et lon naurait pas besoin de menaces après cela. Maintenant on agit absolument comme le médecin qui ne dirait pas un mot à un malade au début de son affection, qui nindiquerait aucun remède pour prévenir la maladie, et qui attendrait quelle fût devenue incurable, pour accabler le malade dordonnances et de remèdes. Voilà quelle est la conduite des législateurs de la terre; ils travaillent à nous instruire lorsque nous sommes déjà pervertis. Saint Paul nagit pas ainsi, mais dès le berceau, dès les premières années, il donne aux enfants des maîtres de vertu pour fermer laccès au vice. Voilà la meilleure discipline; elle ne donne pas au vice le temps de sétablir et de prévaloir, pour navoir pas à le chasser et à le détruire ensuite; elle met tout en oeuvre pour lui interdire lentrée de lâme, pour conserver celle-ci pure et sans atteintes. Je vous exhorte donc à seconder de tous vos moyens ceux qui travaillent à élever chrétiennement vos enfants, au lieu de leur susciter des difficultés; à contribuer de votre part à la conservation de ce vaisseau sacré, et afin quil cingle en pleine mer, quil arrive heureusement au port. Ah! si nous avions tous ces sentiments, si nous étions les premiers à porter nos enfants à la vertu, convaincus que cest notre unique affaire, et que toutes les autres sont inutiles et superflues; nous verrions nos familles comblées de tant de biens, et de bénédictions si abondantes, que si je voulais vous les décrire, on prendrait ces vérités pour des amplifications dorateur. Si quelquun veut sen instruire pleinement quil en fasse lépreuve, et il nous rendra de grandes actions de grâces, et à Dieu avant nous, de ce quil lui sera donné de voir la vie du ciel fleurir sur la terre, et la croyance aux biens futurs et à la résurrection acceptée dès ici-bas, même par les infidèles. 19. Il est évident que ce ne sont pas là de vaines jactances; quand nous parlons de la vie des habitants du désert, les païens nont rien à objecter, mais ils semblent reprendre leurs avantages et quereller sur le petit nombre de ceux qui réussissent à suivre cette règle. Si donc nous avions jeté cette semence précieuse dans les villes, si cette discipline avait reçu quelque règle et quelque commencement, si nous instruisions avant tout nos enfants à se faire les amis de Dieu, si nous leur apprenions pour tout et avant tout les sciences spirituelles, toute peine disparaîtrait, la vie présente serait délivrée de mille maux, et ce que lon dit de la vie future, que toute douleur, tout chagrin et tout gémissement en sont bannis, se réaliserait pour nous tous dès ici-bas. Si lamour des richesses et de la vaine gloire navait point accès dans notre âme, nous ne redouterions ni la mort ni la pauvreté, nous regarderions les mauvais traitements, non comme un mal, mais comme un très-grand bien, nous (53) ne saurions ni concevoir ni garder de haine, nous ne serions attaqués ni par nos propres passions ni par celles des autres, et le genre humain approcherait des anges eux-mêmes par le bonheur. Mais quel homme, direz-vous, a jamais atteint cette perfection? Vous êtes dans la défiance et vous avez raison, vous qui demeurez dans les villes et qui ne vous entretenez point de la lecture des Livres saints; mais -si vous connaissiez à fond ceux qui habitent le désert et qui étudient constamment les divines Ecritures, vous sauriez que les moines, et avant eux les apôtres, et plus anciennement les justes , ont pratiqué ces enseignements avec la dernière régularité. Mais pour ne pas disputer avec vous, accordons que votre fils occupera le second ou le troisième rang après eux; même en cet état les avantages quil acquerra ne seront pas minces. Il ne pourra arriver jusquau rang ou sont élevés Pierre et Paul, il ne pourra même pas en approcher; mais faudra-t-il pour cela le frustrer du rang glorieux quil pourra occuper après eux? Vous feriez alors la même chose que si vous disiez : puisquil ne peut être pierre précieuse, quil reste fer, quil mie devienne ni argent ni or. Pourquoi raisonnez - vous tout autrement quand il sagit des choses du monde? Quand vous envoyez votre fils étudier les lettres, vous nespérez pas de lui voir atteindre les sommets de léloquence, et néanmoins vous ne le détournez pas pour