Préface
Don Bosco, tout jeune prêtre encore, avait déjà trouvé sa voie et fait choix de son ministère. Mais cette voie était si nouvelle, et ce ministère embrassait un tel nombre d'uvres, que des amis, d'ailleurs très bienveillants, s'en émurent un peu.
Pour être plus sûrs de faire une démarche utile, ils s'adressèrent à Don Cafasso, maître des Conférences de morale à St. François d'Assise, et confesseur de Don Bosco.
Mais quel homme est-ce donc que votre Don Bosco ? Le zèle est sans contredit une chose divine, à condition toutefois qu'il soit réglé, se restreigne sagement à un genre bien défini d'occupations et s'y applique avec esprit de suite et vigueur.
Don Bosco, lui, n'entend pas de cette oreille : prédication et confession ne lui suffisent plus ; aumônier d'un établissement de jeunes filles, il met son bonheur à traîner à sa suite, dans les rues de la ville, des petits vagabonds et vauriens de toute espèce ; il rêve d'établir, dans des bâtiments édifiés par lui, une imprimerie ; il parle d'entreprendre des missions lointaines.., en un mot, rien ne le déconcerte. Ne serait-ce pas rendre à l'Église un véritable service que de tracer des limites précises à un zèle trop entreprenant pour être entièrement selon Dieu ?
Don Cafasso, souriant, écoutait avec le plus grand calme ces représentations qui, sous une forme ou sous une autre, lui arrivaient assez fréquentes ; puis, invariablement, il répondait d'un ton grave et avec un accent presque prophétique : Laissez-le faire, laissez-le faire !
Personne, à Turin, ne refusait à Don Cafasso comme une sorte de discernement des esprits : il en avait fait preuve bien des fois et dans des circonstances souverainement délicates ; mais on était tenté de croire que, pour Don Bosco, ce sens surnaturel pourrait bien être quelque peu en défaut.
Et tout ce monde de revenir à la charge avec une persévérance et un luxe de considérations qui témoignaient au moins d'un soin extraordinaire des intérêts de Dieu.
Don Cafasso, à qui ces démarches réitérées de personnages influents, révélaient peut-être des mobiles moins élevés, se montrait toujours affable, bon, accueillant, mais toujours aussi concluait par ce mot devenu célèbre : Laissez-le faire !
Un jour cependant, il se départit de cette réserve mystérieuse, et prononça quelques paroles, profondes, sans aucun doute, mais de nature à éclairer d'un jour particulier l'existence sacerdotale de son pénitent :
Savez-vous bien qui est Don Bosco ? Pour moi, plus je l'étudie et moins je le comprends. Je le vois simple et extraordinaire ; humble et grand ; pauvre et travaillé de vastes pensées, de projets en apparence irréalisables... ; et avec tout cela, constamment traversé dans ses desseins et comme incapable de mener à bien ses entreprises... Pour moi, Don Bosco est un mystère. Si je n'avais la certitude qu'il travaille pour la gloire de Dieu, que Dieu seul le conduit, que Dieu seul est la fin de tous ses efforts, je le taxerais d'imposteur, d'hypocrite, d'homme dangereux, pour ce qu'il laisse deviner plus encore que pour ce qu'il dit ... : Je vous le répète, pour moi, D. Bosco est- un mystère : LAISSEZ-LE FAIRE.
Le vénérable prêtre, quand on l'interrogeait au sujet de son pénitent, demeura toujours aussi énigmatique. Et plus.tard, quand Don Bosco, abandonné, bafoué, persécuté, semblait donner raison aux prophètes de malheur, Don Cafasso disait encore : Laissez-le faire.
On sait maintenant si Don Cafasso se trompait.
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Après un demi-siècle dune vie remplie comme celle dont Dieu est le centre, Don Bosco a gagné la terre de la vision. De son vivant même, son nom a été porté dans les deux mondes. Pour satisfaire la piété d'un siècle que 1'on accusait de ne plus croire aux choses merveilleuses, il avait fallu raconter à grands traits cette existence bénie dont la trame est toute surnaturelle.
Un des premiers, M. le docteur D'Espiney, obéissant à la fois à un besoin de vénération pour Don Bosco et d'entier dévouement à ses uvres, a voulu faire profiter ses frères de tout ce qu'une douce intimité avec Don Bosco, comme un contact permanent avec ses fils, lui avait révélé de trésors d'édification. Il se trouvait donc dans des conditions particulièrement heureuses pour dire ce qu'il avait vu de ses yeux, touché de ses mains et compris avec son cur. Loin d'être obligé à des recherches auxquelles un autre biographe eut été forcément condamné, M. D'Espiney a eu le souci constant de se borner ; le moment n'était point venu de mettre en uvre des richesses déjà immenses, mais que le temps et la grâce devaient accroître encore. Ce premier travail, traduit en plusieurs langues, a parcouru le monde et réjoui bien des âmes, suavement et saintement.
Mais la mort de Don Bosco, en rendant à l'histoire une liberté plus large, appelait nécessairement une nouvelle étude sur notre vénéré Fondateur.
Si, en présence d'un pareil sujet, quelqu'un devait se lever et dire à des chrétiens la parole que nous voulons tous savoir touchant les amis de Dieu, c'étaient assurément les enfants de la famille religieuse fondée par notre Père bien-aimé. Ils ne l'ont point voulu.
Mais s'ils le pouvaient, ils le devaient ; pourquoi ne l'ont-ils point voulu ?
Un mot explique tout : DON BOSCO EST UN MYSTÈRE. Après cinquante ans de merveilles qui toutes sont éclairées du côté du ciel, cette parole d'un prêtre, qui peut-être ne la tenait point de la terre, n'a pas cessé d'être vraie.