cela de létude, vous faites tous les sacrifices qui sont en votre pouvoir, vous estimant heureux si votre fils peut tenir dans léloquence le cinquième ou le dixième rang. Et vous, qui servez dans les armées de lempereur, vous nespérez pas tous que vos enfants arrivent au grade de lieutenants du Prince , et cependant vous ne les engagez pas à quitter le baudrier, à ne plus franchir le seuil des palais; au contraire, vous mettez tout en oeuvre pour les pousser dans cette carrière, vous trouvant satisfaits si vous les voyez prendre place au milieu de la hiérarchie. Pourquoi donc ici, où vous ne pouvez prétendre aux premières dignités, êtes-vous si ardents et vous donnez-vous tant de peines pour obtenir les moindres charges, quoique vos espérances soient incertaines et le succès fort douteux, tandis que là, vous êtes si lâches et si languissants, quoique les récompenses à gagner soient dune tout autre valeur? En voici la raison : vous désirez les biens de la terre, et vous êtes indifférents pour les biens du Ciel. La honte vous empêche de lavouer, et vous avez imaginé des excuses et des prétextes; mais rien de tout cela ne vous arrêterait, si vous aviez une sincère volonté. La vérité est que, lorsque lon aime véritablement une carrière, si lon ne peut pas la parcourir jusquau bout, ni en atteindre les hauteurs les plus élevées , on se contente dune moyenne élévation, on sestime heureux dy avoir place nimporte à quel rang. Quand on aime le vin, on ne se prive pas den boire, par la raison quon ne peut sen procurer du meilleur et du plus exquis : le mauvais même semble bon. Donnez, à défaut dor et de diamants, de largent à un avare, et vous verrez éclater sa joie. Telle est la tyrannie de la passion; il ny a rien quelle ne fasse endurer et souffrir à celui dont elle sest rendue maîtresse. Ainsi, si vos paroles nétaient pas une frivole excuse, vous eussiez dû travailler, mettre la main à loeuvre avec nous. Quand on désire une chose on ne soppose pas à son succès, on y travaille au contraire de tout son pouvoir. Ceux qui descendent dans la lice aux jeux olympiques savent bien quil ny en aura quun seul dans la multitude des combattants qui remportera la couronne, cependant ils se fatiguent et se tuent pour ainsi dire dans lespérance dêtre vainqueurs. Ici rien de pareil, non-seulement pour le terme de la lutte, mais même pour cette nécessité de ne décerner quune couronne. Dans ces sortes de combat, la différence entre le vainqueur et le vaincu ne consiste pas en ce que lun se retire couronné et lautre non : elle ne va pas jusque-là; seulement lun triomphe plus brillamment, lautre moins, mais tous deux triomphent. Si nous voulions former nous-mêmes nos enfants dès le berceau, et ensuite les confier à des maîtres capables dachever loeuvre commencée, il ny aurait rien détonnant à ce que nous les vissions occuper le premier rang dans larmée du ciel. Dieu aurait égard à notre bonne volonté et à notre zèle, lui-même travaillerait avec nous, et le doigt de lArtiste divin modèlerait avec nous cette vivante statue. Travaillée par. une telle main, une oeuvre ne peut pas être manquée, elle ne peut quatteindre la plus splendide perfection pourvu que nous fassions ce qui (54)dépend de nous. Dieu a aidé plusieurs femmes de lAncien Testament, dans les soins quelles donnaient à leurs enfants; pourquoi nous refuserait-il la même faveur? A ce sujet, jaurais plusieurs exemples à citer, mais pour être plus court, je nen rappellerai quun. 20. Il y avait une femme juive, nommée Anne. Or, Aune eut un enfant lorsquelle ne sattendait plus à éprouver ce bonheur; encore ne leut-elle quavec beaucoup de souffrances et de larmes : car elle était stérile; souvent sa rivale lui avait injurieusement reproché sa stérilité; néanmoins elle fut moins faible pour cet enfant de larmes et de prières, que vous ne lêtes pour les vôtres. Elle le garda seulement près delle le temps quil fallut pour le nourrir de sou lait. Et dès quil neut plus besoin de cette nourriture, elle le prit et loffrit à Dieu, linvitant à ne plus revenir à la maison paternelle; et il habitait continuellement dans le temple du Seigneur. Quand sa tendresse maternelle lui inspirait le désir de le voir, elle ne le faisait pas venir près delle, mais elle montait elle-même avec son père vers lui; le reste du temps, elle se privait de sa présence, parce quelle lavait offert à Dieu. Et ce jeune homme devint si illustre et si grand par sa vertu, quil attira de nouveau, sur les Hébreux , les faveurs de Dieu , qui sétait détourné de ce peuple à cause de sa perversité. Dieu ne rendait plus doracles et ne montrait plus sa face dans Israël; mais le jeune Samuel obtint du Seigneur les mêmes faveurs quauparavant, et lon vit renaître les prophéties qui avaient disparu. Le fils dAnne gagna ces grâces avant même quil fût parvenu à ladolescence, et lorsquil nétait encore que petit enfant. Car, dit lEcriture, il ny avait plus de vision certaine, mais la parole de Dieu était rare et précieuse. (I Rois. III, 1.) Dans cette conjoncture, Dieu révélait continuellement ses oracles au petit Samuel. Tant il y a davantage à lui sacrifier ses biens, et à se dessaisir en sa faveur de ses trésors et de ses biens, et même de ses enfants! Certes si nous sommes obligés de lui donner notre propre vie, à plus forte raison tout le reste de ce qui nous appartient. Cest ce que fit également le patriarche Abraham. Il fit même davantage encore, et cest pour cela quil recouvra son fils en acquérant en outre une grande gloire. Nos enfants nous appartiennent surtout lorsque nous les avons offerts au souverain Maître. Ils seront mieux sous sa tutelle que sous la nôtre, car il est plus soigneux de leurs intérêts que nous-mêmes. Ne voyez-vous pas aussi la même chose dans les palais des riches? En effet, les enfants de basse condition qui demeurent avec leurs parents sont loin davoir une position aussi brillante , aussi avantageuse, que ceux que des maîtres opulents ont tirés de leurs familles pour les préposer à quelque service ou intendance; cest à ces derniers quappartiennent les faveurs, le crédit, ils sont autant au-dessus des autres serviteurs que les maîtres au-dessus de leurs intendants. Si les hommes sont bons et bienveillants à ce point pour ceux qui les servent, combien plus Dieu, qui est la bonté infinie. Laissons donc nos enfants le servir; menons-les , non pas au temple , comme Samuel, mais conduisons-les au ciel même avec les anges et les archanges; car il est évident pour tous que ceux qui auront embrassé la vie ascétique serviront Dieu et formeront sa cour avec ces puissances supérieures, et cest dans ces fonctions élevées quils travailleront pour leur gloire et pour la vôtre avec la confiance et le crédit que leur donnera la sainteté de leur état. Si quelques enfants ont obtenu des grâces à cause de leurs parents, à plus forte raison les parents en recevront-ils à cause de leurs enfants. Eu effet des pères aux enfants il ny a que le droit de la nature, des enfants aux pères il y a encore celui de léducation, qui lemporte de beaucoup sur le premier : deux vérités que je vais prouver par les saintes Ecritures. Ezéchias était un prince qui avait de la vertu et de la piété. Cependant il ne faisait point assez de fond sur ses bonnes actions pour croire quil serait préservé du péril dont il était menacé, en considération de ses propres mérites. Dieu lui promit de le sauver à cause de la vertu de son père: Jétendrai, dit-il, mon bouclier sur cette ville, pour la sauver à cause de moi et à cause de David mon serviteur. (IV Rois. XIX, 34.) Et saint Paul écrivant à Timothée, lui dit des pères quils seront sauvés par leurs enfants, pourvu quils persévèrent avec sagesse dans la foi, dans la charité et la sainteté. (I Tim. II, 15.) La sainte Ecriture en louant Job pour ses autres qualités, par exemple parce quil était juste et véridique et craignant Dieu, na pas oublié de (55) le louer aussi spécialement du soin quil prenait de ses enfants. Ce soin ne consistait pas à leur amasser de lor, à les rendre illustres et brillants de la gloire du monde. Ecoutez ce quen dit la sainte Ecriture: Quand les jours de leur festin étaient écoulés, Job envoyait pour les purifier, et se levant dès le matin, il offrait pour eux un sacrifice selon leur nombre, et pour leur âme, un veau destiné à laver leur péché: car Job se disait dans son cur : si par hasard mes enfants avaient pensé le mal dans leur coeur contre Dieu... (Job, I, 5.) Nous restera-t-il quelque