Don Bosco est un mystère ; et un mystère insondable, dans la mesure précise où Dieu est mêlé à son existence.
Ceux qui ont vécu de sa vie et recueilli ses actes, attestent que cette vie est un monde ; elle comporte des documents si nombreux et d'une importance telle, que l'Église verra, à l'heure de la Providence, s'écrire dans son histoire une page que personne ne peut soupçonner.
Le travail documentaire s'élabore activement, mais ce sont des années que les Salésiens verront s'écouler avant qu'il leur soit possibile de livrer au public le monument projeté.
Dès lors, en attendant cette uvre, quelquun pouvait-il prétendre écrire, en quelques mois à peine, une vie complète de Don Bosco ? Nous ne saurions le penser. Il est des mémoires qui exigent tous les genres de respects : celle de D. Bosco ne peut rien gagner à être traitée, avant le temps, par des procédés superficiels.
Le désir, en soi d'ailleurs fort louable, d'offrir promptement à l'admiration de notre siècle une figure aussi imposante, pouvait venir à qui ignore quels événements gravitent autour de cette existence.
M. D'Espiney n'est point cet homme.
Il n'y avait donc qu'une chose à faire : raconter simplement la vie du petit pâtre des Becchi, mais la raconter avec ce qui l'explique, c'est-à-dire en la tenant avec soin dans le rayon de lumière surnaturelle où elle baigne, et qui, par une irradiation constante, lui donne sa raison d'être.
Les saints sont des reflets de Dieu. Les connaître à leurs actes nous serait d'un faible secours, si nous n'apprenions à les aimer pour rendre gloire à Dieu, et devenir saints nous-mêmes.
Cette pensée a décidé M. D'Espiney à ne point changer la forme primitive de son livre ; et les Supérieurs majeurs de la Société salésienne, consultés, y ont applaudi de tout cur.
On avait été heureux de voir, dans un premier tableau, la vie entière de Don Bosco se dérouler avec ses circonstances extraordinaires ; puis, des récits où la protection de la Très Sainte Vierge apparaissait, touchante et manifeste, imprimaient un caractère particulier à cette vie, du côté qui regarde le ciel.
Dans son nouveau travail, M. D'Espiney ne procède pas autrement. La première partie est une esquisse embrassant la vie entière de Don Bosco ; la seconde montre le serviteur de Marie Auxiliatrice, opérant sous l'égide de la Mère de Dieu.
L'histoire de cet appui céleste est ébauchée dans une série nombreuse de faits extraordinaires, inédits pour la plupart, et classés dans l'ordre chronologique.
Ces faits, qui nourrissent la foi des croyants, ont chacun leur grâce : s'ils n'opèrent pas toujours des résurrections dans le monde des âmes, ils peuvent du moins faire cesser bien des sommeils redoutables et ranimer ceux qui chancellent.
Mais qu'on le sache bien : cette moisson peut paraître riche ; elle n'est cependant qu'une gerbe réunie à la hâte dans un champ où Dieu s'est plu à faire croître une moisson immense.
La prudence, la nécessité de donner enfin satisfaction à des désirs si légitimes, et le cadre que M. D'Espiney s'est tracé, de concert avec les Supérieurs de l'Oratoire de Turin, commandent de laisser bien des trésors. Mais par ce qui est mis en lumière, on verra que la sève divine de l'Église a toujours sa source dans le cep divin des âmes, Jésus, fils de Dieu.
Ce Jésus a parlé : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi, les uvres que je fais, il les fera et de plus grandes encore » (1).
Le Verbe de Dieu ne passe point. Ce que Don Bosco a opéré par Marie Auxiliatrice est une réalisation touchante de cette parole divine ; et en lisant les pages de M. D'Espiney on en aura plus qu'un pressentiment.
Mais Saint Jean, qui a recueilli cette promesse du Maître, a scellé son Évangile sublime par un mot qui contient bien d'autres clartés.
« Il y a encore beaucoup d'autres choses que Jésus a faites : si elles étaient écrites en détail, je ne pense pas que le monde lui-même pût contenir les livres qu'il faudrait écrire (2). » :
Ces deux passages s'expliquent l'un par l'autre, se corroborent et tirent, du rapprochement qu'on en peut faire, des splendeurs de promesses étonnantes et de précieux encouragements ; ils fournissent aussi une règle pour pénétrer le secret des relations de Dieu avec ses saints. Si parmi les actions de Jésus, un nombre infini a échappé aux admirations de la terre, si les saints de Jésus, de son propre aveu, font ses uvres et de plus grandes encore, l'âme d'un serviteur de Dieu n'est-elle pas un spectacle à plonger dans le ravissement les anges les plus beaux ? et sa vie ne peut-elle pas alimenter la piété des bienheureux eux-mêmes ? Nous n'avons guère d'un saint que ce qu'il opère aux yeux des hommes sous le regard de Dieu : saurons-nous jamais, ici-bas, ce qui s'est passé entre Dieu et l'âme d'un élu de choix ?
Recueillons du moins avec reconnaissance ce que la bonté divine nous distribue du fruit de ces grâces sans nombre, qui ornent le cur des saints ; que ces pages, où Don Bosco va revivre, soient, à tous ceux à qui elles iront parler du ciel, comme un gage assuré des biens à venir. Il est toujours fortifiant et doux de voir comment Dieu lui-même prend soin d'essuyer les larmes que les saints, plus que les autres hommes, répandent durant leur pèlerinage de douleurs terrestres ; cela nous fait regarder du côté de l'éternité, où, si nous le voulons, nous trouverons Dieu prêt à sécher nos pleurs : et cette caresse divine ne finira plus, parce que les choses du temps auront passé pour jamais.
Bulletin Salésien de Septembre 1888
(1) S. Jean, XIV, 12
(2) S. Jean, XXXI, 25