moyen de nous justifier, si nous commettons les mêmes fautes? Si Job, qui vécut avant la Grâce, même avant la Loi, qui était privé du secours des saintes Ecritures, avait pour ses enfants tant de prévoyance, et tremblait même pour des fautes incertaines, quelle sera notre excuse à nous qui vivons sous la loi de Grâce, qui avons eu tant de maîtres, reçu tant dexemples et tant de conseils, et qui, loin de trembler pour des fautes incertaines, négligeons même les péchés manifestes, que dis-je , nous qui persécutons ceux qui voudraient les redresser? Je ne répète point ainsi ce que jai déjà dit dAbraham qui dut sa gloire au sacrifice de son enfant non moins quà ses autres grandes actions. 21. Instruits par ces exemples, préparons à Dieu de bons serviteurs et de dignes ministres. Si celui qui nourrit des athlètes pour les villes, et celui qui exerce des soldats pour lempereur, reçoivent les plus grands honneurs., à quelles récompenses ne devons-nous pas nous. attendre, flous qui élèverons pour Dieu des hommes si nobles et si grands, ou plutôt des, anges si purs? Faisons donc tout ce qui est en notre pouvoir pour leur laisser ce trésor de la piété, le seul qui demeure et qui nous suive, le seul qui soit également utile et dans cette vie et dans lautre. Les richesses de la terre ne se transporteront pas dans lautre vie, elles périssent dès celle-ci même avant leurs possesseurs, quelles perdent, hélas! trop souvent. Les richesses spirituelles, au contraire ne périront ni dans ce monde ni au ciel. Elles seront la sauvegarde, et feront la sécurité de leurs possesseurs. Celui qui préfère les biens terrestres aux biens spirituels perdra les uns et les autres : celui au contraire qui ne désire que les biens du ciel obtiendra encore ceux de la terre. Cette parole nest pas de moi, mais du Seigneur qui doit la réaliser : Cherchez donc, dit-il, le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné par surcroît. (Matth. VI, 33.) Que pourrait-on comparer à cet honneur? Soignez, dit-il, vos intérêts spirituels, et laissez-moi le soin de tous vos biens. Tel un tendre père, qui se charge du soin de la maison, de la conduite des serviteurs, et de tout le reste, pour laisser à son fils la faculté de se donner tout entrer à létude de la sagesse; tel est Dieu à notre égard. Obéissons-lui donc et cherchons le royaume de Dieu , nous verrons alors nos enfants estimés de tout le monde, nous serons glorifiés avec eux, et nous jouirons des biens présents, si nous ne nous attachons quaux biens futurs et célestes. Si vous croyez ces vérités, Dieu vous donnera une grande récompense; mais si vous en doutez et que vous vous refusiez à les mettre en pratique, il vous fera subir le plus terrible châtiment. Il ny a pas moyen de recourir à des excuses ni de dire que personne ne vous avait appris cela. Même avant que je vous eusse parlé, ce moyen de défense vous était enlevé; dabord parce que la nature et la conscience toute seule possède un sûr critérium pour discerner le bien du mal, ensuite parce que cette doctrine se présentait partout à vos esprits, enfin parce que les maux de toute sorte quon voit en cette vie sont bien capables de pousser au désert même ceux qui sont le plus épris du monde. Ainsi, quand même jaurais gardé le silence, Vous nauriez pas encore pu alléguer votre ignorance pour vous excuser. Vous le pouvez maintenant moins que jamais après ces longs discours, après une exhortation appuyée et sur le témoignage des faits, et sur ceux, beaucoup plus forts, des saintes Ecritures. Vos enfants pourraient, en restant dans le monde, éviter de se perdre pour léternité, ils parviendraient à gagner une place médiocre dans le ciel, que vous ne seriez pas encore pour cela exempts de châtiments, si vous les entraviez quand ils désirent marcher à une vie plus parfaite, et si vous les reteniez dans le siècle quand ils veulent senvoler au ciel. Que sera-ce donc, si leur perte est certaine, inévitable, lorsquil y va des plus grands intérêts de lhomme? Quel espoir de pardon alors, quel moyen de justification aurez-vous, vous qui aurez à rendre compte et de vos propres fautes et de celles de vos enfants. Car je ne pense pas quils soient punis aussi (56) sévèrement pour les fautes quils auront commises après avoir été entraînés dans le tourbillon du monde, que vous qui les y aurez précipités. Sil est vrai qu!il vaudrait mieux être jeté dans la mer avec une meule au cou que de scandaliser une seule âme, quelle vengeance, quel châtiment suffira contre ceux qui auront montré pour leurs enfants une telle inhumanité et une telle cruauté? Je vous conseille donc de ne pas persévérer dans vos mauvaises dispositions, et de devenir pères denfants véritablement sages et chrétiens. On ne peut alléguer un prétexte que jentends souvent mettre en avant. Cest parce que nous savions, dit-on, quils ne pourraient parvenir au but de la vie monastique, que nous les avons arrêtés au moment dy entrer. Quand même vous auriez prévu cela avec certitude, ce qui est impossible, puisque plusieurs, dont on craignait la chute, sont demeurés fermes, quand ce ne serait pas une simple conjecture, mais une prévision claire et sûre, il ne fallait pas néanmoins les détourner dune profession si chère à Dieu. Nous ne serons pas justifiés pour dire que nous navons fait que hâter la chute de gens qui allaient tomber deux-mêmes; cest au contraire ce qui nous fera condamner plus sévèrement. Pourquoi ne laissiez-vous pas la chute de cette âme dépendre de sa seule faiblesse? Pourquoi vous hâtiez-vous de prendre la faute pour vous et de lattirer tout entière sur votre tête? Ou plutôt il fallait ne pas la permettre: pourquoi ne faisiez-vous pas tout ce qui dépendait de vous pour cm pêcher votre fils de tomber? Ainsi par là même que vous auriez su avec certitude que votre fils tomberait, vous seriez plus digne que jamais de châtiment. Puisque vous prévoyiez sa chute, il fallait, non pas le précipiter, mais lui tendre la main, mais faire tout au monde pour -le maintenir debout dans lattitude dun homme vaillant, soit quil dût se soutenir dans la suite, ou non. Faisons notre devoir, sans nous trop préoccuper si dautres en profiteront, cest le moyen de nêtre pas responsable devant Dieu. Cest ce que lui-même nous apprend quand il condamne le serviteur qui na rien fait de son talent. Il fallait, lui dit-il, confier mon argent à des banquiers, afin que je le pusse retrouver avec intérêt à mon retour. (Matth. XXV, 27.) Soyons dociles à cet avertissement pour éviter le châtiment. Nous ne pourrons tromper Dieu comme les hommes, Dieu qui sonde les coeurs, qui produira tout au grand jour, et qui nous rend toujours responsables du salut de nos enfants. Souvenons-nous du serviteur de lEvangile, il fut puni pour navoir pas fait fructifier largent de son maître à quoi ne devons-nous pas nous attendre, si nous empêchons quelquun de remplir ce devoir? Soit que nous ayons réussi à jeter nos enfants dans le tourbillon du monde, soit quils aient résisté à nos efforts, en se réfugiant malgré nous dans les asiles monastiques, nous subirons toujours le même châtiment pour avoir tenté de nuire à leur salut. Il en est de même pour celui qui les engage à suivre la vocation monastique, quil réussisse ou non dans sa tentative, sa récompense sera toujours pleine et entière, parce quil a fait ce qui dépendait de lui. Ainsi, je le répète, quiconque cherche à perdre les âmes, sera puni avec une égale sévérité; quil ait réussi ou non. Soyez-en certains, quand vous nauriez réussi ni à faire chanceler ni à ébranler les généreuses résolutions de vos enfants, vous subirez toujours la même peine que si vous les aviez arrachés au monastère. Faisons de sérieuses réflexions sur ces vérités importantes, rejetons tous prétextes vains, et efforçons-nous de devenir pères de généreux enfants, architectes des temples vivants où réside Jésus-Christ, formons des athlètes pour le ciel, les oignant et les formant pour les combats du Seigneur, tâchons de pourvoir de toutes manières à leur avantage, afin de partager aussi là-haut leurs couronnes. Que si, vous demeurez dans votre opiniâtreté, vos enfants ne laisseront pas dembrasser, malgré vous, cette sainte philosophie, pour peu quils aient de courage et de vertu; ils en retireront tous les avantages quelle procure, et il ne vous restera plus que le malheur davoir amassé sur vos têtes un terrible châtiment, et de louer la sagesse de nos conseils alors que nos conseils ne pourront vous être daucune utilité. |